Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  1. Eros 

Jean-Pierre Zubiate  : 

Du Vampirisme aux corps partagés : morales de l’érotisme et choix de traduction

Résumé

Avec pour vertus cardinales la fidélité, la lucidité et le raisonnement, l’activité traductrice se situe a priori à des milles de l’érotisme compris comme subversion ou abandon aux pouvoirs de la chair. Pas de vampire ici, pas de nuit magique où se chercheraient les codes d’une alchimie du Verbe. Le traducteur ne suscite pas la même mythologie que le Créateur.

Index

Mots-clés : Berman (Antoine) , coréen, Eros, érotique, fantasme, fétichisme, fidélité, frustration, hypertraduction, identification, P. Valéry, Robin (A.), subversion

Texte intégral

Avec pour vertus cardinales la fidélité, la lucidité et le raisonnement, l’activité traductrice se situe a priori à des milles de l’érotisme compris comme subversion ou abandon aux pouvoirs de la chair. Pas de vampire ici, pas de nuit magique où se chercheraient les codes d’une alchimie du Verbe. Le traducteur ne suscite pas la même mythologie que le Créateur. Plutôt matinal, besogneux, il est comme un fonctionnaire des lettres aux exaltations modérées. D’ailleurs hâtif à se répandre en lamentos préfaciels sur la difficulté de son art. En ce sens, parler d’érotisme de la traduction pourrait tout au plus renvoyer à quelque transfert d’un désir atrophié. Il y a pourtant cette tourne terminologique qui fait passer de l’idéal de fidélité à la trahison, de saisie et de résistance du texte, d’éléments à sacrifier et de choix, surtout, où la beauté des formes est un enjeu majeur qui pose la question du sort à réserver à la chair des mots. Bref, toute une parade. De métaphores, oui ; mais productrices de réel – les textes traduits. Si on est dans le symbolique, c’est donc un acteur imposant. Au besoin, il sera accueilli consciemment, objet d’une distanciation ironique ou d’un jeu avec ses prérogatives. Pas moins que dans l’écriture inventive en tout cas. Et peut-être même un peu plus : car le traducteur engendre un texte, mais il ne le fait pas seul. Qu’on le voie fécondé ou qu’on voie en lui le reproducteur du texte initial, le rapport qu’il suppose est tout imprégné d’abandon louche. Fidélité et tromperie, attrait et perversion, obstination à servir et élaboration d’un échec : rien que des relations faussées. Et si on pense qu’elles s’établissent sous les yeux d’un lecteur, on ne peut pas ne pas supputer une situation de voyeurisme concerté. Drôle d’histoire. À l’origine, il y a le problème de l’accueil de l’Autre dans la langue maternelle. S’il est vrai qu’on écrit pour parler à la mère, que peut signifier d’imposer ainsi un tiers et de redoubler le triangle du désir ? Ramener un Eros interrogé, un Eros réflexif, où l’infantilisme de l’érotisme inconscient voudrait bien trafiquer tout seul, en ignorant l’altérité, au beau milieu du texte clos ? Les questions, on le voit, se multiplient très vite. Elles m’entraîneront ici à suggérer que ce qui préside à la traduction, c’est l’intuition d’une possible subversion poétique des rapports entre le texte comme réalité autosuffisante et comme réalité altérée de monde.

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Tout commence par le jeu de la passion. On traduit par amour pour l’autre : texte, langue, culture, auteur. Mais qu’est-ce qu’aimer ? Si c’est apprécier quelque chose pour ce qu’elle représente, on est dans le simulacre. Et le fait est que, dans l’ordre de la traduction littéraire, on ne peut occulter la part de fascination. Le problème, c’est que l’admiration ne garantit pas plus la compréhension que la fidélité. Livrée à elle-même, elle témoigne surtout d’un désir d’identification attribuable au besoin de se déporter d’un lieu d’enracinement – parole personnelle, langue ou culture maternelles. L’anarchiste Armand Robin introduit à sa traduction de Blok, Essenine, Maïakovski et Pasternak en les remerciant de l’avoir « défendu contre [s]a propre poésie » : « C’est avec terreur », dit-il, « qu’aujourd’hui je me sèvre de ces quelques poèmes russes où je me suis traduit. L’abri que je m’étais construit patiemment loin de moi ne pourra plus m’aider contre ma présence. »1 Propos éloquents ! Ils avouent un projet de pervertissement, par traduction interposée, de la langue et de la culture des origines ou de la parole subjective dont la pureté mythique est jugée honteuse. Où la fascination vaut comme image inversée d’une inhibition qu’elle sert à retourner.

