Loxias | Loxias 44. Romain Gary – La littérature au pluriel | I. Romain Gary – La littérature au pluriel 

Timo Obergöker  : 

Allégories du masculin chez Romain Gary

Résumé

Les Études sur la masculinité sont une branche encore relativement jeune des Études du genre. Elles se penchent sur la question de la représentation et de l’identité masculines et, de la sorte, favorisent des approches résolument interdisciplinaires. Romain Gary interrogeait le fait masculin de diverses manières : dans ses textes fictionnels le masculin est étroitement lié à des figures allégoriques : ainsi dans La Promesse de l’Aube, Nina Kacew et Charles de Gaulle forment des parents symboliques permettant à Gary d’accéder à la francité. Dans La Danse de Gengis Cohn, Florian représente l’homme qui, dans sa recherche de l’absolu, tombe en proie aux idéologies fascistes, tandis que le roman Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable lie le déclin de la puissance à une certaine perte de vitesse de la France après les Trente Glorieuses.

Abstract

Masculinity Studies are a relatively new field within Gender Studies – they explore representations of maleness and male identities, thus fostering a radically interdisciplinary approach. Questions of masculinity are omnipresent in Romain Gary’s texts, frequently they are linked to allegorical figures. In La Promesse de l’Aube, Charles de Gaulle and Nina Kacew assure a symbolic parenthood allowing Russia-born Gary to access to his « certain idea of France ». In La Danse de Gengis Cohn, Florian, a mass murderer, embodies the man who, in his quest for the absolute, falls prey to a fascist ideology. The novel Au-delà de cette limite n’est plus valable links the decline of male sexual power to the decline of France after the years of unprecedented economic groth between 1947 and 1975.

Index

Mots-clés : francité , Gary (Romain), identité nationale, masculinité

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

L’âpreté du débat en France mais aussi en Allemagne sur la question de savoir s’il faut ou non introduire des éléments de la théorie du genre dans les programmes scolaires révèle les angoisses que soulèvent les Études du genre (pas seulement) auprès de leurs détracteurs. La gamme des arguments proférés est vaste : abolition des genres, remise en cause de la famille traditionnelle, démocratisation des mères porteuses, une éducation qui incite les jeunes à ‘devenir’ homosexuels, plutôt que de se battre pour se plier au modèle familial traditionnel, autant d’arguments et de raisons pour lesquelles cette approche est rejetée en bloc. Lorsqu’on regarde de plus près, il convient de constater néanmoins que les Études du genre n’existent pas et que derrière cette notion générique une multitude d’approches se fait jour. De provenance nord-américaine (peut être le vrai problème est-il là ?), elles étaient initialement associées aux mouvements féministes. En effet, elles affirment que le sexe biologique ne doit pas coïncider inéluctablement avec les attributs, qualités et normes comportementales que l’on y associe (sexe culturel). Ce constat, formulé pour la première fois par Judith Butler a donné naissance par la suite à une multitude d’interrogations. La question de la masculinité est survenue relativement tard. Certes, Pierre Bourdieu, avec La domination masculine, est le premier à aborder la question de la masculinité. Or, c’est à la recherche américaine que revient le mérite d’avoir vraiment conceptualisé les Masculinity Studies et de les avoir établies comme une branche des Études du genre. C’est notamment Todd Reeser qui a su développer une approche au-delà des stéréotypes dans la mesure où il envisage la masculinité comme un concept en mouvement :

Stereotypes of masculinity do not point to a reality: few cowboys act or dress the way the stereotype suggests. A stereotype of masculinity is an attempt to stabilize a subjectivity that can never ultimately be stabilized, to create a brand of masculinity as not in mouvement, and as such stands as proof of the unstable nature of masculinity. To think about masculinity as in mouvement, as fluid, necessarily keeps us from thinking in these culturally sanctioned moulds that do not correspond to the complexity of masculinity1.

