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Galand David  : 

Le chant de la statue : le mythe de Memnon au XIXe siècle

Résumé

Occulté par Orphée ou Osiris, qui ont permis une réflexion métadiscursive sur la poésie qui se lie au modèle musical et se confronte à la mort, le mythe de Memnon est pourtant au carrefour des problématiques par lesquelles la poésie moderne tente de se définir elle-même. Au dix-neuvième siècle, les poètes redécouvrent le mythe, à la faveur d’un regain d’intérêt pour l’Egypte mais aussi de l’émergence, dès le préromantisme, d’un questionnement sur la statuaire, notamment funéraire. Hugo, Lamartine, Sully Prudhomme, entre autres, emploient le mythe de Memnon pour énoncer leur conception de la poésie en interrogeant sa place entre le matériel et l’immatériel, entre l’image et le chant, et – en fin de compte – entre le silence de la mort et la parole vivante.
Après Baudelaire et Mallarmé, les poètes prennent conscience que la poésie n’est pas une lutte contre le silence, mais qu’elle vient du tombeau même.

Abstract

Overshadowed by Orphée or Osiris, who enabled a metadiscursive reflection on poetry using music as a model and confronting death, Memnon’s myth is nevertheless at the heart of the issues through which modern poetry is trying to define itself. During the nineteenth century, many poets discovered the myth anew, owing to a renewed interest in Egypt, but also, ever since pre-Romanticism, thanks to the emergence of a questioning of statuary, notably funerary statuary. V. Hugo, A. de Lamartine, Sully Prudhomme, among others, took up Memnon’s myth to set forth their own notion of what poetry was,  by questioning its position between what was material and what wasn’t, between images and songs, and, in the end, between the silence of death and the living word.
After Baudelaire and Mallarmé, poets realized poetry was not a struggle against silence but that it actually came from the tomb itself.

Index

Mots-clés : Memnon , mort, mythe, poésie, sculpture

Plan

Texte intégral

Le chant poétique rêve sa naissance comme un surgissement de la lumière, genèse absolue mais « toujours recommencée1 » d’un fiat lux par lequel le jour et la parole sont conjointement créés. Le recueil Charmes (1922) de P. Valéry, dont le titre, on le sait, fait entendre le carmen latin, s’ouvre ainsi sur un poème intitulé « Aurore », inaugurant le chant « dès la rose / Apparence du soleil2 ». Dans un ouvrage à la construction si concertée, mise en valeur dans d’autres textes par la métaphore architecturale (« Cantique des colonnes »), nul doute qu’une telle ouverture ne relève d’une véritable réflexion sur la naissance du poème.

Lumière, chant et architecture sont les trois éléments majeurs du mythe de Memnon, fils de l’Aurore, à travers lequel la poésie s’interroge sur son origine. Souvent occulté par d’autres mythes par lesquels la poésie, affrontée à la mort, questionne ses pouvoirs d’enchantement (Orphée, Osiris) ou poursuit sa quête de la beauté absolue et peut-être mortifère (Adonis, Narcisse), Memnon a pourtant été, pour nombre de poètes, au cœur des problématiques du lyrisme.

Memnon, dont le nom signifie « celui qui tient bon3 », est un personnage homérique. Il est absent de l’Iliade mais deux personnages font allusion à lui dans l’Odyssée : Pisistrate, d’abord, qui pleure en se remémorant « l’éminent Antiloque, ce frère qui tomba sous le fils glorieux de l’Aurore éclatante4 » ; Ulysse, ensuite, qui fait l’éloge de Néoptolème à son père Achille, en déclarant qu’il n’a « vu de plus beau que le divin Memnon5 ». On connaît par la Théogonie d’Hésiode son ascendance : « À Tithon, Aurore enfanta Memnon Tient-Bon au casque de bronze, / – le roi des Éthiopiens, les Visages Brûlés – et le seigneur Hémathion6 ». La geste de ce fils d’Éos et de Tithonos (frère de Priam) a inspiré deux épopées presque entièrement perdues, une Memnonide anonyme et l’Éthiopide d’Arctinos de Milet. L’Épitomé d’Apollodore (V, 3-4), la Description de la Grèce de Pausanias (X, 31), nous donnent quelques informations supplémentaires. On sait enfin qu’Eschyle en a tiré une trilogie tragique, dont nous ne connaissons que deux titres, Memnon et La Psychostasie, et quelques fragments. De cet ensemble très lacunaire on retient surtout le combat entre Memnon et Achille, arbitré par Zeus, qui accorde la victoire au héros grec mais souhaite consoler l’Aurore en accordant l’immortalité à son fils défunt, ce qui n’empêche pas celle-ci de pleurer chaque matin, sous forme de rosée, selon Ovide (Métamorphoses, XIII, 621-622).

Cependant, le mythe littéraire de Memnon ne s’est pas tant élaboré autour de ses exploits guerriers qu’il ne s’est articulé à l’une de ses représentations artistiques supposées. R. Graves rappelle en effet que

[…] Thèbes, en Égypte, était célèbre par une statue en pierre noire colossale représentant un homme assis qui émettait une musique semblable à celle que fait la corde d’une lyre, tous les matins au lever du soleil. Tous les Grecs l’appelaient Memnon ; mais non pas les Égyptiens7.

Il s’agit en fait des deux statues monolithiques gigantesques de quartzite rouge, vestiges d’un temple funéraire en l’honneur du pharaon Aménophis III et qui représentent celui-ci assis, les mains sur les genoux. Selon l’historien Strabon, lors d’un tremblement de terre, en 27 avant J.-C., l’un des colosses se fissura : la dilatation du quartzite à la chaleur du soleil produisait des sons étranges, ce qui favorisa le phénomène d’acculturation par lequel les Grecs donnèrent le nom de Memnon à cette statue. C’est chez Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXXVI, 2), puis chez Tacite que l’on trouve l’assimilation de ces sons à une voix :

Mais Germanicus donnait aussi son attention à d’autres merveilles, dont les principales furent la statue en pierre de Memnon qui, lorsqu’elle est frappée par les rayons du soleil, rend le son d’une voix, et, parmi des sables accumulés et difficilement franchissables, des pyramides qui se dressent, pareilles à des montagnes […]8.

