Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois |  Hommage à Joseph Needham (1900-1995) 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Un entretien avec Joseph Needham

p. 180-187

Texte intégral

1En 1974, Joseph Needham effectua une visite en France. La fascination qu’exerçait alors la Chine maoïste conféra un vif intérêt à sa venue. Un entretien demeuré inédit nous donne l’occasion de rendre à Joseph Needham, pour le centenaire de sa naissance, un hommage particulièrement bienvenu dans ce numéro.
Le contexte de cet entretien offre quelques matériaux pour une réflexion sur les incroyables malentendus de l’époque, dont l’analyse relève aussi du dialogue entre Chine et Occident. Dans l’immédiat après-68, l’institution scientifique n’avait pas échappé à la contestation ; des mouvements sociaux imprévus se développaient dans les laboratoires, le physicien Gell-Mann, impliqué dans la guerre du Vietnam, recevait à Paris un accueil mouvementé, la critique écologiste naissante mettait en cause le modèle de développement technoscientifique dominant. La révolution culturelle chinoise, largement méconnue et mythifiée, semblait offrir, dans les universités chinoises et leurs centres de recherche, une critique analogue de la hiérarchie et de la technocratie. En France, le mouvement radical au sein de l’institution scientifique s’exprimait dans des publications insolentes (Impascience, Labo-contestation), des tracts et des affiches. Une anthologie des textes les plus représentatifs, recueillis par Alain Jaubert et Jean-Marc Lévy-Leblond, était publiée en 1973 au Seuil, sous le titre (Auto)critique de la science ; elle contenait un texte d’autoflagellation d’un “mandarin” scientifique chinois pressé par les gardes rouges, et d’autres références positives à la révolution culturelle, pour le moins surprenantes aujourd’hui à la relecture.
Joseph Needham participa le 29 mars 1974 à une table ronde organisée par la fort respectable association “Futuribles”. On aura une idée de l’esprit du temps en relisant la présentation de l’invitation à cette soirée, qui n’avait rien d’une réunion gauchiste, et à laquelle assistaient de très honorables personnalités, responsables scientifiques et institutionnels : « La formation idéologique coûte en Chine peut-être plus cher par tête que la production agricole et industrielle, mais c’est d’elle qu’on attend la poursuite et l’intensification de l’essor économique qui a suivi sa révolution culturelle (…).On peut considérer le “modèle chinois” comme le miroir d’une société différente, qui développerait les formes sociales d’une post-industrialisation et ne fonderait pas son devenir scientifique et technique sur une rationalité importée (…), mais prendrait sa source dans son histoire, donc dans la redécouverte de ses valeurs “traditionnelles”. »
Outre Needham, participaient à la table ronde un dominicain très engagé, une journaliste italienne d’extrême-gauche, et un grand patron de la médecine  française (de l’Académie), tous trois retour de récents voyage en Chine. Le premier déclara avoir vu en Chine « pour la première fois de [sa] vie, la réalisation de [son] idéal d’amour du prochain ». La seconde expliqua que la Chine démontrait que « l’avenir de l’humanité reposait non sur la moralité ou l’éthique, mais sur la science du marxisme-léninisme ». Le troisième, moins enthousiaste, fit des réserves sur le niveau de la médecine chinoise, mais approuva le maintien officiellement encouragé des peu coûteuses médecines populaires (acupuncture, pharmacopée traditionnelle), en avançant qu’ainsi « le gouvernement chinois affrontait par avance les problèmes très graves que le surdéveloppement technique de la médecine occidentale et la surcroissance de ses coûts va poser à nos sociétés ».
Needham, avec une réserve et une ironie toutes britanniques, se garda d’entrer dans ces dithyrambes et exposa avec concision une synthèse de ses travaux sur les très anciennes traditions scientifiques et techniques chinoises, le rapport entre ces innovations, et la “révolution scientifique” européenne du XVIIe siècle, pour conclure en posant, sans y répondre, ce qu’il appela lui-même la “question à cent francs” : pourquoi la Chine, avec sa considérable avance sur l’Europe jusqu’à la Renaissance, n’a-t-elle pas été le théâtre de cette révolution ?
Le lendemain, nous fûmes quelques-uns à avoir le privilège d’une rencontre plus personnelle avec Joseph Needham, à l’initiative de la revue Tel Quel, qui s’intéressait de près à la Chine. Cette confrontation avec un vrai connaisseur permettait enfin de parler d’une Chine moins mythique, tout en m’offrant l’occasion d’un retour sur un autre moment de critique radicale, celui qu’avaient connu les milieux scientifiques marxistes anglais dans les années trente. Malgré le quart de siècle écoulé, cet entretien a peut-être un intérêt autre que purement historique. Ce dialogue s’étant déroulé en français, langue que Needham comprenait parfaitement, nous avons tenu à respecter pour l’essentiel la formulation de ses réponses — dont on appréciera l’art de la litote et la retenue devant la naïveté de certaines questions.

