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Jean-Marie Guignard  : 

À propos du film Éclipse totale (Rimbaud Verlaine) : auctor in fabula

Résumé

Le présent article est issu d’un exposé préparé à l’occasion du séminaire de Master 2 de M. Paul Léon, à l’Université de Nice Sophia Antiplois, autour du film d’Agnieszka Holland : Éclipse Totale (Rimbaud-Verlaine). Autour de trois lieux communs : le poète vagabond, le poète « génial » et le poète prophète, cette étude tente d’approcher la complexité des connexions entre les « mythographèmes » semés plus ou moins consciemment dans l’œuvre et la biographie des deux poètes, subjectivement relayés par les lecteurs, et ici par l’écriture cinématographique.

Index

Mots-clés : Agnieszka Holland , Éclipse totale, fiction cinématographique, mythographie, Rimbaud (Arthur), Verlaine (Paul)

Géographique : France

Chronologique : XIXe siècle

Texte intégral

Le titre de cet article fait bien entendu référence au Lector in fabula d’Umberto Eco qui propose une « esthétique de la réception et de l’interprétation »1. Partant du titre du poème de Verlaine, Laeti etErrabundi2, lui-même détournement du baudelairien Moesta et Errabunda, et de son pendant rimbaldien, Vagabonds3, nous allons tenter de vagabonder en compagnie d’Agnieszka Holland et de son film Éclipse totale4 toujours aussi juvénile sur des chemins biographiques autant que « mythographiques ».

S’agissant de cette dynamique « mythologique » qui nourrit l’œuvre en question, la cinéaste peut s’appuyer sans difficulté sur la compétence encyclopédique (Eco) de chacun, laquelle commence scolairement (et s’achève pour la plupart) par l’indétrônable Lagarde et Michard et ses successeurs. Les initiés passeront par des biographies multiples (de Borer à Petitfils, de Starkie à Busine), dont certaines peuvent être au demeurant destinées au « grand public » telle celle de Troyat sur Verlaine. Une autre approche peut être celle de la fiction, pourfendeuse (ou non) du mythe ; ainsi, Dominique Noguez, avec ses Trois Rimbaud5, invente un « troisième » Rimbaud aux fins de pulvériser cette coupure radicale entre l’homme de l’écriture et l’homme du silence.J.M.G. le Clézio, quant à lui, alimente au contraire dans La Quarantaine, l’imaginaire rimbaldien par un témoignage inédit. Le grand-père du narrateur, jeune médecin, aurait rencontré à Marseille, juste avant son amputation, « ce garçon étrange, que le poète Verlaine avait entraîné au dehors, dans la nuit, et qui avait disparu en proférant ses malédictions, et dont l’oncle William avait dit seulement : ‘Rien…Un voyou.’6 » :

Ce qui retient Jacques de partir aussitôt, c’est l’expression de souffrance sur le visage du malade. Une de ses jambes est enveloppée d’un bandage jusqu’à mi-cuisse, mais l’autre pied est chaussé d’un lourd soulier en cuir noir, encore couvert de la poussière du chemin, comme s’il était prêt à sortir, à reprendre la route7.

Dans le film d’Agnieszka Holland, l’évocation des différentes tranches de vie inscrites dans toute biographie ou fiction, assurent le découpage du film, et sont annoncées par des cartons indicatifs. Néanmoins, le film est le parti pris d’un auteur qui va tenter d’enrichir, mais aussi d’infléchir les mythes agréés.

La mythographie auctoriale cinématographique s’appuiera continûment sur celle qu’ont suscitée de deux poèmes majeurs relatifs à la période Rimbaud-Verlaine (1871-1874), Vagabonds de Rimbaud et Laeti et errabundi de Verlaine, et c’est à nous lecteurs-spectateurs qu’il reviendra d’adhérer ou non à cette reconstitution. Nous pensons que ce n’est pas déflorer le suspense que de dire que le parti pris d’Agnieszka Holland n’est pas celui d’une pourfendeuse de mythe, si bien que notre propre parti pris sera, en jouant le jeu, d’évaluer le film sous trois topiques mythologiques : la mise en scène du poète en vagabond, du poète en « génie » et du poète en prophète.