Dans le domaine français, la notion même de masculinité qui serait une traduction du terme anglais généralement accepté de masculinity n’est pas sans soulever des problèmes. En effet, la très belle histoire (francophone) de la masculinité s’intitule Histoire de la virilité. Dans leur préface les éditeurs, sans trop s’attarder sur ce choix sémantique qui peut paraître surprenant, affirment :

La virilité est marquée par une tradition immémoriale : non simplement le masculin, mais sa nature même, et sa part la plus « noble » sinon la plus achevée. La virilité serait vertu, accomplissement. La virilitas romaine, dont le mot est issu, demeure un modèle avec ses qualités clairement déclinées : sexuelles, celles du mari « actif », puissamment constitué, procréateur, mais aussi pondéré, vigoureux et retenu, courageux et mesuré. Le vir n’est pas seulement homo, le viril n’est pas seulement l’homme, il est davantage : idéal de puissance et de vertu, assurance et maturité, certitude et domination.2

L’œuvre de Romain Gary se prête particulièrement à une analyse sous l’angle de la masculinité. Tout d’abord, les années 1960 et 1970 connaissent de profondes modifications quant à la perception de l’homme. D’abord en raison du contexte socio-historique : la décolonisation va dépourvoir la France d’une sorte de défouloir imaginaire hautement sexualisé, l’« homme structural » vient bouleverser les anciennes conceptions de la masculinité et dans les usines le concept de l’ouvrier « viril » sera peu à peu remplacé par des modèles plus « féminins »3. Par ailleurs, la masculinité de Romain Gary peut être analysée à un double niveau : elle s’inscrit dans une mise en scène de soi (dont l’aventure Ajar représente sans doute la pointe de l’iceberg) comme homme à femmes et éternel séducteur. En même temps Romain Gary interrogeait le masculin de multiples manières. Dans ses textes fictionnels, il s’attachait à présenter des formes alternatives de masculinité, comme l’homosexualité ou une représentation fort romantique de l’homme (comme dans Éducation européenne ou dans Les Cerfs-volants). Dans ces textes un peu moins fictionnels comme La Nuit sera calme (qui comme on sait n’est pas une interview mais a été rédigée par Gary de A à Z) il prône une féminisation de la société (qui demeure, il faut en convenir quelque peu superficielle) :

Je dis simplement qu’il faut donner une chance à la féminité, ce qui n’a jamais été tenté depuis que l’homme règne sur terre. Si les choix politiques sont aujourd’hui si difficiles c’est que pour l’essentiel, toutes les forces en présence se réclament justement de la force, de la lutte, des victoires, du poing, de la masculinité en veux-tu en voilà. […] Il y a dans le monde politique une absence effrayante de mains féminines. Finalement, les idées c’est dans les mains que ça prend corps et forme, les idées prennent la forme, la douceur ou la brutalité des mains qui leur donnent corps et il est temps qu’elles soient recueillies par des mains féminines4.

Dans le même volume d’ailleurs, Romain Gary s’élève en faux contre son image d’« homme à femmes » dans les termes suivants :

Il y a apparemment des personnes qui se fabriquent des fantasmes sur mon dos, et il y en aussi certains qui veulent me déshonorer, car un « homme à femmes », c’est de la merde, c’est d’une pauvreté effrayante et c’est misogyne par-dessus le marché, car tu ne peux pas aimer les femmes et faire d’elles des articles de consommation. […] Toute la notion de succès féminins est rétrograde, réactionnaire et typique de la place acceptée par la femme pendant des siècles, typique des fausses valeurs dont elles sont souvent les premières victimes et de la trahison par les femmes de cette authentique valeur de civilisation qui est la féminité5.

Il faut noter toutefois qu’au-delà de cette mise en scène grandiloquente chère à Romain Gary, une profonde interrogation sur la masculinité se fait jour dans ses textes fictionnels. La question de la masculinité, souvent, est étroitement liée à des figures allégoriques. Dans La Promesse de l’aube, autour de la figure maternelle, sorte de Marianne des steppes russes, et de l’attachement inconditionnel au général de Gaulle, un profond questionnement autour de la masculinité se fait jour.Dans son roman bouleversant La Danse de Gengis Cohn, la question du fantasme masculin est liée à une réflexion sur les fondements profonds du nazisme. Son roman Au-delà de cette limite, outre une réflexion sur le déclin de la virilité, contient une profonde interrogation sur la France dans un monde qui commence à se « globaliser ».