En même temps, on ne brutalise que ce qu’on voudrait autre. Alors, quand le geste brutal aboutit à une reconstitution… Il y a bien accès désiré à un idéal, mais celui-ci n’est pas celui qu’on croit ; moins le texte à traduire que le texte traducteur. En lui, on rend une parole, une langue ou une culture à l’idée qu’on se fait d’elles. L’activité traductrice recouvre un aspect chevaleresque qui place le traducteur en position de sauveur. Le cas d’école, ce sont les Belles Infidèles, dont l’appellation même évoque une érotique narcissique et inconséquente. Mais ceux qui les refusent ne sont pas forcément moins possessifs. Certaine prétention universaliste de la traduction, qui entend donner à lire à tous ce qui sans elle serait réservé aux initiés, enrichit de faitla cible par connaissance de la source. Ainsi, la traduction humaniste des poèmes de l’époque T’ang par d’Hervey-Saint-Denys, avec son souhait « que le lecteur cherche […] surtout dans ces traductions un tableau d’ensemble » répond à la conviction que « le sentiment poétique est le même dans le cœur de tous les hommes2 » et aboutit à faire de Li Bai un héritier de du Bellay et de Baudelaire :

Ici fut la demeure antique du roi de Ou. L’herbe fleurit en paix sur ses ruines.
Là, ce profond palais des Tsin, somptueux jadis et redouté.
Tout cela est à jamais fini, tout s’écoule à la fois, les événements et les hommes,
Comme ces flots incessants du Yang-tseu-kiang, qui vont se perdre dans la mer.3

Universalité ou désinisation ? Perception extérieure de la Chine en tout cas. Ou : de la traduction comme forme intéressée. Il s’agit bien de sublimer l’économie vassalisante des Belles Infidèles en jouant l’universalisme contre l’appropriation ; mais pour une conception intégrante de la culture qui fait courir un autre risque au texte source : celui de l’exproprier dans un relativisme indifférencié. Dans ces eaux, l’étranger n’est bientôt qu’un prétexte. On aime en lui le chemin qu’il permet de refaire vers une origine. C’est si vrai que certains lecteurs ethnocentriques l’apprécient pour cela. Valéry invite « les amateurs des beautés de notre langage » à apprécier le Père Cyprien de la Nativité traduisant Jean de la Croix dans une Belle Infidèle notoire comme « l’un des plus parfaits poètes de France » pour « n’a[voir] pas tenté, comme d’autres l’ont fait […], d’imposer au français ce que le français n’impose ou ne propose pas de soi-même à l’oreille française. »4 De l’identification on est passé à l’assimilation. Par sa façon de manier sa propre langue, le traducteur en devient le garant. Où est la source ? Cachée, suffisante à nourrir un auto-érotisme indifférent à ce qu’elle est. On ne s’étonne pas que Valéry dise avoir cédé, pour sa propre traduction des Bucoliques, aux « envies de changer quelque chose dans le texte vénérable », sans craindre « de rejeter telle épithète, de ne pas aimer tel mot » originel. On peut parler d’amour. C’est celui qu’on appelle passade ou passion selon l’intensité, une forme passagère en tout cas, procédant par « illusoire identification »5. Au demeurant, il ne s’agit que de donner une sœur à la Belle Infidèle : la Hautaine Indifférente. Les moyens, divers, vont du papillonnage polyglotte qui fait courir les langues comme le jupon de façon à rester fidèle à une seule (comme chez Armand Robin dont la personnalité crispée rôde un peu partout tout en cherchant à se fuir en passant les frontières) à l’exclusivisme d’un Baudelaire avouant qu’il se traduit en Poe6.