La « fiction biographique » sera réussie si la focalisation « mythologique » de la réalisatrice permet de tisser ou de réactiver des liens entre destinateurs et destinataires. René Etiemble pensait imprudemment (?) que le mythe de l’écrivain, du poète, devait être dénoncé et par là même pulvérisé8. Peut-on au contraire, comme semble le faire Agnieszka Holland adopter le parti apparemment inverse, celui de Roland Barthes qui déclarait :

Bien sûr, le mythe de Rimbaud n’est pas bien plaisant, il est fait de beaucoup de bêtise, de mauvaise foi et de mensonge. Mais puis-je l’avouer maintenant ? J’éprouve infiniment plus de curiosité, plus de « faim », pour le mythe de Rimbaud que pour Rimbaud lui-même9.

Nous qui ne sommes pas, selon la belle expression de Barthes, de « l’empyrée littéraire10 », nous avons la faiblesse de penser à la suite de Georges Duhamel que Rimbaud est un « phénomène »et que c’est à partir et à cause de ce phénomène qu’est né, juste retour, un mythe phénoménal. Le sociologue Edgar Morin, désignant dans sa bibliothèque un épais dossier avouait récemment qu’il contenait une étude sur Rimbaud commencée depuis fort longtemps et qui sans doute ne verrait jamais le jour. Un peu plus tard, à la question : « Quel livre auriez vous aimé écrire ? », il répondait : « Une Saison en Enfer »11.

Issu souterrainement, qui sait, du mythe du juif errant, le film présente donc en premier lieu le poète en « vagabond ». L’emblème du vagabond c’est d’abord le soulier, soulier de marche, donc indispensable, souliers poussiéreux. Ceux de Van Gogh. Toutefois, l’invention du chemin de fer vient d’enrichir l’imagerie du vagabondage et le train devient le véhicule de prédilection du trimardeur, sans toutefois éclipser le godillot avachi. Le premier plan du film dévoile précisément des souliers avant de remonter par une lente contre-plongée jusqu’au visage de Rimbaud pipe en bouche. Dans la même séquence, sur le chemin de la résidence des Mauté, la caméra s’attache furtivement à nouveau aux souliers du jeune homme, mais en mouvement cette fois, virevoltant sur une marche descalier. Les pieds de Rimbaud réapparaîtront plusieurs fois pour ponctuer le parti pris de l’errance. En contrepoint, les bottines à boutons de Verlaine, bourgeoises quoique usées et crottées à souhait, apparaissent lors de la fameuse scène du poète rentrant ivre à la maison et se couchant tête-bêche aux côtés de Mathilde, sa femme. C’est alors, outre l’« inversion », l’errance métropolitaine qui est évoquée. La mise en regard des bottines crottées et du visage de Mathilde cristallise en une seule image les réponses que Verlaine fera aux questions de Rimbaud : « Est-elle intelligente ? Non !... Aimes-tu son âme ? Non !... »

Agnieszka Holland hasarde aussi ce court plan, assez vraisemblable, du mauvais garçon risque-tout et suicidaire, qui manque de se faire happer les deux jambes, par son imprudence, lors de l’arrivée du train en gare de Roche. Ce plan sera rappelé par le saut de l’ange (ou du diable) au dessus d’un torrent comme une fulgurance suicidaire de Rimbaud dans le souvenir de Verlaine. Car le mélange de la vie et de la mort participe du « dérèglement de tous les sens12. » Enrevanche, c’est Verlaine qui va initier son jeune ami, trompe la mort, aux beuveries d’absinthe, « le troisième œil du poète », autre manière suicidaire dedérégler ses sens.

Qui dit vagabond dit voyou, et Rimbaud admire le mythe Villon qui naît aussi d’une œuvre littéraire aussi éclatante que mince et de beaucoup de mystères biographiques :

Maistre François Villon, le bon folastre, le gentil raillart qui rima tout cela, engrillonné, nourri d’une miche et d’eau, pleure et se lamente maintenant au fond du Châtelet ! Pendu serez ! lui a-t-on dit devant notaire : et le pauvre follet tout transi a fait son épitaphe pour lui et ses compagnons : et les gratieux gallans dont vous aimez tant les rimes, s’attendent danser à Montfaulcon, plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre, dans la bruine et le soleil !13

