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Mathieu Laarman  : 

Objets en devenir et devenirs-objets dans Les Malavoglia de Giovanni Verga et Jude l’Obscur de Thomas Hardy

Résumé

Une étude comparée de la fonction des objets et de leurs rapports avec les personnages dans I Malavoglia (1881) de Giovanni Verga et Jude the Obscure (1895) de Thomas Hardy nous invite à revisiter la notion de « devenir » formulée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux. Notre lecture croisée fait apparaître l’importance des dynamiques d’abandon et de dépossession, et nous conduit à nous intéresser aux itinérances et migrations d’objets.
Par l’expression «  objets en devenir », nous désignons tous ces objets délaissés, perdus ou désertés, qui conservent l’empreinte de celui qui les a possédés. Malgré leur silence apparent, ces objets à la dérive parlent. Paradoxalement, ce n’est qu’à l’instant où ils cessent de fonctionner qu’ils peuvent commencer à exprimer. Aux « objets en devenir » font écho des « devenirs-objets », déplacements inverses des personnages vers les objets.
Selon nous, la formidable ascension des devenirs-objets dans le roman du XIXe siècle est intimement liée à la montée en puissance du capitalisme, au culte croissant de la propriété privée et du profit. Chez Verga et Hardy, les objets itinérants permettent de traduire en fiction une position sceptique à l’égard des valeurs et idéologies dominant la société occidentale de cette seconde moitié du XIXe siècle.

Abstract

Through a comparative study of the objects’ functions and their relations to the characters of the novels I Malavoglia (1881), by Giovanni Verga, and Jude the Obscure (1895), by Thomas Hardy, I intend to enlarge the notion of “becoming” as stated by Deleuze and Guattari in A Thousand Plateaus. This analysis underlines the dynamics of abandonment and dispossession and leads me to explore itinerant and migrant objects.
I use the expression “objects to become” to refer to abandoned or lost things, that are still marked with the identity of their former owner. In spite of their apparent silence, these objects do speak. Strangely enough, they begin to tell from the moment they stop being used. These “objects to become” are associated with “becoming objects”, defined as movements from characters towards objects.
To me, the tremendous rise of those becoming objects in 19th century novel is deeply linked with the powerful ascent of capitalism and private property. In the works of Verga and Hardy, itinerant objects are used to dramatize a sceptical point of view towards social values and ideologies prevailing upon the western society of the second half of the century.

Index

Mots-clés : Giovanni Verga , objets en devenir, Thomas Hardy

Chronologique : XIXe siècle

Thématique : roman

Texte intégral

Cette étude est née d’une réflexion sur la mise en scène de l’échec dans quelques romans anglais, italiens et français des XIXe et XXe siècles. La confrontation d’œuvres aussi diverses que Frankenstein (1818/1831) de Mary Shelley, Les Malavoglia (1881) de Giovanni Verga, Jude l’Obscur (1895) de Thomas Hardy, Le sang noir (1935) de Louis Guilloux et Le bel Antonio (1949) de Vitaliano Brancati m’a conduit à découvrir, au-delà des singularités de chacun de ces textes, la présence de dynamiques et dispositifs caractéristiques du « roman de l’échec ».

Trois composantes essentielles du récit sont affectées par ces procédés d’écriture : l’espace, le temps et le personnage. Dans les romans de l’échec, les repères toponymiques et la distribution de l’espace se trouvent bouleversés : tantôt nous sommes confrontés à des « creux » géographiques, des lieux de stase ou d’oubli, tantôt au contraire l’espace se présente comme morcelé, hachuré, parcouru de trajectoires discontinues. Frankenstein repose tout entier sur cette oscillation permanente entre des espaces habités et familiers et des lieux de traversée, marqués par l’altérité. Les romans de Guilloux et de Brancati semblent eux aussi gouvernés par le balancement entre un processus de contraction de l’espace et un mécanisme de dilatation et d’expansion, comme le montre Dominique Rabaté dans son étude du Sang noir1. Enfin, le récit d’Alain-Fournier s’articule sur une opposition permanente entre l’univers domestique et scolaire de François Seurel et le monde de l’aventure associé au personnage de Meaulnes.

Ponctué de mouvements contradictoires, le temps qui orchestre les romans de l’échec fait également l’objet de soudaines distorsions. Jude l’Obscur, Les Malavoglia ou Frankenstein renferment de nombreux « temps morts », qui sont autant de pauses narratives. Mais ces arrêts du récit, ces « pannes » romanesques, alternent avec d’autres temporalités antagonistes, qui se traduisent par de brusques sauts chronologiques. Bien entendu, la solution adoptée pour concilier ces deux systèmes temporels est propre à chaque œuvre. Toutefois, ces stratégies individuelles peuvent être ramenées à une série de procédés fondamentaux communs à tous les romans de l’échec. Par exemple, Verga recourt fréquemment à la figure de l’ellipse ou à la répétition et la concaténation. Or, si l’emploi de ces artifices lui appartient en propre, la  fonction qu’ils remplissent – l’accélération ou le ralentissement du récit – pourra être obtenue chez d’autres auteurs par des techniques différentes.

Le personnage, enfin, fait l’expérience de nombreuses métamorphoses. Souvent présenté de façon apophatique, comme en négatif, il apparaît tour à tour sous l’emprise d’un processus d’involution et de recroquevillement ou contraint à la fuite et à l’échappée. Privée de son ancien prestige et coupée de ses racines, la famille déchue des Malavoglia connaît une lente atrophie, un étiolement collectif qui ébranle l’identité de chacun de ses membres. Réduite à la misère et à l’humiliation, elle se voit condamnée au secret. Si certains de ses membres s’enfuient, les autres préfèrent s’enfermer pour se prémunir des regards malveillants. Il y a lieu de voir, dans ce va-et-vient entre le repli et la sortie du personnage, un des traits les plus frappants des romans de l’échec.   