Clairement, l’amour du traducteur n’est pas sans duplicité, et à ce titre il semble bien recouvrir les pulsions contradictoires d’un certain type d’Eros. Que ses déterminations tiennent moins à telle ou telle option technique qu’à une image de l’origine ne fait que le confirmer. Y a-t-il ou non idéalisation ?, tout est là. Logiquement, l’extrême pointe de cet amour des leurres est la tentative de se rendre digne de l’idéal au gré d’une épreuve. Séduite par ce qui contraint, la traduction se justifie alors par l’effort qu’elle exige. Valéry encore lie sa décision de traduire Virgile à « l’espèce de défi » proposé par les « difficultés » du texte latin7.Ici, on est du côté de la performance érotique. Une surpuissance cherche à s’éprouver. Gymnique, l’exercice renvoie à une auto-érotisation médiatisée, qui rejoint une volonté de prouver et de se prouver que l’on aime. Il n’y va plus d’identification ou d’assimilation, mais encore d’instrumentation : il convient d’être à la hauteur. Comme s’il se regardait écrire sous le regard d’une instance légale à qui il doit sa parole, le traducteur se demande moins, en héros : « ai-je bien fait mon devoir ? » qu’il ne pose la question, en enfant : « ai-je bien fait mes devoirs » ? C’est soumettre l’accomplissement personnel à l’assentiment d’un regard familier et culpabilisant. Eros d’autant plus présent que caché derrière l’exigence de… maîtriser l’outil. La morale est sauve, le problème flagrant : c’est la contamination du rapport à l’altérité par une conception fantasmée du sacré.

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La relation du traducteur à son double pensée comme transfert d’un érotisme idéaliste n’a en effet de sens que par rapport à une conception de l’amour surdéterminée par l’imaginaire vétéro-testamentaire. Passionnelle ou pas, elle s’identifie à une séduction conçue comme duperie et dévoiement. L’attrait y est attirance piégée et l’acte de traduire une façon de jouer le jeu de la prédation. Un rapport de domination, disons, y préside à la confrontation des espaces langagiers, avec un pôle qui subit et un pôle qui agit. Pas de rencontre sans rapport de forces, pas de rapport de forces sans soumission. Rien, au total, qui n’engage une culpabilité finissant en mauvaise conscience – puisque la passion traductrice divise ce qui était unitaire. Comment ne pas lier cela à la représentation de l’amour adamique ? La fissure s’y révèle désir secret, perversion et inéluctable destin de la pureté virginale. Derrière, il y a l’idée qu’on est bien obligé de traduire pour que le texte croisse et multiplie, mais que cette propagation attente à une plénitude. Une possession fatale, au sens spirite du mot, pense la rencontre comme altération et l’altération comme sacrifice d’une pureté originaire. Un sacre, en effet.

Résultante logique : une conception sublimatoire et castratrice de la traduction. Qu’est-ce que bien traduire quand l’origine est vouée à la perte quoi qu’on fasse ? Trancher en faveur de l’essentiel. Ce que j’appellerai : contenter l’Eros idéaliste par le mariage arrangé et ses vertus possessives. Bien sûr, il ne comble personne. Ainsi se perpétuent les frustrations. Mais enfin, il nourrit le fantasme, par fétichisme. Quand tel traducteur d’Eminescu, au nom d’un purisme grammatical et esthétique, systématise l’utilisation de la phrase classique, de la rime et de l’harmonie accentuelle au détriment de la simple pertinence lexicale, de quoi s’agit-il d’autre ? « Mai departe, mai departe/ Mai încet, tot mai încet/ Sufletu-mi nemîngâiet/ Îndulcind cu dor de moarte » (« Plus lointain, plus lointain,/ Plus faiblement, encore plus faiblement/ Adoucissant mon âme privée de caresse/ Du sentiment de la mort ») devient : « Sa voix se perd dans le lointain/ Petit à petit, elle s’éteint,/ Berçant mon esprit et mon corps,/ Du doux sentiment de la mort. »8 Illustrant le refus « [d]es expériences sans lendemain de la poésie du vers libre, c’est-à-dire de la prose qui ne dit pas son nom »9, ces choix montrent surtout que choisir, au nom d’une essence, certaines qualités contre d’autres, c’est sacrifier le complexe corps-esprit du texte défini comme inassimilable, primer une anamorphose susceptible d’ouvrir à la profondeur, et supposer qu’on peut jouir d’une totalité en se délectant d’une dentelure qui la souligne… Eros allusif et raffiné : c’est ainsi que les mariages arrangés censés canaliser la séduction cautionnent une érotique de la pseudo-désincarnation. Qu’on plaide pour l’hypertraduction, le mot à mot, le privilège des sonorités ou de l’imaginaire ne change alors rien. Le fantasme, c’est ici l’idée qu’il existe une essence qui échappe à l’existence.

