Alliage | n°72 - Novembre 2013 Technobuzz 

Philippe Bardy, Lucie Laplane et Ronan Le Roux  : 

Médecine personnalisée

p. 30-38

Plan

Texte intégral

1Votre téléphone portable sonne. Vous froncez les sourcils en découvrant l’identité de votre correspondant à l’écran.

2« Allo ? »

3« Bonjour ! répond la voix neutre du logiciel de reconnaissance vocale à l’autre bout du fil. Vous avez 97 % de probabilités de faire un arrêt cardiaque dans les douze prochaines heures. Veuillez vous rendre à l’hôpital le plus proche dans les meilleurs délais. »

4Ce genre de communication, qui relève encore de la science-fiction pour le grand public, est déjà une réalité technologique. Les quatre milliards de téléphones portables utilisés à travers le monde sont des compagnons de route qui « écoutent » notre corps, en temps réel, par le biais d’applications et de services de santé numériques disponibles sur l’internet et les réseaux mobiles. Et ces outils technologiques associés permettent aujourd’hui, et permettront davantage demain, de « personnaliser » le suivi médical des internautes ou des mobinautes.

5Les avancées récentes des sciences biomédicales et des nouvelles technologies, qui rendent possible ce nouveau modèle de soins préventifs, ne s’arrêtent cependant pas là. Médecines de ciblage et d’appropriation sont deux nouvelles tendances prometteuses, à fort potentiel lucratif, de la médecine personnalisée. Ainsi, la médecine stratifiée, les vaccinations antitumorales, l’ingénierie tissulaire, la thérapie génique, le profilage du risque sont autant d’exemples de méthodes de ciblage (approches dites top-down, du haut en bas)1 complétées, en aval, par les soins high tech à domicile,2 les tests génétiques en ligne, les applications numériques sur ordonnances qui permettent une appropriation rapide d’outils technologiques par le « patient » (approche dite bottom-up, du bas en haut).

6Sur la base de cet ensemble d’outils et de pratiques à la croisée des technologies, de la clinique et des valeurs, le buzzword « médecine personnalisée » semble d’abord imposer le profil utopique d’un patient-type développé par la pharmacogénomique3 : un patient auquel on pourrait administrer le bon médicament au bon moment et à la bonne dose. Mais combien de patients répondent à ce projet ? En existe-t-il seulement un ? Et le jour est encore loin où ce patient viendra en consultation avec son dossier de santé électronique, accessible grâce à une puce rfid, et une carte d’assurance pour recevoir sa dose de médecine personnalisée.

7D’autre part, la médecine personnalisée met en tension la recherche de médicaments « universels », que l’on associait à la médecine classique, et la recherche de protocoles thérapeutiques personnalisées, c’est-à-dire individualisés. La polysémie de l’expression » médecine personnalisée » est une arme à double tranchant : elle semble faire sens pour tous mais prend, en fait, des sens variés pour les uns et pour les autres. Des sens qui occultent certaines réalités biomédicales, gomment certaines tensions inhérentes à la conduite du changement et font taire les dissidences. Contrairement à ce que laisse entendre l’adjectif « personnalisée », le patient est, en effet, largement ignoré dans sa globalité, bousculé dans son intégrité biologique et redéfini, socialement, à travers le design de technologies à la croisée de la science, des réseaux numériques et de la médecine.

8Loin de considérer la médecine personnalisée comme un simple avatar des technosciences, un fait accompli, porteur d’un avenir radieux, ou un concept figé, on se propose donc, dans cet article, d’en éclairer les zones d’ombre, d’en cerner la vérité mouvante à partir du portrait, à multiples facettes, du patient « post-génomique ».4 Se dessinent en effet, dans les figures de ce patient, trois traits dominants de la médecine personnalisée actuelle : la survalorisation ambiguë des données quantifiables de l’individu, l’application incertaine de la biologie moléculaire en médecine et l’utilisation problématique des biomarqueurs dans les pratiques cliniques. Afin d’apprécier les implications éthiques et sociales de ces traits,5 revenons-en d’emblée aux sources de la médecine personnalisée et tentons d’en donner une définition « objective » qui guidera l’analyse critique.

