Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Représentations 

Eric Dufour  : 

Les représentations de la science et du scientifique dans le cinéma de science-fiction

p. 123-134

Plan

Texte intégral

1Comme on le sait, l’émergence de la science-fiction au xixe siècle coïncide avec la révolution industrielle, elle-même liée à l’essor des sciences et des techniques. C’est le lien indissoluble entre ces deux dimensions, à savoir le fait que la science n’existe que pour autant qu’elle a des applications techniques (selon le mot de Descartes, pour qui la science permet de devenir « comme maître et possesseur de la nature »), et que toute technique n’existe que dans la mesure où elle est rendue possible par la science, que traduit l’expression de « technoscience ». On pourrait dire que, dans la S-F, le progrès de la technoscience devient conscient de lui-même et se met en scène. En effet, la S-F est prioritairement l’exhibition d’un état de la science plus avancé que le nôtre, qu’il s’agisse d’une potentialisation de la science propre à l’humanité, dans laquelle on nous montre ce que sera notre science et ce qu’elle permettra dans un avenir plus ou moins proche, ou bien de la science d’une autre civilisation et d’un autre type d’être intelligent. La science est donc au cœur de la S-F, et elle est d’ailleurs le critère qui permet de distinguer la S-F du fantastique :

« ce qui donne véritablement naissance à la S-F, c’est le développement scientifique »1.

La représentation de la science dans le cinéma de S-F

2Dès sa naissance, donc dans le cinéma américain des années cinquante2, la S-F cinématographique retrouve cette préoccupation qui était celle, fondatrice, des premiers livres de S-F : montrer ce que pourrait être la science future de l’homme, ou montrer quelle pourrait être la science d’une autre civilisation.

3George Pal, dans le premier film véritablement S-F de l’histoire du cinéma, Destination Moon (I. Pichel, 1950), s’entoure de savants pour donner une crédibilité au film et fait collaborer au scénario Robert Heinlein, lequel introduit un sérieux dans la littérature de S-F (par opposition à l’esprit pulp de Hugo Gernsback). À la différence de Rocketship X-M (K. Neuman, 1950), film contemporain qui raconte la même histoire et qui est tourné dans un canyon abandonné censé figuré la géographie de Mars, on fait appel dans Destination Moon à des toiles peintes dont l’auteur est le peintre spécialiste en astronomie Chesley Bonestell.

4Destination Moon inaugure un type de film S-F qu’on peut appeler la S-F scientifique et qui se veut l’équivalent, au cinéma, de ce qu’est la hard science dans la littérature de S-F, à savoir une tentative pour vulgariser les concepts essentiels de la technoscience. Cette vulgarisation, dans Destination Moon, est effectuée au moyen d’un dessin animé projeté à l’intérieur du film avant le voyage dans l’espace, lorsqu’il s’agit de convaincre les industriels d’investir dans le projet. Ce dessin animé, qui installe le spectateur dans la position d’un Woody Woodpecker sceptique et ironique, a pour but d’expliquer comment un tel voyage est possible.

5Eu égard au problème qui nous intéresse, il faut distinguer dès la naissance du genre S-F deux types essentiels de S-F.

6En premier lieu, il y a la S-F space opera, qui n’a aucun égard à la technoscience existante, et qui rêve du coup une technique où tout devient possible, sous-genre préfiguré par le serial des années trente (Flash Gordon, F. Stephani, 1936 ; Buck Rogers, F. Feebe et S.A. Goodkind, 1939). On pense évidemment à Planète interdite (F. McLeod Wilcox, 1956), Cat Women of the Moon (A. Hilton, 1953), This Island Earth (J.M. Newman, 1955), Queen from Outer Space (E. Bernds, 1958) ou encore Flight to Mars (L. Selander, 1951).

7Ici, il n’y a aucun souci de vraisemblance, et la science représentée équivaut donc à tout ce qui est pensable et réalisable c’est-à-dire représentable dans le cadre d’une technique qui ne dispose pas encore des moyens qu’elle aura plus tard, du fait d’abord du perfectionnement des effets mécaniques et des maquettes, et, ensuite, du fait de l’invention des images numériques (The Last Starfighter N Castle, 1984 est d’ailleurs la première image numérique d’un vaisseau spatial).