Le sol de la fantasmatique sacralisante, autrement dit, est une conception topique de la rencontre, oublieuse de sa situation historique. Avec l’Eros passionnel, la rencontre du texte à traduire et du traducteur est posée dans l’absolu : un homme lit un texte auquel il oppose le sien. Les traductions précédentes et l’état des théories de la traduction contemporain de l’acte traducteur n’y interfèrent que comparativement, par rapport à un idéal de compréhension intemporelle. Or, toute compréhension est mouvante. On traduit à un certain moment, dans un espace communicationnel particulier où l’époque et l’expérience de vie personnelle disent leur mot, et dont il est spécieux de prétendre que la vraie compréhension en fait abstraction. La traduction susmentionnée d’Eminescu est significative à cet égard. Héritière de la poétique de l’abbé Bremond, elle règle ses comptes avec le « prosaïsme » de la poésie moderne. Un point de vue. Mais dont le fixisme découvre l’Eros idéaliste et conduit à cette autre caractéristique du fantasme : le fait que le texte traduit et à traduire sont conçus comme des monuments.

Car la conception topique de la rencontre vient de ce que ceux-ci sont censés ne pas varier, et de ce que la fidélité y est pensée comme un état de faits intemporel, qui existe ou pas en fonction de ce qu’on fait au texte originel et qui, même jugé inaccessible, aimante l’entreprise traductrice. Là encore pourtant, les choses ne sont pas si simples. Du fait de l’historicité, un lecteur interfère à l’horizon qui fait courir le risque qu’on veuille être fidèle pour lui, de façon à être vu fidèle. Antoine Berman a dit quelle perversion constituait cette visée implicite du lecteur10. La fidélité dans ces conditions n’est-elle pas convenance sociale, donc narcissisme ? La fidélité en amour peut cacher une mystification quand la peur ou l’aveuglement volontaire s’en mêlent ; l’idée de fidélité à l’essentiel sert aussi l’argumentaire des volages qui jouent double jeu. Mutatis mutandis, l’isolement réciproque des textes permet de rêver une fidélité technique sans implication existentielle du traducteur et sans incidence de l’acte de traduction sur la relation – une fidélité sans altération d’identité ou choix identitaire. Occultation pratique. Elle permet de trahir par excès de fidélité, en se donnant le beau rôle. Louis Cazamian devant Shelley a pour souci une « fidélité à la proportion, à l’équilibre du détail, au poids et à la densité des phrases verbales » qui lui permet de peindre sa renonciation au vers comme « humilité » « répond[ant] dignement à la supériorité inégalable du poète »11. Très bien, mais justement : il s’agit de rôle. Exhibant pour un lecteur sa figure de savant objectif, le traducteur se trahit lui-même en faisant semblant d’être absent. Et il en est évidemment de même s’il subordonne la fidélité à un rapport strictement personnel avec l’œuvre en ignorant le lecteur, comme Jouve traduisant Shakespeare si… singulièrement. Car le lecteur est là, quoi qu’on en ait. On fait l’amour devant lui. Fantasmatique partout transparente. C’est celle qui se nourrit du désir triangulaire analysé par René Girard. Sa fidélité monumentale n’exprime que la prétention à objectiver la relation, un rêve d’absolutisation de l’amour qui a besoin d’un tiers caché. Pauvre lecteur qui y croit ! Il ne verra pas que cette conception négative de la traduction, produit de la double idéalisation de l’Autre et de l’Identité, ressortit surtout à une diabolisation d’Eros, à un imaginaire pour lequel désirer autrui, s’altérer ou l’altérer revient à le déposséder.

