Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Représentations 

Jean-François Baillon  : 

La Pharmacie des écrans britanniques, 1950-1960

p. 108-122

Plan

Texte intégral

1Dans le contexte de l’art contemporain britannique, « pharmacy » évoque une installation de Damien Hirst de 1992, reconstitution stylisée et colorée d’une pharmacie avec ses flacons et ses boîtes, ses étiquettes et ses tiroirs, espace aseptisé et géométrique à la fois rassurant et inquiétant, familier et étranger : promesse de guérison et opacité d’un savoir ésotérique où les mystères de la classification rejoignent les beautés abstraites de la composition plastique. Cette profonde ambivalence d’une célèbre pièce d’un des représentants les plus doués – et les plus provocateurs – du courant des « Young British Artists » n’est pas sans rappeler la dualité inhérente au concept même de pharmakon, théorisée par Jacques Derrida dans son commentaire d’un texte de Platon dans La Dissémination. A la fois remède et poison, le pharmakon derridéo-platonicien promet la guérison et la mort, désignant

« une force dont on maîtrise mal les effets, … une dynamis toujours surprenante pour qui voudrait la manier en maître et sujet 1. »

2Le détenteur des pouvoirs du pharmakon est une figure qui prend place aux côtés de Prométhée et de Faust parmi les porteurs de lumières qui sont aussi, indissociablement, des porteurs de fléaux2. Dans l’imaginaire occidental, l’une des incarnations les plus vivaces de cette figure est sans doute le type littéraire et cinématographique communément désigné – parfois par facilité de langage – sous le nom de « savant fou », génie scientifique solitaire dont l’invention provoque une catastrophe qui sème la terreur parmi les hommes ordinaires. La prolifération de personnages de savants fous dans le cinéma américain de science-fiction, particulièrement dans les années 1930 puis à nouveau en période de Guerre froide, a souvent été étudiée. Moins fréquente est l’attention portée aux fictions cinématographiques britanniques mettant en scène des figures d’hommes de science inquiétants.

Un contexte historique inquiétant

3On en trouve pourtant une concentration élevée dans la période qui s’ouvre au début des années 1950, et jusqu’à la fin de la décennie suivante. Il est facile de relier ce fait massif à une diversité de contextes : Guerre froide, naissance du mouvement antinucléaire (CND) à partir de 1958, découverte de l’ADN, production industrielle d’aliments de synthèse3, débats sur l’utilisation du LSD (notamment en psychiatrie) et sur l’auto-expérimentation par les scientifiques. Ainsi, Nigel Kneale, créateur du personnage de Quatermass, héros d’une série télévisée puis de plusieurs productions des studios Hammer, révèle qu’il a conçu la série dans une période de panique collective croissante liée à l’atmosphère de secret qui entourait la course aux armements nucléaires. Il commence à travailler sur le second volet de la série au moment où la publication d’un document officiel révèle, en février 1955, que le Royaume-Uni cherche à construire sa propre bombe à hydrogène4. A partir de 1950 sinon avant, les scientifiques sont sur la sellette. Ainsi que le résume Marcia Landy dans son étude sur les genres dans le cinéma britannique,

« le scientifique devient un acteur majeur des récits de Guerre froide, soit en tant que source possible de salut, soit en tant que figure principale responsable de la création de monstruosités 5. »

4Je m’attarderai donc sur la décennie 1950-1960 pour suggérer que cette dualité ne sert pas toujours, ni même principalement, à délimiter deux corpus distincts et étanches de films, mais bien plutôt à décrire l’ambivalence de la plupart des films concernés envers la figure de la science qu’ils construisent eux-mêmes, une figure où la science est double, car ses objets le sont autant que ceux qui la font. Le cinéma britannique des années cinquante applique donc à la science la méthode même du Docteur Jekyll, qui est sans doute – avec Frankenstein – le mythe fictionnel le plus prégnant de cette cinématographie. On se souvient que Jekyll, dans le roman de Stevenson, prétendait séparer la part malfaisante de la part bienfaisante de l’être humain. De la même façon, tout se passe comme si les fictions cinématographiques dont il va maintenant être question cherchaient à exonérer la science de sa part maudite.