8C’est pourquoi la S-F space opera assume et affirme sa dimension spectaculaire, c’est-à-dire le fait qu’elle est fiction et représentation, en utilisant les effets les plus élémentaires du cinéma ; l’escamotage comme déplacement dans l’espace est sur ce plan un effet exemplaire. Dans ce type de S-F, les vaisseaux spatiaux font du bruit dans l’espace, et on circule sans casque sur les planètes qu’on découvre.

9En second lieu, apparaît la S-F scientifique, laquelle mise au contraire sur la vraisemblance de la représentation qu’elle propose, et annule du coup le statut de la représentation au profit de la réalité représentée qui surgit dans toute sa plausibilité. Outre les films de Pal, on pense à Project Moonbase (R. Talmadge, 1953), film auquel collabore encore Robert Henlein, ou à Riders of the Stars (R. Carlson, 1954), dont la bande-annonce souligne le nom des contributeurs scientifiques à titre de garantie de sérieux. Riders of the Stars est la plus représentative des productions d’Ivan Tor, plus prolifique que Pal dans le film de S-F au début des années cinquante et, comme lui – mais avec moins de moyens – soucieux de vraisemblance scientifique.

10Si le premier sous-genre de la S-F trouve son assomption dans la sophistication de la saga Star Wars (G. Lucas, 1977-2005) ou le bricolage de Starcrash (L. Cozzi, 1978), le second sous-genre trouve son aboutissement dans 2001 : l’Odyssée de l’espace (S. Kubrick, 1968) et la S-F sérieuse des années soixante-dix : The Andromeda Strain (R. Wise, 1971), Silent Running (D. Trumbull, 1972).

11A notre sens, la différence de ces deux types de S-F se trouve dans deux attitudes ou stratégies différentes. Dans le premier cas, on pose le futur comme un futur en soi, auquel on peut accéder par l’imaginaire comme si on n’était pas pris dans les rets d’un présent qui nous empêcherait d’accéder au futur, et comme si ce futur de la science propre à l’homme ou bien l’altérité d’une science extraterrestre étaient accessibles en eux-mêmes et par eux-mêmes. C’est ce qui fait la grande naïveté de ce cinéma : présenter une science radicalement autre, une technique absolument différente, dans un grand rêve qui oublie volontairement que cette altérité n’est jamais radicale, puisqu’elle est toujours représentée par celui qui la pense et l’imagine ici et maintenant, donc à partir des possibilités d’une technoscience qui rend représentable un nombre limité de possibles.

12Si Kubrick réalise avec 2001 le prototype du film de S-F scientifique, c’est au contraire parce qu’il occupe la position inverse. L’attitude de Kubrick consiste en effet non à prétendre penser le futur en soi, mais à partir des possibilités qui sont ouvertes par la technoscience effective. Voilà ce qui constitue son côté indémodable et qui fait que, aujourd’hui encore, 2001 ne paraît pas daté, dans la mesure où il s’inscrit toujours dans le sillage d’un avenir sur lequel l’état de la science et plus largement de la rationalité ouvrait déjà au moment où le film a été fait : autant dans la représentation de la technologie (figuration des vaisseaux spatiaux, de leurs mouvements, des vêtements des cosmonautes), que dans la représentation de l’altérité qui se donne pour objet d’éviter toute anthropomorphisation et donc toute figuration d’une altérité dont il s’agit simplement d’exprimer la présence. Cette dernière préoccupation sera aussi celle des deux films S-F d’Andrei Tarkovski : Solaris en 1972 et Stalker en 1979.

13Dans le space opera, en revanche, la représentation paraît vite démodée parce qu’elle est nécessairement datée. Ce que tentent de nous donner à voir les films de S-F des années cinquante, ce n’est pas le futur mais une représentation du futur propre à l’époque, jusque dans la coiffure et la maquillage des filles qui ressemblent davantage à la pin-up des fifties qu’à une quelconque habitante de Mars (cf. par exemple les filles dans Flight to Mars, ou Anne Francis dans Planète interdite).