Le spectateur assiste d’emblée à des manières de voyou qui surprennent Verlaine, autant chez les Mauté que lors du scandale des « Vilains Bonshommes ». Rapidement, cette violence anticonformiste, anti-bêtise et médiocrité, plaît manifestement à Verlaine qui, lui-même, ne s’en sent pas capable. Dès lors, advient à la postérité, le couple mythique Rimbaud-Verlaine, union scandaleuse, mélange de sentiments et de goujaterie, d’amour inverti et de pornographie. Goncourt rapportera une déclaration de Rimbaud, sans doute trop emblématique et provocatrice pour être vraie, avec Maurice Rollinat comme témoin (lequel n’a jamais parlé de Rimbaud) : « Je suis tué, je suis mort il m’a enc… toute la nuit… Je ne puis plus retenir ma matière fécale !14 » Ou encore, avec, cette fois, Daudet comme caution : « Qu’il se satisfasse sur moi, très bien ! Mais ne veut-il pas que j’exerce sur lui ? Non, non, il est vraiment trop sale et a la peau trop dégoûtante15. »

Verlaine tout au long du film endosse le rôle de faire-valoir vis-à-vis de ce voyou qui le fascine autant par sa poésie entièrement nouvelle que par sa provocation à froid, attitude que lui-même ne peut adopter que sous l’emprise del’alcool dans des scènes de violence terrible et pitoyable, assez bien rendues.

Mais revenons à ces images récurrentes du chemin de fer, de la locomotive et de la gare qui participeront, au XXe siècle, du mythe du vagabond américain16, et plus tard, de la mythologie des clochards célestes17 selon le beau titre français oxymorique du roman de Jack Kerouac. Le vagabond qui fume sur le quai de la gare en attendant le train, c’est le poète qui va révéler ses arcanes symbolisés par la fumée d’une pipe clairement relayée par la fumée de la locomotive comme un étendard : préfiguration du drapeau blanc vaporeux (Rimbaud voit dans Génie les nuages comme « drapeaux d’extase ») qui allégorisera, dans la troisième partie de la fiction, le « prophète » qui le brandit comme détenteur d’un message essentiel, dernière image du film.

C’est que l’une des fonctions du vagabondage est l’« inspiration » : lors de la scène du voyage à pied à travers les Ardennes, le poème Sensation s’impose :

Je ne parlerai pas, ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, -heureux comme avec une femme.

ainsi que ce distique tiré du poème Soleil et Chair :

Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !
Ô renouveau d’amour, aurore triomphale…

L’errance culmine dans une communion avec la nature et dans la relation homosexuelle :« Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales18. »

La notion de génie est soumise à l’histoire des idées et des valeurs. Célébrée dans le peuple, elle atteint son apogée durant l’époque romantique puis, vilipendée par l’intelligentsia moderne, elle disparaît pour un temps. Michel Serres s’en explique prétendant montrer que « Tout vient toujours du travail, y compris le don gratuit de l’idée qui arrive. […] On ne rencontre pas de génie naturel, immédiat et sauvage19. » Sans travail, le génie n’est donc qu’illusion. Barthes avait entrepris une tentative d’homicide contre l’auteur, Étiemble a raté son attentat contre le mythe de Rimbaud, qui, selon lui, bâti sur des erreurs ou des mensonges, devait exploser. Peine perdue, ni explosion ni même implosion, les mythes du « génie » et de l’« auteur » ne se plient pas à la critique, non, forcément, qu’elle soit infondée, mais parce que les mythes nous sont si nécessaires que lorsque nous croyons les avoir décimés, nous n’avons de cesse de les faire renaître de leurs cendres.

Le film d’Agnieszka Holland laisse évidemment entiers l’énigme et le mystère du génie. Tout au plus, il est suggéré au détour d’une conversation que Rimbaud en est abondamment pourvu (le génie comme débordement !), et on lui laisse le soin de nous expliquer que si lui a « quelque chose » à dire, c’est Verlaine qui sait « comment le dire », et que telle sera leur collaboration et leur complémentarité ! Phénomène intéressant dans le film que celui des rapports entre les deux hommes de ce point de vue ; ils constituent l’aune à laquelle sera mesuré le génie inégal de chacun. La meilleure façon est de faire déclamer à un Verlaine émerveillé les vers de Rimbaud,

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les aubes sont navrantes,
Toute lune est atroce et tout soleil amer …

J’ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n’élude…

et de les assortir des commentaires attendus sur l’absolue nouveauté de cette poésie.