2*

3La première question que je souhaite vous poser concerne le déplacement de vos intérêts depuis la science elle-même, la recherche pure en biologie, vers l’histoire des sciences et, plus particulièrement, l’histoire de la science en Chine ensuite. Comment et pourquoi ce déplacement s’est-il effectué ?

4J. N. En réalité, pendant tout le temps où j’ai fait de la recherche en biochimie et en embryologie, je m’intéressais beaucoup à l’histoire des sciences. Je ne sais pas exactement pourquoi cela a commencé en premier lieu ; peut-être était-ce parce que j’étais dans une “public school” où le directeur, W. Sanderson, avait des vues extrêmement larges et beaucoup d’inspiration sur l’histoire de l’humanité. En tout cas, pendant les années où j’ai fait de la biochimie et de l’embryologie (des travaux qui sont toujours valables), j’écrivais aussi des essais sur l’histoire des sciences.
En deuxième lieu, pour en arriver à la sinologie et aux relations avec la Chine, l’origine en est l’apparition chez nous, à Cambridge, de trois ou quatre jeunes chercheurs chinois et chinoises, venus chez nous pour leur doctorat. J’étais extrêmement enthousiasmé par la culture chinoise, la langue écrite et parlée, je trouvais que c’était vraiment extraordinaire. Alors, j’ai commencé à lire et à écrire avec l’aide de ces collègues du laboratoire, et on pourrait dire que c’est précisément à cause d’amitiés personnelles que j’ai été pris à étudier à fond la culture chinoise et son histoire, et surtout l’histoire des technologies en Chine.
Une aventure analogue est arrivée à un homme que j’ai connu en Californie, quand j’y étais professeur en visite, en 1950. Il était au départ relieur de livres, et un jour — avant la seconde guerre mondiale —, on lui apporte un tas de livres chinois à relier. Dès qu’il a vu les caractères chinois, il a été frappé comme saint Paul sur la route de Damas : « Si je n’arrive pas à comprendre cette langue et son écriture, à lire et à écrire ces caractères, ma vie sera impossible », s’est-il dit. Il a réussi à trouver quelqu’un pour l’initier, un juriste attaché à la Ligue des Nations, ou quelque chose comme ça. Il a passé le reste de sa vie comme traducteur chinois au sein du département de la culture à Washington, il a accompli son destin, et il était heureux. Moi, je l’ai connu quant il avait quatre-vingts ans et j’étais très impressionné. En partie, mon histoire est semblable.

5Avez-vous quelque idée sur les raisons pour lesquelles l’histoire des sciences est toujours perçue comme extérieure au travail des scientifiques ? De fait, il est assez exceptionnel aujourd’hui de voir les scientifiques s’intéresser à l’histoire des sciences. Quand vous avez écrit votre histoire de l’embryologie, j’imagine que cela tranchait sur la pratique courante de vos collègues ?

