Loxias | 80. Le "blackface" ou la représentation de l’identité raciale dans les arts de la scène | I. Le "blackface" ou la représentation de l’identité raciale dans les arts de la scène 

Sylvie Chalaye  : 

Déjouer le blackface au théâtre pour mieux dé-penser la race

Résumé

Exhiber la race de l’Autre en jouant sur la couleur de peau est une pratique issue de la pensée coloniale et penser la race en termes d’apparence et de face barbouillée, c’est penser une hiérarchie chromatique. Dans la logique coloniale, le Blanc peut s’amuser pour rire à s’abaisser au Noir et foncer sa peau, mais le Noir ne saurait se hisser jusqu’au Blanc. Aussi même si le charbonnage de la face ne relève pas de la dérision, voire d’intentions racistes, reste-t-il perçu comme un geste réducteur et offensant qu’il s’agisse de « la comédie du barbouillé » à la française ou du blackface né aux Amériques. Le geste demeure un héritage colonial. Le Blanc peut jouer au Noir, mais, à ses yeux, il est impensable que le Noir puisse passer pour un Blanc. Ce qui a bien sûr des répercussions sur les modèles de représentation, notamment dans le monde du spectacle. C’est pourquoi il est nécessaire de déjouer et dé-jouer les gestes de blackface et d’apprendre à dé-penser la race au théâtre, d’en épuiser les imageries, d’en ruiner les fondements, d’en débusquer les stéréotypes. Dé-penser la race, c’est vider l’abcès de cet inconscient collectif colonial qui fermente encore dans les imaginaires, et penser le théâtre autrement. Nous reviendrons ainsi sur les controverses liées au blackface qui ont récemment agité la scène contemporaine en passant par l’histoire du grimage racial et par les enjeux politiques qui lui sont intimement attachés.

Abstract

Exhibiting the race of the Other playing with skin color is a colonial practice and thinking of race in terms of appearance and black-up imply a chromatic hierarchy. According to the colonial logic, the white man can have a good time lowering himself to play black in jest and darken his skin, but the black man cannot become white. Even if the blacking up process does not rely on derision, or even on a racist intention, it remains a reductive and offensive gesture whether it is the French « comédie du barbouillé » or the American blackface tradition. This practice is still inherited from colonialism. The white man can play black but, to him, it is unthinkable for the black man to play white. All this has had consequences on our models of representations, in particular in the living arts. It is the reason why it is necessary to foil and deconstruct the blackface practice and to learn how to un-think race in the theatre, to unpack its imagery, to destroy its foundations, to find stereotypes. Un-think race means to drain the abscess of this colonial, collective unconscious which is still festering in our imagination, and to think about theatre differently. We will come back to the controversies related to blackface which recently sparked a debate on the contemporary stage as well as explore the history of the blackface addressing its political dimension.

Index

Mots-clés : barbouillage , blackface, colonisation, incarnation, peau, question noire, racisme, représentation, stéréotype

Chronologique : période classique , période contemporaine, XVIe siècle

Plan

Texte intégral

France, États-Unis

« Frontin : … Suis-je bien noir ? ai-je bien la figure / Et l’air et la tournure ? »

Radet et Barré, La Négresse ou le pouvoir de la reconnaissance, 1787.

La question de la peau au théâtre1 est liée au jeu de l’acteur à cause de cette fameuse métaphore de l’incarnation, que Prévert traite avec humour dans Les Enfants du Paradis, le film de Marcel Carné. Pierre Brasseur qui joue le rôle de Frédérick Lemaître commence sa carrière en entrant dans la peau d’un lion, au sens propre, pour remplacer au pied levé l’acteur de la pantomime qui vient de quitter le théâtre et d’abandonner son costume. Puis on retrouve Pierre Brasseur en Frédérick Lemaître, au sommet de sa gloire à la fin du film, jouant Othello, cette fois le visage passé au noir. Jouer, c’est entrer dans la peau de son personnage… Est-ce à dire que l’acteur est passé de la peau du lion à la peau du Maure de Venise ?

Alors que le théâtre anglais anglo-américain a eu le grand acteur noir américain Ira Aldrige, en France, depuis Talma qui au XIXe siècle fut le premier grand interprète du rôle, ce sont traditionnellement des acteurs blancs qui se noircissent le visage pour jouer Othello. Et ce travestissement du Maure de Venise avait encore cours dans les années 1980. On se souvient du corps tatoué de Chéky Karyo dans la mise en scène de Hans Peter Cloos à la MC93.

Mais en 2015, une poussée d’indignation sur les réseaux sociaux, face à cette survivance théâtrale du grimage des comédiens blancs, accueille brutalement le projet de Luc Bondy qui annonce que son Othello sera Philippe Torreton pour la création à venir de la tragédie de Shakespeare à l’Odéon. Finalement le spectacle n’aura pas lieu en raison du décès prématuré de Luc Bondy. Mais les artistes noirs avaient cette fois pris la parole, rappelant que les acteurs et actrices afrodescendants ont rarement l’occasion de jouer de grands rôles au théâtre puisque qu’on se persuade que le répertoire n’a ni héros ni héroïnes noirs, ce qui cantonne les artistes racisés à des emplois de subalterne. Alors pourquoi distribuer un Blanc dans le rôle d’une pièce dont le héros est justement noir et dont l’enjeu tragique est précisément son origine ? Et difficile en France d’arguer du fait qu’il n’y a pas d’acteurs noirs, comme l’avait fait la scène allemande lors du scandale suscité en 2012 par le barbouillage en noir des héros africains de Unschuld / Innocence, un texte de Dea Loher écrit en 2003, que Michael Thalheimer avait mis en scène au Deutsches Theater de Berlin2. La scène contemporaine allemande ne se permet plus d’avoir recours au blackface, tant les associations antiracistes internationales sont vigilantes à l’égard de ce genre de pratique. Quand Michaël Thalheimer monte à son tour Othello en 2019 avec le Berliner Ensemble, l’acteur est blanc mais il n’apparaît pas en blackface, il est écorché et couvert de sang…