Mais la dynamique la plus spectaculaire est sans aucun doute celle des « devenirs-objets », qui constitue le centre de cette étude. Inspirée par les travaux de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, l’expression fait référence aux notions de « devenirs-animaux » et de « devenirs-imperceptibles » définies dans Mille Plateaux. Récusant les deux grandes catégories de « série » et de « structure » qui organisent les représentations des rapports entre hommes et animaux, Deleuze et Guattari réfutent également la position évolutionniste, selon laquelle tout passage de l’humain à l’animal est une régression. À ces modèles hiératiques véhiculant et reproduisant des rapports de pouvoir, ils opposent le concept de « néo-évolutionnisme » et de « devenir » :

Une ligne de devenir ne se définit ni par des points qu’elle relie ni par des points qui la composent : au contraire, elle passe entre les points, elle ne pousse que par le milieu, et file dans une direction perpendiculaire aux points qu’on a d’abord distingués, transversale au rapport localisable entre points contigus ou distants. Un point est toujours d’origine. Mais une ligne de devenir n’a ni début ni fin, ni départ ni arrivée, ni origine ni destination ; et parler d’absence d’origine, ériger l’absence d’origine en origine, est un mauvais jeu de mots. Une ligne de devenir a seulement un milieu. Le milieu n’est pas une moyenne, c’est un accéléré, c’est la vitesse absolue du mouvement2.  

Nous appuyant sur ces réflexions, nous souhaiterions mettre en évidence une autre « ligne » de devenir, celle des « devenirs-objets ». Orientation confortée par une réflexion de Laurent Lepaludier, qui compare « le système textuel des objets » au rhizome deleuzien : « Dans le texte de fiction, les objets tissent des rapports avec le temps, le lieu, les personnages, la narration, bref avec les éléments de composition du récit qu’ils colorent, concrétisent, ou même annexent parfois3 ». 

Les personnages des romans de l’échec, en effet, tendent à suivre des trajectoires coïncidant avec les déplacements opérés par les objets. Dans la plupart de ces récits, les objets abandonnés, perdus, abîmés ou désertés jouent un rôle primordial. Ces objets « itinérants », « en devenir », sont si intimement liés aux personnages qu’ils se voient attribuer certains traits de leur identité. Si le phénomène est à l’œuvre dans la plupart des romans de l’échec, c’est peut-être dans les œuvres de Giovanni Verga et de Thomas Hardy qu’il s’affirme le plus clairement.

Notre hypothèse est la suivante : au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, au moment de l’émergence de la société bourgeoise et du capitalisme, le rapport entre objets et individus se transforme. À une époque où la possession et le bien fluctuent plus librement, les objets semblent véritablement en mouvement. Dès le début du XIXe siècle, le roman européen reflèterait cette réalité, traduisant la prise de conscience collective d’une double itinérance : la migration des objets « en flottement » et la « descente » des hommes vers les choses. À l’idée d’une séparation radicale entre objets et sujets tendrait ainsi à se substituer la vision d’un monde basé sur un continuum entre ces deux instances.

Dans une perspective similaire, L. Lepaludier distingue les récits privilégiant les rapports de possession de l’objet des fictions mettant l’accent sur sa circulation. Dans le premier cas, illustré de manière exemplaire par Robinson Crusoë, « l’avoir et la circulation » représentent « le type principal de rapport à l’objet4 ». Le second type correspondrait en revanche aux romans de Dickens, dans lesquels « le pouvoir de violence ou de culpabilisation des choses semble se déplacer et contaminer ceux qui les touchent ou les acquièrent5 ».

L’évolution du roman de l’échec donne à penser que c’est surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle que ces préoccupations vont occuper une place essentielle sur la scène littéraire. Dans un ouvrage collectif intitulé L’empreinte des choses, Michael Bell observe que les vingt dernières années du XIXe siècle sont traversées par un rejet de la « mythopoétique » dickensienne, qui se traduit avant tout par la mise en forme d’une nouvelle relation de l’homme aux choses6. À cet égard, les œuvres de Giovanni Verga et de Thomas Hardy peuvent être considérées comme des illustrations éloquentes du « devenir-objet » de l’individu7. Écrits dans le dernier quart du XIXe siècle, Les Malavoglia et Jude l’Obscur sont hantés par les métaphores de la perte, de la décadence et de la séparation. Dans chacun de ces romans, les objets dérobés, oubliés ou à l’abandon sont indissociables des personnages principaux, dont les trajectoires semblent contenues et comme condensées dans les flottements des objets. Procédés métaphoriques, métonymies, anthropomorphisations et parallélismes contribuent à brouiller les frontières entre objets et individus. C’est ce rapport complexe entre choses et personnages que nous voudrions examiner ici, à partir d’une lecture croisée des Malavoglia et de Jude l’Obscur.

 

Les romans de Verga et de Hardy s’ouvrent sous le signe de la dépossession, de l’abandon et de la dispersion. Avant même l’entrée en scène des protagonistes, de nombreux indices suggèrent que ceux-ci sont voués à perdre leurs biens et condamnés à une existence sans postérité.

Les Malavoglia sont les derniers survivants d’une famille jadis nombreuse et influente. Frappés par diverses calamités, ils ont perdu tout leur bien à l’exception d’une vieille barque de pêche ironiquement baptisée la Provvidenza, qu’ils ne cessent de rafistoler, et de leur austère masure, symbole de la solidarité familiale qu’ils s’acharnent à préserver. En soulignant la fracture généalogique qui ébranle la lignée des Malavoglia, l’incipit du roman de Verga annonce déjà l’imminente dissolution de cette famille de pêcheurs siciliens.

La situation de Jude, voué par son statut d’orphelin à la solitude, peut rappeler l’isolement des Malavoglia. Mais le récit de Hardy ne s’ouvre pas immédiatement sur la figure du protagoniste. Au lieu de commencer la narration par une présentation conventionnelle de son héros, le romancier procède en effet à un déplacement ingénieux, déviant l’attention vers une scène de la plus haute importance : le départ du maître d’école Phillotson. Cet épisode tient en quelques pages, mais il faut y voir un instant-clé du roman et, dans notre perspective, une illustration saisissante du processus du devenir-objet.