6J. N. La réponse la plus simple, c’est qu’il faut se rendre conscient de l’existence de diverses formes de l’expérience humaine. Chez nous, en Angleterre, nous avons eu un philosophe qui m’a beaucoup influencé, et qui a tâché de décrire les diverses formes de l’expérience humaine — vous avez l’expérience scientifique, l’expérience religieuse, l’expérience esthétique et l’expérience historique. D’après lui, l’histoire est une grande expérience humaine, spéciale, absolument différente des sciences exactes et naturelles. Mais en général, la plupart des gens sont assez bornés. Ils peuvent faire de la science, ils ne comprennent rien à la religion, ils ne distinguent pas Mozart du jazz, et ils n’ont pas la moindre idée de toutes sortes de choses. La plupart des scientifiques sont assez bornés, même s’ils sont éminents, très éminents, dans leur spécialité. Mais moi, tout ce que je peux dire c’est que j’étais historien, aussi bien qu’homme de science.

7N’est-il pas vrai que l’attention pour l’histoire des sciences semble s’amplifier dans les périodes où se posent d’importantes questions sur les rapports entre science et société ? Ainsi, ne peut-on pas relier votre propre trajectoire à celle des scientifiques anglais, tels Haldane ou Bernal, qui, dans les années trente, influencés par le marxisme, s’interrogeaient sur la politique scientifique ?

8J. N. Oui, c’est possible qu’en général, il y ait une certaine influence de ce genre. Mais je dois dire que je m’intéressais beaucoup à l’histoire en général, par exemple à l’histoire de notre guerre civile au dix-septième siècle, et à l’histoire des sciences longtemps avant d’avoir connu quoi que ce soit des théories marxistes sur le développement des sciences.

9Comment évaluez-vous, après une quarantaine d’années, ce mouvement des scientifiques anglais ?

10J. N. Ce qui est intéressant, c’est que ce mouvement continue aujourd’hui. Nous avons ainsi en Angleterre une “Société pour la responsabilité des scientifiques”, c’est à peu près la même chose. Pourquoi tout cela est arrivé dans les années trente, je ne saurais pas le dire exactement, mais un jeune ami, Garry West, a écrit un livre, presque terminé, je crois, sur le mouvement scientifique et social des années trente. Il s’intitule Invisible College — vous savez que c’était l’un des noms de la high society au dix-septième siècle. Notre groupe d’hommes de sciences dans ces années trente était certainement invisible, nous n’avions pas d’organisation, mais on pouvait très bien désigner qui appartenait à ce mouvement, comme mon ami John Bernal, et qui n’y appartenait pas.

11Peut-on faire le bilan de l’action de votre “invisible college” ? Quelles en sont les traces, d’après vous ?

12J. N. Oh, ça ne m’intéresse pas énormément, et je n’ai pas essayé de déceler exactement quels ont été les résultats de notre action. Je crois cependant que beaucoup d’idées qui aujourd’hui vont de soi, qu’on ne questionne pas, en ce temps-là étaient tout à fait nouvelles, par exemple, l’intervention de l’État dans l’organisation de la science, la responsabilité des hommes de science du point de vue éthique, sont plus ou moins des lieux communs aujourd’hui, tandis que dans les années trente, c’était encore assez choquant pour les hommes de science de la vieille génération.

13Pensez-vous que, en ces années 70, le mouvement de responsabilisation des scientifiques est semblable à celui que vous avez connu dans les années trente, ou bien a-t-il d’autres caractéristiques aujourd’hui ?

14J. N. Ça, c’est bien difficile à dire… Évidemment, la question morale est posée plus sévèrement après l’avènement des armes nucléaires, et les problèmes aujourd’hui sont beaucoup plus intenses que dans les années trente : en ce temps-là, on craignait certaines choses, et maintenant, on les a, ce sont des faits dans le monde. Et ce ne sont pas seulement les armes atomiques qui me paraissent tellement menaçantes et terribles maintenant, mais aussi toutes sortes de possibilités liées aux technologies biologiques.