En France la controverse a pris une ampleur inattendue avec l’affaire des Suppliantes, largement relayée par la presse nationale. Le 25 mars 2019, des manifestants empêchent la compagnie Démodocos de jouer Les Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne. Philippe Brunet, professeur de grec et metteur en scène de ce spectacle amateur, avait choisi de noircir le visage des comédiennes jouant les Danaïdes, car elles viennent d’Égypte. Mais pour les associations antiracistes comme le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) ou la Brigade anti-négrophobie ce « parti-pris racialiste » relevait du blackface.

Il est plus surprenant cependant de voir ce geste de barbouillage dans un spectacle d’une compagnie comme « Les Chiens de Navarre ». Lors des Nuits de Fourvière à Lyon en juin 2017 le metteur en scène Jean-Christophe Meurisse présentait une création sur l’identité française qui se voulait « une psychanalyse électrochoc de la France ». Pourtant des spectateurs lyonnais ont alerté le CRAN, car des acteurs blancs jouaient en blackface des Africains. Le metteur en scène a dû retirer les scènes incriminées et a présenté des excuses. Comment des artistes qui se veulent engagés et dont le spectacle voulait dénoncer le petit racisme ordinaire des gens de gauche, n’ont pas entrevu ce que recèle en profondeur le geste du barbouillage quand il s’agit de convoquer des Africains, en l’occurrence ici des réfugiés du Congo-Brazzaville ?

Il faut aussi citer les ballerines en blackface de La Bayadère au Bolchoï dénoncées par la danseuse-étoile Misty Copeland et plus récemment encore le scandale autour d’Aïda programmée en 2020 au Metropolitan Opera accusant également la soprano russe Anna Netrebko de blackface.

Les responsables de ces barbouillages ne voient pas de racisme dans ce parti-pris. Ils affirment ne pas avoir d’intentions dégradantes et récusent la notion de blackface qui selon eux appartient à la culture américaine marquée par l’esclavage et la ségrégation, alors que le barbouillage en Noir en Europe renvoie à une tout autre tradition héritée du carnaval et des fêtes populaires et qu’il n’y a pas les mêmes intentions d’avilissement et de dénigrement dans ces travestissements.

Certes, le recours au terme de blackface est un raccourci et un euphémisme à la fois, un détour pour pointer la dimension raciste du geste en évitant la formule populaire française impraticable aujourd’hui : « se faire une tête de nègre » ! Sinon, dès la Renaissance, l’indication scénique des pièces de théâtre qui convoquaient des Africains engageait à « se barbouiller la figure de noir3 ». Et cette notion de barbouillage n’est pas sans signification, elle implique en effet la matière et la souillure.

En fait si le blackface désigne un type de spectacles très populaires au États-Unis au milieu du XIXe siècle, où les humoristes se passaient le visage à la suie de bouchon, puis a trouvé une ampleur étonnante au cinéma jusqu’à la fin des années 1950 et si cette pratique humoristique, révolue et condamnée aujourd’hui, appartenait à l’Entertainment américain, cette tradition trouve pour une grande part ses sources dans l’histoire du spectacle en France et dans des pratiques scéniques qui se sont exportées et transformées aux Amériques dans les plantations de la Caraïbe et des territoires français de la Louisiane dès la fin du XVIIIe siècle.

D’abord un travestissement

Au Moyen Âge, on se barbouille la figure au noir de fumée pour jouer les démons noircis par les feux de l’enfer ou les sauvages sortis du bois. On retrouve ces figures horrifiques et grotesques aussi bien dans les mystères religieux que dans les sotties et les farces. Cette face repoussante est celle de l’homme des bois, de la bête hideuse et lubrique, l’ours avec lequel s’engage une poursuite dans les fêtes de carnaval, expression des pulsions ténébreuses, sexuelles et dionysiaques que le carnaval permet de libérer. À la faveur des invasions sarrasines, les faces charbonnées s’exotisent en « faces de Maure », puis avec l’ennemi ottoman et les razzias des Barbaresques qui fondent régulièrement sur les populations des côtes de la Méditerranée, le carnaval voit apparaître la figure du Turc enturbanné au visage noirci, prompt à l’enlèvement des jeunes filles, à la fois fascinant par son costume et effrayant par la noirceur de sa mine, comme l’explique Marie-Pascale Mallé4. Qu’il soit prince d’Orient ou ambassadeur d’Afrique, la panoplie du Maure avec masque ou noir de fumée trouve son origine dans les fêtes de carnaval du pourtour méditerranéen et va contaminer les divertissements de cour qui naissent à la Renaissance. Dans ces ballets courtois, le Maure débarque en France, attiré par la puissance du Roi et les feux des dames de la cour. Ce travestissement fut très en vogue, car il permettait aux aristocrates un jeu galant : séduire les beautés poudrées de la cour en dépit d’un apparaître repoussant grâce à la virtuosité de leur discours amoureux5. Il s’agissait d’une mascarade avec force plumes, costumes chamarrés, turbans, musique percussive et danses exotiques que l’on appelait des mauresques. On le retrouvera au XVIIe siècle au théâtre dans des pièces où un personnage se fait passer pour un Africain, dans le cadre d’une supercherie exotique et drôle, comme L’Ambassadeur d’Afrique de Du Perche (1666) ou le final de L’Amour peintre de Molière qui se termine par une danse de Maure à laquelle Louis XIV lui-même aurait pris part en 1667, d’après Albert-Jean Guibert6.