5L’historien du cinéma Andrew Tudor signale que la décennie 1950-1960 constitue un pic dans la production de films où la science est une menace6, ce qui s’explique sans doute en partie par un contexte de Guerre froide particulièrement tendu, l’URSS ayant fait depuis 1949 partie du club très fermé des nations détentrices de l’arme nucléaire. Au-delà de cet élément de contexte très général, le cinéma britannique offre une galerie particulièrement riche de scientifiques qui ne confirme pas entièrement la dichotomie opérée par Tudor entre représentations menaçantes ou rassurantes du scientifique. De la même façon, le schéma binaire véhiculé par un autre spécialiste de la question, Christopher Frayling, dans son étude plus récente7, permet certes de dégager des tendances générales, de repérer des ensembles et de constituer des typologies. Mais il échoue à décrire le fonctionnement précis de textes filmiques dont l’intérêt consiste justement en ce qu’ils se situent sur une sorte de ligne de crête, entre le discours teinté de scientisme issu du productivisme documentaire des années trente et quarante, et le pessimisme des années soixante, qui trouvera son plus sûr allié dans la dérision et l’esthétique pop, quelque part entre la bouffonnerie sinistre de Docteur Folamour et les gadgets de mort de la série des James Bond et de ses avatars.

6Le cinéma britannique des années cinquante, dans la mesure où il peut être décrit de façon générale comme un effritement du consensus hérité des années de guerre8, hésite entre une sauvegarde des figures de l’establishment et une mise à distance de ses normes. La science n’échappe pas à cette dynamique, en particulier dans les genres cinématographiques historiquement connexes de la science-fiction et de l’horreur9. Si l’on accepte provisoirement de négliger les singularités des œuvres individuelles, il semble possible de dégager dans le corpus retenu une tendance générale, qui consiste à tenter d’isoler la figure d’une science innocente, au moment précis où certaines de ses applications sont en accusation. A côté de films mettant en scène cette quête d’innocence, on trouve d’autres œuvres où la culpabilité est purgée par le sacrifice de figures du double maléfique du savant, parfois du savant lui-même. On peut grossièrement schématiser ce processus en deux étapes : d’abord celle du pharmakon, cette substance double platonicienne que manipulent les savants et qui, selon les occasions ou les dosages, est susceptible de faire le bien de l’humanité ou de l’amener au bord du précipice ; ensuite, l’étape du pharmakos, ce bouc émissaire décrit par Northrop Frye ou René Girard, par le sacrifice duquel la communauté se ressoude après un moment de crise10.

Quatermass, une série révélatrice

7Une première série de films renvoie très explicitement aux inquiétudes liées aux progrès de la physique contemporaine. Dans Seven Days to Noon (John et Roy Boulting, 1950) le professeur Willingdon, spécialiste de physique nucléaire, menace de détruire Londres avec une bombe de son invention si son pays ne renonce pas unilatéralement à l’usage des armes nucléaires. Mais c’est surtout la série des Quatermass, d’abord sous forme de série télévisée diffusée par la BBC à partir de 1953, puis dans une série de films produits par les studio Hammer à partir de 1955, qui cristallise les craintes collectives autour de la figure d’un scientifique doté du sens des responsabilités et généralement confronté aux conséquences de ses actes. Dans le premier volet de la série, Quatermass est accusé par la femme d’un des cosmonautes atteints d’un mal mystérieux à leur retour d’une mission dans l’espace d’être responsable de ce qui lui est arrivé. Affirmant au contraire l’avoir sauvé, Quatermass se lance dans un discours sur les nécessaires sacrifices que réclame la science :

« Il n’y a pas de place pour les sentiments personnels dans la science, Judith ! Certains d’entre nous ont une mission à remplir. Vous devriez être très fière d’avoir un mari qui est prêt à risquer sa vie pour le progrès du monde entier ».

8Ce à quoi Judith réplique, identifiant la volonté de puissance du scientifique :

« Le monde ? quel monde ? le monde de Quatermass ? »

9Bien qu’il ne fasse pas à proprement parler partie de la série, X the Unknown (Leslie Norman, 1955) constitue un modèle du genre. Dans cette production Hammer, qui aurait dû être la suite du Monstre (The Quatermass X-periment), l’acteur américain Dean Jagger prend le relais de Brian Donlevy dans le rôle du scientifique à la fois marginal et pionnier Adam Royston, dont les travaux sur la physique nucléaire inspirent à la fois crainte et respect.