Marianne Kacew

Dans l’imaginaire collectif, la France est représentée par une femme figure maternelle qui veille au bien-être collectif. Ce phénomène semble être antérieur à la Marianne, instaurée comme allégorie « officielle » de la France au cours du XIXe siècle. L’on peut citer, à titre d’exemple, le poème « France, mère des arts »de Ronsard dans lequel il déplore le silence d’une figure maternelle qui ne répond pas à ses implorations :

France, mère des arts, des armes et des lois
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle
Ores, comme un agneau, qui sa nourrice appelle
Je remplis de ton nom les antres et les bois6.

Avec l’avènement de la République Marianne sera définitivement instaurée comme le symbole républicain prédominant7. La France, désormais, en dépit de son aventure coloniale éminemment virile sera incarnée par une femme dont le physique d’ailleurs n’est pas dénué de particularités. Comme l’explique Todd Reeser:

The recurring figure of Marianne, a voluptuous woman who embodies France and whose breasts are important to her representation suggests numerous cultural connections between the French nation on the one hand, and certain supposes traits of women and the female body on the other8.

Il convient de comprendre cette donnée lourde de sens afin de saisir le sens allégorique de La Promesse de l’aube. Avec la Marianne, nous l’avons vu, nous sommes dans le domaine de l’allégorie nationale. Si Fredric Jameson affirme dans son texte désormais classique Third world literature in the era of multinational capitalism que les textes de la modernité occidentale ne fonctionnent plus comme des allégories en raison d’une séparation du fait psychologique d’avec le fait social survenue à la fin du naturalisme, il considère les textes fondateurs de la littérature du Tiers-Monde comme étant éminemment allégoriques9. Rien ne me paraît moins sûr, en effet. Pour ce qui est de la Promesse de l’aube la dimension allégorique est d’une importance cruciale. J’avais suggéré dans un texte précédent de ne pas lire La Promesse de l’aube comme une autobiographie dans le sens que Philippe Lejeune donne à ce terme, mais comme un « roman de francisation » dans lequel Romain Gary tente de se plier aux exigences d’assimilation d’un pays qui peine à reconnaître la diversité comme une valeur ajoutée10. Sans doute convient-il de rappeler la genèse de l’œuvre. En effet, Kléber Haedens reprocha à Romain Gary de malmener la langue française et sa critique fut acerbe. Comme l’explique Céline Thier :

En plus d’être « classé, catalogué, acquis », ce qui dispensait les professionnels de se pencher vraiment sur [son] œuvre et de la connaître, Gary est attaqué par une critique injustifiée, celle du journaliste Kléber Haedens déchaînant une « tempête polémique » qui nuira à la célébrité de l’auteur. Haedens entend fonder un comité pour la défense de la langue française contre Romain Gary et la revue des arts engage un grammairien afin de retenir les fautes dans Les Racines du ciel11.

Face à ses détracteurs et face à une francité remise en cause, il convenait d’agir. De la sorte, il élaborait le récit d’une enfance française en Europe de l’Est, avec une mère qui lui avait inculqué tout son amour pour la France. De la sorte, Roman Kacew était quasiment né français au fond de la steppe soviétique. Le dilemme identitaire se trouve ainsi résolu. Dans ce récit, la mère incarne une francité idéale qui peut en effet être rapprochée de la Marianne. La mère existe bien évidemment sous sa forme physique, en même temps elle s’est faite l’idéal même de la IIIe République. J’affirmerais volontiers que c’est un principe qu’elle incarne, bien plus que d’une personne réelle. La possibilité de l’ascension sociale au-delà des contraintes imposées par la condition sociale, le rêve français de l’assimilation par la langue, la culture et l’école – voici le sens profond qui se cache dans son injonction désormais classique « Tu seras ! ». En conséquence, la mère peut être rapprochée des mêmes idéaux que la Marianne. À l’instar de celle de Delacroix, elle guide ses adeptes vers un but plus noble. Restait le problème du lieu de naissance. Car en dépit de toute la francophilie est-européenne, il est fort peu probable que Gary ait réellement reçu l’éducation française qu’il dépeint dans La Promesse. C’est là notamment qu’intervient le général de Gaulle : dans la mesure où il considère la France davantage comme un principe qu’une entité territoriale clairement définie, n’importe qui finalement peut prendre part à ce « plébiscite quotidien » dont parle Renan. Car « la vraie France » pendant la Deuxième Guerre Mondiale ne se situait pas en France, elle était ailleurs, à Londres et dans les colonies françaises qui refusaient de se rallier au maréchal Pétain. Puisque la France du général de Gaulle était alors plus un principe, une certaine idée qu’un territoire distinct, Romain Gary pouvait facilement faire sien ce mythe pour élaborer son « roman français ». Quel rapport avec la masculinité ? L’on peut affirmer, comme le fait Jonathan Barkate dans ce numéro que Nina Kacew incarne une sorte de Marianne, porteuse des valeurs de la IIIe République. De fait, je l’envisagerais davantage comme un narratif puissant, celle d’une France qui donne toutes ses chances à ses immigrés, à condition que ceux-ci se plient à ses exigences assimilatrices.Il convient de noter par ailleurs que le père de Romain Gary est entouré d’une certaine nébuleuse. Si lui-même affirme dans La Nuit sera calme que son père était l’acteur russe Ivan Mousjkine, Myriam Anissimov dans sa biographie désormais classique a clairement montré que le père de Gary était un pauvre bougre yiddishophone qui s’appelait Arie Leib-Kacew et qui a, sans aucun doute, été tué par les nazis dans les camps de concentration12. L’on peut donc affirmer que de Gaulle tenait lieu d’un père que Gary n’a jamais eu, hypothèse toutefois rejetée violemment par lui-même dans La Nuit sera calme. Eu égard au statut problématique de l’œuvre dont la véracité me paraît au moins aussi douteuse que celle de La Promesse de l’aube, l’affirmation suivante semble escamoter une vérité plus profonde :