14Il apparaît donc que la représentation de la science dans le film de S-F n’est pas seulement tributaire des potentialisations de la science qui sont pensables au moment où le film est fait, ce qui relève de la diégèse c’est-à-dire de l’histoire, mais qu’elle est aussi tributaire de la technologie qui permet ou interdit certains types de représentations ou d’images, ce qui relève non plus de la diégèse mais du récit. En ce qui concerne le second point, on peut mesurer tout ce qui sépare When Worlds Collide (R. Maté, 1951) de 2012 (R. Emmerich, 2009), film qui, grâce à la technologie numérique, réalise le programme que When Worlds Collide pouvait certes se donner, mais sans pouvoir le remplir. En effet, When Worlds Collide ne peut que suggérer, au moyen de quelques toiles peintes et dans une séquence relativement courte qu’on attend depuis le début du film, la fameuse fin du monde qui constitue au contraire l’objet de 2012, et qui est exhibée dans toutes ses dimensions du début à la fin. Qu’on voie, dans le film de S-F traditionnel, la représentation du raz-de-marée, de When Worlds Collide à Meteor (R. Neame, 1979), en passant par Le Satellite mystérieux (K. Shima, 1956) : un ou deux plans rapides sur la maquette d’une ville sur laquelle s’écrase une vague indistincte. Rien de la préparation de la vague, de sa montée progressive, de son éclatement sur les habitations et des effets qu’elle produit sur les individus. Ici, l’événement, dans sa densité, dans sa continuité, est coupé, tronqué – en un mot : abstrait. De son déroulement, il ne reste plus que quelques instantanés à partir desquels le spectateur a à charge de le reconstituer imaginairement.

15En ce qui concerne la représentation de la science telle qu’elle intervient dans l’histoire et non dans le récit, il est remarquable que les préoccupations scientifiques qui sont au cœur de la diégèse relèvent toujours de l’esprit du temps. On pense à la présence de la Guerre froide dans le cinéma de S-F des années cinquante, à la préoccupation écologique dans les films des années soixante-dix, à l’imagerie liée à l’avènement de l’informatique à partir de Tron (S. Lisberger, 1982), ou encore à l’influence des progrès de la génétique sur l’imagerie de la S-F ces dernières années.

16Le cinéma de S-F donne une image à la nouvelle conception de la science qui a surgi avec l’avènement de l’informatique. D’un côté, il y a la technologie ouverte par la science moderne, mécanique, qui apparaît avec l’avènement de la physique moderne. C’est l’image classique de la grande machine, avec ses mécanismes complexes et son emboitement de rouages, de ressorts et de pièces diverses. De l’autre côté, il y a la technologie informatique. Certes, dans Alphaville, par exemple, on trouve déjà l’image du grand ordinateur, Alpha 60, qui ordonne la ville et fait tourner la société à la manière d’un Big Brother plus moderne que celui d’Orwell, car c’est un simple programme et non pas un humain. Mais Alpha 60 est une immense pièce, un immense ordinateur dont la mémoire et les programmes prennent de la place, et dont le corps, comme une immense machinerie, occupe un espace énorme. C’est ainsi qu’est représentée la technologie d’information et de contrôle dans tous les films des années cinquante aux années soixante-dix, avec les tableaux en plastiques pourvus de gros boutons et de petites lumières clignotantes. Même dans 2001, c’est une pièce qui figure l’intelligence de Hal, avec toutes ses installations qui couvrent les murs et qu’il faut bloquer l’une après l’autre pour débrancher l’ordinateur. Jusque dans Star Trek (R. Wise, 1979), la technologie doit être apparente et sa performance, c’est-à-dire son haut degré de perfection, doit être visible dans l’aspect monumental des installations c’est-à-dire du support qui permet de les faire fonctionner. Autrement dit, l’idée d’une technologie performante est figurée dans l’infiniment grand des machines.

17Tout change avec la représentation de la technologie informatique. Dans Johnny Mnemonic (R. Longo, 1995), par exemple, c’est toute une série d’informations incroyables et qui équivalent au grand secret du monde, qui peuvent être localisées dans un lieu infiniment petit, des puces de silicium implantées dans le cerveau du héros. Déjà, dans Tron, sans doute le premier film qui met en image cette technologie, c’est tout un monde qui se révèle caché dans le support matériel infiniment petit qu’est le disque dur de l’ordinateur, et dans lequel se perd le héros.