Pour évoquer le départ de l’instituteur, Hardy use d’un raccourci déconcertant qui échappe à une première lecture du roman. Il choisit d’attirer notre regard non pas sur le bric-à-brac qu’emporte avec lui Phillotson, mais sur un objet isolé, bien distinct de la masse d’ustensiles, de meubles et de cartons qui s’entasse sur la charrette. Il s’agit d’un vieux piano que le maître d’école a acheté jadis dans l’espoir qu’il apprendrait à en jouer, et dont il ne veut plus s’embarrasser. « Le seul objet encombrant que possédât le maître d’école, en dehors de ses colis de livres, était un piano rustique qu’il avait acheté à une vente publique, l’année où l’idée lui était venue d’apprendre la musique instrumentale8 ».

Ainsi singularisé, l’instrument se voit du même coup personnalisé, humanisé. C’est dans la mesure même où il a cessé de fonctionner qu’il peut commencer à exprimer. Sa présence incongrue dans le salon vide du maître d’école suscite chez les villageois de Marygreen une vague appréhension et un certain embarras :

Le forgeron, le bailli et le maître d’école lui-même se tenaient dans le salon, devant le piano, l’air profondément perplexe. Le maître d’école avait fait observer que, même s’il pouvait faire entrer l’instrument dans la carriole, il ne saurait qu’en faire en arrivant à Christminster, la ville où il se rendait, car il ne devait prendre, pour commencer, qu’un logement provisoire9.

Pourquoi le piano de Phillotson se trouve-t-il investi d’une telle portée symbolique ? Pour un lecteur peu familier des romans de Hardy, il peut sembler insignifiant que le maître d’école ait acquis le piano dans une vente publique. C’est là, pourtant, un motif omniprésent dans l’œuvre de l’écrivain anglais, et qui assume souvent une fonction décisive. On ne peut manquer d’évoquer la cruelle vente aux enchères qui inaugure The Mayor of Casterbridge, au cours de laquelle le misérable Henchard cède pour quelques guinées sa femme à un inconnu. Mais même lorsque la vente consiste en quelques menus objets, elle joue habituellement un rôle dans le développement de l’intrigue.

D’après nous, l’image du piano abandonné fonctionne comme un aiguilleur annonçant,  dès l’incipit du récit, l’importance accordée aux dynamiques de la perte, de la séparation et de l’oubli. Destitué de sa fonction, devenu inutile, l’instrument de musique de Phillotson est aussi un objet sans possesseur, à la dérive. Tout concourt ainsi à prêter vie au piano délaissé, dont l’encombrante matérialité embarrasse et inquiète.

À ce premier niveau de lecture s’ajoute une autre analyse, plus fine, qui nous permet de mieux saisir le mécanisme des objets « migrants » autant que du devenir-objet. Au moment de se séparer de Jude, Phillotson lui confie son grand projet : obtenir un diplôme universitaire puis entrer dans les ordres. Il promet au garçon de ne pas l’oublier, et l’invite à venir le trouver à Christminster. Cette scène en apparence anecdotique réunit tous les éléments de la destinée tragique des protagonistes. Elle opère comme un indicateur orientant le récit et focalisant l’attention du lecteur, et participe intimement du sentiment d’inéluctabilité qui fait de Jude une tragédie romanesque.

On comprend mieux, dès lors, comment le piano abandonné en vient à rassembler, à travers une cristallisation de détails prémonitoires, les motifs et mouvements dominants du récit. Dès les premières lignes du roman, nous apprenons que Phillotson s’est décidé quelques années plus tôt à apprendre la musique instrumentale. Mais ce projet n’a jamais été mené à terme.

Aussi banal qu’il puisse paraître, cet échec n’en demeure pas moins un signe essentiel. Dès ce point du récit est soulevée en effet la question primordiale du conflit entre passion et désillusion, quête de l’absolu et prosaïsme. Mais surtout, le fiasco de Phillotson contient en germe les inéluctables défaites des protagonistes, à commencer par l’effondrement de son propre rêve. Car le maître d’école ne parviendra jamais à obtenir le diplôme auquel il aspire et devra renoncer à ses ambitions. Quant à Jude, son tempérament passionné le conduira à répéter les échecs de Phillotson. Enfin parvenu à Christminster, le jeune homme verra ses espoirs anéantis et abandonnera à son tour ses idéaux les plus sacrés.

L’image du piano muet et délaissé se présente comme une illustration exceptionnellement riche et forte de ce que j’ai nommé « objet en devenir ». L’incipit de Jude l’Obscur atteste bien que dans la littérature, et plus particulièrement dans le roman, les objets sont mouvants, évoluent constamment et peuvent assumer différents statuts et fonctions. Or, cet objet en devenir est aussi un devenir-objet puisqu’il cristallise et reflète, à la manière d’un prisme, certains des instants à venir qui marqueront les trajectoires de Phillotson et de Jude. Tout se passe comme si le roman possédait cette extraordinaire propriété de révéler certains rapports fugaces mais pourtant prégnants entre sujets et objets, qui demeureraient imperceptibles autrement : phénomènes de transfert du sujet vers l’objet, devenu relais ou appendice du personnage ; migrations des objets, qui loin d’être voués à l’immobilité effectuent un parcours chargé de sens ; descente du sujet vers les choses possédées, perdues, abandonnées… Loin de constituer deux univers clos et repliés sur eux-mêmes, le personnage et l’objet entrent en résonance, s’interpénètrent, s’entremêlent et échangent parfois leur place.

 

Dans Les Malavoglia, deux objets singuliers occupent une place décisive : la Provvidenza et la « maison du néflier ». Tout comme le piano délaissé chez Hardy, ces objets vont être singularisés et humanisés. Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute avec leurs essais sur le roman réaliste10, Claude Duchet dans son étude sur Madame Bovary11, Christopher Flint dans son article consacré aux « objets parlants » de la fiction du XVIIIe siècle12, se sont tous intéressés aux représentations anthropomorphes de l’objet dans le roman. Chez Verga, le parcours que décrivent la barque et la maison est à l’image de la fortune des Malavoglia, puisque ces derniers ne peuvent survivre que grâce à la Provvidenza, qui assure leur subsistance matérielle, et à la maison du néflier, qui garantit la cohésion de l’unité familiale. Éminemment symboliques, ces biens finissent par acquérir une existence autonome.  

