Alliage | n°40 - Septembre 1999 Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs 

Florence Rudolf  : 

Le risque comme horizon indépassable de notre condition

Postface
p. 75-85

Texte intégral

1La modernité, en particulier dans les formes qu’elle a prises en se développant, nous confronte à un aspect insoupçonné, ou plutôt occulté de la science et de la connaissance, qui s’exprime à travers la notion de risque. Il s’ensuit une modification profonde de notre immersion dans le monde et une transformation de la compréhension que nous en avons. De tous les diagnostics de notre temps dont on ne peut rendre compte ici, un consensus semble se dessiner autour du statut de la science et des savoirs, des formes de l’action et du sens de l’engagement, ainsi que des représentations de l’identité et de la constitution de la société, comme centres des bouleversements constatés.

2Du côté des savoirs, les principales modifications portent à la fois sur leur accroissement et leur caractère inachevé, ainsi que sur l’interdépendance renforcée des phénomènes, laquelle demande un décloisonnement des univers d’initiés dans lesquels ils sont élaborés. La maîtrise des situations complexes ne tient pas uniquement à un problème de gestion des informations comme on pourrait le croire à première vue ; elle est entravée par le fait qu’aucune connaissance n’est indépendante du contexte dont elle est issue. Il s’agit, en d’autres termes, de reconnaître l’importance de la relation entre un sujet et son environnement dans le processus d’élaboration des savoirs, de sorte qu’aucune connaissance n’est exempte d’une certaine contextualisation et ne peut prétendre se situer partout à la fois (Bruno Latour, Niklas Luhmann, Isabelle Stengers, Brian Wynne, …). À la profusion et au caractère inachevé et culturel des savoirs, il convient d’ajouter enfin leur pouvoir d’ensemencement, qui tient à la sensibilité des substrats humains au sens (Anthony Giddens, Patrick Watier).  La notion de risque ne tient pas, en conséquence, seulement au caractère inachevé et culturel, de surcroît, de tout savoir, elle tient également à la réceptivité des substrats humains au sens. Les savoirs forment des ensembles de significations auxquels les hommes ne sont pas indifférents. Cette donnée introduit un facteur supplémentaire d’incertitude. En effet, si l’on peut de manière certaine parier sur la sensibilité des hommes pour le sens, on ne peut prédire les formes que celle-ci prendra.

3La reconnaissance de la dimension culturelle des connaissances a le mérite de mettre l’accent sur l’expérience et ses leçons éventuelles, de sorte que la modernité avancée ne rime pas uniquement, comme pourrait le laisser penser la thématique du risque, avec l’idée de menace, elle présente également des atouts, pour peu que nous sachions intégrer ses enseignements dans nos pratiques. La réhabilitation de l’ensemble des formes de vie comme potentiellement productrices de savoirs, transforme notre relation aux experts et à la démocratie qu’elle renforce. Outre qu’il existe un intérêt, voire un engouegement réel de la société civile pour la démocratie, la contribution des arrière-plans culturels et, de façon générale, des contextes de vie à l’intelligibilité des situations, contribue à l’élargissement de l’idéal démocratique à tous les niveaux de la société (Isabelle Stengers, Brian Wynne). Débattre des règles qu’il conviendrait d’observer dans l’orientation de la recherche et l’attribution des moyens alloués à cette dernière, ainsi que de celles auxquelles il faudrait réfléchir pour organiser les débats, qui rassemblent les experts, les contre-experts, les décideurs de tous genres, ainsi que les membres de la société civile dans leur extrême diversité, dans l’évaluation des différentes alternatives technologiques et culturelles d’une société, apparaît comme l’un des grands enjeux de la modernité avancée. Le premier point n’est pas sans poser problème, dans la mesure où il s’agit, au nom de la démocratie et de la constitution d’une société consciente des orientations qu’elle prend, d’opter pour un contrôle de l’intelligence. En d’autres termes, l’amour de la liberté nous conduit à réclamer davantage de contrôle. Il s’agit là d’un vieux paradoxe : celui des limites nécessaires à la garantie d’une liberté réellement partagée. Sans vouloir occulter cette difficulté, l’argument selon lequel l’absence de contrôle profite à quelques-uns au détriment de la société, la détermination des orientations de la société s’opérant de toute façon, est difficile à ignorer.1 Quant au deuxième aspect, celui de l’organisation des assemblées destinées à débattre des orientations souhaitables de la société, il devra tenir compte des différents motifs dans l’association des hommes et des groupes et dans la formation des identités. L’action collective ne peut, par conséquent, être comprise que sur le mode de l’échange de savoirs et d’arguments bien compris, mais aussi sur celui d’affinités électives qui empruntent à d’autres registres que celui de la raison et de l’entendement. « Ainsi, l’idée selon laquelle l’action collective serait déterminée par des objectifs fondés sur des connaissances et/ou des valeurs établies en toute extériorité, notamment lors des débats publics développés dans des enceintes ou sur différentes scènes spécialisées, est-elle tempérée par celle d’une action collective dont les orientations résultent moins de volonté ou de choix que d’interactions multiples d’acteurs, groupes d’acteurs et organisations relevant de différentes sphères (politique, administrative, scientifique, médiatique, économique…) et dont les relations se structurent, plus ou moins formellement, largement et ponctuellement, autour d’objets ou de problèmes divers.»2