10Frankenstein soft, Royston mène des recherches dont la finalité n’est jamais claire pour les autres personnages (le spectateur, lui, pressent que leur utilité sera révélée dans les scènes finales) mais son association avec l’énergie nucléaire établit une équation potentielle entre la menace mystérieuse qui surgit des entrailles de la terre dans les premières séquences du film (une créature informe qui se nourrit d’énergie) et les risques que fait peser la radioactivité sur l’humanité. Les victimes de l’être mystérieux sont irradiées, et les quelques gros plans sur les effets des radiations peuvent évoquer de vagues réminiscences de photos de victimes de la Bombe H, alors connues par l’intermédiaire de la distribution, relativement confidentielle, du film de Kaneto Shindo Les Enfants d’Hiroshima (1952). Le message devient limpide dans les accusations lancées par le père d’une des victimes, un jeune garçon prénommé Willie, à l’encontre de Royston :

« Vous êtes un scientifique, pas un docteur ! Vous et vos engins qui tuent, vous avez tué mon fils…On devrait vous enfermer ! Lâcher des bombes que vous ne pouvez pas arrêter ! Vous êtes dangereux ! vous êtes un assassin ! »

11Royston se défend, mollement, en confiant à l’inspecteur MacGill, chargé de l’enquête :

« Il a tort. Nous cherchons seulement à créer, pas à détruire ».

12Si les effets de la créature radioactive symbolisent à l’évidence les dangers de l’énergie nucléaire, en revanche nous la voyons aussi chercher sa nourriture dans des lieux qui utilisent la radioactivité pour le bien de l’humanité, comme par exemple le service de radiologie d’un hôpital. Les objets expérimentaux manipulés par Royston symbolisent les potentialités de la recherche scientifique, susceptible d’être mise au service de causes bonnes ou mauvaises, selon les applications qui en seront faites. Au moment où les militaires croient trop facilement être venus à bout de la menace par des moyens conventionnels, Royston explique à McGill l’objet de ses recherches : parvenir à neutraliser une bombe atomique en désintégrant ses composantes sans provoquer d’explosion. Selon lui, seule cette méthode appliquée à la créature radioactive, permettra de la détruire définitivement.

13Le deuxième volet de la série des Quatermass, La Marque (Quatermass II), embraie directement sur la même problématique : alors que des créatures venues de l’espace prennent la place des êtres humains (un peu comme dans L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel, sorti la même année) et ont construit une base destinée à préparer l’invasion de la planète, Quatermass découvre la menace et réussit, in extremis, à envoyer une fusée porteuse d’une charge nucléaire à la rencontre du vaisseau extraterrestre en route vers la terre. Auparavant, Quatermass s’était vu refuser les fonds nécessaires pour poursuivre son programme de colonisation de la lune, en raison des incertitudes posées par son moteur à réaction nucléaire, qui, selon les dires de son assistant, transforme sa fusée en bombe atomique. Dans la version télévisée produite par la BBC dont la production Hammer est l’adaptation, Quatermass pilotait lui-même la fusée et venait déposer les charges nucléaires directement sur l’astéroïde qui transportait les envahisseurs extraterrestres. Dans les deux cas, la preuve était faite de l’utilité de l’énergie nucléaire dans l’éventualité d’une menace globale11.

Les deux faces de la science

14Le débat sur les applications de la science agite encore les personnages de Four Sided Triangle (Terence Fisher, 1953) : alors que Bill et Robin viennent de dévoiler leur invention au père de ce dernier, celui-ci leur recommande la plus grande discrétion, le temps pour lui de prévenir les autorités compétentes. Bill s’en étonne : « ce n’est pas une arme secrète ». Mais le père de Robin est d’un avis différent et imagine que leur invention pourrait reproduire des bombes atomiques, des gaz toxiques ou des bactéries. Le père de Robin pense également qu’il faut réserver l’usage de l’invention aux autorités nationales, alors que Bill comptait la diffuser plus largement :

« c’est une invention qui concerne toute l’humanité, et non un seul pays ».

15Robin, de son côté, envisage plutôt des applications pacifiques dans le domaine médical ou artistique, rêvant de mettre fin aux épidémies de polio ou de généraliser l’accès aux œuvres d’art, reproduites à l’infini.

16La dualité du pharmakon est parfois figurée visuellement de façon simple mais efficace. Dans Corridors of Blood, à la faveur d’un recadrage, le liquide contenu dans les récipients change de couleur et passe d’un blanc laiteux à un noir de suie, comme pour dévoiler l’espace d’un plan sa puissance maléfique, avant de recouvrer sa blancheur pendant le reste de la séquence. Parvenu à ébullition, le liquide devient le lieu de projection et de condensation (notamment par l’usage de fondus-enchaînés) du matériau diurne, jusqu’à une sorte de paroxysme quasiment obscène interrompu par le raccord cut avec la séquence suivante, qui prolonge les rires de la scène onirique dans le réel de l’espace de la taverne où le savant va assister les malfrats dans leurs basses besognes.