Or, ce qu’il importe de souligner maintenant, c’est que cette diabolisation n’est pas innocente mais tend à neutraliser ce résultat subversif du désir traducteur : le soulignement a posteriori de la faille qui fonde le processus créatif en appelant le raccord – qui est soulignement de l’incomplétude de toute création langagière. Je m’explique. La conception la mieux établie en Occident de la littérarité repose sur l’intangibilité du texte. Du Parnasse au structuralisme, l’idée court qu’on ne saurait lui ôter une virgule sans anéantir sa valeur esthétique. De là le lieu commun selon lequel le rapport qu’on peut entretenir avec lui ne saurait être qu’extérieur. Mais il est évident qu’un tel lieu commun, non seulement calque sa représentation de l’objet-texte sur le fonctionnalisme de la machine capitaliste dont la valeur se mesure à ce que tous ses rouages sont nécessaires, mais honore une pratique de la littérature comme performance. S’y trouvent cautionnées une vision combative des relations politiques, une conception impérialiste de la culture et un érotisme phallocrate, en même temps qu’y est laïcisée la représentation biblique de la Création comme action et conquête, pour laquelle la valeur créatrice est du côté de la puissance inventive. Inversement, l’imitation et l’abandon à la séduction d’un être particulier sont du diable, qui trafique avec le féminin. Idéologie transparente : dans cet espace, Eros le désirant, Eros le grec qui n’oppose pas le masculin et le féminin, l’actif et le passif est… dégénéré. C’est pourtant lui que sert le traducteur, et de trois façons : comme imitateur, en simulant l’invention ; comme usurpateur d’un pouvoir originel qui fait aimer des ombres ; et comme porte-voix de l’incomplétude ondulatoire de la source… Comment, sinon comme détérioration, son travail serait-il acceptable ? C’est comme telle que Valéry justifie sa traduction – à ceci près, que, par une volte-face axiologique, il valorise cette détérioration en arguant des faiblesses du texte de Virgile. Il sait qu’un texte appelle son prolongement12. Mais mettant sa valeur dans son ordre interne, il n’accorde qu’à la lecture le droit de le continuer. Pour qu’elle ose se faire traduction, il faut que le texte soit pauvre. Théorie exemplaire d’un travail du refoulé : on y voit la tentative de préserver la représentation d’une intégrité du texte contre ce qui pourrait en révéler l’incomplétude (d’où la figuration négative de la traduction). Qu’on creuse l’ontologie qui la soutient, et tout un système s’écroule.

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J’observerai à ce propos que le désir dépossédant ne représente pas tant une conception de l’Eros que l’Eros conceptualisé, vidé de corps et partant pornographique du vampire. Si l’on se souvient maintenant avec Husserl que l’identité n’est pas un donné préalable à toute relation mais le produit d’une mise en contact, que par conséquent, dans tout rapport, sujet et objet s’élaborent réciproquement, il en ressort qu’aucune chose n’est elle-même que si elle a été altérée. Le lien avec la traduction ? Plus que la lecture, on peut la voir comme ce qui, au lieu de chercher à retrouver le propre, accomplit le texte source, le fait ek-sister. Qu’on ne puisse être soi que dans l’altération signifie que la transformation traductrice accomplit un potentiel du texte qui ne s’était simplement pas révélé. Loin d’une propriété positive, elle dégage une intentionnalité en souffrance visant à sortir du tombeau identitaire qu’est l’œuvre.