Naufragée, rafistolée tant bien que mal, remise à flot et finalement abandonnée pour une bouchée de pain au riche Crocifisso, la barque reproduit dans sa dérive les infortunes de padron ’Ntoni et de sa famille. Un épisode illustre de manière éloquente cette personnalisation de la Provvidenza. Après s’être fracassée dans les récifs, entraînant Bastianazzo à la mort, la barque est amenée chez mastro Zuppidu, le calfat, dans l’espoir que ce dernier parviendra à la rafistoler.

On avait remorqué la Providence sur le rivage, dans ce piteux état où on l’avait retrouvée au-delà du cap des Moulins, le nez dans les écueils et le dos en l’air. En un instant, tout le pays, hommes et femmes avaient couru sur la côte et, mêlé à la foule des curieux, padron ’Ntoni regardait aussi. Certains donnaient même un coup de pied dans la coque ventrue de la Providence pour en juger à l’oreille, comme si elle n’était plus à personne, coup de pied que le pauvre vieux recevait dans l’estomac13.

Ce tableau tisse un parallèle expressif entre le sort échu aux Malavoglia et cette barque éventrée que les enfants du village escaladent sans retenue, comme réjouis du malheur accablant les Malavoglia. La description de la Provvidenza est d’ailleurs marquée par de nombreuses métaphores anthropomorphes : on l’a trouvée « le nez dans les écueils », « le dos en l’air ». Sur le rivage, des curieux lui donnent des coups « dans le ventre ». L’abandon de la barque naufragée évoque le piano de Phillotson : elle est si fêlée qu’elle paraît « ne plus être à personne ». On est tenté d’interpréter cette fêlure comme un indice de la fracture bouleversant l’équilibre de la famille de padron ’Ntoni. En tous les cas, on retrouve ici un fascinant exemple de migration d’objet. Déchue et destituée de sa fonction, devenue soudain inutile, la Provvidenza essuie les railleries des curieux. Et si padron ’Ntoni  croit sentir le choc des coups portés à la barque, c’est bien qu’elle est une partie de lui.

Ici encore, nous sommes donc confrontés à un double mouvement. D’un côté s’effectue une « descente » du sujet vers l’objet, qui se traduit par l’abaissement des Malavoglia ; de l’autre, l’objet prend le pas sur le personnage, conquiert une certaine autonomie. Car le naufrage de la Provvidenza signifie aussi que les Malavoglia vont eux-mêmes devenir des instruments aux mains des notables du village. Leur barque perdue, ils sont à leur tour ravalés au statut de simples objets exploités par les plus puissants. Mais si le spectacle de la barque fracassée est aussi bouleversant, c’est d’abord parce que tout en elle est habité par le souvenir de Bastianazzo, mort dans le naufrage. Luca en fait la douloureuse expérience en reconnaissant la place où était assis son père : « – Là où est la fourche neuve, c’était la place de papa, disait Luca qui avait grimpé à bord, et là-dessous, il y avait les lupins14 ». Marquée encore par la présence de Bastianazzo, imprégnée de sa mémoire, la Provvidenza ne le rappelle à la mémoire des vivants que pour le dérober aussitôt à leur souvenir.

Tout au long des Malavoglia, Verga ne cesse d’insister sur le balancement des choses vers les êtres animés, et des hommes vers les objets. Il dissémine ça et là des images et de brefs épisodes narratifs qui sont autant de signes préfigurateurs, d’aiguilleurs du récit. Une scène tout aussi frappante que le naufrage de la Provvidenza est celle de l’abandon forcé de la maison du néflier. Ruinés par des désastres répétés, les Malavoglia sont contraints de vendre pour une bouchée de pain leur maison à l’oncle Crocifisso. Humiliés, raillés par tout le village, ils décident de déménager dans la nuit :

Le pauvre vieux n’avait pas le courage de dire à sa belle-fille qu’ils devaient quitter de leur gré la maison du néflier, après tout ce temps où ils y avaient vécu. C’était comme s’en aller du pays, s’expatrier, ou comme ceux qui étaient partis pour revenir et n’étaient plus revenus, alors qu’il y avait encore là le lit de Luca et le clou où Bastianazzo accrochait sa vareuse. Mais il fallait enfin déménager tous ces pauvres meubles, les enlever de leur place où chacun laissait sa marque et, sans eux, la maison n’était plus la même. Ils transportèrent leurs affaires dans la petite maison que le boucher leur avait louée, pendant la nuit comme si le village ne savait pas que la maison du néflier était désormais à Pied-de-Cane et qu’ils devaient la débarrasser. Mais au moins personne ne les voyait, leurs affaires sur le dos15.

Comme Hardy dans Jude l’Obscur, Verga choisit d’attirer notre regard sur quelques détails isolés, qui acquièrent ainsi une formidable intensité : le clou auquel Bastianazzo accrochait sa veste, le lit vide de Luca mort à la guerre, les marques laissées par les meubles sur le sol. Padron ’Ntoni associe d’ailleurs tout naturellement ce déménagement précipité avec le départ de son fils et de son petit-fils disparus, comme si la perte de la maison du néflier n’était qu’un symptôme d’une dépossession plus générale. Or, ces menus détails qui retiennent l’attention du grand-père Malavoglia sont tous des objets à la dérive, définis de manière négative : le clou est devenu inutile, le lit est vide et les meubles se réduisent aux traces qu’ils ont laissées sur le sol.

Abandonné depuis quelque temps, la maison voisine véhicule un même sentiment de désolation. Tout comme les curieux frappaient la coque fracassée de la Provvidenza, tous ceux qui passent près de la maison d’Alfio Mosca arrachent par jeu quelques feuilles de vigne, comme si son propriétaire était mort.

Aussitôt vidée la maison du néflier, les nouveaux propriétaires accourent. « L’oncle Crocifisso était venu jeter un coup d’œil avec Pied-de-Cane, et ils parlaient à voix haute dans les pièces vides, où les voix s’entendaient comme s’ils étaient dans l’église16 ». Débarrassée de tous ses meubles, la maison du néflier n’est plus qu’une coquille où les voix résonnent de manière insolite, à l’image de la Provvidenza fêlée. Plus tard, l’oncle Crocifisso revient accompagné du menuisier et du maçon. Parcourant la maison, il se hâte de supprimer les traces de la présence des Malavoglia.

