Alliage | n°40 - Septembre 1999 Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs 

Brigitte Nahon  : 

Carnet de dessins originaux « je risque… »

p. 87-94

Texte intégral

1Voilà, déjà cinq ans que je vis à New York, métropole par excellence où le risque est omniprésent.
Le risque : force centrifuge invisible, tourbillonnante, sans cesse en mouvement. C’est ainsi que je le ressens. Je vois sa forme, semblable à celle de la molécule de l’Adn. C’est comme une somme d’informations qui génère ainsi mes actions.
Face aux différents risques, je réagis. Agir ou ne pas agir, en prenant tel ou tel risque ou encore, en n’en prenant pas, il faut choisir, en tous les cas, une situation.
Un risque me met en mouvement. Mes sens remuent. L’éternelle question : que dois-je faire ?, anime toutes les liaisons moléculaires de mon être intérieur vers l’extérieur. Oui, « la vie est en perpétuel mouvement ».
De toutes les façons, vivre, c’est déjà risquer d’être. C’est aussi risquer de ne pas être, ou même de ne pas pouvoir être. Je suis donc je risque ou je risque, donc je suis.

2J’ai la chance d’être née un 23 décembre 1960, dans une clinique bien chauffée, éclairée à la lumière électrique. Je mange à ma faim, bois de l’eau potable. Je n’ai pas vécu directement de guerre, de révolution, de répression. Cette ville européenne m’a épargnée des risques que ma naissance dans un village d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud aurait pu entraîner. Peut-être est-ce en partie pour cela que je peux prendre, de mon plein gré, certains risques ? A-t-on un potentiel maximal de risques possibles à assimiler avant leurs rejets ? Je me demande si la peur du vide, de la chute en général, fait prendre plus ou moins de risques, ou si elle les limite ? C’est au sommet que l’alpiniste connaît ses capacités, tout comme le marin sait s’il a bon pied par forte tempête.
Je remecie la vie d’être née dans cette belle région niçoise, à la frontière italienne, entre mer et montagne, dans cette zone de limites. J’aime rouler en voiture dans la vallée de la Roya, où un village sur deux est soit français, soit italien, au hasard des virages. Cette route de montagnes en lacets  me rapelle également l’Adn, car elle informe. J’aime les rues de Tende, où les vieilles personnes, assises sur un pliant, vous saluent d’un Bonsoir, Madame, ou Buona sera, Signora, selon la porte de l’immeuble. L’effet de surprise est réel. Qu’il est bon de ne pas s’attendre à ce que l’on va vivre.

3Même si c’est paradoxal, j’aime retrouver un équilibre face à un déséquilibre. C’est sans doute ce qui me pousse à prendre certains risques dans le travail.
Dans mon atelier de l’hôpital Éphémère, il a  fallu que j’utilise quatre cent cinquante œufs crus pour arriver à trouver la série Teicpilrac Eilzao, sculptures exposées à l’abbaye Saint-André de Meymac, en 1992.
Il a aussi fallu que je remplisse d’eau un certain nombre d’aquariums, jusqu’à en casser, pour définir mes sculptures de la série Posyr Lirketche  de 1991-92. C’est ce même risque qui me permet d’expérimenter les limites des matériaux et mes propres limites, pour aboutir à un résultat plastique satisfaisant. Quitter mon pays natal est aussi devenu une nécessité, car il m’a fallu risquer davantage pour aiguiser mes sensations, m’exposer à la vie, à ses vertigineux paradoxes. C’est à New York que je peux exposer la quête de ma raison de vivre, dans la réalisation de nouvelles sculptures, d’autres dessins.
La recherche principale de mon travail est ce ballet perpétuel entre l’incertitude et la certitude qu’éprouve le spectateur face à mes sculptures. À leur vue, il ressent un certain vertige, où il pense perdre les repères habituels de ses connaissances et de ses sens : il entre dans le paradoxe où le plein devient le vide, le fragile soutient le poids, et où s’associent des éléments qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer. La sculpture réalisée pour l’exposition Les Champs de la sculpture 2000, sur les Champs-Élysées, est l’exemple même de ce concept.

4Le risque pris est que le spectateur ne réalise pas mon intention et passe à côté de mes sculptures, persuadé de les avoir comprises. Pour éviter ce risque, il doit trouver sa juste distance à l’œuvre et déterminer son propre point de lecture. Cette distance, en effet, n’est jamais la même, les seules données fixes  étant la sculpture et le spectateur.
Face aux sculptures de fil de rayonne et d’acier inox poli, de la série Revinniir Zagaizz , exposées à la galerie Jérôme de Noirmont, à Paris, le visiteur, selon son acuité visuelle, aura plus ou moins de facilité à voir qu’il s’agit techniquement du même fil, que j’écarte, sculpte jusqu’à sa limite, sa rupture, sa vision. C’est d’ailleurs avec les doigts plus qu’avec l’œil que je le travaille, pour ne laisser que le plus ténu des filaments. J’enlève sa matière jusqu’à la limite du possible, tout en risquant de rompre le brin en le manipulant. Je refais ce même geste comme pour maîtriser ce risque. Pour une même œuvre, je peux le répéter jusqu’à plus de dix mille fois. Ce fut le cas pour la sculpture de la série Nsglan liberdai, réalisée sur place à l’atelier du musée Zadkine  à Paris, en 1997. Certes, la répétition d’un même risque n’élimine pas pour autant le risque. Seul, le résultat est hypothétiquement connu, mais non certain.
Ce qui m’intéresse, c’est une communication réussie qui me permet de partager la responsabilité de l’existence de mon œuvre avec le spectateur. Ou mieux encore, lorsqu’en retour, celui-ci s’approprie la responsabilité de la sculpture. Il contrôle alors son désir de vérifier, de saisir, de détruire.
La situation s’inverse, les repères se brouillent, le spectateur devient acteur. La chute possible n’est que provisoire. En fait, seule importe la diversité des instants.

5Ce n’est que face à moi-même, seule dans mon atelier, que je risque ma sculpture en la travaillant.
Là, je diminue certains risques pour en potentialiser d’autres. Choisir le bon du mauvais. Mais y a-t-il une échelle de valeurs, une échelle de priorité des risques ?
Quel que soit le risque pris, ne demeure-t-il pas toujours un risque ?
Connaître ses limites et vouloir les dépasser, sans cesse. C’est tout ce cheminement de la prise de risque : ébranler un premier équilibre, déstabiliser une situation connue pour trouver un deuxième équilibre qui m’intéresse. Ma démarche artistique est sous-entendue par la recherche d’une stabilité toujours nouvelle, inattendue.

6Brigitte Nahon, dite NaHon
New York City, 17 novembre 1999

Annexes

Légendes

En couverture :
Je risque, carnet de dessins à l’encre rehaussés, 1999
Carnet de dessins à l’encre rehaussés ,1999

1 er tu risques
2 ème elle risque
3 ème il risque
4 ème vous risquez
5 ème nous risquons
6 ème elles risquent

Pour citer cet article

Brigitte Nahon, « Carnet de dessins originaux « je risque… » », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, Carnet de dessins originaux « je risque… », mis en ligne le 06 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3950.


Auteurs

Brigitte Nahon

Sculpteur, vit et travaille à New York.