Depuis la Renaissance, la face noire du Maure était perçue comme le signe extérieur de la malédiction que Dieu avait mis sur Cham et sa descendance. Dans sa Comédie de l’Adoration des trois Rois à Jésus Christ7, Marguerite de Navarre voit la malédiction, qui s’est abattue sur Melchior, comme une « écorce » dans laquelle il est piégé, qu’il « ne peut rompre, ni retirer » en raison de son infidélité à Dieu. Mais à présent que le Sauveur est né il doit venir l’adorer. La couleur apparaissait comme un masque qui condamnait à la subalternité et faisait des Maures une nation servile, parce qu’infidèle. La malédiction de Cham ne manqua pas pour certains d’être la justification divine de l’esclavage des Noirs.

La comédie du barbouillé à la française

Avec la généralisation de l’économie d’esclavage qui s’installe au Nouveau Monde, le Noir perd les attributs princiers du Maure et devient le « nègre » dont on trafique et qui n’a guère sa place au théâtre, tant la traite et l’esclavage sont des sujets à éviter pour obtenir le privilège royal.

À la veille de la Révolution française apparaît pourtant dans le vaudeville la figure du « petit-nègre » joyeux et musicien, qui danse au son du bamboula8. Il amuse le parterre et est interprété par des comédiens comiques, grimés au jus de réglisse, spécialistes des valets de comédies, car s’il arrivait aux Comédiens Italiens d’exhiber des pages noirs, comme on peut le voir dans la peinture de Watteau, ceux-ci n’avaient qu’une présence décorative en livrée exotique.

C’est avec La Négresse, ou Le pouvoir de la reconnaissance en 1787, donnée à la Comédie Italienne9, que les vaudevillistes Radet et Barré inaugurent « la comédie du barbouillé » et la parlure humoristique et déstructurée qui deviendra le « petit-nègre » du nom de son personnage.

Pour se faire passer pour un habitant de l’île où il a échoué avec son maître et qui est peuplée de Noirs qui détestent les Blancs, Frontin se barbouille le visage, prend la dégaine des Noirs, leur gestuelle et adopte leur langage bancal, faisant rire tout l’équipage du bateau. Mais Frontin se retrouve bientôt piégé par son subterfuge, car il ne parvient pas, à son grand désespoir, à enlever le noir de son visage à la fin de la pièce. Après la Révolution, l’abolition de l’esclavage et la levée de la censure qui interdisait de traiter des colonies, de nombreuses comédies pleines de bons sentiments reprennent cette figure du « petit-nègre » sautillant inventée par Radet et Barré. Les acteurs blancs qui se lancèrent aux Amériques dans des spectacles musicaux en blackface au tournant du XIXe siècle avaient certainement connaissance de ces comédies. Des personnalités comme Thomas Jefferson10 en avaient rapporté la description. La pièce de Radet et Barré fut même jouée à Saint-Domingue et il ne faut pas oublier la présence française aux Amériques sur le vaste territoire de la Louisiane que Napoléon 1er ne vendra aux États-Unis qu’en 1803.

Jouer la race pour rire

Le personnage du « petit-nègre » disparaît du théâtre en France avec le retour de la Censure sous Napoléon 1er. La pratique théâtrale de ces barbouillages humoristiques se déploie en revanche aux États-Unis, sous la forme des blackface minstrels, des spectacles qui consistaient à imiter pour rire les Noirs des plantations du sud qui faisaient des numéros musicaux, avec des instruments improbables pour le plaisir des colons et représentaient un extraordinaire exotisme pour les visiteurs du nord. C’est ainsi par exemple que Thomas Rice invente son personnage de Jim Crow, l’esclave insouciant et paresseux qui n’aime que danser et qui donnera son nom aux lois ségrégationnistes. Ces spectacles que reproduisaient des Blancs, en se passant le visage au noir de bouchon, provenaient d’une habitude ancienne fondée sur l’exploitation du « nègre », non seulement force de travail, mais aussi bouffon, amuseur. Nés d’une imitation dont l’objectif était l’exotisme et la drôlerie, ces spectacles traduisaient la fascination pour les corps, les gestes et la musique des Noirs sur les plantations du sud et la volonté de capter « le geste nègre ».

Après 1848 et l’abolition de l’esclavage en France, la figure humoristique du « nègre » revient sur les scènes des théâtres. Mais à la faveur des théories racialistes qui entreprennent de justifier scientifiquement l’infériorité des Noirs, le travestissement se racialise. Dégagé de toute mauvaise conscience morale, puisque l’esclavage est aboli, on peut s’abandonner au paternalisme, s’attendrir, l’œil humide, sur la faiblesse de ces pauvres braves de race inférieure, qui ont tant besoin de l’intelligence du Blanc pour surmonter les difficultés du monde et accéder enfin à la civilisation.

La race devient un ressort comique du vaudeville, aussi dramaturgique que musical11. Eugène Labiche par exemple l’utilise dans plusieurs de ses comédies : Le Club Champenois (1848), La Poudre aux Yeux (1861), Les trente millions de Gladiator (1878). La figure de celui qu’on appelle bientôt « Bamboula » du nom de son petit tambour, notamment dans les revues de music-hall, convoque situations burlesques, accoutrements désopilants, couplets humoristiques, danses explosives et joyeusetés clownesques. Les effets comiques s’appuient sur des situations qui jouent de la hiérarchisation raciale. Le Blanc domine la situation malgré lui, le Noir ne sait qu’obéir au Blanc et se retrouve toujours en situation de domestique tant il est bête et ne peut que provoquer le rire, comme le met en scène Le Laquais d’un nègre de Brisebarre et Nyon, comédie-vaudeville jouée en 1852 sur le Théâtre des Folies-Dramatiques.