Sous Septime Sévère (193-211), des travaux de restauration rendirent muette la statue. Mais le mythe s’est poursuivi et fut relayé dans la littérature classique par Molière notamment (le personnage de Diafoirus y fait allusion dans Le Malade imaginaire, II, 5).

Ce n’est qu’au XIXe siècle, pourtant, que le mythe9 prend une importance indéniable, notamment dans le lyrisme, ce dont témoignera assez le corpus des textes étudiés ici. Il nous semble que ce mythe y engage un questionnement sur la contradiction10 entre l’art, tendu vers l’éternité, et la mort, menant les poètes à les articuler de manière nouvelle – moderne si l’on veut. Sans aboutir nécessairement à une résolution de la contradiction, le mythe de Memnon a peut-être donné l’ascendant au lyrisme sur les autres arts – la sculpture en particulier – comme mode d’investigation des relations de l’art à la mort, et de la parole au silence11.

Si l’on veut comprendre l’importance de Memnon dans la poésie du XIXe siècle, on ne saurait minorer ni le rôle qu’a joué la redécouverte de l’Égypte ancienne à l’époque romantique, ni surtout le poids du processus qui, au XVIIIe siècle, a progressivement révélé une nouvelle attitude devant la mort que P. Ariès nomme « la mort de toi12 ». Selon Ariès, en effet, après le Moyen Âge où ce qui importait était le lieu d’inhumation, au plus près de l’église, non le tombeau en soi, et après une période (fin XIIIe siècle – fin XVIIe siècle) où l’individualisation des tombes, manifestée par les médaillons sculptés, prend de l’importance, le XVIIIe siècle correspondrait à une nouvelle évolution des mentalités. La mort est peu à peu perçue comme une rupture, perdant sa banalité. La séparation qu’elle constitue prime dorénavant sur son insertion dans le cours naturel de la vie. Si le deuil fut de tout temps accablant, à présent « la seule idée de la mort émeut13 ».

L’évolution n’est pas que  psychologique. L’insalubrité et la saturation des cimetières urbains14 renouvellent la conception du lieu d’inhumation, pensé selon une double analogie. Le cimetière devient l’équivalent d’un parc et d’un musée, à la fois lieu de promenade et de mémoire. L’art devient garant du souvenir, moyen de personnifier la sépulture. Les innovations de la sculpture funéraire sont considérables : les médaillons et les bas-reliefs sont désormais moins nombreux que les statues en ronde bosse15. La poésie du XVIIIe siècle participe de la poétique des ruines en décrivant des tombes perdues dans des forêts nocturnes16, mais condamne encore pour un temps les statues funéraires, qui masquent le néant de la mort et constituent un « divertissement » au sens pascalien du terme. Ainsi, le poète Aimé Feutry blâme-t-il « Ces marbres éloquents, monuments de l’orgueil17 » qui encombrent le deuil privé et détournent de la méditation. Gabriel Legouvé s’exclame encore dans Les Souvenirs, la Sépulture et la Mélancolie (1797), devant des tombes perdues dans les bois : « Couvrez de leur nom seul leur humble monument18 ». La poésie reste encore largement iconoclaste, au nom de la vérité de la mort.

Ce n’est qu’avec le préromantisme que le cimetière, dévolu à la douleur privée, acquiert une dimension publique19, une fonction commémorative. La statue funéraire n’est plus seulement un moyen d’individualiser le tombeau, ni un ornement de l’orgueil. Elle retrouve la valeur politique des tombeaux romains que l’héroïne de Mme de  Staël, Corinne, explique à son amant :

« - Vous le savez, mylord, loin que chez les anciens l’aspect des tombeaux décourageât les vivants, on croyait inspirer une émulation nouvelle en plaçant ces tombeaux sur les routes publiques, afin que retraçant aux jeunes gens le souvenir des hommes illustres, ils invitassent silencieusement à les imiter20. »

Par conséquent, la statue funéraire apparaît peu à peu dans les lieux publics, en particulier sur les places urbaines, en hommage posthume à des célébrités, aboutissant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à une véritable « statuomanie21 ». On songe par exemple aux quatre statues (le moine, le soldat, le bourgeois et l’apôtre) qui marquent les points cardinaux des « villes tentaculaires » de Verhaeren avant que « La Mort balaie en un grand trou / La ville entière au cimetière22 ». Par définition immobile, la statue funéraire s’est déplacée dans divers lieux que l’histoire lui a assignés et que la poésie a enregistrés. Baudelaire avait déjà noté, dans son Salon de 1859, que

[…] sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles, plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre. Les uns montent vers le ciel, où ils ont sans cesse aspiré ; les autres désignent le sol d’où ils se sont élancés23.

Passée de l’espace privé au public, du cimetière à la ville, la statue garde un caractère impérieux. Les statues de Verhaeren quadrillent l’espace réticulé de la ville sans le contenir, mais la dernière statue du recueil est celle de l’apôtre dont le geste « domina la cité24 ». De même les statues décrites par Baudelaire nous dépassent. N’est-ce pas là l’idée que la statue nous indique toujours un ailleurs axiologiquement valorisé, sans nécessairement parler d’un au-delà religieux25 ? Car si, dans l’esthétique de Baudelaire, la sculpture diffère de la peinture précisément en ce que celle-ci est autonome, alors que la sculpture est liée au lieu ou à l’architecture, on peut affirmer cependant que la statue transcende le lieu où elle se trouve. En effet, la statue change de signifié selon ce qu’elle représente et selon son lieu, mais elle conserve sa dimension verticale, sa tension vers l’Idéal. L’allégorie du Deuil, par exemple, n’est pas au cœur de la ville mais dans un cimetière paysager : elle transcende pourtant son lieu et sa vocation proprement funéraire :

Et au coin de cette allée fleurie qui mène à la sépulture de ceux qui vous sont encore chers, la figure prodigieuse du Deuil, prostrée, échevelée, noyée dans le ruisseau de ses larmes, écrasant de sa lourde désolation les restes poudreux d’un homme illustre, vous enseigne que richesse, gloire, patrie même, sont de pures frivolités, devant ce je ne sais quoi que personne n’a nommé ni défini, que l’homme n’exprime que par des adverbes mystérieux, tels que : peut-être, jamais, toujours ! et qui contient, quelques-uns l’espèrent, la béatitude infinie, tant désirée, ou l’angoisse sans trêve dont la raison moderne repousse l’image avec le geste convulsif de l’agonie26.