Par où Eros fait son retour, mais un Eros dynamisant. Parler de réalisation d’un potentiel implique en effet deux choses : de ne plus considérer les changements et le dédoublement du texte originel comme mutilants mais comme des extensions de sens ; de ne plus voir dans la fréquentation de l’étranger une contamination mais un renforcement de nature. Rien d’autre que ce que la psychiatrie appelle désinhibition pour évoquer l’acceptation de la sexualité. Ainsi, la traduction accomplit une réalité pour autant qu’elle désaliène d’une image et que la singularité complexe des textes, désacralisée, appelle au partage au lieu de se vouloir isolée. La division, en l’espèce, précède une extension d’identité, exactement comme une nouvelle expérience coupe un homme de son individualité forclose pour élargir sa personnalité. Une éthique de l’amour physique s’ensuit, à partir d’une philosophie de l’incarnation normalisée dont la traduction n’est qu’une variante. On peut poser ici que la défense de la pureté mythique et monumentale de la parole originelle aime moins qu’elle ne refuse le corps-esprit réel au profit d’un corps propre inexistant, quand la volonté de réincarner un texte en fait surgir le corps glorieux. Traduttore, tradittore ? Oui pour les prêtres de l’amour de la Lettre. Quant au Christ, le propre de sa parole est d’être sans attache dans un texte sacralisé. Il y a, dirais-je, un érotisme de la pétrification des sources qui aspire leurs vertus d’échange pour les remplacer par un pouvoir aliénant. Il est narcissique, fidèle en pensée seulement. Il en existe un autre, fondé sur l’altération identitaire, l’échange sans domination, le risque pris de se tromper de lien, qui, au puéril défi sportif, oppose l’épreuve du détachement envers l’ego. Selon Pierre Pachet, Jaccottet choisit de traduire Mandelstam13 pour éprouver sa compréhension d’une œuvre admirée. Un Eros méfiant avec soi mais pas pour autant obsédé d’abnégation, Eros désireux de rencontre plénière, cherche à résoudre une possible faillibilité morale : l’incompréhension. Amoureux de la source et de la cible, il fait voir du pays à l’une et l’autre, et en cette acceptation de l’échange est plus participatif, moins cérébral, plus total que l’autre du point de vue de l’expérience humaine. Avec lui, s’altérer revient à (se) ressourcer. La langue allemande avec Luther, la parole personnelle de Jaccottet, si imprégnée d’étranger14, le patrimoine poétique français après Pétrarque en portent favorablement trace. Parallèlement, et par rétroaction, la traduction révèle la richesse paradoxale des moins dans la source, la puissance naturante de cette faillibilité qui l’attache à une seule langue et à une seule forme tout en faisant signe vers un horizon situé au-dehors d’elles. Donnant forme à cet horizon, son geste expose en acte la vitalité de l’appel à régénération par ré-incorporation caché dans la source. La traduction de Jean de la Croix par Jacques Ancet, qui transpose, dans « Coplas del alma », les heptasyllabes originaux par des octosyllabes à la mélodie aragonienne associés à une préciosité symboliste et à un intertexte éluardien, à la fois confiants dans une harmonie mais inquiets des capacités de la poésie à la dire et d’une réponse, révèle à rebours, chez le mystique espagnol, la conscience moderne de la faillibilité du langage comme tel et de la poésie comme ce qui le rédime en puissance d’appel désirante15. Elle montre que le désir d’altérité est la condition et la chance d’un épanouissement. On ne peut plus parler d’une unité que la traduction briserait. Contre cette conception désincarnée de l’Amour, la division du texte source devient inaugurale. Et Eros est celui qui cherche à la réduire en vitalisant la source dans laquelle il insinue un autre corps-esprit. Loin de salir ou de brutaliser, il fait vivre le texte dans la relativité de sa valeur, qui tient, comme en physiologie, à l’étendue des échanges.

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Alors, bien sûr, cet Eros trouble. Avec lui, on n’opère plus de coupe radicale entre traduction et interprétation, mais on pose une continuité de tous les discours, qui réhabilite qualitativement les hypertraductions, les Belles Infidèles, le mot à mot et même les adaptations, entre lesquelles n’existent plus que des différences quantitatives de degrés. Y a-t-il, dans l’absolu, une bonne transposition d’un texte qui permette de mieux le comprendre ? Y a-t-il un bon érotisme ? Cette question même, aimantée par l’idée d’un échange idéal, est sans pertinence. À son rêve désincarné on oppose que le bon échange dépend du niveau de compréhension de l’autre auquel les acteurs se placent. Nul ne peut condamner en soi le mot à mot qui nous a servis à tous à nous repérer dans les premiers ouvrages lus en langue originale. De même, l’hypertraduction permet parfois de voir ce qui sinon serait invisible : pour traduire le coréen muntae, littéralement « plaque de porte », Son Mihae et moi-même dûmes traduire, chez Yi Sang, « plaques aux noms gravés à l’entrée de la maison », faute de quoi le lecteur n’aurait su ni de quoi il s’agissait ni pourquoi, dans le récit, elles « donnent lieu à des airs entendus »16. Ailleurs, la compréhension distante et intellectuelle qu’on appelle amitié amoureuse justifie le privilège accordé par Pierre Garnier à « la pensée lyrique »17 chez Gottfried Benn, qui aboutit à un texte plus lissé que l’original. Trahison ? Ou implication ?