4En dépit des difficultés qui s’annoncent du fait de cette aspiration à un surcroît démocratique dans la conduite des affaires humaines et non humaines, cette ouverture à des groupes qui n’y étaient pas conviés ou à des thèmes qui n’étaient pas considérés jusqu’ici, semble indissociable d’une compréhension du présent comme préalable à des perspectives d’avenir. La transmission aux générations futures étant au principe même de la continuïté et de la survie d’une culture, l’exacerbation d’un tel souci est l’indice d’une inquiétude quant à la perpétuation de la civilisation occidentale et de la vie sur terre. Dans ce contexte, la démocratie se voit de plus en plus investie d’un pouvoir régulateur des tensions et des impasses résultant des incertitudes indépassables du moment. Sans pouvoir préjuger de ses capacités à répondre à de telles attentes, elle contribue incontestablement à l’intensification de la réflexivité sociale et à la formation d’identités complexes.

5Tous ces remaniements, qui résultent de la différenciation sociale croissante qui accompagne la modernité avancée ou réflexive, contribuent à une remise en question des catégories les plus familières : la connaissance comme vecteur de certitudes, l’action et la décision en terrain connu, de même que l’identité comme référent stable des contextes d’action et de décision, se trouvent fragilisées et participent à l’affirmation d’une conscience, voire d’une culture du risque à notre époque. Le risque s’impose, par conséquent, comme un nouvel objet de la connaissance et de l’action. Il sollicite différentes traditions cognitives, qui se sont développées dans la méconnaissance les unes des autres, hésitent à se rencontrer, voire à dialoguer, pour construire de nouveaux espaces transdisciplinaires.