Repères historiques

9L’idée selon laquelle tout individu possède un bagage génétique unique susceptible de dicter sa réponse aux médicaments (pharmacogénétique) est inscrite entre autres, en germe, dans les lois de Mendel et la médecine du xixe siècle. Au milieu des années 1950, les principes de pharmacogénique furent affinés grâce aux travaux avancés du dr Werner Kalow, de Toronto, qui étudiait la variabilité interindividuelle dans le métabolisme des médicaments.6 Dans son acception actuelle, le concept de médecine personnalisée a été développé au début des années 1990 par la société suisse Roche, l’un des leaders mondiaux de l’industrie pharmaceutique. Avec l’introduction de l’herceptine, un traitement pour le cancer du sein, Roche a démontré qu’il était possible d’identifier, grâce à un simple test préventif, les patients pour lesquels le traitement serait le plus bénéfique. La pharmacogénomique avait également ouvert la voie avec le très controversé BiDil®, grossièrement personnalisé, destiné à certaines populations uniquement : les Afro-Américains souffrant d’insuffisances cardiaques.7 Enfin, dans l’histoire récente de la médecine personnalisée, le Projet génome humain (pgh) visant à livrer toute l’information génétique portée par l’adn sur nos vingt-trois paires de chromosomes a joué un rôle déterminant. Il met en relief l’importance des diversités génétiques entre les individus, ce qui a entraîné à la mise en place de nouveaux projets de séquençage dont l’objectif était d’identifier ces différences : les projets « Human Genome Diversity » et « HapMap ». Le premier est essentiellement destiné à séquencer les génomes des populations isolées dont les données échappent au pgh. Le second s’intéresse aux mutations et variations des gènes les plus fréquentes, essentiellement les Single Nucleotide Polymorphisms (snp) c’est-à-dire des mutations qui n’affectent qu’un seul nucléotide mais peuvent avoir des effets importants. HapMap a joué un rôle essentiel dans l’établissement de la médecine personnalisée en fournissant les données génétiques primaires capables d’avoir un rôle dans les différences de réactions aux traitements observables chez les patients. Grâce au pgh, diverses techniques permettent ainsi d’accéder aujourd’hui aux informations du génome et de déterminer l’aptitude de chaque patient à absorber, distribuer, métaboliser ou éliminer un médicament.

Dits et non-dits

10Fondamentalement, la médecine personnalisée vise donc à administrer un médicament uniquement aux patients qui réagissent positivement, mais aussi à détecter l’apparition d’une maladie, à acquérir une vision globale de l’état de santé, du pronostic et de la thérapie. Sont visées à travers cette nouvelle approche : l’efficacité accrue des soins, l’atténuation des effets secondaires et l’optimisation du temps et des ressources afin d’éviter tout traitement inopérant. La médecine personnalisée est conjointement une médecine d’auto-responsabilisation puisqu’elle associe le patient à la décision médicale en lui offrant la possibilité de gérer son capital santé, comme l’atteste, entre autres, l’essor fulgurant du marché des applications-santé sur l’internet et les réseaux mobiles.8 Transparaît cependant en filigrane, derrière les promesses portées par le concept de médecine personnalisée, un paradoxe hasardeux : celui d’une médecine qui vise à s’adapter à la situation unique et incertaine d’un individu en tentant de se baser sur des données scientifiques certaines et généralisables.9 Sans doute, cette aspiration de la médecine personnalisée, forte quoique discrète, ne s’impose-t-elle pas d’elle-même auprès des patients et mérite donc qu’on lui accorde ici une attention particulière en adoptant essentiellement le point de vue de l’individu.

11Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Défis

12Précisons d’emblée que l’identification et la validation des marqueurs génétiques utilisés en médecine personnalisée, de même que le développement d’outils informatiques et statistiques pour analyser le résultat de ces mêmes tests, au plan individuel, ne permettent pas aujourd’hui d’assurer des résultats fiables et certains à cent pour cent. Loin s’en faut. La séquence des gènes et leurs interactions, comme leur niveau d’expression, sont d’une trop grande complexité. De plus, un travail de fond reste à faire en vue de responsabiliser les patients à l’utilisation de données génétiques en médecine, à la nécessité de la prévention et à l’interprétation du résultat d’un test génétique ou pharmacogénomique (comme, par exemple, lors de la recherche d’un gène de prédisposition indiquant un risque de développer une maladie).