18Certains films jouent sur la figuration de l’opposition entre les deux technologies. Dans Mission to Mars (B. de Palma, 2000), la fin oppose à la technologie lourde qui transporte les hommes d’un lieu à un autre (la voiture qui permet de rejoindre le vaisseau spatial) la technologie de pointe des extraterrestres qui permet de se déplacer sans peine, grâce à des moyens si parfaits qu’ils éliminent tout indice visible de déplacement. Dans Wall-E, de même, Wall-E et Eve figurent eux aussi l’opposition entre ces deux technologies. D’un côté, Wall-E représente la technologie mécanique, en somme la technologie cartésienne, faite d’essieux, de ressorts et de boulons, où chaque élément exerce un rapport de causalité sur un autre élément qui à son tour, etc., donc une technologie imparfaite, impropre, dont témoigne la manière dont Wall-E, qui est sale au sens littéral du terme, peut se déglinguer ; mais Eve illustre la technologie informatique, où le haut n’a même pas besoin de toucher le bas pour que le tout fonctionne, et dont la perfection est illustrée par la propreté immaculée (Eve ne se salit pas).

La représentation du scientifique dans le cinéma de S-F

19La représentation de la science au cinéma, c’est d’abord la représentation de la technologie dans laquelle la science se réalise, donc essentiellement un décor censé représenté le matériel technique de l’avenir, et des effets spéciaux censés figurer les effets de cette technologie. En ce sens, la S-F cinématographique des années cinquante se construit sur un certain nombre d’images-clés, en somme des clichés, qui signifient l’aspect science-fictif du film et l’intègrent dans le genre cinématographique naissant, agissant donc comme des signes de reconnaissance. On pense évidemment à l’image du vaisseau spatial ou de la soucoupe volante, à celle du laboratoire de recherche, à la représentation des déplacements dans l’espace ou à celle de la mort sous le coup d’armes extra-terrestres (toujours et encore l’escamotage). On pense aussi à l’image de la terre vue du ciel, à un moment où la science est encore incapable de nous montrer ce que nous dévoile le cinéma (les premières photographies satellites ont été prises le 14 août 1959 par Explorer 6) (voir Flash Gordon Trip to Mars, F. Beebe et R.F. Hill, 1938 ; Destination Moon, Rocketship X-M, etc.).

20Mais figurer la science, c’est aussi figurer l’homme de science lui-même, le scientifique. On pense au cliché – montré comme tel dans Mars Attacks (T. Burton, 1996) – du quadragénaire séduisant, pipe à la main, qui renvoie directement à des films de S-F américains des années cinquante tel Invaders from Mars (WC. Menzies, 1953). Une autre image fréquente est celle du savant vieillissant en blouse blanche, inattentif à son apparence physique : Le Jour où la terre s’arrêta (R. Wise, 1951) ou bien le prologue de The Mole People (V.W. Vogel, 1956). La scientificité est elle-même volontiers symbolisée par un tableau couvert d’équations incompréhensibles (du Jour où la terre s’arrêta, 1951, à La Machine à explorer le temps, S. Wells, 2002, en passant par When Worlds Collide ou The Magnetic Monster, C. Siodmak, 1953). Mais c’est dans la dimension sonore du cinéma qu’apparaît un symbole essentiel de la dimension scientifique, à savoir le discours.

21L’utilisation du discours, caractéristique majeure de la science dans le cinéma de S-F., est d’abord à relier bien sûr à la littérature S-F. Dans celle-ci, il vient souvent un moment où quelqu’un donne au lecteur une explication scientifique, employant des termes techniques qui demeurent incompréhensibles pour le profane. La plupart du temps, ces termes et explications techniques sont inventés pour le roman, mais ce n’est pas toujours le cas (Gregory Benford dans Sphère). Dans le film de S-F, en revanche, les explications scientifiques sont toujours inventées, et ce qui compte est moins la validité du discours pseudo-scientifique que l’effet qu’il produit sur le profane, c’est-à-dire l’effet science : le fait que ce qu’on nous dit sonne scientifiquement, et renvoie à des procédés scientifiques, donc à un savoir communicable qui possède des applications techniques (et non pas, par exemple, à de la magie). Le but est donc simplement que le discours en question soit appréhendé par le spectateur comme un discours scientifique, avec ce que tout cela implique (un apprentissage rationnel, d’une part, et, d’autre part, une efficacité sur les choses).