« Prostrée » et recluse dans un « coin » d’allée, la figure du Deuil garde son aspect « prodigieu[x] » qui « écras[e] » le défunt qu’elle recouvre mais aussi le promeneur qui la contemple. Allégorie évidente, elle fait signe vers autre chose que le seul être humain enterré à ses pieds et donne l’idée de la Mort elle-même.

La statue funéraire est une épiphanie, elle est au seuil du visible et de l’invisible, auquel elle donne forme. Son immobilité, son aspect immarcescible, semblent les indices de son appartenance à un autre monde où le temps n’a plus cours. Cela vient de sa fonction funéraire, mais celle-ci ne fait peut-être que redoubler l’essence même de l’art sculptural. Commentant les œuvres de Michel-Ange, le philosophe G. Simmel écrit en effet :

Les limites du monde dans lequel vit la figure sculptée, son espace idéal, sont tout uniment les limites mêmes de son corps ; au-delà de celles-ci, il n’y a plus de monde auquel elle pourrait avoir affaire. L’être humain de la peinture, environné de son espace, est situé dans un monde qui comporte également de la place pour d’autres et dans lequel le spectateur peut se projeter, de sorte qu’il est dans une certaine mesure proche de cet être humain-là. L’être humain de la sculpture, lui, ne peut jamais baigner dans le même air que son spectateur ; il n’existe pas ici d’espace où se placer en imagination à ses côtés27.

La solitude fait donc partie de l’essence de la sculpture, rendant extrême dans le cas des statues funéraires la séparation des vivants et des morts. La figure du Deuil de Baudelaire, dont l’effet est pourtant si lié au lieu de son apparition, illustre paradoxalement de façon magistrale le hors lieu de la statue : son repli sur elle-même et la densité de sa matière, aussi « lourde » – dans une hypallage évidente – que sa « désolation », accroissent encore sa grandiose solitude. La statue funéraire rend concrète l’accointance de l’art et de la mort, du terrestre et de l’Idéal. Cette ubiquité intrinsèque amène les poètes à faire de la sculpture le comparant privilégié de tout art, et le parangon de la poésie elle-même28. La statue funéraire devient plus spécifiquement le lieu où la poésie éprouve sa pérennité par-delà la mort.

La statue funéraire devient l’enjeu d’une réflexion sur les pouvoirs de la poésie face à la mort qui prend le détour d’une concurrence entre l’art poétique et l’art sculptural.

Car, selon les poètes du XIXe siècle, la sculpture vainc la mort de façon ambiguë et, en fin de compte, peu satisfaisante. Reprenant l’adage horacien, « exegi monumentum aere perennius », des poèmes tels que « Bûchers et tombeaux » de Th. Gautier (Émaux et Camées, 1872), ou « La Dame en pierre » de Ch. Cros (Le Coffret de santal, 1873) suggèrent subtilement que la sculpture ne peut que sauver le corps, la forme, et non l’âme de l’être humain. La poésie emporte une plus grande victoire par sa capacité à faire resurgir, par sa puissance d’évocation, la vie même du défunt.

Le mythe de Memnon cristallise cette rivalité et devient le vecteur d’une réflexion métapoétique, qui porte sur les pouvoirs du chant poétique comme sur le statut du poète. Un parcours rapide des occurrences du mythe permet de repérer ces deux aspects.Bien souvent, il n’est fait qu’allusion à Memnon, comme au signe d’une victoire de la mémoire sur l’oubli, où la poésie relaie la statuaire pour prolonger le souvenir du passé ou le deuil du défunt. C’est plusieurs fois le cas chez Hugo, dans ses Odes et Ballades (1828) notamment, que ce soit dans « Le Rétablissement de la statue de Henri IV » (I, 6) ou dans « Son nom » (V, 13), ou encore dans L’Année terrible (1872) au sein du poème « Les Insulteurs » (« Juillet, VI »). C’est également le cas dans l’élégie de M. Desbordes-Valmore intitulée « Le Livre des consolations » (1833), dédiée à Sainte-Beuve, ou chez Th. de Banville dans « La Voie lactée », poème des Cariatides (1843). E. Poe, quant à lui, se plaint dans « Le Colisée » (1833) de la disparition de l’antique Rome dont ne restent plus que des ruines, lorsque les échos le rassurent en réveillant « les mystères qui gisent » dans les pierres, et dont les voix montent « comme la mélodie de Memnon vers le Soleil29 ». Le poème devient, par là même, non pas la chambre d’enregistrement de ces murmures, mais leur continuation, voire la propre voix des pierres.

Certains auteurs voient ainsi en Memnon un reflet de leur activité poétique. Pour Lamartine, « Le cœur des enfants de la lyre / Ressemble au marbre qui soupire / Sur le sépulcre de Memnon30 » : le poète doit être inspiré par la lumière de l’enthousiasme, il est un interprète de la pensée divine qui le possède. Pour Hugo, Memnon est la figure du poète chargé de célébrer la gloire du héros : « Napoléon ! soleil dont je suis le Memnon31 ! ». Si, toujours dans une perspective d’éloge, l’« Épilogue » des Poèmes saturniens de Verlaine fait de Memnon une allégorie de l’œuvre poétique, qui témoignera à jamais de la gloire du poète32, son sonnet « Puvis de Chavannes » superpose l’image de Memnon et celle de l’auteur – tout poète contemporain étant un successeur du génie qu’il faut célébrer : « VICTOR HUGO, soleil dont tous sont le Memnon, / Donnant à nous sa lyre étoilée et fleurie33 ».

Mais on retrouve encore des réminiscences du mythe dans d’autres poèmes où Memnon n’est pas nommé ; ainsi sans doute dans le sonnet « Hora prima » de Sully Prudhomme :

J’ai salué le jour dès avant mon réveil ;

Il colorait déjà ma pesante paupière,

Et je dormais encor, mais sa rougeur première

A visité mon âme à travers le sommeil.