Les vaudevilles exploitent aussi tout particulièrement le comique de travestissement du « nègre au jus de réglisse12 », les acteurs endossant pour rire ce qu’ils se représentent être un Noir avec ses gestes excentriques et son langage déstructuré. Camouflage insolite, mais efficace et drôle pour se rapprocher de celle qu’on aime ou tester les intentions d’un prétendant, on se déguise en « nègre » ou en « négresse », et bien sûr, on multiplie les signes convenus qui feront couleur locale. Un artifice que l’on retrouve dans de nombreuses comédies du boulevard13. À l’évidence, le Bamboula du théâtre français n’a rien à envier au blackface des Amériques et constituera une tradition humoristique jusqu’à Michel Leeb.

Le blackface minstrel aux Amériques

L’origine du blackface aux Amériques est pleine d’ironie. Les humoristes blancs avaient inventé la caricature du Noir en s’inspirant du jeu des esclaves lors de divertissements festifs qui racontaient, sous forme de sketch, les petites histoires de la plantation. Ces spectacles réjouissaient les maîtres, mais étaient aussi pour les esclaves l’occasion de se rassembler et de se moquer des Blancs sans que ceux-ci ne perçoivent la portée subversive de la parodie. Les Blancs en blackface qui imitèrent les Noirs par dérision, imitèrent des Noirs qui jouaient en fait à imiter des Blancs !

Dans le regard du Blanc s’est fixé l’archétype du « nègre » nonchalant et drôle voulant à tout prix imiter le maître, son maintien, ses tenues, son langage et jouant une comédie désopilante, tant il était grotesque et maladroit. Ces moments festifs permettaient alors aux esclaves de pratiquer un « petit marronnage14 » fait de feinte et de duplicité, de s’inventer un espace de liberté avec tout un jeu de double discours dont n’avaient pas conscience les maîtres qui au contraire tiraient une certaine fierté de ces spectacles dont la drôlerie et la virtuosité attirait les visiteurs15. Les communautés noires ont ainsi développé l’art du Signifying, l’art du double langage16.

Les esclaves chantaient, dansaient, jouaient de la musique avec des instruments de fortune17. Ils concevaient des saynètes qui finissaient par avoir une certaine notoriété. Aussi certains maîtres exhibaient de plantation en plantation leurs « nègres à talent ». Et dans les grandes villes, comme à New York sur le Marché Saint-Catherine18, des esclaves dansaient pour quelques pièces et faisaient des démonstrations acrobatiques qui fascinaient le public, comme le célèbre Bob Rowley qui se faisait aussi appeler d’un nom d’oiseau : « Bobolink Bob ». Ce simulacre qui donnait l’illusion de tendre au maître l’image qu’il attendait de lui-même et l’image du Noir tel que le Blanc le voyait était une stratégie de résistance et de survie.

Naissent alors, dans les premières décennies du XIXe siècle, une imitation des sketches imaginés par les Noirs, prise en charge par des comédiens blancs qui s’amusent aussi à reproduire leur dégaine et leurs pas de danse. Ils prennent le nom de « minstrels » et se passent le visage au noir de bouchon. La référence aux artistes ambulants du Moyen Âge est délibérée, elle renvoie à l’héritage culturel européen et à l’ordre féodal blanc idéalisé dont se réclame l’économie de plantation, tandis que l’esclave caricaturé est affublé de toutes les tares (pleutrerie, insouciance, superstition, paresse, vulgarité…) qui prennent le contre-point du fameux courage, la haute valeur féodale de la noblesse.

Thomas Rice inaugure son personnage d’esclave insouciant et joyeux malgré ses guenilles avec « Jump Jim Crow » en 1830 au Bowery Theater de New York19. Ses spectacles tourneront dans toute l’Amérique et jusqu’en France et en Angleterre. Ce que l’on désigna bientôt comme le nigger entertainment et qui participait au sentiment d’appartenance à l’ordre blanc dominant, et à sa légitimation, fit rapidement des adeptes. Ces clowns noirs joués par des Blancs se multiplièrent et se regroupèrent en confrérie, « Les Chevaliers du bouchon brûlé » (Knights of the Burnt) qui sillonnèrent le pays. Après la guerre de Sécession ce genre de spectacle s’exporta même en Europe, dans les music-halls, mais surtout de nombreux musiciens noirs, d’anciens esclaves sans engagement après la guerre de Sécession, finirent par accepter de rejoindre des troupes de blackface minstrels et de se passer le visage au noir, autrement dit de « jouer au bouchon (to work under cork) », selon la formule de l’époque, pour se faire de l’argent.

Pour comprendre la portée avilissante du blackface minstrel, il faut mesurer l’enjeu politique du détournement qu’il représente. Les Blancs s’appropriaient la forme artistique, la détournait au profit de leur propre plaisir, en la vidant de sa portée subversive, tout en renforçant l’infériorisation du Noir20.

L’artiste noir, contraint en pleine ségrégation de jouer les ménestrels, devait se plier au modèle noir imaginé par les Blancs. Geneviève Fabre explique qu’« il se trouvait dans une situation absurde qui conduisait le ménestrel de la parodie blanche, d’une caricature du Blanc créée par le Noir à l’imitation de cette parodie21 ». On comprend aujourd’hui pourquoi le blackface cristallise aux États-Unis le paroxysme de l’aliénation raciste, il est symbole de domination, d’avilissement et de réappropriation culturelle.