Par ailleurs, le génie littéraire semble indissociable dans la mythologie populaire d’un affranchissement des contraintes et d’une transgression des interdits. On a tendance, en effet, à tout attendre et tout excuser des « génies ». Soit que ces attitudes et transgressions sacrent un génie inné, soit qu’elles préfigurent un génie naissant. On notera que Rimbaud, lui-même, va très loin dans cette objectivation de son génie, il refuse absolument de transiger publiquement, on dirait aujourd’hui qu’il a une maîtrise médiatique consommée20. Il est évident que ces provocations sont un poncif qu’Agnieszka Holland n’a pu totalement éviter. La scène du striptease intégral, avec distribution de vieilles hardes, apparaît comme hautement attendue, mais elle a été imaginée par le jeune Rimbaud lui-même. Il ne garde alors que ses souliers de vagabond, qu’il ne portera plus lors de l’ultime rencontre avec Verlaine en Allemagne. Hasard, erreur ou symbole, n’empêche que Rimbaud n’abandonne ses godillots qu’au moment où il s’apprête à devenir un véritable trimardeur. La caméra le montre alors chaussé de bottines à boutons, les mêmes que celle que porte Verlaine, en quelque sorte des bottes de citadin. Comme si ce symbole renouait avec la faculté ou la vocation qu’avait Rimbaud de brouiller les pistes, de n’être pas là où on l’attend, déjà ailleurs. Étonner avec toutes les gradations qu’a prises ce terme, jusqu’à son sens plein : voilà l’apanage du génie.

Soulignons encore que le génie absout toute espèce de frasques puisqu’elles lui sont un corollaire indispensable. Après les larcins de vols de livres à l’étalage qu’avoue Rimbaud, les vols chez les Mauté : les amours sodomites. Ces amours contre-nature son tour à tour niées devant la famille qui ne tient d’ailleurs pas à les apprendre, brandies pour épater ou scandaliser la galerie, mais en tout cas vécues par l’un et par l’autre. Il y a les partisans de « Mademoiselle Rimbaud », ce qui faisait bondir le bon Claudel. Il y a aussi les partisans d’un Rimbaud « ange sauvage » qui n’imaginent pas qu’il pût être un seul instant dépouillé de sa virilité, quitte à le présenter comme un pur gigolo qui se sert du pauvre Verlaine, une « prostitution délibérée21 » écrit Xavier Grall : « Tu n’as pas aimé Verlaine. Jamais. Peut-être même, l’as-tu franchement méprisé, ce pierrot lunaire, latitudinaire, velléitaire, et ce n’est pas sans écœurement que tu t’es glissé dans sa vie et dans ses couches22. »

Agnieszka Holland ne semble pas prendre position, si l’on ose dire, mais en fait, prépare le terrain pour nous présenter sa version personnelle en esthète du cinéma. Elle préfère nous rendre plausible le fait qu’ils se soient aimés. Seulement, pour nous aider à le croire, elle nous les rend aimables. L’ami d’enfance de Rimbaud, Delahaye, dit de lui : « En somme, il avait l’air d’un paysan pas trop grossier23 ».Que DiCaprio qui incarne Rimbaudavec sa gueule d’ange fasse bien l’affaire comme un clone du portait de Carjat, soit ! Mais à aucun moment il ne saurait avoir l’air d’un paysan. De même, le Verlaine jeune qui avait un physique de satyre, souvent croqué par les caricaturistes en chèvre-pied, devient un gandin efféminé au crâne dégarni certes, mais au visage trop lisse qui n’a pas grand chose à voir avec son propre portrait par Carjat, ou même par Fantin-Latour. « Ainsi j’ai aimé un porc24 » aurait dit Rimbaud, il n’est pas absolument sûr qu’il ait visé Verlaine, mais c’est assez probable, ce dernier s’étant qualifié lui-même, du reste, « de vieille truie ». Il semble bien que ce côté trop aimable des personnages (sans parler de l’édulcoration de la crasse et des poux) est un parti pris respectable, un mythe personnel du cinéaste qui choisit en quelque sorte de sauver la possibilité d’une histoire d’amour partagée en en expurgeant le sordide.