6Bien que se situant pour partie dans le cadre de l’analyse de la modernité avancée, les contributions au séminaire « Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs », consacré aux risques en Europe,3 que la revue Alliage publie aujourd’hui, n’échappent pas à cette difficulté. Elles discutent, en effet, de l’élaboration des connaissances à partir de la constitution de collectifs que l’on pourrait à cet égard qualifier d’épistémiques (Isabelle Stengers) ; du façonnement de la vie sociale à travers l’émergence de normes, enserrées dans des discours qui sont les supports pour une esthétique et un devoir être qui confèrent aux expériences les plus diverses leur légitimité (Henri-Pierre Jeudy) ; et de la tentation de la réduction de l’altérité et de la vie, voire de sa négation, consubstantielle à la formation de tout collectif humain (Denis Duclos). Seule, la communication de Mary Douglas adopte un point de vue un peu différent des autres interventions, dans la mesure où elle resitue le débat dans une perspective plus large que celle de la modernité. En effet, pour Mary Douglas, et dans le cadre d’une réflexion sur le risque, aucune société n’échappe à cette dimension de l’existence, de sorte que cette préoccupation n’est pas spécifiquement moderne. En revanche, certaines caractéristiques de la modernité permettent de rendre compte de l’intensification de cette question à notre époque. Après avoir distingué deux types de risques, les risques “réels” ou physiques, et les risques sociaux, liés à des formes institutionnelles, auxquels les anthropologues s’intéressent plus particulièrement, Mary Douglas montre comment certaines activités sont plus exposées que d’autres à la survenue et au contrôle de risques “réels”, en raison notamment de leur mode d’organisation, des cultures institutionnelles et des personnalités sociales qu’elles favorisent. S’il paraît indéniable que des organisations qui offrent des cadres d’interactions complexes et denses sont plus vulnérables que celles qui sont au contraire linéaires et souples, il s’avère également que les institutions de type traditionnel sont les plus propices à l’intégration de la fonction de cadre chargé du risque — « He would be much better off in an olderly, calm, hierarchical institution,… » — que celles qui caractérisent les sociétés modernes. Il s’ensuit que les sociétés les plus exposées à des accidents concrets et réels seraient aussi celles qui se sont dotées des arrangements institutionnels les moins adéquats à la production de tels contextes d’action. Le point de vue de l’anthropologue qui relie le discours sur la modernité, que privilégient les sociologues lorsqu’ils s’intéressent à la société du risque, à des types d’organisation et de personnalités sociales spécifiques, apporte un contrepoint important aux propos plus généraux auxquels se sont livrés les autres invités de cette journée.

7Plutôt que de prendre la question du risque comme point d’entrée principal de leurs contributions, ces derniers ont davantage approfondi les relations entre l’élaboration de connaissances, la production et l’imposition de normes, ainsi que la constitution de collectifs, soit d’identités sociales, avec leur cortège de problèmes potentiels, dont la tentation du pouvoir sous ses formes les plus diverses. Sans que le risque apparaisse de façon centrale dans ces communications, il s’impose autour des figures de l’absent, de l’indicible ou du non exprimé, même si c’est de manière différente, voire antagoniste, chez ces trois auteurs. Le différend qui apparaît entre la position d’Isabelle Stengers, d’une part, et celles de Denis Duclos et d’Henri-Pierre Jeudy, de l’autre, sans pour autant que la position de ceux-ci se recouvre, s’organise très certainement autour de conceptions et de pratiques distinctes de la science et de la connaissance. Il est, par ailleurs, indissociable du regard qu’ils portent respectivement sur la constitution de collectifs et, de façon générale, sur leur participation aux formations sociales. Ce sont donc bien des rapports au monde et à l’engagement radicalement différents qui s’expriment à travers leurs contributions. On peut en faisant un pas supplémentaire, situer cette différence par rapport au statut qu’ils réservent à la subjectivité, et aux expériences singulières, laquelle retentit à la fois sur leur conception de la connaissance et sur leur attitude à l’égard de l’action et de l’intervention dans le monde.