15Dans un entretien avec le New Scientist, vous parlez des “mauvais usages” de la science, et vous affirmiez comprendre les craintes des jeunes scientifiques quant aux effets éventuellement négatifs et dangereux de leurs recherches. Pensez-vous que l’on peut distinguer entre les bons et les mauvais usages de la science, et y a-t-il des critères permettant de savoir à l’avance ce qu’on peut faire, ou non ?

16J. N. Non, je ne pense pas. Je crois impossible de trouver des règles de décision automatiques. Les problèmes de choix sont individuels, et il faut les résoudre de façon individuelle.

17Mais les décisions individuelles sont-elles efficaces ? Si quelques scientifiques, pour des raisons tout à fait respectables, abandonnent des recherches qu’ils jugent trop dangereuses, qu’est-ce que cela change sur le fond ?

18J. N. Je ne crois pas que c’est efficace pour changer la nature de la société ; évidemment, ce sont seulement des mouvements révolutionnaires qui peuvent faire cela. Mais en attendant, il est nécessaire pour les hommes de sciences de prendre des positions de principe sur le plan moral.

19Revenons, si vous le voulez bien, à votre travail sur la Chine. Comment travaillez-vous concrètement ? Allez-vous souvent en Chine ? Les documents sur lesquels vous travaillez, comment vous les procurez-vous, comment y accédez-vous ?

20J. N. Il faut d’abord dire une chose. La sinologie n’est pas comme les autres branches de l’orientalisme. Par exemple, si vous étudiez la culture arabe, il vous faut trouver le plus possible de manuscrits, parce que les Arabes ont eu une sorte de réticence devant l’imprimerie. Mais en Chine, comme vous le savez, l’invention de l’imprimerie est venue plus tôt qu’en Europe et dans les pays arabes. Et l’on peut dire, en principe, que tous les textes dont on a besoin en chinois, sont ou bien imprimés et disponibles, ou bien complètement perdus. Il est assez rare que l’on trouve des manuscrits importants. Mais je n’ai guère pu accumuler de livres pendant les années où j’étais en Chine, pendant la guerre, puis lors de mes visites, mais depuis nous avons rassemblé une bibliothèque de travail tout à fait suffisante pour le projet.

21À qui pensez-vous que s’adresse votre travail ? Qui lit vraiment votre série, plutôt des historiens, ou plutôt des scientifiques ?

22J. N. Je ne sais pas ; tous ce que nous savons, c’est que ça se vend très largement dans le monde entier, et c’est très surprenant pour les Presses universitaires de Cambridge qu’il y ait un tel d’intérêt, et qu’il y ait une telle demande pour ces ouvrages dans toutes sortes de pays. Mais nous ne savons pas bien qui les lit. D’abord, il y a certainement les spécialistes ; par exemple, ça vous surprendra peut-être, mais presque chaque semaine, nous recevons des lettres demandant : « Est-ce que les Chinois ont fait quelque chose sur la piézoélectricité ? » ; ou : « Qu’est-ce qu’ils ont dit à propos des typhons ? » ; ou bien : « Est-ce vrai que la préparation des protéines des plantes a été développée d’abord en Chine, et quand exactement ? » — dans ce dernier cas, il s’agit du mingin, l’isolement de protéines de céréales, c’est tout fait vrai, mais allez savoir les détails, n’est-ce pas… Presque chaque jour, il y a des demandes de ce genre, et c’est malheureusement impossible pour nous de répondre à toutes ! Il nous faudrait une carte imprimée disant que le docteur Needham et ses collaborateurs sont en ce moment engagés dans d’autres études, et qu’ils espèrent vous répondre dans les prochaines semaines, mois ou années. Oui, il peut arriver que dans quelques semaines on ait l’occasion de passer sur ce territoire, et alors, on pourrait donner une réponse, mais il y a certaines choses qui resteront toujours sans réponse.
Mais si vous me demandez à qui j’espère faire lire ces livres, je crois qu’en général mes collaborateurs et moi-même considérons ce projet comme une contribution à la compréhension internationale et à la lutte contre le racisme. Je serais bien récompensé si un jour, en Afrique, par exemple, un ingénieur européen ou latino-américain rencontrait un ingénieur chinois en ayant lu ce que nous avons dit sur les triomphes de la technologie chinoise au Moyen Âge ; ça lui permettrait de ne pas considérer le Chinois tout à fait comme un bouseux, et, en connaissant quelque chose de ce qu’ont accompli les ancêtres de son collègue chinois, il approcherait cette relation personnelle dans un tout autre esprit.