Autrement dit, si je me suis rallié à De Gaulle, c’est parce qu’il était pour moi l’image du père héroïque que je n’ai jamais eu. On l’a écrit, je sais. Seulement ça ne tient pas debout. […] Parce que enfin, pourquoi aurais-je attendu l’âge de vingt-sept ans pour me choisir un père et pourquoi aurais-je choisi de Gaulle et non pas Staline qui était très papa-à-la-mode ? Je n’ai jamais choisi de Gaulle. De Gaulle s’est choisi lui-même13.

On peut affirmer cependant que le général de Gaulle et la mère-Marianne tiennent lieu en quelque sorte de parents symboliques qui lui transmettent une francité à laquelle il avait tellement aspiré. L’on peut affirmer cependant que ces deux paramètres identitaires francité et judéité dans l’œuvre de Romain Gary entrent dans un conflit souvent violent. C’est La Danse de Gengis Cohn qui est son texte sans le doute le plus violent, et n’en demeure pas moins un des meilleurs textes sur la Shoah.

La Danse de Gengis Cohn

Ce texte énigmatique14, un des plus réussis sur la Shoah, relate l’histoire d’un dibbouk : dans la tradition ostjüdisch, il s’agit d’un mauvais esprit qui investit le psychisme de son malfaiteur pour le punir. À côté de ce récit sur les répercussions de la Shoah dans l’Allemagne des années 1960 se tisse un récit parallèle, de la plus haute importance pour le contexte qui nous intéresse. Dans une énigmatique forêt Lily cherche la jouissance sexuelle. À cet effet, Florian tue immédiatement tous les prétendants qui ne parviennent pas à la faire jouir. De nombreux indicateurs renvoient au rôle symbolique de Lily. Au tout début de la deuxième partie, Lily apparaît, entourée d’un flux de peintres, de toiles et de sculpteurs :

[...] je vois Lily apparaître parmi les ruines. Aussitôt, une cascade se jette à ses pieds, des paons se placent sur les branches des arbres et font des effets de miniature persane, des chérubins de Raphaël commencent à froufrouter autour d’elle, des licornes se mettent à gambader, Dürer se précipite, chapeau bas, s’agenouille et attend une commande, Donizetti se déchaîne, Watteau soigne le charme, Hans Holbein le Jeune étale son Christ assassiné à ses pieds pour lui donner un air de Vierge [...]15.

L’apparition de Lily transforme ainsi ce lieu ambigu qu’est la forêt de Geist en un lieu béni.