22En ce qui concerne le cinéma de S-F, il faut souligner que cette dimension sonore confère à l’image un autre sens et qu’elle induit une performativité, puisque, du simple fait que quelque chose est dit, l’état de choses correspondant surgit sans qu’il y ait besoin de quelque chose de plus. On peut toujours ironiser sur les incantations du type « Entrons dans l’hyperespace ! » qu’on trouve dans des films de S-F où on ne nous montre que, d’une manière frontale, deux gugusses qui, assis face à un tableau lumineux en plastique, font semblant d’actionner des mannettes dans un vaisseau réduit au minimum (Starcrash). Pourtant, ici, le discours dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit, parce que les moyens réduits (dans Starcrash ou les films analogues) ou la technique encore défaillante (dans les premiers sérials de space opera : Flash Gordon et Buck Rogers) ont pour conséquence l’impossibilité de montrer en plan de grand ensemble un vaisseau qui disparaît littéralement de l’écran tellement sa vitesse est grande (chose courante dans Star Wars).

23Soit une des premières scènes de This Island Earth, où le héros reçoit dans son laboratoire du matériel des extra-terrestres afin de construire l’intéroriteur qui lui permettra de communiquer avec eux. Le spectateur voit entre autres une petite bille rouge qui s’allume quand on met le courant, dont on nous dit que c’est un condensateur X-C qui éclate quand il atteint 33000 volts : « de quoi créer un générateur pour alimenter une usine entière ! », s’exclame le héros au moment où le réalisateur fait un gros plan sur la bille rouge qu’il tient entre ses doigts.

24Il faut toutefois distinguer deux types de discours scientifique dans la S-F cinématographique américaine naissante – et souligner que le cinéma de S-F, dès les années soixante, n’en conservera qu’un. En premier lieu, il y a bien un discours qui répond à la question « comment ? », conformément à ce qu’on trouve dans la littérature S-F ; comme on l’a noté, c’est un discours souvent sans validité, censé simplement produire un effet science. Voilà une dimension qui perdure aujourd’hui non seulement dans la littérature S-F mais aussi dans le cinéma de S-F. En second lieu, il y a un type de discours qui répond à la question « pourquoi ? », relatif par exemple aux raisons pour lesquelles les extra-terrestres envahissent la terre. Soit Invaders from Mars. L’enfant est le seul à avoir vu des extra-terrestres. La doctoresse, qui trouve ses parents suspects, le conduit à son ami savant qui les reçoit tous les deux dans son bureau, éteint la lumière, de sorte que ne reste éclairée que l’immense photographie de l’espace derrière lui :

« Oui, c’est sans doute un vaisseau provenant d’un vaisseau-mère »,

25dit-il en pointant son crayon sur un endroit de la carte,

« en orbite libre, juste au-dessus de l’atmosphère terrestre ».

26Puis il observe l’espace dans son télescope, et explique à l’enfant et à la doctoresse, stupéfaite devant tant de science, que c’est l’invention par les hommes de la fusée qui inquiète les extra-terrestres :

« Mettez-vous à leur place, imaginez que vous êtes un Martien. (…) Des habitants d’autres planètes menacent votre périmètre vital. Les laisseriez-vous faire ? »

27Ce moment, qui n’existe pas dans la version anglaise (laquelle propose une scène alternative toute différente) trouve son équivalent dans d’autres films de la même époque, où, lorsque ce n’est pas un savant qui déduit a priori les intentions des extra-terrestres, ce sont eux-mêmes qui les énoncent, et expliquent à grands frais les raisons qui les ont amenés sur terre – par exemple parce que leur planète se meurt, ou que leurs femelles ont disparu et qu’il leur faut trouver des reproductrices. Ce type de discours, qui n’a évidemment rien de scientifique même lorsqu’il est tenu avec le plus grand sérieux par un savant à l’expression inspirée, va de pair avec les grandes annonces de « plan 9 », et est complètement tombé en désuétude dès la décennie suivante. Or des explications de ce genre pouvaient paraître légitimes au moment de la fondation d’un genre cinématographique inédit. Pour rendre le genre nouveau vraisemblable, il faut expliquer l’histoire au sens littéral du terme, c’est-à-dire non seulement montrer qu’elle n’est pas impossible (ce qu’assure le prologue, si courant dans le cinéma américain de S-F des années cinquante : Invaders from Mars ; The Mole People ; It Came from Beneath the Sea, R. Gordon, 1955 ; Earth vs. Flying Saucers, F.F. Fears, 1956 ; 20 Million Miles to Earth, N. Juran, 1957), mais fonder sa probabilité en expliquant les causes finales du fait brut exhibé par les images. Par ce type de discours, le scénariste, en somme, justifie son propre travail.