Jouer la race / jouer la souille

Si le blackface s’est construit sur le modèle vaudevillesque du « petit-nègre » de plantation, joyeux et musicien, le déguisement de Zoulou en Europe l’est sur celui des sauvages exhibés qui frappèrent les imaginaires, comme les fameux Zoulous qui donnèrent des spectacles à Londres puis à Paris en 1853, puis 1878. Dans l’un et l’autre cas, qu’il soit esclave ou curiosité anthropologique, le Noir est en même temps un divertissement pour le plaisir du Blanc.

Le grimage caricatural à l’américaine du blackface avec les lèvres rouges et les yeux ronds débarque en France à la fin du XIXe siècle dans les spectacles de music-hall, tandis que l’Ambassadeur d’Afrique de la Renaissance renaît avec la conquête coloniale en « roi nègre » à la face charbonné, et aux attributs sauvages : plumes, os dans le nez, raphia, verroterie et perruque laineuse. Et ce travestissement outrancier faisait le bonheur du public. Dans Impressions d’Afrique de Raymond Roussel en 1911 au Théâtre Fémina où le célèbre Georges Dorival incarnait le Roi Talou VII, un journaliste rendait hommage à sa « tête de dynamomètre22 », en référence aux bougies Oleo qui avaient pour mascotte une tête noire de dynamomètre de foire dont les dents et les yeux s’illuminaient. Se barbouiller le visage en noir était une plaisanterie, un déguisement de carnaval pour jouer à « La Cabane bambou23 », avec ses danses grotesques et exubérantes, qui se doublait à l’évidence d’une griserie de l’avilissement et de la souille. Jouer au Noir, c’est jouer avec la matière même du Noir, cette matière fantasmatique du « sale nègre », aussi fécale que gourmande, qui répugne et fascine à la fois, que l’on convoite, que l’on voudrait faire sienne et qui trouvera dans le chocolat une drôle de réalité, exploitée à outrance par la réclame.

Le personnage de Malikoko en est le prototype même. Au sortir de la guerre de 1914, le Châtelet souhaite produire un grand spectacle musical et exotique, qui fasse rêver les Parisiens et émoustille les Parisiennes. Il commande à Mouézy-Eon, un des vaudevillistes les plus en vue, une pièce drôle et spectaculaire. Ce sera Malikoko, roi nègre, qui voit le jour en 1919 et sera repris plusieurs fois par le Châtelet jusqu’en 193024. La pièce met en scène une troupe de sauvages et un roi cannibale dandy largement inspiré des blackface minstrels. « Ils sont passés à l’encre, ont les lèvres écarlates, des cheveux crépus, des anneaux dans le nez et dansent éperdument25 », note Armory dans Comoedia. Nouvel ogre exotique, Malikoko a marqué en profondeur les imaginaires de plusieurs générations. Ce « roi nègre » mangeur d’homme apparaissait comme un croque-mitaine moderne qui réjouissait petits et grands : « Il est celui qui fait plaisir d’avoir peur ! » s’exclamait Fernand Gregh. « Entendez les rires puérils quand Malikoko parle de mettre Miss Kitty et ses compagnons à la broche, et les tâte pour choisir le plus gras !26 » Un spectacle pour la famille et les enfants qui « pourront s’endormir paisiblement et revoir dans leurs rêves le sourire du terrible nègre et les Blancs qu’il désire manger27 ».

Déjouer le blackface, c’est dé-penser la race

Jouer la race, entretient le racisme, car le jeu du Noir s’invente précisément sur des stigmates fabriqués et exacerbés pour rire. Stigmatiser encore les Africains au sortir de la Grande Guerre en personnage de sauvage, visage passé au cirage, avec os dans le nez, alors que des tirailleurs étaient venus d’Afrique mourir dans les tranchées atteste du poids des mentalités coloniales. Mais comment soutenir ce type de divertissement dans l’Europe métissée du XXIe siècle… Ces caricatures, aussi humoristiques soient-elles, entretiennent une représentation des Noirs qui n’est pas sans conséquence sur les consciences enfantines. Et comment expliquer aux jeunes afrodescendants cette comédie du dénigrement ? Comment ne pas entrevoir le double fond raciste de ce geste qui dessine précisément les contours de la négrophobie. Pointer ces pratiques, pour en déjouer les tenants et apprendre à dé-jouer le geste, ne représente pas une attaque du socle de la culture européenne, à moins que ceux qui les défendent estiment que la pensée coloniale est constitutive de ce socle. C’est au contraire au nom de l’estime que l’on a de la République et de la société française, que ces résidus racistes d’un autre âge qui continuent de polluer et parasiter les inconscients doivent être nettoyés. Ils participent d’un refoulé colonial dont n’ont souvent même pas conscience ceux qui en sont les adeptes, car ils ne voient que le travestissement amusant, sans analyser la nature du rire qu’il déclenche.

Ce type de travestissement est associé à un dénigrement, un avilissement, puisqu’il s’agit de jouer au « sale nègre », autrement dit au monstre drôle et repoussant comme le veut le carnaval et du coup de s’ensauvager pour rire, de se rouler dans la fange et de jouer au cannibale. Dans le travestissement de carnaval, il y a toujours un jeu de repoussoir, mais la bête effrayante, l’ours mal léché qui incarne les peurs ataviques enfouies ne peut pas être la caricature du phénotype de son concitoyen.