13Il existe, en outre, plusieurs obstacles majeurs à l’implantation de la médecine personnalisée dans les pratiques médicales et à son utilisation en clinique, notamment l’indisponibilité de tests pharmacogénomiques efficaces et utiles, l’absence de normes communes, le déficit de connaissances en génétique chez les praticiens, la prise en charge problématique des coûts de la médecine personnalisée par les compagnies d’assurance et enfin, le manque d’évaluations scientifiques sur sa réelle efficacité. En systématisant le ciblage des médicaments et des soins, donc en sélectionnant les patients qui ont le plus de chances de répondre positivement à un traitement, la médecine personnalisée et l’industrie pharmaceutique limitent les risques d’échec et le coût moyen du traitement pour la collectivité. On passe cependant de la livraison du médicament « universel », comme modèle, à l’obligation de résultat ciblé, comme norme.

Un patient réduit à ses gènes

14Pour ses plus ardents défenseurs, la médecine personnalisée ne se résume pas aux données génétiques et son champ d’application ne se limite pas au domaine thérapeutique. Elle permet de cibler, dans l’intérêt du patient, les interventions médicales ou chirurgicales, le choix des médicaments et des soins préventifs sur la base de données quantifiables de nature clinique ou psychosociale. En réalité, les données scientifiques et génétiques de l’individu sont bel et bien au cœur du processus de la médecine personnalisée mais c’est au détriment d’autres types de données : facteurs psychologiques, environnement social, antécédents familiaux, etc. Ce phénomène semble s’amplifier, paradoxalement, à l’heure où de nouveaux « bouquets » de services de santé, essentiellement centrés sur les données scientifiques du patient, prennent le pas sur le seul médicament. À l’horizon 2015 :

« un médicament ne se vendra plus tout seul, mais associé à une multitude de services : programmes d’observance, disease management (gestion de la maladie), phases iv, études médico-économiques post-amm. »10

15Le médicament sera bientôt remplacé par un véritable « contrat thérapeutique », sur plusieurs années, essentiellement fondé sur des données quantifiables. Ainsi, la figure traditionnelle du patient s’efface-t-elle derrière celle du « consommateur de services de santé ». Loin de traiter une personne, la médecine a affaire à des sujets-objets de biostatistiques.

16Ce réductionnisme scientifique permet de disposer de données quantifiables acquises par des tests scientifiques, mais la globalité du patient, son mode de vie, ses choix de soins, sa vision de la santé et de la maladie, n’ont aucune part à la prétendue personnalisation des soins. On dé-personnalise la relation patient-médecin (en, et hors, ligne). Le jugement clinique d’un médecin ne se fonde plus sur une vision holistique du patient et mais uniquement sur les résultats d’un test génétique ou pharmacogénomique. Ainsi s’éclipse la prise en charge de la globalité du patient, élément constitutif de l’humanisme en médecine.11

17Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Un patient « profilé »

18Du gène au phénotype, les niveaux d’organisation biologique sont multiples. La médecine personnalisée travaille sur un seul de ces niveaux, soit génétique (présence/absence de mutations, par exemple à partir du séquençage d’une tumeur), soit protéique (présence/absence de protéines à la surface de la cellule ou dans la cellule, par exemple pour l’administration d’un médicament ciblé). Deux raisons à cela : technique et paradigmatique. La première concerne les limites techniques et cognitives que rencontrent les chercheurs dans leur pratique, face à l’énorme complexité biologique de l’organisme. Les différents niveaux d’expression des gènes ne sont pas absolument redondants, c’est-à-dire que l’on ne peut pas intégralement prédire le phénotype à partir du génotype (on ne peut corréler les deux que dans un certain nombre de cas et à hauteur d’un certain pourcentage). Les capacités technologiques existantes suffisent déjà à peine pour l’analyse de la gigantesque quantité de données rapportée par l’exploration d’un seul niveau (seul le génome, d’ailleurs, pouvant faire l’objet d’une exploration vraiment exhaustive). Différentes stratégies permettent de pallier l’impossibilité de constituer un tableau complet des interactions biomoléculaires à l’échelle d’un organisme : soit on se contente d’un seul niveau (approches en « -omique » : génomique, transcriptomique, protéomique, métabolomique, etc.), soit on abandonne l’exhaustivité pour s’intéresser à la corrélation entre les niveaux (cartes génétiques).