Tout ne se vaut pas, certes, en matière de fidélité. Mais rien ne vaut sans fidélité première à soi, et voilà pourquoi, à l’idéal d’une fidélité pour laquelle tout est dans l’exactitude supposée envers l’original ou dans le rapport qu’il entretient avec le lecteur natif, l’Eros énergisant oppose une fidélité fondée sur une transparence globale : soucieuse du texte originel, de son rapport au lecteur natif, mais aussi du rapport que le nouveau texte va entretenir avec ses propres lecteurs. En même temps, l’ambiguïté du texte cible impose une part de relation illégitime : il invite à partager avec lui le rapport amoureux qu’il entretient avec le texte originel. Il ne peut donc être fidèle à la source qu’en avouant l’infidélité amante que, de toutes façons, il lui fait subir. Utopie ? Mais la fidélité est compatible avec une infidélité amante pour peu que celle-ci soit consentie. Comme en l’espèce, le consentement du texte source ne voudrait rien dire, le seul moyen d’être honnête, c’est de l’afficher. On voit comment les adaptations même peuvent n’être pas infidèles : il suffit qu’elles disent ce qu’elles font avec le texte ; que le traducteur indique à quel niveau de communication il se place, quel partage des corps il assume. Où l’érotique se fait politique. Cet affichage réflexif suppose en effet un paratexte, texte original en regard ou préface, qui propose quelque chose à voir et, en cela, remplace la visée instrumentant le lecteur par l’assomption de l’image qui le laisse juge ; le lecteur du texte traduit n’est, disons, plus pris comme un simple récepteur à qui il faudrait transmettre un message, mais comme un participant à une aventure qu’on invite à consentir à une relation à trois.

Relativité relationnelle contre relativisme et contre absolutisme… À suivre jusqu’au bout la logique de cet Eros qu’on peut donc appeler éthique, il apparaît qu’il pointe moins la difficulté à reproduire un texte source que l’incapacité du traducteur comme de quiconque à le comprendre. Je veux dire ici qu’un texte littéraire est irréductible à du sens et que c’est cela que la traduction expose : une distance qui ne livrera jamais son secret parce que le secret est la distance, le complexe corps-esprit qui agit sur le désir. En montrant rétroactivement la faille sémantique originelle, l’Eros éthique ne montre même pas le caractère partiel de la compréhensibilité, qui laisserait au moins supposer qu’elle tient à la faiblesse de notre entendement. Il indique que le sens est ce qu’on fait avec le texte, l’engagement qu’on prend avec lui devant le monde. Et contre le malthusianisme de l’Eros possessif, il appelle à la démultiplication amoureuse des traductions qui sont autant d’engagements moraux. Déjà le travail de saint Jérôme qui disait : « je ne compose pas de nouveaux ouvrages pour détruire les anciens. »18 

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Politique malgré lui, Eros joue en somme un rôle éminemment moral dans la structure qui relie aux autres. Dans une première configuration de ces rapports, soit il se les assujettit, soit il est leur sujet, mais dans les deux cas, ce qui le mobilise est un rapport de domination : entre soumission à un état de faits fatal et une volonté inébranlable, il joue le jeu de la détermination univoque. Mais il existe aussi cette autre face d’Eros, moins psychologique et mentale, plus charnelle et intellectuelle, qui reconnaît la différence dans l’union. Deux directions de la traduction. Qu’elles se déclinent en autant de formes de relation heureuse qu’il y en a de plaisir, sans doute : l’idéalisme sublimatoire du partage des cœurs ou des esprits, le sensualisme hédoniste ou la crudité, le sentimentalisme tendre peuvent tous y trouver leur bien. Reste que l’une cherche à cacher l’existence de l’autre parce qu’une spiritualité particulière est nécessaire pour associer la joie d’un lien à un moment déterminé et transitoire. Sachant cela, comme en amour, on peut faire ses choix.