D’une ambivalence extraordinaire, symbolisant tantôt le Bien tantôt le Mal, Lily incarne tout d’abord Lili Marleen, dans la chanson de Lale Andersen, une épouse de soldat qui attend en vain son mari parti à la guerre. Cette chanson est devenue classique depuis l’interprétation de Marlène Dietrich. Par ailleurs, Lily incarne le sort de la femme, dans une société marquée par l’idéal du sur-mâle. Parallèlement, elle représente la femme bourgeoise, imprégnée de culture, qui rompt avec la littérature, la musique et l’art pour retrouver un besoin anthropologique de base : l’épanouissement sexuel. Dans un contexte plus ample, elle peut également être comparée à l’Allemagne tout entière, celle qui cherche un accomplissent possible sans y parvenir, celle qui à un moment de son histoire et de la plus sombre des manières essaie de retrouver l’absolu dans un monde sécularisé. La religion, ce fut Hitler avec ses maîtres des ténèbres, les légendes germaniques, les célébrations, les défilés, les contes, dans un pays en quête d’un petit absolu, quelque part. Le lecteur aura décelé l’importance des patronymes dans le texte : Gengis Cohn – Jésus-Christ – Gengis Khân, Schatz, Hübsch, Guth : un nom peut en cacher un autre ! Et effectivement, le nom de Lily peut escamoter une autre dimension de nature mythologique : on peut l’approcher de Lilith, personnage directement issu de la mythologie biblique. Elle est mentionnée dans l’Ancien Testament dans le Livre des Prophètes, Isaïe 34, 14 où est évoquée la fin proche d’Edom :

là aussi se tapira Lilith,
pour y trouver le calme en compagnie des chats sauvages, des hyènes, des satyres, de la vipère et des vautours16.

Le Dictionnaire des mythes littéraires nous fournit des explications tout à fait intéressantes. Quant à l’étymologie du mot, un étymon possible ouvre une piste étonnante. L’origine grecque du terme est en rapport aussi avec les mots « lux » (latin), « luz » (espagnol), « light » (anglais), « licht » (allemand) » et elle « donne l’idée de lumière, ou plus précisément celle de « voir avec une vue perçante », « voir la nuit », « s’affranchir de l’obscurité » [...] ; or certains textes font intervenir Lilith dans une recherche initiatique étrange menée par le héros17. » La destruction de l’être humain dans les camps de concentration est liée à la quête de la jouissance sexuelle qui est dans le contexte de ce roman curieusement à la femme. Or la femme, Lily, que son mari ne parvient pas à satisfaire sexuellement, est partie avec une sorte de sur-mâle, Florian, qui, lui, commet des meurtres. La question de l’avènement du nazisme est directement liée à celle de la masculinité. Ici, il rejoint l’argumentation de Klaus Theleweit qui, dans son texte mémorable, Männerphantasien, explique l’avènement des ligues fascistes en Allemagne dans les années 1920 par un rapport conflictuel à la sexualité et une réaction violente à une féminité associée au chaos. De la sorte, l’extrême droite recourt à une matrice profondément ancrée dans l’imaginaire collectif qui rapproche le désordre et la saleté au féminin. Le fascisme serait donc un « coup libérateur » protégeant lui aussi contre une féminité ressentie comme étant trop proche18.

D’un déclin l’autre

Il est indéniable que la question de la jouissance et de l’orgasme se trouvent au cœur même de l’identité masculine, en témoigne entre autres la démocratisation du « Viagra » ces dernières années. Ne pas/plus pouvoir jouir est perçu comme un stigmate majeur et met en danger l’intégralité de l’être masculin. La question de la jouissance se trouve au cœur même d’un autre roman de Romain Gary : Au-delà de cette limite n’est plus valable. L’histoire de ce roman est vite narrée : Jacques Rainier est un riche industriel qui vit une relation d’amour extrêmement épanouie avec une fille brésilienne. À la suite d’un entretien avec un ami obsédé par la question de la puissance sexuelle, lentement mais inévitablement, le doute s’installe en lui. Il se met de plus en plus fréquemment à douter de sa force virile et de sa capacité à satisfaire sa jeune amie brésilienne. Ce doute se transforme, au fil du roman, en un véritable cauchemar : l’angoisse de ne plus jouir devient prophétie auto-productrice et empêche le personnage d’avoir une approche sereine de la sexualité. De la sorte, le discours médical du médecin se substitue à un examen calme de la situation, car, en effet, Jacques n’a jamais connu des problèmes d’érection ou d’orgasme :

Ce n’est pas encore une question d’« arriver à avoir des érections », docteur. J’ai des érections, c’est tout.
– Quelle fréquence ? Vos douleurs viennent d’un abus mécanique. Vos muqueuses sont esquintées. Vous comprenez, cher Monsieur, tant que la quantité du sperme et de liquide prostatique est abondante, les choses se passent normalement, mais à partir d’un certain âge on remarque la diminution de la quantité évacuée, souvent même une absence totale de sperme19.