19La deuxième raison pour laquelle la médecine personnalisée tend à se focaliser sur un seul niveau biologique tient à la conviction, encore présente chez de nombreux chercheurs ou cliniciens, qu’un seul de ces niveaux serait plus essentiel que les autres, et suffirait à fournir l’information pertinente pour les pratiques de diagnostic ou de pronostic. La plupart du temps, le niveau biologique privilégié est celui du génome, ce qui peut amener à s’interroger sur la survivance d’une certaine forme de déterminisme génétique, ou son évolution en une forme plus élaborée et adaptée au contexte post-génomique.

20Quoi qu’il en soit, et quand bien même une analyse exhaustive des interactions moléculaires à l’échelle de l’organisme serait possible, on peut s’interroger sur le sens de l’adjectif « personnalisée » pour une médecine avant tout moléculaire qui réduit le patient à un ensemble de protéines ou de mutations. La médecine personnalisée repose sur deux présupposés : spécificité de l’interaction médicament et gène ou protéine ; et réductibilité de l’organisme à cette interaction. La médecine personnalisée n’est en fait que l’un des multiples avatars du triomphe du réductionnisme en biologie. Une grande proportion des médicaments produits aujourd’hui et disponibles pour la médecine personnalisée sont eux-mêmes conçus pour agir sur des protéines ou des gènes spécifiques. L’adéquation de ces médicaments aux patients relève donc avant tout de ces niveaux biologiques : un médicament conçu pour cibler une protéine tumorale qui se trouve être absente de la tumeur d’un patient particulier ne peut tout simplement pas avoir d’efficacité. L’erbitux est une illustration de cet argument (voir encadré ci-dessous).

L’erbitux ® (cetuximab) est un médicament conçu pour traiter certains cancers. Le celuximab (c’est un anti-corps monoclonal) bloque le récepteur à l’egf. Cette action doit permettre de stopper la division cellulaire. Mais certains patients sont porteurs d’une mutation affectant les protéines Ras, Raf ou mek, qui se situent en aval du récepteur à l’egf dans la voie de signalisation mènant à la division de la cellule. Ces mutations entraînent l’activation constitutive de la voie de transcription. Autrement dit, chez ces patients, les cellules se divisent même en l’absence de l’egf. Pour eux, bloquer le récepteur à l’egf ne sert à rien puisqu’il n’exerce plus sa fonction de contrôle de la division cellulaire. La médecine personnalisée fonctionne ainsi : un test génétique est développé pour permettre l’identification de la présence d’une mutation de Ras, Raf ou mek. Si le test est positif, le médecin saura que son patient ne répondra pas au traitement. Il ne prescrira donc pas un traitement à l’erbitux ®. On comprend ici l’importance des analyses génomiques ou protéomiques en amont du choix de traitements. Surtout quand il s’agit de traitements lourds, dont les effets secondaires sont importants voire mortels, comme c’est le cas en cancérologie.

Médecine en mal de personne

21Que reproche-t-on alors à la médecine personnalisée ? D’abord et avant tout son nom qui laisse croire en un une médecine plus humaine, où chacun des patients serait pris en compte en tant que personne. On leur fait miroiter aux patients l’idée d’une meilleure prise en compte de leur personne, au médecin on fait miroiter la possibilité de dicter des protocoles thérapeutiques fondés sur des données scientifiques, objectives parfaitement adaptés à chaque patient. Mais la personne n’a pas de place en médecine personnalisée. Il n’y a pas de personne ; il y a simplement le profil génétique d’une tumeur.