Tout en marchant, l’oncle Crocifisso balayait du pied la paille et les tessons, et il ramassa aussi dans la terre un morceau du chapeau qui avait été celui de Bastianazzo pour le jeter dans le jardin, où il servirait d’engrais. Pendant ce temps le néflier bruissait toujours, tout doucement, et les guirlandes de marguerites, fanées à cette heure, étaient encore suspendues à la porte et aux fenêtres, comme on les avait disposées pour Pâques des Roses17.

Crocifisso s’acharne à effacer tous les vestiges oubliés par padron ‘Ntoni et sa famille déshéritée. À dater de ce jour, les Malavoglia s’enferment dans la maison du boucher et n’osent plus se montrer à l’église du village. Du reste, les habitants d’Aci Trezza eux-mêmes les évitent et refusent de les saluer.

 

S’il fait penser au déménagement du maître d’école Phillotson, le départ des Malavoglia rappelle également une autre scène de Jude l’Obscur. Il s’agit de la vente aux enchères organisée par Arabella Donn, la femme de Jude. Après avoir quitté son époux, elle a regagné le domicile familial et s’apprête à partir pour l’Australie avec ses parents. Ayant appris que les Donn organisent une vente publique pour se débarrasser de leurs meubles, Jude fait porter à Arabella le mobilier resté dans leur demeure conjugale. La date de la vente passe sans que Jude y ait pris garde, et ce n’est que par le plus grand des hasards, en entrant chez un brocanteur, qu’il découvre d’insolites vestiges du déménagement. 

Quelque temps après il entra dans une boutique de bric-à-brac, et, au milieu d’un amas hétéroclite de casseroles, chevalets, rouleaux, bougeoirs de cuivre, glaces et autres objets venant évidemment d’une vente, il aperçut une petite photographie encadrée qui n’était autre que son portrait18.

Dans ce cimetière des objets que constitue la boutique du brocanteur, un objet se détache de la collection hétéroclite d’articles entassés pêle-mêle. C’est une photographie de Jude, que le jeune homme a offert à Arabella le jour de leur mariage. 

Sur le dos, on pouvait lire encore : « Jude à Arabella », avec la date. Ce pauvre souvenir avait dû être jeté dans la vente avec le reste des biens. « Oh ! » dit le brocanteur en le voyant prendre le cadre et sans s’apercevoir que c’était son portrait. « C’est un lot de vieilles choses qui m’a été adjugé dans une vente, du côté de Marygreen. Le cadre peut être très utile si vous enlevez la photographie. Je vous le laisserai pour un shilling. »19

Croyant que Jude souhaite faire l’acquisition du portrait, le brocanteur en confirme la provenance, et lui suggère d’utiliser le cadre après avoir enlevé la photographie. Le portrait de Jude a perdu toute valeur pour Arabella, qui n’a pas hésité à s’en débarrasser dans la vente aux enchères. Abandonné, il se retrouve privé de tout son pouvoir d’évocation et n’a plus de sens que pour Jude, qui peut y lire avec certitude le désamour d’Arabella. Absurde vestige d’une vulgaire idylle sans lendemain, la photographie échouée chez le brocanteur reproduit non seulement le visage de son modèle, mais plus encore sa déchéance et sa solitude. Dans cette scène cruellement ironique, toute l’affection que recèle le portrait est soudain balayée et réduite à néant au profit de l’élément le plus dérisoire et insignifiant dont le marchand s’acharne à louer l’utilité : le cadre. Exhibé à la vue de tous, le portrait de Jude a pourtant fait naufrage dans un capharnaüm anonyme de bibelots en tous genres. C’est là, pour le héros, le signe que toute tendresse a disparu entre lui et Arabella.

Il faut relire cet épisode à la lumière de la scène inaugurale du Maire de Casterbridge, pour comprendre quelle place capitale occupent, dans l’œuvre de Hardy, les mouvements de migrations et de transferts entre les choses et les êtres20.

On entendait sur le champ de foire la voix du commissaire-priseur qui vendait ses vieux chevaux :

« Allons, Messieurs, le dernier lot… Qui veut de ce dernier lot, pour une bouchée de pain ? Quarante shillings, nous disons ? Une bonne poulinière… Pas de défauts ; à peine plus de cinq ans ; rien que le dos un peu creux, et l’oeil gauche que sa sœur lui a fait sauter d’une ruade, en venant sur sa route ».

« Moi je ne vois pas pourquoi un homme qui a une femme et n’en veut plus, ne s’en débarrasserait pas comme ces bohémiens-là font de leurs chevaux », déclarait l’homme dans la tente. « Pourquoi ne pas les mettre aux enchères, et les vendre à ceux qui recherchent l’article ? Hein ? Moi, bon Dieu ! je vends la mienne à l’instant, si quelqu’un veut l’acheter »21.

D’après nous, ces représentations fictionnelles de « devenirs-objets » peuvent être lues comme une mise en question par le romancier des bouleversements socio-historiques affectant l’Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle. Dénonçant les valeurs dominantes d’une société capitaliste tournée vers le profit et décidée à rompre avec les modèles traditionnels, Hardy laisse échapper son désarroi et son scepticisme face au libéralisme et à l’individualisme effrénés qui imprègnent son époque. C. Duchet parvient à des conclusions analogues à propos de Madame Bovary :

Flaubert est le premier à prendre l’objet vraiment au sérieux. Avec lui, plus nettement qu’avec Balzac, le roman entre dans l’âge industriel, tandis que les produits de celui-ci entrent dans le roman. Toute une idéologie de l’objet – et même une philosophie de la matière – s’élabore chez Flaubert à partir de ce qu’il vit : l’essor parallèle de l’industrie et de la bourgeoisie, l’avènement de l’objet manufacturé, multiple et mobile, lié aux prodromes de la société de consommation22.