8Alors que Henri-Pierre Jeudy et Denis Duclos personnifient l’idéal-type du chercheur indépendant, qui, à la manière de l’artiste, est souverain quant au regard qu’il porte sur le monde, et n’a à ce titre aucun compte à rendre à la réalité, ni à une communauté spécifique, Isabelle Stengers adopte un point de vue qui confère une responsabilité collective aux savoirs. Dans cette perspective, les états d’âme singuliers et les expériences subjectives ne peuvent retenir son attention que dans la mesure où ils ont su s’affilier et constituer des collectifs susceptibles d’intervenir dans la constitution d’une culture et d’un patrimoine partagés. Aussi s’en prend-elle aux penseurs qui, au nom de la liberté et du droit à penser, définissent les contextes comme bon leur semble, au mépris du vécu et des situations réelles, forcément complexes et non arbitraires dans lesquelles  est plongée l’humanité. « Un auteur de fiction crée son monde, il décide quels problèmes y entreront, quels autres ne seront pas posés. La sagesse la plus élémentaire voudrait que nous sachions que notre monde n’est pas un monde de fiction, où ce que nous décidons de négliger, de ne pas prendre en compte, sera en effet négligeable. » La critique ne se limite pas à souligner l’irresponsabilité de certains chercheurs, elle rebondit sur la culture qui sous-tend la formation de telles personnalités, et dont la tradition scolastique fait figure d’illustration. Ceux qui prônent la liberté de définir les situations comme bon leur semble légitiment les communautés d’experts qui s’arrogent le pouvoir d’identifier les problèmes, d’en circonscrire les contextes, et d’imposer des solutions en fonction de leurs critères, alors même qu’ils prétendent échapper à la culture qui contribue à la formation de telles élites. Ainsi, la tentation totalitaire ne serait pas, contrairement à ce que défend Denis Duclos dans son texte, une dérive inhérente aux collectifs en général, mais à la souveraineté érigée en idéal. Cette critique permet de préciser le type de connaissances qu’Isabelle Stengers voudrait voir encouragé, et dont le développement durable, en dépit de ses faiblesses conceptuelles et pratiques, lui semble être un bel exemple. De par certains de ses aspects, en effet, cette nouvelle philosophie sociale est animée par le désir de rompre avec une pensée réifiante, et se veut prête à cultiver une sensibilité qui sache renouer avec la réalité complexe de la vie, soit des êtres et des choses associés. Dans le cadre du renouvellement de la pensée à notre époque, la réflexion à laquelle se livre Isabelle Stengers apparaît donc comme un plaidoyer en faveur d’une science davantage au contact de la réalité et de la démocratie.

9C’est à partir d’une redéfinition des savoirs comme pratiques, conduisant à une réflexion sur le caractère indissociable entre la production des connaissances et la démocratie, qu’Isabelle Stengers défend le principe qu’aucun énoncé, aussi fiable soit-il a priori, ne peut faire l’impasse d’une « étude d’impact ». Cette remarque entraîne à distinguer et à reconnaître l’importance des « pratiques de purification », indispensables à l’expérimentation de nouvelles relations entre les « humains et les non humains », pour reprendre des expressions de Bruno Latour ; et des « pratiques de médiation », qui étudient et accompagnent la circulation et la réception de ces expériences dans d’autres contextes, lors de la constitution des savoirs. Aucune pratique, par conséquent, ne saurait négliger cet aspect, au risque de demeurer marginale, et a contrario, toute société qui se priverait d’instances d’évaluation de la réception des savoirs, dans des contextes élargis, se mettrait en péril. Bien que les deux phénomènes — multiplication des sphères de production des savoirs et domination des laboratoires comme principaux univers d’initiés — semblent caractériser notre époque, Isabelle Stengers insiste surtout sur les effets pervers de ces derniers dans l’analyse du risque qu’elle propose.