23Comment les Chinois considèrent-ils votre œuvre ?

24J. N. Ils sont très amicaux envers nous. L’Académie nationale de Chine s’intéresse à la publication de chacun de nos volumes, ils en prennent toujours une centaine, et les distribuent dans les Instituts de recherche de l’Académie en Chine. Nous nous réjouissons de savoir que l’académie de Pékin a organisé un petit Institut de l’histoire des sciences depuis la guerre, et nous connaissons les savants qui travaillent dans cet institut et y font du très bon travail. La dernière chose qui est parue avant la révolution culturelle — on ne publie pas de journaux scientifiques en ce moment en Chine — est une contribution très intéressante sur l’avènement de Copernic en Chine. Alors, tout va plus ou moins bien, je crois, dans cette situation.
C’est difficile d’avoir des relations étroites avec nos collègues chinois quand on n’est pas là-bas. Mais quand on va en Chine, et j’y vais assez souvent, c’est extrêmement facile, on peut utiliser les bibliothèques et trouver des microfilms, et rapporter toutes sortes de livres. Et je reste en très bonnes relations avec mes collègues chinois, archéologues, botanistes, physiologistes, etc.

25Avez-vous eu des discussions avec vos collègues chinois sur certains des problèmes de fond que vous abordez, par exemple, l’évaluation de ce que vous appelez le féodalisme bureaucratique, ou toute la question du mode de production asiatique et de son rôle ?

26J. N. Il me faut dire que non, pas tellement… Comme vous le savez, la sociologie n’est pas très bien vue, et l’anthropologie non plus, dans un pays de tendance marxiste comme la Chine. Vraiment, je ne connais pas d’historiens sociaux chinois qui ont voulu aborder ces problèmes ; sans doute, est-ce un peu gênant si l’on habite un pays comme la Chine, et l’on préfère travailler dans d’autres directions. Pendant la guerre, on parlait beaucoup de ces questions, mais depuis la révolution, très peu.

27Pourtant, au sein même de la théorie marxiste, le problème du mode de production asiatique est un problème très important…

28J. N. Les Chinois sont plus ou moins orthodoxes et stalinistes sur ces questions, ils insistent absolument sur l’existence d’une période d’esclavage très ancienne, avec laquelle les sinologues de l’Occident ne sont pas tellement d’accord, et je crois moi aussi que c’est extrêmement douteux. Et puis ils veulent la séquence esclavage/féodalisme/capitalisme, ils veulent à tout prix entrer dans la succession des régimes qui ont été établis pour l’Europe. Mais je suis tout à fait d’un autre avis, je préfère la conception d’un mode de production, non pas asiatique, mais bureaucratique. Je suis convaincu que c’est d’une importance capitale pour le problème fondamental de savoir quelle est la raison de l’inhibition du développement de la science moderne en Chine et aux Indes, et pourquoi c’est l’Europe seulement qui a pu franchir le seuil.

29À propos de l’Inde, les développements de la science indienne présentent-ils des particularités analogues à ce qui s’est passé en Chine, ou est-ce tout à fait différent ?