De la même manière, sur la scène contemporaine, jouer un Noir en se barbouillant la figure est un geste qui soulève d’abord le problème de la réception, même s’il ne se veut pas dégradant. Quel est le public visé, à qui s’adressent ces spectacles ? Le monde élitiste du théâtre public se drape facilement, comme l’explique Bérénice Hamidi-Kim dans une « grandiloquence28 » romantique défenseuse de la liberté de création, au nom de laquelle elle escamote les questions qui dérangent et finit par s’aveugler dans l’ignorance du public et de sa diversité, masse sensible marquée par une palette d’expériences et d’histoires familiales et culturelles bien souvent traversées par l’histoire coloniale. Que reconnaît le spectateur afrodescendant dans un acteur qui s’est barbouillé de noir, si ce n’est la caricature ? Un Blanc se reconnaît-il dans un Noir barbouillé de blanc ? Être africain ou afrodescendant ne se réduit pas à une couche de noir sur la peau, un teint sombre ne fait pas la race, il convoque une altérité fabriquée et ostentatoire, qui réduit la présence de l’Autre à celle d’un objet au sens premier du terme et crée de l’indexation. En réduisant l’Africain ou l’Africaine à une coque, une surface, on dénie son être. La différence du Noir n’est pas dans cet avoir de mélanine en plus, mais dans l’être, une profondeur, une vibration qu’il n’est pas possible de s’accaparer. Un être humain ne se réduit pas à un artifice chromatique, le phénotype n’est pas une surface.

Pour Les Suppliantes le spectacle mis en cause à la Sorbonne en raison de l’usage d’un blackface, Philippe Brunet, le metteur en scène, affirme avoir voulu simplement signifier l’origine africaine des Danaïdes en maquillant de noir les visages des comédiennes. Mais rendre l’origine africaine des Danaïdes qui viennent des bords du Nil en noircissant leur peau et en couvrant leurs têtes de laine foncée, c’est ramener l’identité africaine à des signes extérieurs convenus, ceux de la racisation précisément. L’époque antique ne convoque pas un enjeu racial dans l’apparaître des Danaïdes qui fuient l’Égypte. Elles sont simplement étrangères au monde grec et ne peuvent à ce titre prétendre à l’hospitalité. Au final, il s’avère qu’elles descendent d’Épaphos le Noir, fils de Io et de Zeus, et que leur généalogie les ramène à la terre d’Argos.

Le Noir est d’abord une construction mentale héritée de l’histoire coloniale et dont il faut se défaire. Le Nègre blanc, une pièce de Dorvigny qui date de 1775, est remarquable à cet égard. Elle démontre avec humour combien la couleur du « nègre » est une altérité fabriquée par le regard que l’on porte sur lui et qui le déshumanise. La pièce s’inspire de L’Ambassadeur d’Afrique (1666) de Nicolas Du Perche et s’appuie sur une mascarade. Afin de rapprocher son maître de sa dulcinée Angélique et de l’introduire dans la maison, Crispin le fait passer pour un « nègre blanc », une curiosité ramenée de voyage. Et tout l’intérêt du stratagème réside dans le fait que Valère n’a pas besoin de se grimer, le costume exotique suffira. La mère d’Angélique abusée par la supercherie s’entiche de cette curiosité dont elle souhaite faire l’acquisition : « On jurerait que c’est un homme comme vous et moi. Ce sont les mêmes traits, le même air, la même figure… Et moi-même, si je ne savais pas ce qu’il en est, je parierais que c’est un Blanc29. » Pour finir, pas de Noir dans la comédie ! Dorvigny réussit à convoquer une réflexion sur le préjugé de couleur en bravant la censure puisqu’aucun personnage noir ne traverse la pièce.

Blackface et désappropriation culturelle

Grimer des Blancs pour jouer des Noirs donne non seulement aux artistes racisés un sentiment d’exclusion du système et d’invisibilisation, mais ramène encore une fois les afrodescendants sur le terrain de la désappropriation de leur propre histoire et de leurs pratiques culturelles et artistiques. Nous sommes à un tournant historique où les frustrations et les souffrances issues des discriminations trouvent un écho. Il n’est plus possible à présent de raconter l’histoire des Noirs, de l’esclavage, de la colonisation, des diasporas… sans prendre en compte le point de vue du dominé, même s’il s’agit de prendre son parti. On ne peut pas se soustraire au fait d’entendre l’Autre, sauf à reproduire une position paternaliste et toujours surplombante. Le sanglot de l’homme blanc convaincu d’être l’incontournable héros et le seul à pouvoir sauver le Noir, mais sans lui, est une posture néocoloniale, du même ordre que celle qui a présidé à l’entreprise humanitaire et civilisatrice justifiant la conquête coloniale.

Contester la condamnation du blackface au nom de la liberté d’expression en art et justifier le geste parce que l’art est intrinsèquement subversif et ne saurait composer avec le politiquement correct, c’est déplacer l’enjeu du problème et dénier sa portée politique. Se barbouiller le visage pour jouer au Noir, ce n’est ni subversif ni provocateur, c’est une mascarade humiliante pour les Noirs. Mais se persuader qu’il n’y a pas d’intention raciste derrière ce geste, c’est trahir lamentablement que l’on n’a pas compris les mécanismes pervers de la racialisation qui conduisent au racisme.

Pratiquer le blackface sans intention raciste est simplement un signe de méconnaissance de l’histoire et des enjeux politiques de la racisation dans notre pays, parce que le discours national républicain entretient l’idée que la France, terre des droits de l’homme, n’est pas une nation raciste comme peuvent l’être les États-Unis et l’absout de fait globalement de toute arrière-pensée racialiste. Or, comme l’explique Mame-Fatou Niang, « la négrophobie bourgeonne sur l’excision du roman national, sur la croyance en un pouvoir performatif de la parlure républicaine et sur le rejet des cadres conceptuels à même de capturer pleinement l’expérience racisée noire. Elle prospère sur le terrain d’une vision de l’“Autre-Noir“ forgée par une idéologie dont on a entrepris d’effacer les racines, sans pour autant en éradiquer les survivances30. »

Au théâtre, le vrai enjeu est de raconter des histoires humaines que l’on partage tous et toutes en dehors d’un phénotype qui n’est pas « essentiel ». Et s’il semble absolument nécessaire au nom du réalisme et des enjeux de l’histoire, ou du projet de l’auteur, de convoquer un Noir ou une Noire, pourquoi ne pas faire appel à un acteur ou une actrice racisés ?