10Une des caractéristiques principales des risques auxquels est confrontée notre époque, tient à l’excès de simplification de la réalité auquel contribuent les sciences modernes, et à l’introduction permanente d’“êtres” d’un nouveau type — que l’on peut qualifier de “sujets-objets” ou d’“hybrides” —, à quoi elles participent largement. La science est impliquée, en quelque sorte, dans une situation paradoxale, à savoir qu’elle semble démunie face à des contextes complexes qu’elle a en partie engendrés. Pour renouer avec l’intelligibilité de la totalité et celle de la vie dans toute sa complexité, il nous faut, par conséquent, cultiver une sensibilité à laquelle la science occidentale ne nous a pas préparés et que l’exercice de la démocratie pourrait nous permettre d’affiner. C’est dans cette perspective qu’Isabelle Stengers imagine une sorte d’instance susceptible de contribuer à la transformation des mentalités et des habitudes de pensée et d’action qui conditionnent notre avenir. Le « Parlement des choses » évoque une assemblée où des praticiens d’horizons variés se rencontreraient pour débattre de l’introduction de ces “êtres” d’un nouveau type auxquels les pratiques les plus diverses donnent le jour, des conséquences de leur généralisation, et de l’accompagnement souhaitable de cette dernière. À ce titre, il apparaît comme un dispositif central de la réalisation de la durabilité et du développement durable. L’intérêt du « Parlement des choses » est d’introduire un intermédiaire entre le laboratoire et la vie. En veillant à l’accompagnement de la généralisation, de la circulation et de la réception de tous ces “hybrides” dans le monde, le « Parlement des choses » pourrait contribuer à une prévention des risques et permettre d’expérimenter de nouveaux modes d’appréhension de la réalité que les sciences occidentales n’ont pas été en mesure de promouvoir.

11Sans être infaillible, la thèse que défend Isabelle Stengers présente l’intérêt de proposer une relecture de la démocratie, à partir de laquelle la démocratie ne semble plus simplement relever d’une philosophe sociale, d’un positionnement éthique et esthétique, mais s’avère une alliée indispensable de l’intelligence à l’époque de la modernité avancée. Cette perspective contribue à préciser le sens de sa proposition, selon laquelle le principal risque à notre époque est de ne pas tenir compte de l’ensemble d’une situation, de ses habitants et des questions qu’ils se posent. On notera, au passage, que l’affirmation d’un tel souci, celui de ne pas occulter les problèmes et de ne pas exclure des groupes, peut entrer en contradiction avec le traitement qu’Isabelle Stengers réserve à la subjectivité, et sur lequel nous sommes passés rapidement auparavant. Ce constat est d’autant plus troublant que la sensibilité qu’elle souhaite voir cultivée semble indissociable de la réhabilitation de l’expérience comme condition sine qua non de la connaissance. Que des expressions singulières gagnent en consistance et en épaisseur, voire en crédibilité, en se socialisant, apparaît certes comme un argument pertinent. Pour autant, on ne peut souscrire de façon inconditionnelle à cette proposition, et ce pour deux motifs au moins : le premier semble tenir au postulat qui sous-tend la thèse, à savoir que si la vie est érigée en principe de connaissance, alors aucun vécu, qu’il soit singulier, marginal, ou partagé, n’échappe à cette proposition ; le deuxième renvoie à un problème de définition : à savoir, à partir de quand est-on en présence d’un collectif, et selon quels critères un énoncé partagé par le plus grand nombre serait-il plus valable qu’une proposition soutenue par un plus petit collectif ?

12C’est en réfléchissant à l’impossible démarcation entre un acte d’énonciation et l’expression d’un pouvoir, soit à l’inextricable imbrication entre une proposition qui relève d’une sélection parmi d’autres possibles concernant le monde, et l’affirmation d’une norme ou d’un devoir-être, qu’Henri-Pierre Jeudy pousse à un approfondissement de cette question. Il rappelle un aspect fondamental et indépassable du langage, et par conséquent des connaissances, à savoir qu’aucune formulation n’échappe à une part d’arbitraire, d’autant plus redoutable quand elle façonne durablement la réalité. Dans cette perspective, aucune entreprise, qu’elle soit savante au sens des sciences occidentales, ou fondée sur des pratiques forcément limitées à des contextes, ne peut prétendre échapper à un rapport aux valeurs, soit à des prédispositions à l’égard du monde et des sélections possibles et souhaitables. Dire cela ne signifie pas pour autant que de tels énoncés soient à tous les coups tronqués, mais qu’ils ne sauraient valoir contre d’autres, et que l’intensité avec laquelle ils sont défendus n’apporte aucune garantie sur leur pertinence. Ce constat permet de réaffirmer le rôle des valeurs dans l’orientation de nos choix. Cette considération vaut pour des réalités différemment peuplées ; elle est d’autant plus manifeste lorsqu’il s’agit d’évaluer entre elles des réalités au peuplement équivalent, c’est-à-dire lorsque le recours à des critères démographiques est impossible. Sans sous-estimer l’importance de la capacité à faire réalité, on ne peut occulter le fait qu’une réalité marginale, qui engage peu d’“habitants”, puisse être hautement significative du point de vue de l’“historicité” d’une société. Cette remarque met simplement l’accent sur la non équivalence entre la massivité d’une réalité et son poids politique, à savoir que l’importance culturelle d’un groupement ou d’une réalité n’est pas nécessairement proportionnelle à sa fréquentation. Cette observation apporte un contrepoint à la réflexion à laquelle se livre Isabelle Stengers, et crédite tout au plus le dispositif imaginée par elle d’une fonction de repérage, laquelle constitue une étape indispensable mais non suffisante de l’intelligibilité d’une situation.