28Mais il faut désormais nous intéresser à un autre aspect dans la représentation du scientifique. Celle-ci, en effet, introduit eo ipso le scientifique dans un environnement social, c’est-à-dire qu’elle donne une représentation de la science à titre de pratique sociale. Apparaît dès lors le rôle politique de la science dans la société humaine.

29Il y a bien sûr la représentation traditionnelle de l’homme de science qui met en scène le scientifique comme un savant distrait et déconnecté de la réalité : le scientifique, très loin des préoccupations quotidiennes, est uniquement tourné vers la poursuite du vrai (Things to Come, Le Jour où la terre s’arrêta). Dans les années suivantes, le cinéma japonais gommera cette dimension ; c’est dans ce cadre qu’apparaît pour la première fois une autre image du scientifique, dans le film fondateur du cinéma japonais. Godjira (I. Honda, 1954) (plus connu dans la version américaine « cannibalisée » intitulée Godzilla, I. Honda et T.O. Morse, 1956) est proprement le premier film sur l’arme atomique, pour autant qu’il traite le sujet et n’en fait pas (comme dans le films américains contemporains) un simple décor et un pur prétexte qui sert seulement à faire démarrer l’action. La question de l’arme atomique, c’est une question morale et politique, celle du scientifique (le Professeur Tanabe) qui l’invente et se trouve devant le dilemme suivant : ou bien utiliser son invention pour se débarrasser de Godzilla, mais dévoiler alors cette invention au monde et craindre par là même de mauvaises utilisations ultérieures ; ou bien taire son invention mais laisser les gens périr sous les coups du monstre qui dévaste toutes les villes japonaises, et alors que sa découverte est seule en mesure de débarrasser le monde du monstre. Evidemment, le film s’en sort avec une solution médiane, apte seule à contenter tout le monde : le Professeur Tanabe intervient pour mettre fin aux agissements du monstre, mais il détruit le papier où est consignée la formule de l’arme inventée et se laisse mourir en restant près de la bombe qui doit détruire Godzilla.

30Cette deuxième figure du scientifique et de la science, au fond, n’est pas fondamentalement différente de la première, et elle n’en donne qu’une simple variation. Car ici, ce qui possède une dimension morale et politique, ce n’est pas la science en elle-même et par elle-même, mais seulement son utilisation.

31C’est dans le cinéma de S-F anglais (Les Damnés, J. Losey, 1963) que, pour la première fois, la question est posée différemment et qu’est redéfini le statut du scientifique. Ici, en effet, c’est la découverte scientifique elle-même qui dépend de la résolution de questions pratiques parce qu’elle implique des choix qui ne sont nullement scientifiques, mais moraux et politiques, et qui rendent possible le progrès de la science. C’est, dans ce film, l’étude des enfants radioactifs qui constituent une nouvelle espèce vivante, une mutation de l’humanité destinée à prendre sa place dans la mesure où elle est plus adaptée à une nature détruite par l’homme lui-même.

32C’est cette figure que l’on trouve dans les deux films de Stanley Kubrick, Dr Folamour (1964) et Orange mécanique (1971). La science se comporte vis-à-vis du pouvoir comme Dr Folamour s’est comporté vis-à-vis des Allemands et se comporte désormais vis-à-vis des Américains. Ex-nazi blanchi par les U.S.A., il représente la science dans la vérité, c’est-à-dire une recherche pas si désintéressée que ça, puisque toujours, de fait, au service du pouvoir en place qui détermine ses besoins, ses moyens et ses fins. Dans Orange mécanique, la science apparaît dans le personnage du psychiatre, qui représente la science par excellence, pour autant qu’elle unit science de l’homme et science de la nature en naturalisant l’homme et en en faisant l’objet d’une investigation positive. On voit bien que l’idée d’une rationalité scientifique, c’est-à-dire d’une autonomie de la science, n’a proprement aucun sens. Ici, la science n’est rien d’autre qu’un discours justificatif et qu’une rationalité apparente, illusoire, ayant pour seul but de justifier la violence de l’Etat c’est-à-dire du pouvoir politique. La question du rapport de la science à la politique n’est plus du tout, dans ce cas, celle des applications d’une science considérée comme un territoire autonome où règnerait la Raison ; elle porte sur l’existence même d’un tel territoire et d’une telle rationalité. En clair, derrière ce soupçon, la thèse est que l’horizon de la science (ses besoins, ses attentes) est fixé par le pouvoir politique qui oriente son développement et ses productions au regard de ses propres finalités.