Après le déménagement du maître d’école puis d’Arabella, c’est au tour de Jude et Sue de quitter la maison qu’ils occupent à Aldbrickham. Désireux de partir d’une ville où ils ne sont plus les bienvenus, ils décident d’organiser une vente aux enchères afin de régler leurs dettes. Pour s’épargner le douloureux spectacle de leur échec, Jude et Sue se réfugient à l’étage. Depuis leur petite chambre encombrée de malles et de paquets, ils suivent le déroulement de la vente et découvrent que les prétendus acheteurs ne sont que d’insatiables curieux venus se repaître de leur malheur et assouvir leur goût du scandale. L’acharnement que mettent Jude et sa compagne à se protéger des regards fait écho à la disgrâce des Malavoglia, contraints de quitter de nuit la maison du néflier.

Il pleuvait de plus en plus, Sue ne se sentait pas bien et ne voulait pas abandonner son pauvre Jude dans d’aussi tristes circonstances, car il devait rester là quelque temps ; elle suivit donc le conseil du commissaire-priseur et s’enferma dans une chambre d’en haut dont on avait enlevé les meubles. C’est là que Jude la découvrit avec l’enfant, leurs malles, des paniers, des paquets, plus deux chaises et une table qui n’étaient pas à vendre ; et là ils attendirent d’un air songeur23.

Si les regards des inconnus paraissent aussi insupportables à Jude et Sue, ce n’est pas seulement parce qu’ils portent une condamnation sans appel des deux amants. À ce point du récit, les deux cousins ont déjà franchi la barrière des conventions et ne craignent plus guère le jugement d’autrui. Il y a une raison plus profonde à leur trouble et leur souffrance : tous les objets exhibés par le commissaire-priseur et dévisagés par les curieux évoquent avec une telle intensité l’intimité du couple adultère qu’à travers ces meubles familiers livrés en pâture aux badauds, ce sont bien Jude et Sue qui se retrouvent à la merci des inconnus. Par-delà ces objets « flottants » et privés de propriétaires se jouent la déchéance et l’effondrement des deux protagonistes.

 

Les séparations et les adieux qui rythment le parcours des Malavoglia ne sont pas moins douloureux que l’exil auquel sont condamnés Jude et Sue. Chez Verga, le motif du départ est omniprésent. Tous les protagonistes du récit vivent dans la crainte permanente du deuil et de la perte. Sur le point de quitter le village, le malheureux Alfio Mosca vient saluer ses voisins les Malavoglia. Le silence qu’observe Mena lui fait comprendre que la tendresse qu’il éprouve pour la jeune fille ne peut être partagée : celle-ci a été promise à un autre. Inquiet à l’idée de ne plus reconnaître le village quand il sera de retour, Alfio exprime sa peur du changement par une métaphore frappante : « Le monde est comme une bergerie : on va et on vient, peu à peu nous changeons tous de place et plus rien n’est comme avant.24 »

Chaque fois que le romancier entend évoquer l’éloignement ou la séparation, les objets viennent occuper le devant de la scène alors que s’éclipsent les personnages. Ainsi, dans l’épisode tout juste cité, l’absence imminente d’Alfio, que Mena aime en secret, va se cristalliser dans quelques menus objets bientôt privés de leur propriétaire et donc de leur sens. Marqués par l’incomplétude, le vide, l’insolite, ces maigres biens sont déjà des objets en deuil.

Compère Alfio avait chargé une bonne partie de ses pauvres affaires sur le chariot et mettait en sac toute la paille qui restait dans la mangeoire, pendant que ses quatre fèves cuisaient dans la soupe […]. Appuyée contre le chambranle, Mena ne disait rien, les yeux fixés sur le chariot plein, la maison vide, le lit à moitié défait et la marmite qui bouillait pour la dernière fois dans le foyer25.

La mangeoire vide, la poignée de fèves cuisant dans la marmite, le chariot encombré, la maison abandonnée, le lit à moitié défait, la marmite bouillant pour la dernière fois sur le foyer… C’est dans cette modeste assemblée de choses à la fois désertées et saturées de la présence humaine, que se tisse le drame de la séparation et de l’adieu. Désinvestis de leur rôle ou disparaissant au contraire sous leur fonction, comme le chariot d’Alfio, ces objets destitués et comme désœuvrés disent la bouleversante expérience de la disparition et du néant en rejouant à leur manière la séparation dernière, seul véritable départ. Verga aurait pu choisir de se livrer à une description minutieuse du fourbi emporté par Alfio. C’est une autre solution qu’il retient. De même que le spectacle du piano abandonné traduisait chez Hardy l’affliction de Jude devant le départ de Phillotson, de même ici la vue de quelques objets isolés suffit à exprimer la détresse de Mena.

Les éléments composant la scène esquissée par le narrateur des Malavoglia sont marqués par la privation et l’abandon. Le chariot seul remplit sa fonction, mais son chargement inhabituel semble dire que le malheureux Alfio ne reviendra pas de son voyage. Les autres objets font figure de simulacres : la maison est inhabitée, ses fenêtres closes. Le lit à demi défait est vide lui aussi. L’ordre d’apparition des objets suit le mouvement du regard de Mena, à travers lequel nous est dévoilée la scène. Depuis le seuil de sa porte, la jeune femme arrête son regard sur les objets situés à l’extérieur de la maison. Celui-ci se dirige ensuite vers l’intimité de la maison d’Alfio avant d’y pénétrer et de se poser sur le lit puis le foyer. L’organisation des objets dans cette brève description obéit à un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur et accentue le sentiment de désolation et de solitude qui gouverne l’épisode.

 

Au terme de cette lecture comparée des Malavoglia et de Jude l’Obscur, nous espérons avoir mis en évidence une forme de devenir encore largement insoupçonnée, malgré la place éminente qu’elle occupe dans le roman européen des XIXe et XXe siècles. Si les objets délaissés, perdus ou réduits à l’inutilité ont toujours été présents dans la littérature, il apparaît que c’est surtout à partir du début du XIXe siècle, et principalement dans le genre romanesque, qu’ils vont prendre une importance nouvelle.

Il est clair qu’il y a un moment historique de l’objet […], celui de la grande littérature romanesque du XIXe siècle. C’est le moment de la marchandise, de la marchandisation et du capital, dans les deux sens du mode de production bien connu et de la somme dans laquelle Marx en livre le secret26.