Il y là le sens premier de ce roman, le doute et l’angoisse qui s’installent dans un homme sexagénaire. De la sorte, la question de la sexualité est omniprésente. Il me semble cependant qu’il y a un deuxième niveau de lecture qui se greffe sur le premier.

En effet, l’entreprise de Jacques est en pleine dégringolade et ne survivra – provisoirement – que grâce à un crédit d’une banque américaine bienveillante. De la sorte, de nombreux passages dans le texte sont consacrés au déclin de l’économie française et au détriment de l’Amérique triomphante. (« Les Français ne font plus le poids […]. C’est pas parmi les Français qu’on trouvera un challenger », p. 30). À ce discours décliniste s’ajoute un détail important : Jacques envisage de vendre son entreprise à un concurrent allemand, fait d’autant plus douloureux qu’il a participé à la libération de Paris que son concurrent allemand appelle la bataille de Paris.

– Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés.
– Ah, j’avoue que….
– Vous avez pris part à la bataille de Paris ? Il ne disait pas « libération » mais bataille.
Nous parlions anglais.
– J’ai vu ça dans votre dossier.
In your file…
– En effet.
Il parut amusé derrière ses lunettes20.

Il est bien évidemment problématique de dresser un parallèle entre le personnage et le narrateur. Or, pour un Compagnon de la Libération (dont la germanophilie paraît d’ailleurs assez limitée) la nationalité allemande (en plus du peu de sympathie que dégage ce personnage) semble jouer un certain rôle. Qui plus est, la question de langue ne doit pas être sous-estimée. Il y a chez Romain Gary tout un art de la phrase laconique dont le sens primaire en cache un autre. De la sorte, le fait que « nous parlions anglais » avec le concurrent allemand, qui, de surcroît porte le nom assez caricatural de Kleindienst (ce que l’on pourrait traduire, de manière approximative, par petit service) le rend d’autant plus ignare qu’il a participé à la bataille ayant conduit à la libération de Paris, ce qui apparemment n’a pas laissé de traces dans ses us linguistiques.

Ainsi, ce discours autour du déclin de la puissance sexuelle est directement lié à la crise de l’économie française, on pourrait même jusqu’à dire à une crise de la francité. Voilà que le médecin consulté pour des douleurs au pénis après l’éjaculation affirme : « Au fond, vous faites partie de la vieille génération de Français qui croyait encore à la vertu de l’effort.21 ». Le lien qui s’établit entre la crise de la virilité et la crise de la francité est d’autant plus intéressant que le texte a paru en 1975. Sa parution coïncide avec la fin des Trente Glorieuses, qui, elles, sont une sorte de réalisation du rêve gaullien : croissance économique, renforcement de la production nationale, apothéose de l’indépendance de la France. Étant donné que c’est la crise pétrolière qui a eu raison des Trente Glorieuses, il n’est ainsi guère étonnant que la question énergétique, au cœur du débat à l’époque, soit très présente dans le roman également : « Le pétrole comme sine qua non d’une civilisation, tu te rends compte ? Toutes nos sources d’énergie sont chez les autres. C’est l’épuisement22. » La notion d’épuisement peut être comprise dans ses deux acceptions : épuisement des ressources naturelles mais aussi fatigue. La France est fatiguée d’être elle-même et son économie trop « vieille France » est en passe d’être rachetée par des concurrents étrangers. Lorsque Gary envisage le déclin de la France, il recourt à tout un vocabulaire anglicisant, mettant en évidence le dynamisme du monde des affaires dans l’espace anglo-saxon.