17Dans X the Unknown déjà évoqué, la même alternance de noir et de blanc anime les substances radioactives manipulées par le professeur Royston, tandis que toute une palette sonore, combinée au jeu du cadre et du hors-champ, souligne l’antinomie entre maîtrise et débordement. La menace, présente sous la forme d’une créature surgie d’une faille ouverte dans le sol d’un terrain militaire en Écosse, a l’allure d’une masse amorphe de plus en plus énorme qui déborde le cadre de l’image. Ses premières manifestations dans le film sont des apparitions sonores, sous la forme d’un grésillement qui rend sensible l’envahissement de l’espace par une matière paradoxale, qu’il va s’agir de désintégrer. A l’inverse, les scènes dans le laboratoire d’Adam Royston multiplient les surcadrages et mobilisent une radio diffusant de la musique classique (lors de la première scène le présentant en train de réaliser une expérience), tandis que le savant ajuste des scanners dont le phasage doit assurer la neutralisation de la radioactivité d’une masse de strontium. On voit ici comment le curseur dont le déplacement détermine la valeur du pharmakon trouve sa traduction en langage filmique, lequel donne par ailleurs forme concrète à la notion contemporaine de « containment », omniprésente dans les débats sur la menace communiste : il s’agit bien ici de « contenir » la menace que représente l’énergie incontrôlable jaillie des entrailles de la terre, mais aussi du tréfonds de la matière.

18Avec l’expert en physique nucléaire, le médecin/chirurgien est l’autre homme de science le plus fréquemment mis en scène. Ceci confirme la pertinence de la catégorie de « Welfare State cinema » mobilisée par Peter Hutchings à propos du cinéma britannique d’horreur de l’après-guerre12. Le savant prend alors l’apparence d’un véritable thaumaturge, dont le toucher guérit l’humanité de ses infirmités, et il n’est pas rare que le dialogue renvoie à la notion de miracle. Mais il est tout aussi fréquent que l’expérience dérape, thème bien connu qui renvoie à un premier modèle, celui de Frankenstein. Le récit de Mary Shelley donne lieu à une adaptation en 1957 (Frankenstein s’est échappé), puis à une suite en 1958 (La vengeance de Frankenstein). Four-Sided Triangle, du même Terence Fisher, ressemble à un brouillon de son Frankenstein de 1957.

19Quant à L’Impasse aux violences, on y retrouve le même acteur, Peter Cushing, dans le rôle d’un personnage historique pas très éloigné du héros de Mary Shelley, le docteur Robert Knox, anatomiste d’Edimbourg qui se fournissait en cadavres frais auprès des sinistres Burke et Hare (lesquels ont inspiré une nouvelle à Robert L. Stevenson ainsi que plusieurs films)13. Stolen Face sert plutôt de premier jet à La Vengeance de Frankenstein : la transformation spectaculaire de Karl, l’assistant difforme du « docteur Stein », en un beau jeune homme, se révèlera de courte durée, et la même déception attend le docteur Ritter, après la métamorphose de la jeune délinquante défigurée dans Stolen Face. Enfin, il faut ajouter à la liste Corridors of Blood, où Boris Karloff, que les cinéphiles associent plus volontiers à la créature de Frankenstein, interprète cette fois-ci le docteur Thomas Bolton, chirurgien anglais de l’époque victorienne qui cherche à atténuer les souffrances de ses patients en mettant au point un produit anesthésiant14.

20Les deux faces de la science comme pharmakon apparaissent de façon très symbolique sous la forme du thème des deux visages, puisqu’il est fréquent que le personnage du chirurgien mette son savoir et son savoir-faire au service d’une modification des traits du visage, voire du corps tout entier (Stolen Face, Le Cirque des horreurs). La comparaison de l’état initial du patient et du résultat permet alors de déduire une image prométhéenne de la science, mais la première séquence du Cirque des horreurs nous avertit que les accidents de parcours produisent des monstres. Le changement de visage du scientifique lui-même nous signale la nature double de la science. A la suite d’un accident de voiture, le docteur Rossiter (Anton Driffing) doit utiliser sa science sur lui-même. Quelque temps après, en France, il accomplit un miracle sur le visage d’une enfant, la fille du propriétaire d’un cirque. Comme le personnage de James Stewart dans Sous le plus grand chapiteau du monde / The Greatest Show on Earth (Cecil B. DeMille, 1952), le docteur trouvera commode d’utiliser ce subterfuge pour dissimuler son identité. Il recrute les artistes du cirque parmi les voleuses et les prostituées défigurées dont il remodèle le visage, leur donnant ainsi une nouvelle identité et une seconde chance : nous retrouvons ici le thème de Stolen Face (et aussi un peu de Vertigo).