13On peut, pour tenter de dégager un tableau d’ensemble de ce séminaire, revenir sur la symbolique de l’absent qui, bien que différemment comprise et interprétée par les intervenants de cette journée, en a été le principal dénominateur commun. Alors que pour Isabelle Stengers, l’absence d’intégration de l’ensemble des pratiques et des collectifs qui composent et structurent, que nous le voulions ou non, nos contextes de vie, définit le risque “majeur” caractérisant notre époque ; c’est la poursuite de cet idéal d’intégration qui constitue, pour Denis Duclos, la principale menace à laquelle est confrontée notre époque. En érigeant les collectifs en risque “absolu”, il ne peut souscrire à une thèse qui semble créditer certains collectifs, en raison notamment de leur capacité à englober la réalité dans sa totalité, de pouvoir  échapper à l’arbitraire. Cette visée, en apparence humaniste et qu’il situe dans la lignée des Lumières, correspond, selon lui, à une sophistication de la domination inhérente à tout collectif et non à son dépassement. Dans cette perspective, le « Parlement des choses » est davantage perçu comme un dispositif qui prolonge l’arrogance des modernes et leur offensive contre les particularismes, plutôt que comme une ouverture vers d’autres expressions culturelles. Le malaise que suscite cette interprétation tient à ce que les particularismes qu’elle défend ne semblent pas davantage disposés à cultiver la tolérance et l’acceptation de l’autre. Quant à Henri-Pierre Jeudy, la réflexion qu’il mène sur l’existence confirme à la fois les craintes de Denis Duclos, quant au projet potentiellement réducteur de tout établissement humain, sans que cette menace apparaisse comme effective, mais plutôt comme un horizon qu’il convient de garder en mémoire. Sur le mode de la dialectique de la vie et des formes propre à Georg Simmel, il érige ces dernières en principal obstacle à l’épanouissement et au déploiement de la vie, et crédite l’existence d’ultimes ressorts contre de telles offensives. Ainsi, on peut dire que la rhétorique de l’intégration lui semble détestable comme à Denis Duclos, mais contrairement à ce dernier, il s’en saisit comme d’un motif intellectuellement stimulant, et ne l’érige pas en une menace concrète et historiquement située. Étonnamment, la rhétorique de l’intégration culturelle et sociale et de ses dérives potentielles ne semble pas se poser pour Mary Douglas. Sans passer cet aspect sous silence, elle en traite comme d’un fait qu’il convient d’analyser et de préciser dans différents contextes culturels. Aussi, les sociétés et leurs organisations sont-elles appréhendées au travers des modes de légitimation qu’elles instaurent et sur la base desquels elles construisent les formes de l’autorité et du pouvoir. Que les cultures instaurent des ordres contingents, et que ces derniers orientent le devenir et limitent l’avenir, ne lui semble ni une nouveauté, ni digne d’un intérêt particulier.