22De plus, il existe un décalage important entre le projet d’une médecine adaptée à chacun / tous, porté par la médecine personnalisée, et la réalité. Ceci pour deux raisons. Les échantillons d’individus sur lesquels reposent les courbes permettant d’interpréter la réaction à un traitement sont peu représentatifs. En effet, les données sont pour l’essentiel issues d’essais cliniques aux taux d’inclusion extrêmement restreints, d’abord parce que très peu de gens sont concernés par ces essais de manière générale, ensuite parce que des populations entières peuvent être sous-représentées, en termes géographique ou en termes d’âge (peu d’enfants et de personnes âgées). Le nombre d’individus pour lesquels la médecine personnalisée dispose de données nettes est faible. La réponse des tests à une question donnée (tel médicament sera-t-il efficace sur tel patient ou plus exactement sur tel cancer porté par tel patient ?)12 est rarement binaire (oui / non) mais s’exprime souvent en termes de pourcentage (30 % risquent de ne pas être efficaces).13 Avec deux conséquences : premièrement, la médecine personnalisée ne garantit pas de résultats, deuxièmement, il existe une zone d’ombre pour laquelle cette médecine ne donne aux médecins aucune réponse claire. Il s’agit de tous les patients, représentés par des points sur une courbe avec un risque approchant les 50 % de ne pas répondre au traitement.

23Le cas des patients de cette zone d’ombre, sorte de point aveugle ou de no man’s land, pour lesquels la médecine personnalisée reste muette est particulièrement intéressant. Il est révélateur de la tension qui habite le buzzword « médecine personnalisée ». En effet, c’est dans ces circonstances que la place du médecin et le dialogue avec le patient peuvent s’avérer importants dans la détermination du protocole thérapeutique. Une médecine personnalisée qui répondrait à sa propre utopie, ne laisserait pas de place à la personne. Le no man’s land de la médecine personnalisée, c’est-à-dire l’espace où un individu n’a pas d’existence, est aussi celui au sein duquel le patient peut aujourd’hui trouver son statut de personne.

24Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Le patient » personnalisé »

25Les développements et discours placés sous l’étiquette « médecine personnalisée » prennent sens dans les contextes culturels de leur production.14 Au regard des investissements de recherche et d’argent dans la médecine personnalisée on peut se demander si elle n’a pas vocation à constituer une sorte de consécration, dans le registre de la santé, d’un modèle social fondé sur l’individualisme. La question engage, bien sûr, la place des systèmes de soins par rapport aux systèmes économiques, mais sans doute la dépasse-t-elle. Lorsque l’on compare – grosso modo – le médecin d’outre-Atlantique, prestataire au service d’un patient-client, et le corps médical tel qu’il existe en France, conservant un certain monopole sur les « bonnes » décisions à l’égard du patient (quitte à le protéger contre lui-même), l’opposition d’un modèle libéral et d’un modèle corporatiste ne renvoie pas seulement à une signification politico-économique ; elle évoque le clivage entre deux cultures religieuses, celle du pasteur et celle du clergé catholique, en fonction de la latitude laissée à l’individu dans la recherche de son « salut ». Il s’agirait donc de voir dans quelle mesure le mème15 « médecine personnalisée » charrie de tels sédiments, et, par extension, si son avènement implique l’antagonisme entre différents modes, plus souterrains et à forte inertie, de distribution des forces et critères participant à la définition et la construction de ce qu’est (et doit être) une « personne » dans un contexte social ou civilisationnel donné. Une telle ligne de travail généalogique, croisant inspirations foucaldienne et wébérienne, s’articulerait à une géographie des décisions médicales, des pratiques et des choix technologiques sous-jacents, pour mettre éventuellement en évidence des référentiels moins apparents grâce auxquels l’expression de « médecine personnalisée » n’en prendrait pas moins de sens.

26En conclusion, la « médecine personnalisée », comme bien d’autres buzzwords promet un avenir merveilleux et hautement désirable. Mais cette promesse repose sur un jeu de mots ou une métonymie qui réduit la notion de personne à des données génétiques individuelles. Le portrait du patient postgénomique issu de l’application incertaine de la biologie moléculaire en médecine repose d’abord sur l’usage ciblé des biomarqueurs dans les pratiques cliniques.

Notes de bas de page numériques

1 Pour une présentation détaillée de ces technologies, voir Marc-Olivier Bévierre, « Médecine personnalisée : la révolution est en marche », ParisTech Review, 8 novembre 2011. Voir aussi Catherine Bourgain et Pierre Darlu, adn superstar ou superflic ?, Paris, Seuil, coll. Science ouverte, 2013.