Penser la race de l’Autre en jouant sur la couleur de peau est une pratique issue de la pensée coloniale. Penser la race en termes d’apparence et de barbouillage, c’est penser une hiérarchie chromatique. Le Blanc peut s’abaisser au Noir et foncer sa peau, mais le Noir ne peut se hisser jusqu’au Blanc. Même si le travestissement en Noir ne se veut pas caricatural et ne relève pas de la dérision, il reste perçu comme un geste réducteur et rabaissant qui vise finalement à ramener l’altérité du Noir à un avoir, un taux de mélanine, autrement dit une matière maîtrisable, que l’on peut faire sienne. C’est pourquoi, il est aussi un geste d’appropriation. Le Blanc peut jouer au Noir, mais, aux yeux du Blanc, il est impensable que le Noir puisse passer pour un Blanc. Il y a dans le geste même appropriation et exclusion, puisqu’il s’agit de penser l’Autre sans lui, de le convoquer en son absence. Il y a dans le remplacement même, élimination, invisibilisation. Une dimension du blackface qui est au cœur du cinéma hollywoodien jusqu’aux années 1960 et qui a façonné à leur insu les mentalités européennes, pourtant si éloignées, imagine-t-on, de l’histoire américaine.

Ces pratiques festives que l’on croit « bon enfant » n’en sont pas moins construites sur des stéréotypes de défense de la supériorité blanche et de la civilisation occidentale, aux dépens des Noirs que l’on caricature en sauvages, réflexes de conservation et de peur de l’Autre.

Pratiquer ce barbouillage au XXIe siècle, sur scène ou au carnaval, a d’abord un impact indéniable sur la société et l’éducation de la jeunesse. Être noir ne doit pas être associé à un travestissement caricatural, voire seulement ludique, cela envoie un message d’avilissement aux Noirs qui n’ont pas à représenter le symbole d’un ailleurs fantasmé ou d’un exotisme qui amuse, sans parler du fait que cela banalise auprès de la jeunesse la stigmatisation raciale en la rendant drôle. Ensuite, sur la scène du spectacle vivant, il est essentiel de comprendre que le geste est problématique, car la race n’est pas un maquillage, c’est une construction historique et politique, héritée de l’époque coloniale et d’un temps où la société occidentale a eu besoin d’asseoir sa domination en stigmatisant la différence de peau et de cheveu comme un attribut d’infériorité. La couleur du Noir est une invention. Il y a plus de 30 nuances de peau noire, et autant de variétés pour les peaux claires.

Conclusion

Il ne s’agit pas de condamner le barbouillage au théâtre au nom du réalisme et de l’authenticité, questions qui concernent davantage le cinéma. Le théâtre est un art de l’oralité, un art de la parole. La condamnation du barbouillage contraint justement à repenser la spécificité de cet art qui passe par la convention et doit rappeler que l’acteur est avant tout un conteur qui transmet une histoire. L’incarnation scénique n’est pas une affaire de carnation31. C’est pourquoi il est nécessaire de déjouer les avatars du blackface et de dé-jouer au théâtre les représentations raciales et les exotismes pour sortir de l’impasse de la couleur. Les acteurs et actrices doivent être en capacité de raconter toutes les aventures humaines quel que soit leur phénotype. La racisation est une condition qui ne passe pas par le noircissement du visage. On ne joue pas Othello comme on entre dans la peau d’un lion de pantomime, parce que la peau d’Othello n’est pas un costume et la tragédie qui est la sienne n’est pas dans sa couleur, mais dans le regard que l’on a posé sur elle et qui a atteint son architecture intérieure.

Notes de bas de page numériques

1 Cette conférence est une synthèse inspirée pour partie des travaux de Sylvie Chalaye parus dans Race et théâtre : un impensé politique, Arles, Actes Sud, 2020.

2 Lors de la création de la pièce quarante-deux membres actifs anti-racistes de l’association de veille Bühnenwatch avaient quitté ostensiblement la salle au moment où Andréas Döhler le comédien blanc, grimé en Noir pour jouer un demandeur d’asile africain, entrait en scène.

3 La formule est courante dès le Moyen Âge, quand il s’agit de se passer du noir sur le visage pour jouer les diables dans les mystères, ou les satyres dans les soties et les farces.

4 « Le Maure et le Sarrasin dans les rituels carnavalesques du pourtour méditerranéen », conférence donnée au colloque « Héritages arabo-islamiques dans l’Europe méditerranéenne – Archéologie, Histoire, Anthropologie », 11-14 septembre 2013.

5 Sylvie Chalaye, « La figure baroque du More à la française : un masque galant (1589-1715) », Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre (1550-1960), Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 39-66.

6 Albert-Jean Guibert, Bibliographie des œuvres de Molière publiées au XVIIe siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1973, pp. 199-203.

7 Marguerite de Navarre, Comédie de l’Adoration des trois Rois à J. C., in Les Marguerites de la Marguerite des Princesses, très illustre reine de Navarre, texte de l’édition Jean de Tournes, Lyon, 1547, publié par Félix Franck, Librairie des bibliophiles, Paris, 1873. Voir Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre (1550-1960), Paris, L’Harmattan, 1998.