21Enfin, qu’il s’agisse de physiciens ou de chirurgiens, les scientifiques de cinéma sont mis en scène dans des laboratoires et dans des expériences qui présentent encore une double face. D’une part, la simple durée des scènes, leur découpage, suggèrent le déroulement d’un processus rationnel, maîtrisé, expérimental, conforme à l’idée reçue de la science moderne. D’autre part, comme dans l’installation de Damien Hirst, le spectateur ne peut échapper au sentiment que la rationalité même de ce qui se passe lui est étrangère et que, de fait, il ne comprend rien à la science – cela, malgré le truchement de personnages dont la fonction, dans certaines scènes, est de servir de relais avec le spectateur, en se faisant expliquer par le savant toutes les étapes d’une expérience – comme dans X the Unknown ou dans La Vengeance de Frankenstein. Tout est fait pour donner de la science l’image d’un savoir ésotérique, ce que signale parfois un détail de dialogue, comme dans Four Sided Triangle où Lena, qui devient momentanément un substitut possible du spectateur, confesse naïvement n’avoir jamais entendu parler de « Mr Einstein ». La science aux deux visages, thaumaturgie et thanatocratie15, va alors pouvoir se disséminer en une série de dédoublements qui permettent d’instruire son procès. C’est ce second point que nous allons maintenant étudier.

Le savant dédoublé

22Les doubles du savant sont ici de deux sortes : doubles extérieurs, figures de la science naïve et routinière, qui commentent pour les autres personnages et pour le spectateur la plongée dans la démence et dans la transgression du héros faustien ; doubles intérieurs, voix spectrales incarnant la part maudite indispensable au progrès.

23Une des figures les plus récurrentes du double extérieur est celle de l’assistant, qui est parfois dans un rapport filial direct ou indirect (fils ou neveu) avec le savant : Jonathan Bolton dans Corridors of Blood, Hans Kleve dans La Vengeance de Frankenstein (il est significatif que ces deux rôles, dans ces films sortis la même année, soient interprétés par le même acteur, Francis Matthews) ; dans Frankenstein s’est échappé, Paul Krempe (Robert Urqhart) est à la fois le mentor du jeune Frankenstein et celui qui sera le témoin écœuré (mais curieusement passif) de ses progrès terrifiants et criminels, reprenant et amplifiant ainsi la fonction dévolue au personnage du docteur Harvey (James Hayter) dans Four-Sided Triangle. La présence de ce personnage, à la fois complice et juge, vient compliquer le jugement moral que le spectateur serait susceptible de vouloir porter sur le personnage de « savant fou », puisque le rapport de ce dernier à la science dite normale ou saine n’est pas de rupture totale. Le double externe porte toujours une part de responsabilité dans ses errements, à l’instar de Paul Krempe qui, dans Frankenstein s’est échappé, mutile le cerveau du cadavre du Professeur Bernstein, que Frankenstein est venu prélever dans son caveau.

24Le double est parfois extériorisé sous la forme d’un rival, variante de la figure du jumeau mythologique, comme dans Four-Sided Triangle où Bill et Robin, amis d’enfance amoureux de la même femme (Lena), mettent au point ensemble la même invention, un « reproducteur » capable de dupliquer des objets à l’identique. Souvent photographiés dans des poses indiscernables, cadrés dans des compositions symétriques en miroir, Bill et Robin finissent par se séparer quand Robin épouse Lena, ce qui inspire à Bill le projet dément d’utiliser la machine pour réaliser une réplique de celle-ci. Robin apparaît alors comme une projection du désir de Bill, les deux personnages n’étant au fond que des facettes d’une même quête du savoir et de son application16.

