Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois |  Hommage à Joseph Needham (1900-1995) 

Jean Chesneaux  : 

Sciences et techniques en Chine, la percée de Joseph Needham

p. 188-190

Texte intégral

1Amené à séjourner en Chine, entre 1942 et 1945, Joseph Needham subit un véritable choc et décide de se tourner vers l’étude de la science et de la technologie chinoises avant l’arrivée des jésuites, au XVIe siècle. Durant la seconde partie de sa vie, Needham s’est consacré à cette œuvre monumentale. Jusque-là, brillant chercheur en biochimie de l’université de Cambridge, en Angleterre, il ne connaissait la Chine que de l’extérieur. En découvrant ce pays “de l’intérieur” et dans de rudes conditions, il modifie la vision qu’il en avait. Lui, le scientifique, est alors fasciné par ce qui lui paraît une inexplicable contradiction : le contraste entre, d’une part, l’expression extrêmement évoluée, élaborée, raffinée, de la culture et de la civilisation chinoises et, d’autre part, le caractère “arriéré” de la science. C’est son postulat de départ. Mais à mesure que son travail avance, cette hypothèse se retourne. Needham a vite compris que la science chinoise était, à la vérité, en avance de plusieurs siècles, dans maints domaines essentiels, sur la science occidentale. Ce quadragénaire (il est né en 1900) sera entièrement absorbé, jusqu’à la fin de sa vie, par son projet d’étude de la science chinoise. Pour Needham, l’un des fondateurs de l’Unesco, ce projet personnel et intellectuel était aussi un projet politique, car la science et la technique étaient pour lui partie intégrante de la culture et de l’histoire chinoises, lesquelles représentaient à ses yeux l’expression la plus achevée du “non-Occident”.
Initialement, Science and civilisation in China devait comporter sept volumes. En fait, le projet a été emporté dans une sorte de dynamique d’auto-expansion. À partir du quatrième, les volumes se sont de plus en plus subdivisés pour en arriver à dix-sept tomes parus, sur une trentaine mis en chantier. Une telle entreprise représentait une triple contrainte, difficile à gérer pour quelqu’un n’ayant pas la personnalité de Needham. D’abord, des connaissances sinologiques et une maîtrise poussée de la culture chinoise classique étaient indispensables pour aborder les documents anciens rédigés en chinois classique (maintenant langue morte) et entrer dans un autre univers mental que le nôtre, grâce notamment à la consultation d’encyclopédies de plusieurs centaines de volumes dont les Chinois se sont fait une spécialité. Ensuite, il fallait un minimum de connaissances scientifiques et techniques dans chaque domaine étudié, et pouvoir se référer à l’état des connaissances occidentales dans ces même domaines, qu’il s’agisse de médecine, d’astronomie ou de génie civil. Enfin, on devait élaborer un outillage d’analyse, afin de pouvoir lire et comprendre des travaux spécialisés chinois dans des domaines très divers, souvent mal inventoriés par les Chinois eux-mêmes et pratiquement inconnus du monde occidental, et dans une société où la science n’avait pas le même statut qu’en Occident.
Pour faire progresser son œuvre, Needham a su tirer parti des circonstances, ne perdant jamais une occasion de parler de la Chine, et des concours bénévoles les plus divers. Là, cependant, Needham devait bien souvent convaincre des techniciens sans grande culture générale, ni sinologique, de mettre leurs travaux en perspective dans l’optique de son projet général sur la Chine, la société chinoise, l’évolution du savoir scientifique et technique chinois. Le projet de Needham s’est donc élaboré de façon progressive et pragmatique, sans jamais perdre de vue l’enjeu théorique. D’où l’importance des recueils partiels, y compris sur des thèmes transversaux qui ne correspondaient pas à des cadres bien définis du projet initial telle l’une de ses plus remarquables études portant sur la perception du temps, sur la temporalité et sa place dans la culture de l’homme oriental.
Needham a bien montré que le savoir scientifique et technologique chinois était d’une extraordinaire diversité. On s’était résolu à ce que l’Occident ait dû emprunter à la Chine dans les domaines de la poudre et des explosifs, de la boussole, de l’imprimerie. Dorénavant, il fallait admettre qu’on devait aux Chinois bien d’autres avancées, telles la construction du premier pont à profil segmentaire connu au monde (en 610), ou des premiers ponts suspendus, indispensables pour franchir les vallées escarpées des confins sino-tibétains, celle des premiers canaux de sommet réunissant deux vallées diffluentes. On pourrait encore citer les premières écluses à sas, le gouvernail axial, la première horloge à échappement, la bielle, le harnais chinois, la machine à pointer le sud, etc. Les Chinois avaient même établi, mille ans avant l’Occident, une valeur de pi assez précise. Cependant, et Needham avait raison d’insister sur ce point, le savoir scientifique chinois ne constituait pas un corps de connaissances autonomes se développant de façon continue. C’est ainsi que les Chinois ont redécouvert l’horlogerie quatre fois de suite.
Toutefois, l’œuvre de Needham appelle quelques remarques. Tout d’abord, il a choisi un plan thématique, puisque son projet était celui d’un inventaire, mais ce caractère sacrifiait nécessairement la diachronie, la périodisation, l’évolution discontinue ou continue sur une période de deux mille ans. Le dernier volume prévu par Needham devait être consacré à ce mouvement de la science chinoise dans la durée historique, mais l’auteur est mort avant. Ensuite, la science et la technologie ne progressaient pas de la même façon dans les diverses régions de la Chine. Aussi peut-on se demander quelle était la place des connaissances techniques et scientifiques dans la dynamique socio-économique chinoise et la nature de la “demande sociale”, à la fois de la part de l’État, de la part des lettrés fonctionnaires, et aussi d’une classe entrepreneuriale active mais qui ne s’est jamais affirmée. Enfin, Needham n’a jamais vraiment choisi entre la fascination pour le “sublime duo” entre l’Occident et la Chine et une autre conception : à savoir, l’idée d’un champ complexe d’échanges et de réciprocité dans lequel intervenaient non seulement la Chine et l’Occident anciens mais aussi la science indienne, la science zoroastrienne, la science arabe.Le mérite de Needham n’est pas seulement de nous avoir présenté un inventaire prodigieux, mais de nous avoir conduits à penser, à réfléchir, sur la complexité de l’histoire intellectuelle du monde.

Notes de la rédaction

Cet article est paru dans La revue n°21, décembre 1997, Musée des arts et métiers.

Pour citer cet article

Jean Chesneaux, « Sciences et techniques en Chine, la percée de Joseph Needham », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Hommage à Joseph Needham (1900-1995), Sciences et techniques en Chine, la percée de Joseph Needham, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3938.


Auteurs

Jean Chesneaux

Historien, spécialiste de l’histoire moderne de l’Extrême-Orient, professeur émérite de l’université Paris-7.