8 Le mot désignait au XVIIIe siècle le petit tambour au son duquel dansaient les esclaves notamment dans les plantations françaises de Saint-Domingue et de Louisiane. Le terme finit par désigner la danse percussive elle-même. En 1848 Louis Moreau Gottschalk, musicien blanc né à Saint-Domingue et ayant vécu en Louisiane, publie une composition musicale sous le titre « Bamboula. Danse des nègres ». L’orientalisme et la littérature coloniale donneront bientôt le nom de « bamboula » à toutes les danses exotiques d’Afrique.

9 Léon-François Hoffmann, Le nègre romantique, Paris, Payot, 1973. La négresse ou le pouvoir de la reconnaissance de Radet et Barré, étude et présentation de Sylvie Chalaye, coll. « Autrement mêmes », Paris, L’Harmattan, 2021.

10 Thomas Jefferson décrit déjà en 1784 dans ses Notes sur la Virginie les « crooning melodies » et les shuffling dance » des « nègres » des plantations que les Blancs tenteront d’imiter.

11 Sylvie Chalaye, « Race et ressort comique : l’invention théâtrale de Bamboula », Nineteenth-Century French Studies, Nebraska University Press, 50, 2022, 3-4.

12 On doit la formule à la pièce de Joly, Un nègre au jus de réglisse, jouée à La Villette en octobre 1873.

13 Quelques exemples : Le Bon Nègre (1858) de René Lordereau, Le Négrophile (1864) d’Alfred Cauwet, Le Nègre de la porte Saint-Denis (1870) de Hermil et Numès, La Négresse (1880) de Léopold Laluyé, Un Blanc mal noirci (1860) de De Pons, ou encore Noir et blanc (1880) de P. Darasse.

14 Le marronnage désigne la fuite de l’esclave qui s’enfonce et disparaît dans la forêt pour échapper aux maîtres. On parle de « petit marronnage » pour évoquer les ruses de l’esclave qui reste sur la plantation, mais se joue de l’ordre esclavagiste et développe une résistance de l’intérieur au nez et à la barbe du maître.

15 Geneviève Fabre, Le Théâtre noir au États-Unis, éditions du CNRS, Paris, 1982, pp. 24-25.

16 Henry Louis Gates, Jr., The Signifying Monkey: A Theory of African-American Literary Criticism, New York, Oxford University Press, 1988, rééd. 2014.

17 Souvent faits d’os et de matériaux de récupération, ces instruments étaient dits « éthiopiques ».

18 William T. Lhamon Jr., Raising Cain. Représentations du blackface de Jim Crow à Michaël Jackson, Kargo & L’éclat, 2004.

19 Alors acteur itinérant sans grande notoriété, Thomas Rice se serait inspiré d’un vieil esclave palefrenier, boiteux et en haillons, qui chantait en sautillant « Jump Jim Crow » et qu’il rencontre à Cincinatti, sur les bords de L’Ohio. C’est à Louisville vers 1828, plateforme américaine de la traite des esclaves vers l’est et le sud, qu’il campe pour la première fois son personnage de Jim Crow dans des théâtres de variétés, avant de le jouer à New-York.

20 Geneviève Fabre, Le Théâtre noir au États-Unis, éditions du CNRS, Paris, 1982, p. 33.

21 Geneviève Fabre, Le Théâtre noir au États-Unis, éditions du CNRS, Paris, 1982, p. 35.

22 Journal des débats, 20 mai 1912.

23 Formule coloniale, désignant une cage de bambou popularisée par la célèbre chanson de Mayol (« À la cabane bambou », paroles de Paul Marinier, 1899) qui se moque de l’Africain en visite à Paris et finalement impatient de rentrer chez lui et de retrouver sa case… la cage du sauvage.

24 Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre (1550-1960), op. cit., pp. 306-312.

25 Comoedia, 28 février 1920.

26 Comoedia, 11 décembre 1919.

27 Pierre Wolff, La Semaine dramatique, 13 décembre 1919.

28 Bérénice Hamidi-Kim, « Développement durable (culturel) et diversité culturelle : nouveaux/derniers avatars de la grandiloquence du théâtre public français ? », Registres, n° 18, 2015/1, pp. 34-43.

29 Louis-François Archambault, dit Dorvigny, Le nègre blanc, comédie en un acte et en prose. Voir étude et présentation de Sylvie Chalaye, coll. « Autrement mêmes », Paris, L’Harmattan, 2019.

30 Mame-Fatou Niang, « Des particularités françaises de la négrophobie », in Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Racismes de France, Paris, La découverte, 2020, p. 153.

31 « Peau et incarnation, des impensés politiques de la scène contemporaine », in Martial Poirson & Sylvie Martin-Lahmani (dir.), Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes ?, Alternatives théâtrales, Bruxelles, n° 133, novembre 2017, pp. 27-31.

Pour citer cet article

Sylvie Chalaye, « Déjouer le blackface au théâtre pour mieux dé-penser la race », paru dans Loxias, 80., mis en ligne le 15 mars 2023, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=10156.

Auteurs

Sylvie Chalaye

Anthropologue et historienne des représentations de l’Afrique et du monde noir dans les arts du spectacle, Sylvie Chalaye est aussi spécialiste des dramaturgies contemporaines afro-diasporiques. Professeur des universités, elle co-dirige l’Institut de Recherche en Études Théâtrales de la Sorbonne Nouvelle et a créé en 2007 le laboratoire « Scènes Francophones et Écritures de l’Altérité ». Son dernier essai publié chez Actes Sud-Papiers, _Race et théâtre : un impensé politique_, a reçu le prix André Malraux en 2020.