14Parmi les principaux obstacles auxquels ont été confrontées les contributions de cette journée, et qu’elles ne sont pas parvenues à surmonter entièrement, c’est précisément l’adhésion à des valeurs différentes qui a le plus pesé. Si aucun accord n’a pu émerger de ces rencontres, l’approfondissement des différents points de vue a permis de montrer les forces et faiblesses de chacun d’eux. La confrontation entre les réflexions d’Isabelle Stengers, d’Henri-Pierre Jeudy et de Denis Duclos a permis, en dépit des incompatibilités inhérentes à leurs sensibilités respectives, d’entrevoir des rapprochements possibles. Ce constat montre combien l’existence d’arrière-plans différents rend le dialogue difficile, et ce d’autant plus qu’il n’existe pas d’instance susceptible d’arbitrer entre les contextes en présence. Cette observation confirme les conclusions de Mary Douglas sur le fait que certaines sociétés, dont la société contemporaine, se sont peu à peu privées de recours ultimes dans le réglement des conflits inhérents à l’ouverture qu’elles se sont ainsi aménagées. C’est en vertu de cette disposition que les sociétés modernes apparaissent davantage concernées par la question du risque que les autres sociétés. Elles le sont à deux titres, en tant qu’elles se sont émancipées de tout recours transcendant, et en tant qu’elles ont érigé l’orientation unidimensionnelle de l’existence en risque majeur, contre lequel devrait se prémunir la vie dans son ensemble.

Notes de bas de page numériques

1  « Naturellement, il faudra bien que cette négociation pluraliste, et davantage fluide, soit stabilisée, routinisée de quelque manière. Il faudra probablement établir des démarcations et définir des frontières, par exemple entre science et politique. Il faudra se donner des règles de décisions, de celles que l’on présente généralement comme naturelles, alors que la nature serait bien en peine de les déterminer. Il faudra bien définir, en particulier, en quoi consistent des mesures de précaution adéquates. Au fond, limites, frontières et règles sont artificielles et conventionnelles, mais néanmoins indispensables dans une société. C’est pourquoi, nous aurons tendance à “naturaliser” à nouveau les engagements et les responsabilités que nous déciderons de prendre, comme si la science seule nous les imposait. On peut cependant avoir l’espoir que cette naturalisation se fasse cette fois non seulement de manière moins dommageable pour l’environnement, mais aussi de manière moins pure et moins efficace, en entretenant une interaction démocratique plus régulière. Les indéterminations d’origine humaine présentes au cœur du domaine scientifique, domaine qui serait lui-même défini de façon moins étroite, ne devraient alors être ni cachées ni déconnectées d’un débat plus large, à la fois social, culturel et politique. » Brian Wynne, « Controverses, indéterminations, et contrôle social de la technologie. Leçons du nucléaire et de quelques autres cas au Royaunme-Uni », in Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Olivier Godard (sous la direction de), MSH, Paris, 1997, p. 165.

2 . Claude Gilbert en collaboration avec Isabelle Bourdeaux, « La précaution dans l’empire du milieu », in Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Olivier Godard (sous la direction de ), MSH, Paris, 1997, p. 318.

3 . « L’Europe du risque : Nouvelle culture du risque et traitement des risques collectifs en Europe », séminaires organisés par Stephane Callens, Florence Rudolf et Valérie November durant l’année 1998/99, dans le cadre du programme « Risques collectifs et situations de crise » du Cnrs, et sous la responsabilité du Laboratoire de sociologie de la culture européenne, Upresa 7043, Strasbourg.

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Pour citer cet article

Florence Rudolf, « Le risque comme horizon indépassable de notre condition », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, Le risque comme horizon indépassable de notre condition, mis en ligne le 06 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3949.


Auteurs

Florence Rudolf

Sociologue, maître de conférences à l’université de Marne-la-vallée, Laboratoire de sociologie de la culture européenne, Upresa 7043, Strasbourg ; auteur de L’environnement, une construction sociale : pratiques et discours sur l’environnement en Allemagne et en France, Presses universitaires de Strasbourg, 1998.