Le déclin physique et sexuel du protagoniste est à plusieurs reprises associé à la chute de l’Empire romain. Sans vouloir trop forcer le trait, l’on est en droit de se demander dans quelle mesure cela s’applique, du moins en partie, à la France. Certes, l’interprétation est sans doute influencée par Jérôme Ferrari et son Sermon sur la chute de Rome, roman allégorique sur la France dans la mondialisation et Prix Goncourt 2012. Il convient de noter égalementque le discours colonial ressuscite la matrice de l’Empire romain de maintes manières différentes dans ce que l’on pourrait nommer une translatio Imperii. Habilement, le recours à l’Empire romain fait allusion à une gloire défunte. Ainsi le maréchal Lyautey s’exprime en termes suivants sur les liens entre la France coloniale et Rome

Défendre ou étendre la civilisation, c’est travailler pour l’Occident, et nous, Français, nous savons autant, sinon mieux que personne, ce que l’Occident doit à Rome. En Rome, nous saluons non seulement la noble terre italienne, mais le génie universel par qui, après Athènes, l’Humanité a progressé. Nous saluons tous ceux qui, formés par le génie de la Rome antique, de la Rome chrétienne et de l’Italie de la Renaissance, ont travaillé – et combien d’entre eux aux colonies ! – pour la civilisation. C’est à Rome que nous devons cette conception, qui m’est chère entre toutes, du régime du protectorat, cette grande leçon de tolérance, de respect des traditions, des coutumes, des langues et même du maintien de leur régime propre chez tant de peuples associés successivement à l’Empire23.

Certes, il convient de ne pas surestimer l’importance de cette « chute de l’Empire romain ». Au vu toutefois du fin réseau qui se tisse autour du déclin de l’Empire français, cette citation semble prendre toute son importance.

Il va de soi que le texte est de prime abord un roman sur le déclin de la puissance masculine, en filigrane toutefois se fait jour un questionnement lié au déclin de la France dans une crise économique dont l’issue cimentera l’ascension des États-Unis et la perte d’influence de la France sur la scène internationale.

En guise de conclusion

Comme on l’a vu, les Études sur la masculinité sont une branche encore relativement jeune des Études du genre qui de plus en plus se présentent comme un laboratoire jouant avec une multitude d’approches et de théorèmes.

Dans l’œuvre garyenne la question de la masculinité est présente de diverses manières ; il est intéressant, en effet, d’observer qu’une trajectoire individuelle est liée à un questionnement d’ordre collectif, un homme (dans le sens d’un être masculin) incarne un questionnement qui touche des entités plus larges : dans deux des trois textes, c’est de la France qu’il est question, représentée, dans le cas de La Promesse de l’aube, par des parents symboliques, Nina Kacew qui s’apparente à la Marianne et un père symbolique, Charles de Gaulle.

Quant à La Danse de Gengis Cohn, l’être masculin, Florian, incarne la violence masculine qui a conduit à la guerre, au nazisme et à la Shoah. Tuant tous ceux qui ne parviennent pas à satisfaire Lily, autour de laquelle un vaste champ sémantique se fait jour, Florian cherche à satisfaire les besoins d’une humanité dans une recherche, d’emblée vaine, de l’absolu. Il rejoint ainsi à maints égards la pensée de Klaus Theweleit, parachevée par la suite par les Masculinity Studies.

Lorsque dans les années 1970, la crise pétrolière frappe de plein fouet la France, Romain Gary publie Au-delà de cette limite votre billet n’est plus valable. Ce qui se présente, de prime abord, comme un texte sur le déclin (purement imaginaire) de la puissance masculine, est aussi un texte qui questionne le rôle de la France, notamment de l’économie française dans un monde globalisé. Une fois de plus, une trajectoire individuelle est liée à un vaste ensemble de phénomènes que cette même trajectoire est censée représenter de manière condensée.

Nous avons dû nous circonscrire à une étude succincte de certains textes. Il semble cependant que cette approche s’avère fructueuse pour de nombreuses études à venir : l’aventure Ajar, des textes comme Gros-Câlin apparaissent dans une lumière tout à fait nouvelle si on les examine sous l’angle des Études sur la masculinité, de même que des textes comme Europa ou La Tête coupable. Car cet auteur « au pluriel » mérite bien des approches plurielles aussi.