30J. N. Je crois que c’est très différent, tout le cadre est différent. Par exemple, au lieu d’une seule langue, vous avez à peu près cent quarante langues diverses en Inde, vous avez l’institution du semi-religieux, qui n’existe absolument pas en Chine, vous avez les différences de climats et de températures, et puis le bureaucratisme que l’on voit dans certaines périodes, comme celle de l’empire Mogol, n’est pas évident dans toutes les périodes. Mais le problème est plus compliqué même que celui de la Chine, et je ne crois pas que quiconque l’aborde actuellement. Et surtout, il y a la difficulté de la datation. En Chine, il y a très peu de problèmes à cet égard, parce que quand vous ouvrez un tombeau, ou bien quand vous trouvez quelque écrit, un texte ou une inscription, la datation n’est pas tellement difficile, presque facile ; les Chinois prenaient soin de dater tout ce qu’ils faisaient. Tandis que les Indiens avaient beaucoup moins la notion du temps, ils avaient peur du sens de l’histoire ; en Inde, même les textes les plus importants, on ne peut pas les situer à mieux que deux ou trois siècles près, on ne sait pas au juste à quelle époque ils appartiennent, ce qui n’est pas du tout le cas en Chine.

31Y a-t-il des différence dans l’organisation de la recherche scientifique en Chine par rapport à la division du travail dans les pays capitalistes avancés, laquelle aboutit souvent à une aliénation du scientifique lui-même, qui comprend de moins en moins bien ce qu’il fait ?

32J. N. Je ne sais pas exactement, je crois que du point de vue général des valeurs humaines, les Chinois ne voudraient pas spécialiser les recherches à un tel point. Vous savez, j’ai eu beaucoup à faire avec la science pendant la deuxième guerre mondiale, et on a dit après coup, vers 1949, ou quelque chose comme cela, qu’une des raisons de la faillite de l’effort scientifique de guerre au Japon, c’était que les hommes de science, les techniciens, n’avaient pas la moindre idée du cadre dans lequel leurs efforts se plaçaient.
Le système de sécurité japonais ne révélait pas aux scientifiques, aux ingénieurs, la portée de ce qu’ils faisaient, ils leur demandaient seulement des résultats très précis, et c’était à d’autres personnes de les replacer dans un cadre et de construire quelque chose avec. Dans nos pays, en Angleterre, et je suppose en Amérique, les choses n’étaient pas ainsi, on comprenait quel était le cadre général dans lequel se menait l’effort. À la fin de la guerre, on m’a invité à aller au Japon prendre en charge les investigations des Alliés sur la science japonaise, mais je ne l’ai pas fait. Je me souviens quand même que l’une des grandes critiques adressées à la science japonaise pendant la guerre était qu’il n’y avait pas d’explication pour le chercheur individuel de ce à quoi il participait.

33Que peut-on dire de la science en Chine aujourd’hui ? Avez-vous l’impression que le développement scientifique en Chine peut s’effectuer sur des voies originales, quant au choix des priorités, des axes de recherches, ou quant aux rapports entre recherche fondamentale et recherche appliquée ?

34J. N. Il ne faudrait pas surestimer les différences entre la science en Chine et la science dans le reste du monde. L’objectivité est absolument capitale dans la recherche scientifique, on ne peut pas s’en passer, je ne crois pas que la science en Chine aujourd’hui puisse être très différente de ce que la science moderne est ailleurs.

Bibliographie

Bibliographie de Joseph Needham (en français)

— Recueil d’articles :
La science chinoise et l’occident, Seuil, 1973
La tradition scientifique chinoise, Hermann, 1974
Dialogue des civilisations Chine-Occident, La Découverte, 1996

— Abrégé du “grand œuvre” :
Colin Ronan ed., Science et civilisation en Chine, Picquier, 1995

— Essai biographique :
Didier Gazagnadou, Joseph Needham, taoïste d’honneur, Le Félin, 1991

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Un entretien avec Joseph Needham  », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Hommage à Joseph Needham (1900-1995), Un entretien avec Joseph Needham , mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3937.


Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, épistémologue, professeur à l’université de Nice-Sophia-Antipolis.