On peut avancer quelques éléments d’explication pour tenter de rendre compte de ce phénomène. Sans doute cette évolution est-elle liée à une progression générale du genre romanesque, marqué dès son origine par les images du déclin, de la séparation et de la perte. Mais il faut aussi invoquer des causes externes, consistant essentiellement dans des transformations d’ordre socio-historiques. L’impact de la révolution industrielle, l’ascension de la bourgeoisie, la montée en puissance de la société capitaliste… Autant d’éléments qui façonnent puissamment les modes de vie et les mentalités, comme en témoignent les romans de Balzac, Flaubert, Dickens ou George Eliot, pour n’en citer que quelques-uns27.

Dans cette perspective, le déploiement de spectaculaires trajectoires de devenirs-objets chez Verga et Hardy peut être interprété comme l’expression de leur profond scepticisme à l’égard des valeurs et idéaux dominants de leur temps. Les objets en devenir qui peuplent Les Malavoglia et Jude l’Obscur permettraient ainsi aux deux romanciers d’exprimer leur défiance et leur pessimisme face à la réification de l’homme, à la disparition des traditions et à la solitude caractérisant leur époque28. En prêtant attention aux objets abandonnés, perdus ou tenus pour inutiles, en montrant que les parcours des individus peuvent évoquer l’itinérance des objets relégués et réduits à l’insignifiance, Verga et Hardy manifestent leur refus d’appartenir à une société qui tend de plus en plus à considérer l’homme comme un instrument et favorise l’isolement et l’exclusion.

À l’aube du XXIe siècle, ce regard sceptique a-t-il vraiment perdu de son actualité ?