25Mais parallèlement à la galerie de personnages qui dédoublent la figure du savant, la plus spectaculaire et la plus fréquente du double interne est bien Mister Hyde, et le dédoublement monstrueux du savant lui-même fait l’objet de plusieurs variations dans le corpus retenu. Outre l’adaptation directe du roman de Stevenson par Terence Fisher en 1960 (Les Deux Visages du Dr Jekyll), il faut compter Corridors of Blood, qui reprend un certain nombre d’éléments du récit, et en particulier la ponctuation du film par des scènes d’auto-expérimentation : le docteur Bolton (Boris Karloff) se rend complice d’actes criminels en signant des actes de décès frauduleux pour le compte d’une bande de malfaiteurs qu’il va rejoindre dans leur repaire, la « Taverne des Sept Cadrans », à chacune de ses transformations sous l’effet du gaz anesthésiant qu’il expérimente sur lui-même, et qui s’avère avoir des effets désinhibants. Comme dans Les Deux Visages du Dr Jekyll, nous comprenons que l’auto-expérimentation devient une addiction où le scientifique trouve un dérivatif aux frustrations de son existence bourgeoise.

26Mais ce qui est le plus frappant, c’est la trace probable d’une source cinématographique dans plusieurs films, à savoir la version de Rouben Mamoulian de 1931. La dimension idéaliste du personnage de Jekyll – « Jekyll, médecin des pauvres » – si frappante dans la version de Mamoulian, refait surface dans plusieurs films de la décennie qui ne sont pas des adaptations du récit de Stevenson (ce seraient en fait plutôt des variantes de Frankenstein). Dans La Vengeance de Frankenstein (Fisher, 1958), le Dr « Stein » (c’est-à-dire Frankenstein sous une fausse identité) prodigue ses soins aux pauvres et traite avec ironie les maladies imaginaires des riches, en particulier dans une des scènes initiales qui semble être une reprise de la scène d’ouverture de Stolen Face, où son homologue le Dr Ritter accueille avec la même ironie les plaintes imaginaires d’une patiente de la haute société londonienne, avant d’aller faire sa tournée hebdomadaire à la prison, auprès de patients qui méritent vraiment son attention. Dans Corridors of Blood, Thomas Bolton (Boris Karloff) consacre un après-midi par semaine à la médecine des pauvres. Dans une des premières séquences du film, on le voit examiner le pied d’une enfant que sa mère fait travailler – écho possible de la version de Mamoulian, où Jekyll accomplissait même le miracle de faire marcher une jeune paralytique. Dans Les Deux visages du Dr Jekyll de Fisher, la séquence d’ouverture montre des enfants sourds-muets accueillis dans le jardin de Jekyll, bien que celui-ci en fasse des cobayes involontaires de son observation de « l’animal humain muet » (selon sa propre expression), puisqu’il veut voir dans leur comportement la preuve empirique de sa théorie de l’âme humaine. On retrouve encore Jekyll et Hyde dans Crimes au Musée des Horreurs (Horrors of the Black Museum, Arthur Crabtree, 1959), où le journaliste amateur de criminologie Bancroft (Michael Gough) fait absorber à son assistant une potion qui décuple ses forces et le transforme en bête meurtrière.

27Cette prolifération de doubles a pour fonction de permettre l’expulsion des mauvaises incarnations de la raison, des formes déviantes ou perturbantes de la science, et le maintien en vie des figures rassurantes. Plutôt que le scientifique, il arrive que ce soit d’abord la créature que l’on sacrifie. C’est le cas dans les deux Frankenstein de Fisher, ainsi que dans les deux brouillons de ces films que sont Stolen Face et Four Sided Triangle – bien que, dans ce dernier film, le créateur périsse avec sa créature, tout comme dans les deux Frankenstein d’ailleurs, ce qui confirme le parallélisme entre ces deux couples d’œuvres. Pour autant, ce genre de résolution n’est pas sans ambiguïté, ne serait-ce qu’en vertu du pathos souvent associé au personnage de la créature. Pour son interprétation dans le premier Frankenstein de Fisher, Christopher Lee a expliqué dans un entretien qu’il s’était inspiré du Cesare de Conrad Veidt dans Le Cabinet du Docteur Caligari pour le maquillage et pour la gestuelle, ce qui renvoie déjà à un univers d’instrumentalisation du vivant par la science17. De fait, la créature, tuée une première fois par l’assistant de Frankenstein Paul Krempe, puis ressuscitée par son créateur et enchaînée à un mur, inspire au moins la pitié et sa mort est mise en scène d’une façon qui souligne la violence et l’absence d’humanité de ses bourreaux : après lui avoir tiré dessus, Frankenstein utilise son revolver vide comme projectile puis met le feu à la créature, qui tombe enfin dans une cuve d’acide. Dans le deuxième Frankenstein également, la mort de la créature signe l’échec de l’expérience mais il n’y a pas lieu de s’en réjouir.