On est en droit de se demander, ainsi, quel est le rôle qui revient à l’allégorie nationale et dans quelle mesure celle-ci serait vraiment « morte » avec l’avènement de la modernité, comme l’affirme Jameson dans son texte désormais classique. Il me semble légitime en effet de parler d’une exception française quant à la question de la « francité » au sein du texte littéraire. Le narratif d’un ensemble national homogène requiert à mon sens, plus d’appui « allégorique » que dans d’autres nations. Qui plus est, le genre joue un rôle d’envergure dans ces allégories : la puissance est liée à l’homme, tandis que l’élévation de l’homme au-dessus de lui-même est éminemment féminine. À une époque où l’identité française est en pleine redéfinition, gageons que la question de l’allégorie a encore de beaux jours devant elle. Et que le genre y joue un rôle de premier ordre.

Notes de bas de page numériques

1  Todd Reeser, Masculinities in Theory. An Introduction, Chichester/Malden, MA, Willey-Blachwell, 2010, pp. 171-172.

2  Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire de la virilité (t. De l’Antiquité aux Lumières), Paris, Le Seuil, 2011, p. 14.

3  Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 1960, Paris, Flammarion, 2006.

4  Romain Gary, La Nuit sera calme, Paris, Gallimard, « folio », 1974, pp. 91-92.

5  Romain Gary, La Nuit sera calme, Paris, Gallimard « folio », 1974, pp.  244-245.

6  Anthologie de la poésie française du XVIe siècle, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2005.

7  Concernant Marianne et ses métamorphoses, cf. Maurice Agulhon, Les combats de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880 ; Paris, Flammarion, 1991 ; Marianne au pouvoir, L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914 ; Marianne, Les métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001.

8  Todd Reeser, Masculinities in Theory. An Introduction, Chichester/Malden, MA, Willey-Blachwell, 2010, pp. 171-172.

9  Fredric Jameson, « Third Word Literature in the Era of multinational capitalism », Social Text, 15, automne 1986, pp. 65-88.

10  Timo Obergöker, « Autobiographie et francisation. Le cas de Romain Gary et d’Albert Cohen », dans Magdalena Silvia Mancas, Dagmar Schmelzer,Derespace autobiographique und die Verhandlung kultureller Identität. Einpragmatischer Ort der Autobiographie in den Literaturen der Romania, München, Meidenbauer, 2011, pp. 73-88.

11  Céline Thier, La Magie dans l’œuvre de Romain Gary, Thèse de doctorat, Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, 8 octobre 2012. Disponible en ligne : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/73/95/21/PDF/These_CelineTher.pdf. L’on regardera avec plaisir l’interview de Romain Gary avec Pierre Dumayet à propos des Racines du Ciel : http://www.ina.fr/video/I05052876/romain-gary-a-propos-de-son-roman-des-racines-du-ciel-video.html

12  Myriam Anissimov, Romain Gary, ce caméléon, Paris, Gallimard. « folio », 2005.

13  Romain Gary, La Nuit sera calme, Paris, Gallimard, « folio », 1974, p. 17.

14  Ce passage reprend quelques idées que nous avons formulées dans notre thèse de doctorat : Écritures du non-lieu. Romain Gary, Patrick Modiano, Georges Perec (2e édition revue et augmentée), Frankfurt/Main, Peter Lang, 2014.

15  Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, Paris, Gallimard, « folio », 1967, p. 170. Les allusions au Musée imaginaire de Malraux sont ici explicites, voir : André Malraux, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, « folio essais », 1965.

16  AT, Proph., Is., 34, 14.

17  ‘Lilith’, Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éd. du Rocher, 1997, p. 959.

18  Klaus Theleweit, Männerphantasien I & II, München/Zürich, Piper, 2002, pp.  358-383.

19  Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard, « folio », 1975, p. 52.

20  Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard, « folio », 1975, p. 86.

21  Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard, « folio », 1975, p. 58.

22  Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard, « folio », 1975, p. 82.

23  Guide officiel de L’Exposition Coloniale de 1931, 2.

Pour citer cet article

Timo Obergöker, « Allégories du masculin chez Romain Gary », paru dans Loxias, Loxias 44., mis en ligne le 15 mars 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7724.

Auteurs

Timo Obergöker

Senior Lecturer in French à l’Université de Chester. Travaille sur Romain Gary et la question de la judéité, s’intéresse aux Études Culturelles et Francophones. Auteur d’un livre sur Romain Gary, Georges Perec et Patrick Modiano et d’une monographie consacrée à la question des rapports entre la culture populaire et le colonialisme.