Notes de bas de page numériques

1 Dominique Rabaté, « Construction narrative et dramatique dans Le Sang noir », in Francine Dugast, Marc Gontard (dir.), Louis Guilloux écrivain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000, « Interférences », pp. 197-210.
2 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, « Critique », p. 360.
3 Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, « Interférences », p. 61.
4 Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, p. 69.
5 Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, p. 70.
6 Michael Bell, « Doing Things in the Kitchen: chez soi with Joyce and Lawrence », in Marie-Christine Lemardeley et André Topia, L’empreinte des choses, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2007, pp. 105-114.
7 Dans ce même article, M. Bell rappelle une formule éloquente de D. H. Lawrence : « the thing-like existence of the human ».
8 Thomas Hardy, Jude l’Obscur, trad. de F. W. Laparra, [1950], Paris, Albin Michel, 1997, p. 15. The only cumbersome article possessed by the master, in addition to the packing-case of books, was a cottage piano that he had bought at an auction during the year in which he thought of learning instrumental music ». Thomas Hardy, Jude the Obscure, London, Norton & Company, 1999, p. 9.)
9 Thomas Hardy, Jude l’Obscur, p. 15. (« The blacksmith, the farm bailiff, and the schoolmaster himself were standing in perplexed attitudes in the parlour before the instrument. The master had remarked that even if he got it into the cart he should not know what to do with it on his arrival at Christminster, the city he was bound for, since he was only going into temporary lodgings just at first », p. 9). 
10 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961, « Critique » et Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon. Essais sur le roman, [1956], Paris, Gallimard, 1996.
11 Claude Duchet, « Roman et objets : l’exemple de Madame Bovary », in Gérard Genette et Tzvetan Todorov (dir.), Travail de Flaubert, Paris, Seuil, 1983, pp. 11-43.
12 Christopher Flint, « Speaking Objects: The Circulation of Stories in Eighteenth-Century Prose Fiction », PMLA, vol. 113, n. 2, mars 1998, pp. 212-226.
13 Giovanni Verga, Les Malavoglia, trad. de Maurice Darmon, Paris, Gallimard, 1997, « Folio » p. 92. (« La Provvidenza l’avevano rimorchiata a riva tutta sconquassata, così come l’avevano trovata di là dal Capo dei Mulini, col naso fra gli scogli, e la schiena in aria. In un momento era corso sulla riva tutto il paese, uomini e donne, e padron ’Ntoni, mischiato nella folla, guardava anche lui, come gli altri curiosi. Alcuni davano pure un calcio nella pancia della Provvidenza, per far suonare com’era fessa, quasi non fosse più di nessuno, e il poveretto si sentiva quel calcio nello stomaco ». Giovanni Verga, I Malavoglia, Milano, Mondadori, 2001, « I Meridiani », p. 62).
14 Giovanni Verga, Les Malavoglia, p. 92. (« – Questo era il posto del babbo, dove c’è la forcola nuova, diceva Luca il quale s’era arrampicato sulla sponda, e qui sotto c’erano i lupini », p. 63).
15 Giovanni Verga, Les Malavoglia, pp. 184-5. (« Il povero vecchio non aveva il coraggio di dire alla nuora che dovevano andarsene colle buone dalla casa del nespolo, dopo tanto tempo che ci erano stati, e pareva che fosse come andarsene dal paese, e spatriare, o come quelli che erano partiti per ritornare, e non erano tornati più, che ancora c’era lì il letto di Luca, e il chiodo dove Bastianazzo appendeva il giubbone. Ma infine bisognava sgomberare con tutte quelle povere masserizie, e levarle dal loro posto, che ognuna lasciava il segno dov’era stata, e la casa senza di esse non sembrava più quella. La roba la trasportarono di notte, nella casuccia del beccaio che avevano presa in affitto, come se non si sapesse in paese che la casa del nespolo ormai era di Piedipapera, e loro dovevano sgomberarla; ma almeno nessuno li vedeva colla roba in collo », p. 136). 
16 Giovanni Verga, Les Malavoglia, p. 186. (« Lo zio Crocifisso era venuto a dare un’occhiata insieme a Piedipapera, e parlavano a voce alta nelle stanze vuote, dove le parole si udivano come se fossero in chiesa », p. 137).
17 Giovanni Verga, Les Malavoglia, pp. 186-187. Lo zio Crocifisso andava scopando coi piedi la paglia e i cocci, e raccolse anche da terra un pezzo di cappello che era stato di Bastianazzo, e lo buttò nell’orto, dove avrebbe servito all’ingrasso. Il nespolo intanto stormiva ancora, adagio adagio, e le ghirlande di margherite, ormai vizze, erano tuttora appese all’uscio e le finestre, come ce le avevano messe a Pasqua delle Rose », p. 137).
18 Thomas Hardy, Jude l’Obscur, pp. 86-87. (« A few days later he entered a dingy broker’s shop in the main street of the town, and amid a heterogeneous collection of saucepans, a clothes-horse, rolling pin, brass candlestick, swing looking-glass, and other things at the back of the shop, evidently just brought in from a sale, he perceived a framed photograph, which turned out to be his own portrait », p. 60). 
19 Thomas Hardy, Jude l’Obscur, p. 87. (« On the back was still to be read, “JUDE TO ARABELLA”, with the date. She must have thrown it in with the rest of her property at the auction. “Oh,” said the broker, seeing him look at this and the other articles in the heap, and not perceiving that the portrait was of himself: “It is a small lot of stuff that was knocked down to me at a cottage sale out on the road to Marygreen. The frame is a very useful one, if you take out the likeness. You shall have it for a shilling” », p. 60).
20 Voir à ce propos l’article de Michael Valdez Moses, « Agon in the Marketplace : The Mayor of Casterbridge as Bourgeois Tragedy », The South Atlantic Quarterly, vol. 87, n. 2, printemps 1988, pp. 219-251.
21 Thomas Hardy, Le maire de Casterbridge, trad. Philippe Neel, Paris, Gallimard, « Folio », 1984, pp. 16-17. («The auctioneer selling the old horses in the field outside could be heard saying, “Now this is the last lot – now who'll take the last lot for a song? Shall I say forty shillings? 'Tis a very promising broodmare, a trifle over five years old, and nothing the matter with the hoss at all, except that she's a little holler in the back and had her left eye knocked out by the kick of another, her own sister, coming along the road.” “For my part I don't see why men who have got wives and don't want 'em, shouldn't get rid of 'em as these gipsy fellows do their old horses,” said the man in the tent. “Why shouldn't they put 'em up and sell 'em by auction to men who are in need of such articles? Hey? Why, begad, I'd sell mine this minute if anybody would buy her!” ». Thomas Hardy, The Life and Death of the Mayor of Casterbridge. The Story of a Man of Character, London, Norton, 2001, p. 9).
22 Claude Duchet, « Roman et objets. L’exemple de Madame Bovary », p. 14.
23 Thomas Hardy, Jude l’Obscur, p. 355. (« It chanced to be a wet day; moreover Sue was unwell, and not wishing to desert her poor Jude in such gloomy circumstances, for he was compelled to stay awhile, she acted on the suggestion of the auctioneer’s man, and ensconced herself in an upper room, which could be emptied of its effects, and so kept closed to the bidders. Here Jude discovered her; and with the child, and their few trunks, baskets, and bundles, and two chairs and a table that were not in the sale, the two sat in meditative talk », p. 240).
24 Giovanni Verga, Les Malavoglia, p. 163. (« Il mondo è fatto come uno stallatico, che chi viene e chi se ne va, e a poco a poco tutti cambiano di posto, e ogni cosa non sembra più quella », p. 118-119).
25 Giovanni Verga, Les Malavoglia, p. 119. (« Compar Alfio aveva caricato buona parte delle sue cosucce sul carro, e insaccava quel po’ di paglia che rimaneva nella mangiatoia, intanto che cuocevano quelle quattro fave della minestra [...] Mena non diceva nulla, e stava appoggiata allo stipite a guardar il carro carico, la casa vuota, il letto mezzo disfatto e la pentola che bolliva l’ultima volta sul focolare », p. 164). 
26 Jean-Jacques Lecercle, « Préface », in Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, p. 8.
27 Se reporter aux réflexions de C. Duchet sur Madame Bovary, aux analyses de L. Lepaludier sur l’œuvre de Dickens dans L’Objet et le récit de fiction, à l’article de Catherine Lanone, « What [things] record in colour and cast » : L’empreinte de l’affect et de la trace poétique chez Thomas Hardy », in Marie-Christine Lemardeley et André Topia (dir.), L’empreinte des choses, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2007, pp. 13-24, aux remarques d’Adam et Petitjean sur la description « représentative » (Jean-Michel Adam, André Petitjean, Le texte descriptif. Poétique historique et linguistique textuelle, Paris, Nathan, 1989).
28 Voir à ce sujet Alberto Asor Rosa, « I Malavoglia di Giovanni Verga », in Alberto Asor Rosa (éd.),  Letteratura italiana. Le Opere, vol. 3 : « Dall’Ottocento al Novecento », Torino, Einaudi, 1995 ; Vittorio Roda, Verga e le patologie della casa, Bologna, CLUEB, 2002, « Biblioteca delle Lettere » ; Romano Luperini, Verga moderno, Bari, Laterza, 2005. Consulter également, à propos du scepticisme de Hardy : Enrica Villari, “Il vizio moderno dell’irrequietezza”. Saggio sui romanzi di Thomas Hardy, Bari, Adriatica, 1990, « Perspectives » ; Lois Bethe Schoenfeld, Dysfunctional Families in the Wessex Novels of Thomas Hardy, Lanham, Boulder, New York, Toronto, Oxford, University Press of America, 2005 ; Michael Millgate, Thomas Hardy. A Biography Revisited, [2004], Oxford, Oxford University Press, 2006.

Bibliographie

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VILLARI Enrica, “Il vizio moderno dell’irrequietezza”. Saggio sui romanzi di Thomas Hardy, Bari, Adriatica, 1990, « Perspectives ». 

Pour citer cet article

Mathieu Laarman, « Objets en devenir et devenirs-objets dans Les Malavoglia de Giovanni Verga et Jude l’Obscur de Thomas Hardy », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2466.

Auteurs

Mathieu Laarman

Allocataire de recherche (Paris X) et moniteur (Paris XII), doctorant en Littérature Comparée (thèse rédigée sous la direction de Madame Karen Haddad-Wotling, Naufragés du roman. Dispositifs et dynamiques de l’échec dans six romans anglais, italiens et français des XIXe et XXe siècles).