Pendant que je gisais immobile, pareil

Aux morts sereins sculptés sur les tombeaux de pierre,

Sous mon front se levaient des pensers de lumière,

Et, sans ouvrir les yeux, j’étais plein de soleil.

Le frais et pur salut des oiseaux à l’aurore,

Confusément perçu, rendait mon cœur sonore,

Et j’étais embaumé d’invisibles lilas.

Hors du néant, mais loin des secousses du monde,

Un moment j’ai connu cette douceur profonde

De vivre sans dormir tout en ne veillant pas34.

Le mythe de Memnon est lisible en filigrane tout au long de ce texte, à travers les invariants qui le composent : l’aurore, le tombeau sculpté, les oiseaux (Ovide évoque dans Les Métamorphoses les oiseaux qui rendent chaque jour hommage à Memnon, les « memnonides »), et surtout le « cœur sonore » de la statue « immobile » qu’est le poète encore partiellement endormi. De la même manière, P. Hamon décrypte la présence du mythe dans l’« Aube » des Illuminations de Rimbaud, où le poète s’identifie à un enfant, par la présence de motifs nombreux : « un enfant, une déesse, un réveil, l’aube, des architectures, des pierreries vivantes, le chant35 ».

Le mythe n’est plus, alors, qu’un intertexte dissimulé. Mais on aura remarqué, derrière cet effacement de surface, un glissement lourd de sens. Memnon n’est plus cette statue qui trône « avec une pose d’éternelle impassibilité, montagne de granit à forme humaine36 » que le narrateur du Roman de la momie regarde de loin, stupéfait de la beauté du paysage thébain. C’est désormais le « je » poétique qui s’identifie à Memnon. Memnon est l’une des figures de cet Autre qu’est « je », chez Rimbaud lui-même. Dès lors que le colosse parle, il est un double plutôt qu’une statue ou qu’une simple image37.

Cette analogie, ou mieux, cette identification entre Memnon et le poète, ne va pas, malgré sa fréquence depuis le romantisme, sans poser question. Elle est déplacée à l’aube de la modernité littéraire par Laforgue et par Baudelaire, qui la rendent problématique et en évitent le figement en cliché.

Dans la « Complainte des grands pins dans une villa abandonnée », Laforgue écrit :

Oh ! ces quintes de toux d’un chaos bien posthume !

Chantons comme Memnon, le soleil a filtré,

Et moi, je suis dans ce lit cru

De sa chambre d’hôtel, fade chambre,

Seul, battu dans les vents bourrus

De novembre.

[…]

Memnons, ventriloquons ! le cher astre a filtré

Et le voilà qui tout authentique s’exhume38 !

Dans l’univers dysphorique de Laforgue, le poète, à la fois reclus dans une chambre de malade et ouvert à l’appel de l’extérieur, est une figure anomale, assignée à un lieu paradoxal. Il doit s’exhorter à poursuivre le chant, qui, par la métaphore de la ventriloquie, devient un acte de repli. Le poète-Memnon ne chante plus tant parce qu’il est touché par la lumière, déclinante, que parce qu’il trouve dans sa subjectivité la nécessité de chanter et le langage qui lui est propre, d’où les impératifs néologiques : « Memnons, ventriloquons ! ».

Baudelaire va plus loin encore dans l’identification du poète au colosse de pierre, qu’il lie à une inversion totale du mythe, dans l’un des poèmes du « Spleen39 » (J’ai plus de souvenirs). Dans ce texte, le poète finit par se superposer à la figure mythique :

– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !

Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche

Ne chante plus qu’aux rayons du soleil qui se couche.

Le poème se présente comme une quête d’identité : on passe de la déclaration d’un avoir pléthorique (« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », v. 1) à un être qui, quoique constitué d’une multitude de morts, peut se réduire à un « je » unique (« Je suis un cimetière abhorré par la lune », v. 8) puis à une parole, le poète ne se définissant plus que dans sa double posture de locuteur et d’allocutaire, le « je » se convertissant en un « tu » par lequel il s’apostrophe lui-même (« tu n’es plus », v. 19). Le poète est donc à la recherche d’un lieu d’où il pourrait s’énoncer, d’une figure où sa parole pourrait dire le spleen qui l’envahit tout entier, au point que le « je » n’est plus que ce spleen lui-même. Qui donc peut dire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » ? De quel lieu énonciatif peut surgir cette affirmation pour n’être pas pure rhétorique (hyperbole fascinante) mais réalité spleenétique ? Comme l’a fait remarquer H. R. Jauss40, c’est le sphinx de la fin du poème qui seul pourrait à bon droit déclarer une telle surcharge mémorielle. Le poème se boucle donc en une structure circulaire, les derniers vers rendant possible l’énonciation du premier.

Mais le sphinx est énigme. Le poète se replie sur lui-même, ayant perdu son nom (« Oublié sur la carte ») et son image (le « Sahara brumeux » effaçant la statue du paysage). Le sphinx n’est donc qu’une nouvelle figure déceptive de la quête d’identité, qui ne s’achève qu’en donnant au locuteur du poème le visage de Memnon. Plus que le « granit », c’est le chant qui permet au « je » de perdurer un temps au sein du désastre, dans une inversion du mythe : le colosse ne chante plus à l’aurore, mais au crépuscule. Memnon devient le repère d’un lieu « oublié sur la carte » d’où la parole peut s’obstiner à jaillir alors même que tout s’efface ou s’effondre. Il permet de donner figure (mythique) au lieu énonciatif à partir duquel le chant poétique, replié sur lui-même mais capable de découvrir dans ce repli un allocutaire énigmatique (« sphinx » ou « tu ») est encore possible, face au spleen et à la mort.

Dans le repli de la parole sur elle-même, le poème découvre son lieu, mais se décentre également : le mythe de Memnon est récrit avec une inversion, et le texte fait donc signe vers un intertexte détourné. Comme l’écrit P. Hamon, « texte de réverbération et réverbération d’un autre texte, ce poème localise et délocalise à la fois la voix (la citation et la récriture sont comme la réverbération des autres textes41) […] ». Avec Memnon, pierre et voix, borne et étendue infinie, la poésie moderne s’interroge sur le lieu d’où elle peut (re)naître quand la mort lui impose sa limite. La statue de Memnon marque la séparation, ambiguë toutefois, du monde des vivants et de celui des morts, mais elle permet aussi une résurrection du chant.