Le sacrifice du savant

28Toutefois, au lieu de la créature, c’est le plus souvent le personnage du savant transgresseur, ou une de ses incarnations, tantôt un assistant, tantôt un complice, qui liquidé dans les dernières séquences. Parfois, c’est toute la communauté qui est symboliquement rassemblée lors d’une scène finale au cours de laquelle le savant est purement et simplement exécuté. C’est le cas notamment dans Seven Days to Noon, où la mort du professeur Willingdon est d’autant plus inutile que sa bombe vient d’être désamorcée par son assistant. Mais son sacrifice est d’autant plus nécessaire à un autre niveau : il faut un bouc émissaire pour ressouder la communauté, cela d’autant que tout le film aura été l’occasion de faire revivre aux spectateurs, par le biais de la fiction, une expérience collective récente familière, celle de la « Guerre du Peuple » pendant le Blitz (nous sommes en 1950). Le film se termine sur le signal sonore du « all clear » qui indiquait la fin des alertes pendant la Seconde Guerre mondiale et qui annonce que Londres a été encore une fois sauvée : happy-end caractéristique de ce cinéma du consensus des années 1950 et il ne faut pas s’étonner si le cadrage nous invite à nous identifier avec le soldat qui tient en joue le professeur Willingdon et fait feu. Comme l’a démontré Ian Conrich, le trio de films-catastrophes hybrides, à mi-chemin entre King-Kong et Godzilla, produits à la fin de la période – lesquels font appel à la figure du savant fou, incarné notamment par Michael Gough – réactivent eux aussi le mythe du Blitz en le transposant aux inquiétudes liées au péril nucléaire18.

29Un autre sacrifice final est celui de Frankenstein à la fin de Frankenstein s’est échappé : entouré d’un prêtre et d’un geôlier, Frankenstein marche vers la guillotine. Cette fin est cependant très ambiguë : s’agit-il de mettre fin à ses agissements ou à son récit ? En outre nous savons, rétrospectivement, que Frankenstein ne meurt pas. Du moins pouvons-nous affirmer que le premier Frankenstein de Fisher ne montre pas l’exécution du Baron. Moins ambigu de ce point de vue est Le Cirque des horreurs, qui se termine par la mort du docteur Rossiter. Dans Four Sided Triangle, le mauvais double, Bill, meurt dans l’incendie avec sa créature. Ce final n’est pas sans évoquer celui de La Fiancée de Frankenstein, où la créature restait avec sa « fiancée » dans le laboratoire en flammes tandis que Frankenstein parvenait à s’échapper en compagnie d’Elizabeth. La chute ironique du film de Whale fait d’ailleurs l’objet d’une variante dans le scénario de Fisher : le double de Lena s’avère être une copie tellement conforme de l’original qu’elle en a même la psychologie et les sentiments. Afin de supprimer ce défaut, Bill veut la soumettre à une sorte de lavage de cerveau et c’est au cours de cette dernière expérience que le laboratoire prend feu. Comme le fait remarquer la vraie Lena au début du même film, « il y a beaucoup de boucs émissaires pour nos péchés et nos échecs ».

30La fin de Corridors of Blood suggère que le sacrifice du docteur Thomas Bolton n’aura pas été vain : dans la dernière scène, son fils est capable de réaliser une amputation sur un patient anesthésié, puis la caméra effectue un panoramique sur une vitrine où sont conservées les reliques du pionnier. Malgré son sacrifice final, ou plutôt grâce à lui, la science peut poursuivre son chemin, purgée de ses démons et lavée du soupçon de chercher à nuire. Il semblerait donc que les années cinquante correspondent à une « épistémodicée »19, que résume assez bien la figure de Quatermass. Il semblerait aussi que, plus on s’approche de la fin de la décennie, plus on a affaire à des situations ambiguës et à des films qui offrent une résolution peu satisfaisante. Dès lors, on comprendra mieux l’ambiguïté foncière des deux Frankenstein de Fisher, que l’un de ses meilleurs exégètes met curieusement au compte d’une incapacité du cinéaste à trancher entre deux positions et à présenter un point de vue ferme20. Un bref coup d’œil à quelques titres de la décennie suivante (Les Damnés, Docteur Folamour, La Bombe) suffit pour indiquer qu’après une période de lent effritement du consensus d’après-guerre, vont surgir sur le devant de la scène des œuvres en rupture radicale avec ce consensus, et qui dénoncent sans la moindre ambiguïté le rôle intrinsèquement mortifère de la science contemporaine.