Le point de rupture dans le film entre les deux poètes, se situe justement lorsque Verlaine qui assure la subsistance du ménage, au cours du séjour londonien, est la risée de son compagnon de retour des courses : Rimbaud trouve alors que Verlaine « l’air d’un con » et le lui dit en s’esclaffant. Ne nous y trompons pas, l’insulte va beaucoup plus loin que ne le reconnaîtra Rimbaud dans ses lettres de repentance et Verlaine l’a compris : le génie ne peut pas avoir l’air d’un con. Encore une fois, le rôle obscur de faire-valoir est souligné par Rimbaud et relayé par Agnieszka Holland via la doxa. Et le vieux Verlaine de déclarer à Isabelle la soeur de Rimbaud : « La musique de nos vers démodés n’évoquait plus rien ; il nous a tous balayés. »

On pourrait ainsi penser qu’AgnieszkaHolland situe à ce niveau son éclipse totale. L’éclipse c’est l’obturation du soleil par la lune. Rimbaud aurait voulu faire de Verlaine « un fils du soleil25 », peine perdue, mais cette filiation avec le soleil va participer du mythe critique avec l’Arthur Rimbaud et le mythe solaire de Marc Égeildinger26 qu’Étiemble saisira au vol pour poser la question : système solaire ou trou noir ?Une autre tentative d’élucidation est celle de Xavier Grall et desa « marche au soleil ». Mais c’est compter sans le talent (génie ?) de Rimbaud : tout ce qui paraît simple se pare de polysémie. Rimbaud est-il l’arbre qui cache la forêt de cette pléthore de poètes du XIXe siècle ou est-ce Rimbaud qui éclipse Verlaine ? Est-ce le soleil poétique de ce grand poète qui vient se superposer au soleil de Harar, ou bien est-ce le soleil que Rimbaud avait allumé et qu’il éteint provisoirement en s’éclipsant totalement lui-même ? Ou bien encore le mythe de Rimbaud a-t-il éclipsé et le poète Verlaine et Rimbaud lui-même ? La leçon d’Agnieszka Holland, c’est ce mot de Verlaine à Isabelle que cela semble étonner, car nulle n’est prophète en son pays : « Il est la voix du futur ».

Alors réapparaît la voix off sibylline de la première scène de la gare aux accents singulièrement évangéliques :

Parfois il parle, en une façon de patois attendri, de la mort qui fait repentir, des malheureux qui existent certainement, des travaux pénibles, des départs qui déchirent les cœurs. Dans les bouges où nous nous enivrions, il pleurait en considérant ceux qui nous entouraient, bétail de la misère. Il relevait les ivrognes dans les rues noires. Il avait la pitié d’une mère méchante pour les petits enfants.Il s’en allait avec des gentillesses de petite fille au catéchisme. Il feignait d’être éclairé sur tout, commerce, art, médecine.Je le suivais, il le faut !27

Voix prophétique tout à fait étrange, puisqu’on comprend que c’est Verlaine qui parle, mais la voix est celle de la vierge folle. Rimbaud prête sa voix à Verlaine qui parle de Rimbaud comme la vierge folle, belle illustration du « Je est un autre ». De plus, les images que nous voyons dans le film et qui sont fort belles, sont censées être le souvenir rêvé de Verlaine, mais elles expriment le rêve mythique de la réalisatrice. En effet, elles nous montrent le départ de Rimbaud de son village de Roche dont Verlaine ne peut se souvenir, puisqu’il n’y était pas. Peu importe, l’écriture est fortement rimbaldienne, le ton est celui d’Une saison en enfer, un ton de voyant d’Apocalypse. Et l’on pense à la remarque que fait Verlaine au début du film : « L’essentiel, pour moi, c’est que c’est ensemble que nous avons écrit nos plus beaux poèmes, tous les deux. »

Ce poème de la vierge folle appelle cette remarque pertinente de Dominique Noguez répondant à une nouvelle école de rimbaldologues28 quiprétendent que Rimbaud dans cette paraboleparle de lui etque la vierge folle et l’époux infernal sont la même personne, en objectant qu’ici,Rimbaud fait ce que Verlaine lui reprochait apparemment de ne pas assez faire, c'est-à-dire de le comprendre, de se mettre à sa place.

Ce mythe du voyant tout azimut est la conception rimbaldienne du poète, mais le mythe s’est gonflé en faisant de Rimbaud un astre solaire ; jusqu’au fameux « système » et à son éteignoir, l’éclipse ou le trou noir.

C’est dans la bouche d’un Verlaine subjugué (comme nous, il faut le dire !) que la prophétie se fait œuvre :

Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds29.

Les quatre visions ultramarines du film tentent de montrer que Rimbaud a la prémonition fulgurante de sa vie future et que, comme il le dit dans Vagabonds, il est pressé de trouver le lieu et la formule. Le lieu, il semble bien qu’il l’ait trouvé en Abyssinie malgré toutes ses plaintes qui deviennent comme le refrain d’une chanson ; quant à la formule juste, est ce vraiment celle qu’Agnieszka Holland a trouvée dans l’œuvre ?