Avec Mallarmé, la statue funéraire disparaît. Il suffit de relire ses « tombeaux » pour s’en convaincre ; ils sont, dans l’ordre du recueil des Poésies (édition posthume Deman, 1899), la chronique d’un effacement de l’image sculptée. De sonnet en sonnet, mais aussi au sein de chaque poème, le tombeau s’allège, se libérant du poids de l’image. Ainsi, « Le Tombeau d’Edgar Poe » donne-t-il à voir la métamorphose de Poe en figure absolue du Poète, ou plutôt son apothéose, sa sublimation, comme l’affirme le célèbre premier vers : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change42 ». Ce n’est déjà plus une statue qui orne le monument mortuaire, mais un bas-relief, intermédiaire entre la sculpture et l’écriture, travail sur le « bloc » de pierre qui lui redonne une certaine légèreté lumineuse :

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !

Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief

Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur

Que ce granit du moins montre à jamais sa borne

Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

La « voix étrange » du Poète que vantait le premier quatrain et qui semble toujours venir d’outre-tombe, parce qu’elle excède le langage ordinaire, trouve enfin son lieu : elle est un aérolithe « chu » sur la terre, entre le « sol » et la « nue », ou une « borne » qui situe le langage glorieux du « Poëte » et le protège du « Blasphème » de ceux qui n’auront pas entendu la voix du génie.

Le poème suivant, « Le Tombeau de Charles Baudelaire », témoigne d’un souci accru de délester la tombe de tout lourd fardeau. Cependant, si Memnon n’est plus, c’est l’image d’Anubis qui paraît dans le premier quatrain :

Le temple enseveli divulgue par la bouche

Sépulcrale d’égout bavant boue et rubis

Abominablement quelque idole Anubis

Tout le museau flambé comme un aboi farouche43

Le temple s’allège en un « aboi farouche », manière d’« explosion hurlée44 » qui, sans être harmonieuse comme le chant de Memnon, ne laisse pourtant pas de transformer, à travers une « idole45 », le lourd en aérien, la matière en voix. La suite du poème fait de la femme ou de la lumière de l’éclairage public – dans une ambiguïté syntaxique qui rend indécidable le référent du pronom « elle » – l’actant d’une cérémonie d’hommage frappée de vanité :

Quel feuillage séché dans les cités sans soir

Votif pourra bénir comme elle se rasseoir

Contre le marbre vainement de Baudelaire.

Le « marbre [...] de Baudelaire » devient un « Aboli bibelot d’inanité sonore46 », faisant résonner en son creux la vanité (comme, dans une syntaxe déhiscente, le groupe nominal fait résonner l’adverbe « vainement » entre le nom et son complément). Le poème se clôt sur l’évocation d’un parfum, aussi volatile que la voix poétique, « poison tutélaire / Toujours à respirer si nous en périssons », sublimant la mort sans l’annuler, et qui rappelle la senteur vénéneuse des Fleurs du Mal. Le tombeau n’est plus un « marbre » mais le lieu où se diffusent la voix et le parfum de l’œuvre de Baudelaire, qui inspire le poème, devenu pastiche. « Le Tombeau de Charles Baudelaire » annule le monument de pierre pour devenir le seul vrai tombeau (poétique), sculpté dans le langage du poète mort, reprenant les topoï de son œuvre qui mêle « boue et rubis ».

Le « Tombeau » (de Verlaine), enfin, marque l’apogée de cette volonté d’allègement du tombeau poétique. Dès son titre, le sonnet est dégrevé du nom du mort auquel il rend hommage. Sans assignation possible, parce que « vagabond47 », Verlaine voit, dès l’ouverture du poème, sa tombe emportée par le vent : « Le noir roc courroucé que la bise le roule ». Le second quatrain allège le tombeau à l’extrême, en changeant la pierre, comme dans le mythe de Memnon toujours sous-jacent, en chant, grâce au ramier48 :

Ici presque toujours si le ramier roucoule

Cet immatériel deuil opprime de maints

Nubiles plis l’astre mûri des lendemains

Dont un scintillement argentera la foule.

Lumière solaire, chant et pierre font à nouveau système pour dire la transfiguration du poète. Le pastiche (dans la récriture des images verlainiennes) fait du « Tombeau » le lieu d’une résurrection et d’une métamorphose du poète. Ce n’est plus par la statue que le poète atteint l’éternité, mais par le poème – lieu originel de la voix que le déictique « ici » situe. Le tombeau ne peut être que verbal, toute pétrification sous forme d’image sculptée se réduisant à un objet creux, « quelque funeste moule » que le premier quatrain niait. Le premier tercet situe alors Verlaine :

Qui cherche, parcourant le solitaire bond

Tantôt extérieur de notre vagabond –

Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine

La statue n’existe plus, c’est le langage qui désormais situe la voix poétique. Celle-ci, immatérielle, est vaporisée comme Verlaine lui-même, dispersé parmi son paysage poétique et dont le nom est éparpillé dans le vers, par l’épanalepse qui en permet la répétition en début et en fin de vers, mais aussi par la dissémination des phonèmes dans l’anagramme                    (« extérieur », « vagabond », « l’herbe », « Verlaine »). Se fait ici jour la nécessité de faire résonner, aux bords du vers, le nom de Verlaine, comme pour fonder la parole poétique dans le langage et lui donner un lieu d’où renaître par-delà la mort effective du poète.