33La question se radicalise dans les films américains contemporains. Car, avec Alien (R. Scott, 1979) ou Robocop (P. Verhoeven, 1987), la vérité de la rationalité scientifique n’est plus sa soumission à l’Etat ou à un pouvoir politique quelconque, c’est celle de sa soumission au pouvoir économique et donc au capital.

34Dans Alien, la science n’est pas financée par l’Etat, mais par des entreprises privées – c’est l’entreprise finançant le voyage du Nostrono qui y place un officier scientifique, incarné par l’androïde Ash. Le scientifique apparaît comme un être corrompu, dans la mesure où le progrès de la science implique la mise l’écart des valeurs qui la condamnent à faire du surplace. Autrement dit, le savant ne milite pas pour l’anéantissement de la bête, en il en ramènerait bien des morceaux sur la terre afin qu’on puisse l’étudier, même s’il faut pour cela sacrifier des vies humaines. En ce sens, le scientifique et l’entrepreneur (i.e. le capitaliste) se ressemblent, puisque tous deux font primer la rentabilité et l’efficacité comme les valeurs suprêmes auxquelles tout le reste est assujetti et qui rendent légitimes tous les moyens.

35Si dans Alien il est encore question de science, mais pour dire que c’est le progrès de la science qui implique la mise à l’écart des valeurs morales, ce n’est même plus le cas dans Robocop où le scientifique s’est mué en salarié néolibéral pressé et stressé, et où la science s’est subordonnée à la technique, idée impliquée par le mot même de « technoscience », ce qui signifie que l’efficacité s’est soumise la recherche de la vérité. La science devient alors littéralement l’ensemble des techniques imposées par l’économie pour vendre du progrès, c’est-à-dire du confort et de la sécurité. C’est pourquoi, dans ce film, la figure du scientifique disparaît. Elle disparaît dans la mesure où la science, désormais, dans l’avenir radieux de notre société soumise au mode de production capitaliste, n’a plus droit de cité.

36* * *

37En guise de conclusion, on soulignera les points essentiels qui permettent de représenter la science dans le cinéma de S-F :

381° les effets spéciaux, pour autant qu’ils permettent de simuler des espèces de techniques qui nous sont encore impossibles mais n’en constituent pas moins un idéal – et, en tout cas, le rêve de la S-F : l’exemple-type est la téléportation ;

392° les décors, pour autant qu’ils figurent le support technique de cette autre technologie plus perfectionnée que la nôtre ;

403° la parole, donc la dimension sonore du cinéma, qui permet d’inventer des mots correspondant à de nouveaux concepts scientifiques. C’est la dimension performative du discours qu’on retrouve autant dans la littérature S-F que dans le cinéma S-F, et qui en constitue une constante qu’on retrouve dans celui-ci des années cinquante jusqu’à aujourd’hui (qu’on pense aux midichloriens dans la seconde trilogie de Star Wars).

414° le personnage du savant dans sa vie sociale : c’est-à-dire la science comme pratique sociale dans son rapport aux autres pratiques sociales.

42Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 G. Millet et D. Labbé, La Science-fiction, Paris, Belin, 2004, p. 80. Voir aussi l’introduction de notre Cinéma de science-fiction, Paris, Armand Colin, 2002, Introduction.

2 Sur l’histoire du cinéma de science-fiction, voir notre Cinéma de science-fiction, op. cit., Première partie.

Pour citer cet article

Eric Dufour, « Les représentations de la science et du scientifique dans le cinéma de science-fiction », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Représentations, Les représentations de la science et du scientifique dans le cinéma de science-fiction, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4135.


Auteurs

Eric Dufour

Professeur de philosophie à l'université de Grenoble, laboratoire Philosophie, langage, cognition. Dans le cadre de ses travaux en philosophie allemande. A publié des études sur Kant, Nietzsche et les néokantiens. Également spécialiste en esthétique, il a écrit plusieurs livres sur la musique et sur le cinéma. Parmi ses ouvrages parus ou à paraître : Le cinéma de science-fiction, Armand Colin, 2011, Le mal dans le cinéma allemand, Armand Colin, 2014, et Qu'est-ce que le mal, Monsieur Haneke ?, Vrin, 2014.