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil30.

N’est-ce pas plutôt là une vraie fausse formule qui semble conclure et cependant ne résout rien, mais, au contraire, constate la faillite du système rimbaldien :

J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! Je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée31.

« Emportée » : ce serait encore plus vrai si quelques amis ne s’étaient opposés à la volonté de Rimbaud de tout brûler puisque, à l’instar de Kafka, une partie de son œuvre subsiste contre son gré.

Pour en revenir au mythe du poète-prophète, le calvaire du rapatriement en civière nous parait plutôt traité dans le film comme l’assomption d’un prophète biblique qui, à la lecture des témoignages de l’intéressé paraît tout à fait hors de propos. En effet, sans aller jusqu’au ton lyrique de Xavier Grall qui parle d’abîme d’humiliation, le récit autographe que nous possédons de cette anabase inversée ne correspond pas du tout à l’esthétisme par trop bricolé du film. Rimbaud écrit très crûment :

On étendait la tente au dessus de moi, à l’endroit même où l’on me déposait ; et creusant un trou au bord de la rivière, j’arrivais difficilement à me mettre de coté pour aller à la selle sur le trou qu’ensuite je comblais de terre32.

Ajoutons à cela la durée de ce calvaire : onze jours sous le soleil, sur un chemin jonché de cailloux sur lesquels les porteurs trébuchent, ce qui manque de faire tomber Rimbaud à chaque trépidation… On est assez loin de la cavalcade poétique du film, jeunes porteurs et voiles au vent.

Sans forcément adopter ici un parti pris naturaliste qui n’est pas dans l’esprit de son film, Agnieszka Holland eût pu faire montre d’un peu plus de réalisme en admettant l’égalité dans la souffrance, en témoignant que devant la mort l’égalité est totale, génie ou simplet, comme le disait Malherbe dans sa Consolation à Monsieur du Perrier.

Le mystère de la mort ne s’édulcore pas à l’aide de quelques linges immaculés flottant au souffle du désert et d’une poignée de beaux indigènes, dont une femme énigmatique, qui disent adieu à la caravane. Et l’évocation à ce moment, pour la deuxième fois dans le film, du Dormeur du Val, si elle est pertinente, semble également bien trop convenue et esthétiquement composée.

Malheureusement l’édulcoration ne s’arrête pas là puisque c’est un Rimbaud au corps intouché, toujours aussi juvénile, quoique affublé d’une moustache postiche et d’un moignon très réussi, qui apparaît dans l’ultime séjour à Roche. Un corps qui ne reflète ni l’iconographie, ni le témoignage des lettres envoyées à sa mère, telle celle d’Aden du 3 avril 1891 :« Je suis devenu un squelette : je fais peur33. »

La chose semble néanmoins symptomatique : le fait d’ajouter une moustache et un moignon à un corps d’adolescent semble bien relever du désir de nier le « deuxième » Rimbaud, mais est-ce la bonne manière ? On a dit quelquefois34 qu’en partant en Abyssinie, Rimbaud allait enfin vivre sa poésie, comme s’il ne l’avait pas vécue dans les années d’écriture.

En revanche, cette image « onirique » qui fait quatre fois retour dans le film, jusqu’à la scène qui l’explicite in extremis, des voiles au vent dans le désert, insiste avec justesse sur cet héliotropisme qu’a manifesté Rimbaud jusqu’à la fin puisqu’il aurait dit à sa sœur : « J’irai sous la terre, et toi tu marcheras dans le soleil !35 »

Ainsi, exceptée une fin contestable où Agnieszka Holland se sert du mythe plutôt qu’elle ne le sert, le film est réussi. Le rapport entre les textes, les auteurs, leurs mythes autographes et parfois apocryphes ont été sélectionnés par la cinéaste et soumis au cinéphile idéal pour une célébration du mythe d’un couple indiscutablement moderne, atypique, provoquant et irritant. Agnieszka Holland a choisi de développer l’amour réciproque au sein de ce couple improbable en laissant planer un mystère qu’il serait vain de vouloir percer. Verlaine y apparaît comme le faire valoir de Rimbaud mais aussi le second instigateur du mythe, après l’intéressé lui-même, bien sûr. À ce titre il est un peu notre représentant si nous sommes des admirateurs du génie de Rimbaud, et à ce titre, le film risque de nous faire oublier que Verlaine fut selon la formule même de son ami un vrai poète36, et sans doute beaucoup plus que cela…