Le tombeau n’est plus le monument où demeure l’image du poète, en une éternité figée, mais la définition d’un lieu de langage, par une « borne » qui permette de repérer, de délimiter et de fonder à la fois l’énonciation poétique au bord de la mort. Après Mallarmé, les dernières occurrences explicites de Memnon, dans l’œuvre d’Apollinaire, ne retiennent du mythe que la voix, et non plus la statue. Encore n’est-ce que pour en dénoncer ironiquement l’illusion, dans un monde en guerre où poésie et amour sont difficilement audibles. Ainsi, dans « Le chant d’amour49 », Apollinaire cite « l’hymne victorieux que les premiers rayons du soleil ont fait chanter à Memnon l’immobile » au sein d’une énumération où s’accumulent pêle-mêle les « cris d’amour » de la mythologie et le « tonnerre des artilleries », tissant « là le chant de tout l’amour du monde » marqué par la violence. De même, dans « Tristesse de l’automne50 », la « chanson d’amour et de reconnaissance » des « blessés de France » adressée aux soldats est un « chant plus doux […] / Que la voix de Memnon dans les tendres matins » qui, face aux « grands canons », ne peut ni consoler ceux qui marchent à la mort ni relever leur courage.

La statue et le tombeau sont d’abord, comme le remarque M. Serres, des amers qui fondent un lieu au sein de l’espace : « Comment définir le lieu, ici ou là : par la pierre ou la borne sous laquelle gît le mort51 ». Mais l’inscription rituelle qui l’accompagne importe plus encore, parce qu’elle lie le lieu et le langage : « Ci-gît donne l’endroit, le désigne ou le stabilise. La pierre tombale fait office de borne ou d’hermès. Bref, le HIC JACET s’autoréférencie, la mort définit l’ici52 ». Après Apollinaire, la poésie fait de l’inscription funéraire, au détriment de la statue de Memnon, l’archétype du lieu originel de la poésie. Les mots gravés sur la tombe sont une parole archaïque, souvent à demi effacée, et qui resurgit plus ou moins fortuitement sous les yeux du poète, cachée par l’herbe ou le lierre. La parole poétique est de cette façon liée à l’origine des temps et placée au plus proche de la nature, mais aussi de l’Être même. Ce topos53 permet au lyrisme de fonder son dire : c’est un acte par lequel il manifeste le caractère ontologique de son énonciation. On songe aux « Tombeaux de Ravenne », où la présence du lierre parmi les pierres est, selon Y. Bonnefoy, « de l’éternel que l’on goûte », sans être pour autant « la guérison de la mort54  » : approche d’un « vrai lieu [qui] est toujours un ici55 », expérience inaugurale de toute son œuvre. La tombe cachée « Dans un coin humide et herbeux / Où pleut l’automne, / Au plus désert d’un cimetière / Grouillant et abandonné56 » que décrit P.-J. Jouve, les tombes presque effacées que P. Jaccottet aperçoit dans ses Paysages avec figures absentes (1970), ou encore le « Tombeau de mon père » que J. Réda découvre parmi la végétation, au seuil de L’Herbe des talus (1984) et dont l’envers sera, à la fin du texte, le « Tombeau de mon livre », participent tous de cette prise en compte de la mort et de l’Être comme lieux originels de la voix poétique. Pensons à la place symbolique qu’occupe, dans Quelque chose noir (1986) de J. Roubaud, la tombe gravée de Wittgenstein :

Une tombe d’une seule pierre, longue, plate, sans couleur, dans l’herbe, sans ornements, une modestie féroce.

L’herbe vient dessus. graminées. à même la terre.

On lit :

LUDWIG

WITTGENSTEIN

1889-195157

Tombe nue, sans statue, érodée, où l’écriture persiste, dressant sa « modestie féroce » face au silence pour donner au poème son lieu, page blanche, « sans couleur ». La poésie contemporaine a délaissé le colosse pour la pierre nue, signe d’humilité, au plus près de la terre, et dont naît pourtant le chant58. De ce point de vue, sans doute, la harpe d’herbes du romancier T. Capote est-elle l’ultime métamorphose de Memnon, devenu végétal :

À la sortie de la ville, quand on prend la route de l’église, on ne tarde pas à atteindre une colline tout éblouissante de dalles blanches et de fleurs bronzées : c’est le cimetière baptiste […]. Au pied de la colline il y a un champ de hautes herbes indiennes qui change de couleur avec les saisons : allez le voir en automne, à la fin de septembre, quand il a pris la couleur rouge d’un coucher de soleil, quand des ombres écarlates y soufflent comme des lueurs de feu et que les vents d’automne tirent des feuilles sèches une musique de soupirs humains, une harpe de voix59.

La statue funéraire s’absente progressivement de la poésie, entre le XVIIIe et le XXe siècle, pour en libérer la parole vive. Les valeurs et significations, parfois contradictoires, dont les poètes l’ont investie semblent – aussi multiples soient-elles – obéir à une certaine logique historique et spéculative dont on a esquissé les étapes.

Dans ce parcours, le mythe de Memnon, dans sa résurgence au XIXe siècle, paraît un élément essentiel de la réflexion que la poésie, affrontée à l’image funèbre et au mutisme de la statue funéraire, poursuit sur elle-même. Le passage fantasmé de la pierre à la voix s’y donne à voir de façon exemplaire. La poésie y éprouve son éternité, et y fait résonner son espace propre. La statue impose à la poésie un face-à-face avec diverses figurations de son Autre pour construire sa propre identité : l’image (l’infra linguistique), le silence, la mort.

La statue funéraire dont Memnon constitue l’occurrence extrême ne se réduit pas l’image d’une douleur favorable à la venue du dire poétique ; elle n’est pas seulement ce qui donne forme à un affect, ce qui débloque un mutisme émotionnel, ni un simple défi de l’art sculptural à l’art verbal. Bien plus essentiellement, elle est un avatar irréductible de l’image, qui rend nécessaire la constitution d’un sujet parlant (éventuellement critique) face à elle. Un sujet doit gérer ses passions face aux commotions intimes qu’elle suscite, et retrouver ainsi l’origine du langage (fût-elle purement fantasmée). Le poète doit faire jaillir sa voix du silence. M. Serres a raison de rappeler le lien étymologique entre le ci-gît et le sujet (hic jacet, ci-gît, et subjicere, gésir sous). Le sujet poétique, instance de la parole, surgit d’un lieu que la statue découpe dans l’espace du silence funèbre : « […] rien ne définit plus exactement que ma mort ce que c’est que parler60 » écrit M. de Certeau.