2 Voir sur ce point, « L’avenir du high-tech médical à domicile », McKinsey Quarterly, October 12, 2011.

3 Cf. S.B. Shurin, E.G. Nabel, « Pharmacogenomics – Ready for Prime Time ? », N Engl J Med 2008 ; 358 (10) : 1061-3.

4 Le terme post-génomique fait ici référence à la nouvelle ère biomédicale qui s’est ouverte depuis la publication des résultats du programme de séquençage du génome humain en avril 2003.

5 Voir également sur cette question, Marianne Dion-Labrie, M.C. Fortin, M.J. Hébert, H. Doucet, « Réflexions éthiques sur la médecine personnalisée : l’alliance de la science et de la médecine enfin réalisée ? », Revista Colombiana de Bioetica, vol. 3, num.2, déc. 2008, pp. 33-56.

6 W. Kalow, Pharmacogenetics : Heredity and the Response to Drugs. Philadelphie, Saunders, 1962.

7 Voir, sur ce point, l’article de Sophie Coisne dans La Recherche, 2005, « Les dessous du médicament pour Noirs », Les bulletins de la Recherche, 389, 01/09/2005.
http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=8360 .

8 On recense, à ce jour, plus de vingt mille applications d’e-santé en vente sur les plateformes généralistes, comme Google Play et l’AppStore, et spécialisées, comme Happtique.

9 Voir également sur ce point : Athanasios G. Papavassiliou, « Molecular Medicine : Prometheus Unbound. Resolving the Enigma of Medicine by Re-defining Health and Disease », Bioessays 32, 453. M Piquette-Miller, D.M. Grant, « The Art and Science of Personalized Medicine », Clin Pharmacol Ther, 2007, 81, 3, 311-5.

10 Marc-Olivier Bévierre, « cepton Strategies », Pharma 2015, le nouveau modèle, mars 2009, p. 7.

11 Il s’agit ici de l’humanisme médical pour le sens commun. Et si, comme le souligne Axel Kahn,

12 Voir sur ce point, Daniel A. Haber, Nathanael S. Gray, Jose Balsega, « The Evolving War on Cancer », Cell 145, april 1, 2011.

13 D’autant que la question est souvent « à quel moment et à quelle dose ? » plutôt que « quel médicament ? ».

14 Voir également sur ce point, « What Happened to Personalized Medicine ? » Editorial, Nature Biotechnology, vol. 30, number 1, january 2012.

15 La définition que donne le biologiste et éthologiste britannique Richard Dawkins de ce terme, dans Le gène égoïste, 1976, correspond à une « unité d'information contenue dans un cerveau, échangeable au sein d'une société ». Contributeurs de Wikipédia, « Même », Wikipédia, l'encyclopédie libre, http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=M%C3%A8me&oldid=80393379
(page consultée le 5 septembre 2012).

Pour citer cet article

Philippe Bardy, Lucie Laplane et Ronan Le Roux , « Médecine personnalisée », paru dans Alliage, n°72 - Novembre 2013, Médecine personnalisée, mis en ligne le 18 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4155.


Auteurs

Philippe Bardy

Philosophe, enseigne la linguistique à l’université Paris-Descartes ; doctorant au Cetcopra, université Paris-1, il prépare une thèse sur « la logique du temps réel dans la gouvernance algorithmique des corps : l’exemple de la santé numérique sur le web et les réseaux mobiles »

Lucie Laplane

Philosophe des sciences, doctorante à l’université Paris-Ouest-Nanterre et membre associé du Cetcopra. Elle s’intéresse à la philosophie de la biologie et de la biomédecine, et termine une thèse sur l’ontologie des cellules souches cancéreuses sous la direction de Bernadette Bensaude Vincent.

Ronan Le Roux

Philosophe et historien des sciences, associé au Cetcopra. Dans le cadre d’un projet anr Nano-éthique-épistémologie, il a effectué un post-doc de novembre 2010 à novembre 2012 sur le thème de l’instrumentation à haut débit du diagnostic moléculaire et ses contextes pratiques et épistémologiques.