Notes de bas de page numériques

1 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Le Seuil, 2001 (1972), p. 120.

2 Voir Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, Paris, Synthélabo, 1996.

3 Tony Shaw, British Cinema and the Cold War. The State, Propaganda and Consensus, Londres et New York, I. B. Tauris, 2001, p. 130-131.

4 Livret du coffret The Quatermass Collection, BBC DVD, 2005, p. 16. Lire aussi Paul Wells, « Apocalypse then ! The ultimate monstrosity and strange things on the coast… an interview with Nigel Kneale », in I. Q. Hunter, dir., British Science Fiction Cinema, Londres et New York, Routledge, 1999, p. 48-56.

5 Marcia Landy, British Genres: Cinema and Society, 1930-1960, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 389 (ma traduction).

6 Andrew Tudor, Monsters and Mad Scientists: A Cultural History of the Horror Movie, Oxford, Basil Blackwell, 1989.

7 Christopher Frayling, Mad, Bad and Dangerous? The Scientist and the Cinema, Londres, Reaktion Books, 2005.

8 Sue Harper & Vincent Porter, British Cinema of the 1950s. The Decline of Deference, Oxford, Oxford University Press, 2007 (2003).

9 Au cours de la décennie 1950-1960, en Grande-Bretagne, la classification X, qui remplace la classification H à partir de 1951, sera appliquée indifféremment à la plupart des films d’horreur et de science-fiction. Voir Wayne Kinsey, Hammer Films: The Bray Studio Years, Londres, Reynolds & Hearn, 2005 (2002), p. 33-56.

10 Northrop Frye, Anatomy of Criticism. Four Essays, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1973 (1957), p. 147-149 ; René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

11 Sur le personnage de Quatermass, lire l’article de Peter Hutchings « ‘We’re the Martians Now’: British sf invasion fantasies of the 1950s and 1960s », in I. Q. Hunter, dir., British Science Fiction Cinema, p. 38-41.

12 Peter Hutchings, Hammer and Beyond: The British Horror Film, Manchester et New York, Manchester University Press, 1993, p. 44.

13 Dans un entretien accordé en 1975, Cushing mettait d’ailleurs en parallèle les deux figures (Wayne Kinsey, Hammer Films : The Bray Studio Years, p. 64).

14 Je laisse de côté pour cette étude, faute de place, L’Homme qui faisait des miracles / The Man Who Could Cheat Death (Terence Fisher, 1959), qui pourrait sans difficulté être intégré dans ce corpus, ainsi que The Ugly Duckling (Lance Comfort, 1959), version comique de Jekyll et Hyde produite par la Hammer la même année que Les Deux Visages du Docteur Jekyll mais dont il ne reste plus aujourd’hui aucune copie.

15 Termes que j’emprunte à Michel Serres, Hermès III. La traduction, Paris, Editions de Minuit, 1974, p. 73-104.

16 Peter Hutchings propose une mise en perspective intéressante de cette figure du double comme « masculinité divisée » dans la filmographie du premier Fisher (Peter Hutchings, Terence Fisher, Manchester, Manchester University Press, 2001, p. 63-68).

17 Entretien filmé dans le documentaire Christopher Lee, l’élégance des ténèbres (Oliver Schwehm, 2010), diffusé sur ARTE le 31 octobre 2010.

18 Ian Conrich, « Thrashing London: The British colossal creature film and fantasies of mass destruction », in I. Q. Hunter, dir., British Science Fiction Cinema, p. 88-98. Les films sont Behemoth the Sea Monster (Eugène Lourié, 1959), Konga (John Lemont, 1960) et Gorgo (Eugène Lourié, 1961).

19 Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1992.

20 Peter Hutchings, Terence Fisher, p. 88, 95-96.

Pour citer cet article

Jean-François Baillon, « La Pharmacie des écrans britanniques, 1950-1960 », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Représentations, La Pharmacie des écrans britanniques, 1950-1960, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4133.


Auteurs

Jean-François Baillon

Professeur de civilisation britannique à l’université Michel de Montaigne Bordeaux 3, équipe climas e.a. 4196. Ses recherches portent sur le cinéma britannique, notamment sous l’angle du genre (horreur, gothique), de l’identité, des diasporas. Parmi ses articles récents : « Le village ambigu (le Londres des studios Ealing) », Positif n° 610, décembre 2011, « Tom Jones, 1963, ou le portrait du jeune homme en colère en picaro » in Images cinématographiques du Siècle des Lumières, Paris, Kimé, 2012.