Sous la statue de Memnon, il y a une voix toujours déjà là, un langage encore déchiffrable sur la pierre, c’est-à-dire la possibilité d’une parole, d’un sujet, par-delà la mort. L’éternité de la poésie vient peut-être de ce qu’elle se fonde elle-même sans dépendre, comme la sculpture, de la main de l’artiste. Entre parenthèses, comme issue d’un sépulcre poreux, la voix de Baudelaire nous rappelle d’où elle vient : « (Car le tombeau toujours comprendra le poète)61 ». La syllepse du verbe « comprendre » est lourde de sens : elle ne dit pas seulement, par métaphore, que la mort est le destinataire idéal du poète (son interlocutrice élue entre toutes, la seule à prendre la mesure de son génie). Il s’agit de dire que le tombeau est le lieu d’où le poète peut parler.

Notes de bas de page numériques

1 Paul Valéry, « Le Cimetière marin », v. 4, Charmes [1922], in Poésies, Paris, Gallimard, 1966, « Poésie », p. 100.
2 Paul Valéry, « Aurore », v. 3-4, Charmes, in Poésies, op. cit., p. 43.
3 Pierre Chantraine, article « Мέμνων », Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, p. 685.
4 Homère, Odyssée, IV, v. 187-188, traduit par V. Bérard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade »,       p. 602.
5 Homère, Odyssée, XI, v. 522, op. cit., pp. 708-709.
6 Hésiode, Théogonie. La naissance des dieux, v. 984-985, trad. d’A. Bonnafé, Paris, Rivages, 1993, « Rivages poche / Petite Bibliothèque », p. 151.
7 Robert Graves, Les Mythes grecs [1958], traduit par M. Hafez, Paris, Fayard, rééd. Le Livre de poche, 2002, « La Pochothèque – Encyclopédies d’aujourd’hui », p. 1026.
8 Tacite, Annales, II, LXI, 1, trad. de P. Grimal, Paris, Gallimard, 1993, « Folio », p. 92.
9 Memnon est déjà un mythe au XIXe siècle. Antoine Jean Letronne, auteur d’une étude archéologique intitulée La statue vocale de Memnon considérée dans ses rapports avec l’Égypte et la Grèce (Paris, Imprimerie royale, 1833) écrit en effet : « Dans ces derniers temps, Memnon est devenu un objet de prédilection pour quelques mythologues qui semblent ne pas mettre la critique au rang des qualités de l’érudit » (p. 5).
10 « L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction » écrit Claude Lévi-Strauss à propos d’Œdipe dans son Anthropologie structurale (Paris, Plon, 1958, p. 254).
11 Peut-être cette façon inédite d’interroger le lyrisme n’est-elle guère éloignée de celle que Jacques Rancière perçoit à l’œuvre dans l’affrontement de l’écriture et de l’architecture dans Notre-Dame de Paris de V. Hugo (Voir J. Rancière, La Parole muette. Essais sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998, « Hachette Littératures »).
12 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours [1975], Paris, Seuil, 1977, « Points-Histoire », p. 46.
13 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, op. cit., p. 49.
14 Sur cette question, voir Philippe Ariès, L’Homme devant la mort [1977], tome 2, Paris, Seuil, 1985, « Points-Histoire », notamment le chapitre 11, pp. 184-266.
15 Voir Christian Charlet, Le Père-Lachaise. Au cœur du Paris des vivants et des morts, Paris, Gallimard, 2003, « Découvertes Gallimard », chapitre 3, pp. 55-77.
16 Philippe Van Tieghem a étudié ces questions dans La Poésie de la nuit et des tombeaux en Europe au XVIIIe siècle, Paris, Rodier, 1921.
17 Aimé Feutry, « Les Tombeaux » (1755), cité in Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle, éd. de M. Delon, Paris, Gallimard, 1997, « Poésie », p. 169.
18 Gabriel Legouvé, « La Sépulture », cité in Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle, op. cit., p. 422.
19 « L’ouverture des cimetières au public est aussi l’une des grandes innovations de la réglementation de 1804 » précise C. Charlet dans Le Père-Lachaise. Au cœur du Paris des vivants et des morts, op. cit., p. 29. La littérature du XIXe siècle érige le cimetière en lieu symbolique de tout un rapport à la société ; qu’on pense à la fin du Père Goriot (1834-1835) de Balzac, à celle de Germinie Lacerteux (1865) des Goncourt, à la nouvelle « Les Tombales » dans La Maison Tellier  (1891) de Maupassant…
20 Mme de Staël, Corinne ou l’Italie [1807], V, 1, Paris, Gallimard, 1999, « Folio classique », p. 128.
21 Voir Maurice Agulhon, « La statuomanie et l’histoire », Ethnologie française, 1977, repris dans : Histoire vagabonde I, Paris, Gallimard, 1988.
22 Emile Verhaeren, « La Mort », in Les Villes tentaculaires [1895], Paris, Le Livre de Poche, 1995, « Libretti », p. 77.
23 Charles Baudelaire, Salon de 1859, in Ecrits sur l’art, Paris, Le Livre de Poche, 1999, « Classique », p. 431.
24 Emile Verhaeren, « Une statue », in Les Villes tentaculaires, op. cit., p. 71.
25 Il nous semble possible de faire ici l’économie des rapports complexes de Verhaeren et de Baudelaire au christianisme, l’idée majeure étant celle d’un Idéal, poétique ou religieux.
26 Charles Baudelaire, Ecrits sur l’art, op. cit., p. 431. Sur les statues chez Baudelaire, voir J. Starobinski, « Le Regard des statues », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°50, Paris, 1994, pp. 46-64.
27 Georg Simmel, Michel-Ange et Rodin [1911], trad. de S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Payot et Rivages, 1996, « Rivages poche / Petite bibliothèque », p. 30.
28 Pensons à la pièce ambiguë intitulée « La Beauté », de Baudelaire (Fleurs du Mal, XVII).
29 Edgar Poe, « Le Colisée » (1833), in Poèmes, trad. de S. Mallarmé, Paris, Gallimard, 1982, « Poésie », p. 105.