Notes de bas de page numériques

1  Umberto Eco, Lector in fabula, (1979), Grasset, 1989.

2  Paul Verlaine, Œuvres Poétiques Complètes, Gallimard, 1959, p. 377.

3  Arthur Rimbaud, L’Œuvre-vie, Édition du centenaire établie par Alain Boer, Arléa, 1991, p. 349.

4  Le film d’Agnieszka Holland est sorti en 1995. Il est disponible sous forme de DVD.

5  Dominique Noguez, Les trois Rimbaud, Éditions de Minuit, 1986.

6  J.M.G. Le Clézio, La Quarantaine, Gallimard, 1995, p. 47.

7  La Quarantaine, p. 46.

8  René Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, Gallimard, 1952-1958.

9  Roland Barthes, « Petite mythologie du mois » (Lettres Nouvelles, décembre 1954) in Œuvres Complètes, années 1977-1980, Seuil, 2002, p. 1022.

10  « Petite mythologie du mois », p. 1022.

11  Au cours d’une émission télévisée, Thé ou café, diffusée le 22 novembre 2009 sur France 2.

12  « Lettre à Georges Izambard », L’œuvre-vie, p. 183.

13  « Charles d’Orléans à Louis XI (Printemps de 1870) », L’œuvre-vie, p. 67.

14  Cité par Henri Troyat, Verlaine, Flammarion, 1993, p. 160.

15  Verlaine, p. 160.

16  The hobo, chanté par Woodie Guthrie et Peete Seeger, précurseurs de Bob Dylan.

17  Jack Kerouac, Les Clochards célestes, titre original The Dharma Bums (1957), traduction française de Marc Saporta, Gallimard, 1963, p. 729.

18  « Génie », L’œuvre-vie, p. 374.

19  Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Christian Bourin, 1991.

20  En parlant du Bateau ivre, Rimbaud aurait déclaré :« J’ai fait cela pour me présenter aux gens de Paris », in Frédéric Égeildinger et André Gendre, Delahaye témoin de Rimbaud, À la Baconnière, Neuchâtel, 1974.

21  Xavier Grall, Arthur Rimbaud La Marche au Soleil, Calligrammes, 1989,p. 81.

22  On aurait préféré« sa couche » !

23  Arthur Rimbaud. La Marche au Soleil, p. 56.

24  L’œuvre-vie, p. 435.

25  L’œuvre-vie., p. 349.

26  Marc Égeildinger, Arthur Rimbaud et le mythe solaire, Á la Baconnière, Neuchâtel, 1964.

27  « Délires II, Vierge folle, L’époux infernal », L’œuvre-vie, p. 423.

28  Sic !, L’œuvre-vie, p. 1211.

29  L’œuvre-vie, p. 407.

30  « L’Eternité », L’œuvre-vie, p. 304.

31  « Adieu », L’œuvre-vie, p. 452.

32  L’œuvre-vie, Lettre à Isabelle du 15 juillet 1891, p. 832.

33  L’œuvre-vie, p. 812.

34  Cf. « Il n’écrira plus la poésie, il la vivra… », La Marche au soleil, p. 27.

35  Isabelle Rimbaud, Reliques, Mercure de France, 1921 (5 octobre 1891).

36 L’œuvre-vie, « Lettre à Georges Izambard », p. 192. Dommage que Rimbaud lui accole Mérat comme « voyant », ce qui montre que le métier de critique, même pour un poète de génie, n’est pas sans risques !

Pour citer cet article

Jean-Marie Guignard, « À propos du film Éclipse totale (Rimbaud Verlaine) : auctor in fabula », paru dans Loxias, Loxias 30, mis en ligne le 14 septembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6434.

Auteurs

Jean-Marie Guignard

Jean-Marie Guignard est étudiant de Lettres à l’Université de Nice. Son mémoire de Master 1, portait sur le sentiment de la peur dans Les Névroses de Maurice Rollinat. Il prépare actuellement un mémoire de Master 2, à nouveau sous la direction de M. Jean-Marie Seillan (CTEL). Il s’agit d’un projet de réédition d’un recueil de poèmes du même Rollinat : L’Abîme (1886).