Notes de bas de page numériques

1  Armand Robin, « La plus constante de mes non-patries », Quatre poètes russes, Le Temps qu’il fait, 1985, p. 7.

2  Marquis d’Hervey-Saint-Denys, introduction aux Poésies de l’époque des Thang, 1862, Champ Libre, 1877. Document numérisé http://afpc.asso.fr/wengu/Tang

3  Li-taï-pe, « A Nan-king », in Marquis d’Hervey-Saint-Denys, Poésies de l’époque des Thang, Champ Libre, 1877, op.  cit.

4  Paul Valéry, « Cantiques spirituels », Variété, in Œuvres I, Gallimard, 1957, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 445 et 451.

5  Id., « Variations sur les Bucoliques », Les Bucoliques de Virgile, in Œuvres I, op. cit., pp. 214 et 218.

6  Voir Charles Baudelaire, « Eurêka », Notes sur des œuvres de Poe, in Œuvres complètes, Editions du Seuil, coll. L’intégrale, 1968, p. 357.

7  Paul Valéry, « Variations sur les Bucoliques », Les Bucoliques de Virgile, in Œuvres I, op. cit., p. 209.

8  Mihai Eminescu, « Peste vârfuri »/ « La lune sur les cimes », Poezii/ poésies, Bucarest, Editura Paralela 45, coll. Gemini, pp. 74-75.

9  Jean-Louis Courriol, présentation, in Mihai Eminescu, Poezii/ poésies, op. cit., p. 8.

10  Voir Antoine Berman, La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 71.

11  Louis Cazamian, « Note bibliographique », in Percy Bysshe Shelley, Prometheus Unbound/ Prométhée délivré, Aubier-Flammarion, 1968, pp. 69, 70 et 72.

12  Il dit : « un ouvrage meurt d’être achevé ». Voir « Variations sur les Bucoliques », Les Bucoliques de Virgile, in Œuvres I, op. cit., p. 218.

13  Pierre Pachet, « De l’Odyssée à Mandelstam (Traductions de poésie) », Sud, 1981, n° spécial Philippe Jaccottet, pp. 250-260.

14  Rilke ou Ungaretti, par exemple, pour ne nommer que deux poètes majeurs qu’il a traduits.

15  Voir Jean de la Croix, Nuit obscure, Cantique Spirituel, Gallimard/Unesco, 1997, coll. Poésie/Gallimard, pp. 106-107. Le texte français est le suivant : « Je suis vivant sans vivre en moi/ et si puissant est mon désir/ que je meurs de ne pas mourir/ En moi je ne vis plus déjà/ et sans Dieu vivre je ne puis/ car sans lui et sans moi je suis/ quel sens aura cette vie-là ». Pour l’intertexte éluardien, je fais bien sûr référence au recueil Mourir de ne pas mourir, pour Aragon à la rythmique classique du Fou d’Elsa du Roman inachevé.

16  Voir Yi Sang, « Les ailes », Les Ailes, Zulma, 2004, p. 16.

17  Pierre Garnier, préface à Gottfried Benn, Poèmes, Gallimard, 1972, p. 29.

18  Saint Jérôme, « A Chromatius et à Héliodore, sur la traduction des trois livres de Salomon », Correspondance 385-394,in Œuvres de saint Jérôme, Paris, Auguste Desrez, 1838. Document numérisé, Abbaye Saint Benoît de Port-Valais, Le Bouveret (Suisse), www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/jerome/index.htm.

Pour citer cet article

Jean-Pierre Zubiate, « Du Vampirisme aux corps partagés : morales de l’érotisme et choix de traduction », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 15 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6186.

Auteurs

Jean-Pierre Zubiate

Université de Toulouse-Le Mirail