30 Alphonse de Lamartine, « L’Enthousiasme », Méditations poétiques [1820], Paris, Garnier, 1968, p. 44.
31 Victor Hugo, « Lui », Les Orientales [1829], XL, in Poésie, I, Paris, Seuil, 1972, « L’Intégrale », p. 256.
32 « Afin qu’un jour, frappant de rayons gris et roses / Le chef-d’œuvre serein, comme un nouveau Memnon, / L’Aube-Postérité, fille des Temps moroses, / Fasse dans l’air futur retentir notre nom ! ». Paul Verlaine, « Epilogue », Poèmes saturniens [1866], Paris, Le Livre de Poche, 1996, « Classique », p. 125.
33 Paul Verlaine, « Puvis de Chavannes », Dédicaces [1890], in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1962, « Bibliothèque de La Pléiade », p. 638.
34 Sully Prudhomme, « Hora prima », in Les Épreuves [1866], cité dans : Anthologie de la poésie française du XIXe siècle, tome II, éd. de M. Décaudin, Paris, Gallimard, 1992, « Poésie », p. 77.
35 Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, Corti, 1991, note 11 de la page 195. On pourrait se demander également si le mythe n’aurait pas quelque rapport avec des récits tels que La Vénus d’Ille (1837) de Mérimée, où la statue finit fondue en une cloche produisant un son néfaste.
36 Théophile Gautier, Le Roman de la momie [1858], Paris, Le Livre de Poche, 1997, « Classique », p. 106.
37 En étudiant le colossos de l’antiquité grecque, Jean-Pierre Vernant estime que « le colossos n’est pas une image ; il est un "double", comme le mort lui-même est un double du vivant », précisant qu’ « un double est tout autre chose qu’une image. Il n’est pas un objet "naturel", mais il n’est pas non plus un produit mental […]. Le double est une réalité extérieure au sujet, mais qui, dans son apparence même, s’oppose par son caractère insolite aux objets familiers », et que, pour les Grecs, « animer une statue, de pierre ou de terre, lui donner la vie après l’avoir façonnée […] c’est mettre en elle une voix, une phonè ». Voir J.-P. Vernant, « Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos », in Mythe et pensée chez les Grecs. Etudes de psychologie historique, tome II, Paris, Maspéro, 1971, pp. 65-78.
38 Jules Laforgue, « Complainte des grands pins dans une villa abandonnée », Les Complaintes [1885], Paris, Gallimard, 1979, « Poésie », p. 112.
39 Charles Baudelaire, « Spleen », Les Fleurs du mal [1857], LXXVI, Paris, Le Livre de Poche, 1999, « Classique », pp. 122-123.
40 Voir Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Paris Gallimard, 1982, pp. 355-416.
41 Philippe Hamon, Expositions, op. cit., p. 195.
42 Stéphane Mallarmé, « Le Tombeau d’Edgar Poe », Poésies [1899], Paris, Gallimard, 1992, « Poésie », p. 60.
43 Stéphane Mallarmé, « Le Tombeau de Charles Baudelaire », Poésies, op. cit., p. 61.
44 Selon la formule de Jean-Pierre Richard dans L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 248.
45 On se souvient qu’étymologiquement l’idole est image (éidolôn), comme la statue.
46 Stéphane Mallarmé, « Ses purs ongles très haut… », v. 6, Poésies, op. cit., p. 59.
47 Stéphane Mallarmé, « Tombeau», Poésies, op. cit., p. 62.
48 À la fin du siècle, le chant de l’oiseau semble souvent associé au mythe de Memnon. Dans le conte « The Happy Prince » (1888) d’Oscar Wilde, une hirondelle parle de la statue de Memnon à la statue du prince heureux.
49 Guillaume Apollinaire, « Le chant d’amour », Calligrammes [1918], Paris, Gallimard, 1966, « Poésie », p. 151.
50 Guillaume Apollinaire, « Tristesse de l’automne » (1917), Le Guetteur mélancolique [1952], Paris, Gallimard, 1970, « Poésie », p. 117.
51 Michel Serres, Statues [1987], Paris, Flammarion, 1989, « Champs », p. 63.
52 Michel Serres, Statues, op. cit., p. 135.
53 Voir l’article de Jean-Claude Mathieu, « L’inscription, ou l’envers à l’endroit », in Poésie et altérité. Actes du colloque de juin 1988, textes recueillis par M. Collot et J.-C. Mathieu, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1988, pp. 127-142.
54 Yves Bonnefoy, « Les Tombeaux de Ravenne » [1953], repris dans L’Improbable et autres essais [1980], Paris, Gallimard, 1992, « Folio », p. 27.
55 Yves Bonnefoy, L’Improbable et autres essais, op. cit. p. 22.
56 Pierre-Jean Jouve, « La Tombe », Heures, livre de la nuit [1919], in Œuvre I, Paris, Mercure de France, 1987, p. 1621.
57 Jacques Roubaud, « Ludwig Wittgenstein », Quelque chose noir [1986], Paris, Gallimard, 2001, « Poésie », p. 45.
58 Sur la métaphore du chant des pierres dans la poésie depuis le surréalisme, voir Anne Gourio, Chants de pierres, Grenoble, Ellug, « Ateliers de l’imaginaire », 2005.
59 Truman Capote, La Harpe d’herbes [1951], trad. de M.-E. Coindreau, Paris, Gallimard, 1978, « L’imaginaire », pp. 9-10.
60 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1- Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, « Folio essais », p. 281.
61 Charles Baudelaire, « Remords posthume », Les Fleurs du mal, op. cit., p. 82.

Pour citer cet article

Galand David, « Le chant de la statue : le mythe de Memnon au XIXe siècle », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2439.

Auteurs

Galand David

Agrégé de lettres modernes, David Galand enseigne dans le secondaire et prépare actuellement une thèse sur la poétique de l’élégie moderne, de Millevoye à  J. Réda, sous la direction de D. Combe (Université de Paris III- Sorbonne Nouvelle, E.D. 120). Il est l’auteur d’ouvrages sur Montesquieu et Proust, ainsi que de plusieurs articles (sur Zola, Verhaeren, etc.) dans la revue Recherches sur l’imaginaire (Presses universitaires d’Angers)