Alliage | n°40 - Septembre 1999 Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs 

Stephen Jay Gould  : 

Le message d’une souris

p. 113-114

Texte intégral

1Aucune époque ne peut s’empêcher de développer sa propre version de la panacée — cette chimère : la bonne martingale pour tirer le numéro gagnant de la loterie, la bonne prière pour entrer dans le nouveau millénaire, la bonne formule pour fabriquer la pierre philosophale. En cet âge technologique, nous cherchons le bon gène réformateur assurant de l’intérieur, le salut de l’organisme.
La presse a récemment fait grand cas d’une excellente et stimulante étude de Joe Tsien et de ses collègues. Ces chercheurs ont élevé des lignées de souris munies d’une copie supplémentaire d’un certain gène codant une protéine qui facilite la communication entre les neurones. Selon une théorie à la mode, qui ramène la mémoire d’un organisme à la capacité mentale élémentaire d’effectuer des associations — par exemple, entre le bourdonnement d’une abeille et la douleur de sa piqûre —, cette communication accrue pourrait promouvoir l’enregistrement de telles associations dans le cerveau, multipliant ainsi les souvenirs. Ce travail sera, on peut le prédire sans risques, très largement interprété à tort et à travers, dans la perspective des anciennes illusions, combinée avec quelques erreurs de la raison humaine non moins anciennes. Les augures de notre époque de désinformation accélérée ne manqueront pas de présenter cette nouvelle comme l’affirmation que le gène de l’intelligence a été cloné, et qu’une pilule de l’esprit, destinée à fabriquer en série des génies dès la maternelle, est à portée de main. Aucune prophétie de cette sorte n’a pourtant le moindre ancrage dans les réalités actuelles ou les perspectives raisonnables à court terme. Néanmoins, les souris de Tsien et al. pourraient être utiles, en nous aidant à corriger deux erreurs communes dans nos façons de penser la génétique et l’intelligence.
1. L’erreur attributive. Les organismes complexes ne résultent pas de la somme de leurs gènes, et aucun trait anatomique ou comportemental ne découle d’un seul gène. La plupart des gènes influencent plusieurs aspects de l’anatomie et du comportement, car ils opèrent par l’intermédiaire de complexes interactions avec d’autres gènes et leurs produits, ainsi qu’avec des facteurs environnementaux, à la fois internes et externes au développement de l’organisme. Nous commettons une grave faute, et pas seulement une simplification abusive, en parlant de gènes “pour” des parties ou des comportements spécifiques. Aucun gène particulier ne détermine ne fut-ce qu’un aspect élémentaire de mon anatomie, comme la longueur de mon pouce droit. L’idée même d’un gène “pour” quelque chose d’aussi complexe que l’“intelligence” verse dans l’absurdité. L’intelligence est un réseau d’attributs mentaux largement indépendants et socialement définis, non une entité unique, secrétée par un seul gène, mesurable par un seul nombre, et qui permettrait de classer la diversité des humains sur un axe ordonné par leur valeur mentale relative. Pour citer un exemple de cette confusion, des chercheurs annoncèrent en 1996 la découverte d’un gène du comportement innovateur — en général considéré comme positif. En 1997, une autre étude montra un lien entre ce même gène et une propension à l’addiction à l’héroïne. Le “bon” gène de l’innovation était-il devenu le “mauvais” gène de l’addiction ? La biochimie peut rester la même, mais le contexte et la situation changer ses effets.
2. L’erreur compositionnelle. De même qu’un gène ne peut commander une partie spécifique de l’organisme, l’organisme ne peut être considéré comme le simple résultat de l’addition des codes de construction adéquats et de leur action (un squelette ne résulte pas d’un gène du cou ajouté à un gène du crâne, etc.). Que des systèmes complexes comme l’anatomie ou la mentalité humaines puissent aisément être détériorés par la déficience d’un facteur unique, ne permet aucunement de conclure qu’une amplification de ce même facteur développera le système de façon harmonieuse et bénéfique. La “réparation” potentielle de certaines anomalies — l’espoir raisonnable qu’autorisent certaines thérapies géniques — n’implique nullement la possibilité d’une bio-ingéniérie qui permettrait de fabriquer super-athlètes ou super-savants. Le remède à une défaillance spécifique ne fournit pas un élixir pour une amélioration globale : je peux sauver le cerveau d’un homme qui se noie en lui tenant la tête hors de l’eau afin qu’il respire, mais je n’en ferai pas un génie en ajoutant de l’oxygène dans son environnement.
Ironiquement, le gène des souris de Tsien invalide de l’intérieur ces deux erreurs du déterminisme génétique. En identifiant le gène et en déterminant la base biochimique de son action, Tsien a démontré combien la richesse de l’environnement est utile et nécessaire pour obtenir un effet bénéfique. Ce gène ne rend pas une souris “douée” de son propre chef biochimique. Plutôt, l’action du gène permet aux souris adultes de conserver une capacité neuronale d’apprentissage que les jeunes souris possèdent naturellement mais perdent en vieillissant. Même si le gène de Tsien existe chez les humains avec la même fonction (ce qui est une possibilité réaliste), nous aurons besoin d’un intensif régime d’apprentissage pour bénéficier d’une amplification de son action. De fait, nous effectuons de grands efforts — souvent en vain, notamment parce que des croyances erronées dans le déterminisme génétique minent ces efforts — pour instituer un tel régime durant une vie humaine. Nous appelons ce régime, éducation. Peut-être Jésus avait-il une bonne intuition biologique quand il s’écria (Matthieu xviii, 3) : « Oui, je vous le dis, si vous ne vous convertissez pas et ne devenez pas comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. »  

Notes de la rédaction

Cet article a été publié originellement en anglais dans Time, le 13 septembre 1999

Pour citer cet article

Stephen Jay Gould, « Le message d’une souris », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, Le message d’une souris, mis en ligne le 06 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3956.


Auteurs

Stephen Jay Gould

paléontologue, professeur à l’université Harvard ; derniers ouvrages parus en français, La vie est belle et Millénium, Seuil, Paris, 1998.