Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Pang Pu  : 

Le mystère taoïste et les rouets préhistoriques

p. 169-172

Texte intégral

1Il existe dans la philosophie chinoise une importante catégorie dont le nom est xuan. C’est un concept couramment utilisé par les taoïstes. Or, ces derniers ont un grand défaut : ils ne donnent pas de définition car ils estiment que l’on ne peut saisir les pensées philosophiques qu’à travers la méditation. Selon eux, une catégorie n’est plus ce qu’elle était une fois qu’on lui donne une définition. Ainsi peut-on lire au premier chapitre du fameux Livre de la Voie et de la Vertu  de Laozi, le passage suivant : « Voie qu’on énonce n’est pas la Voie ; Nom qu’on prononce n’est pas le Nom. » Par conséquent, les Taoïstes ne peuvent pas non plus donner une définition au concept xuan, aussi important que celui de la Voie.
Ainsi, comme on ne sait rien de cette notion à travers les discours des taoïstes, on ne peut tenter de la saisir qu’à partir des significations étymologiques du caractère chinois xuan.
Ce dernier a au moins trois sens intrinsèques : 1) lointain, noir ; 2) mystérieux, délicat ; 3) origine de l’univers. Tous les savants chinois en ont donné l’explication suivante : les choses lointaines sont toujours noires à nos yeux, elles paraissent tout à fait mystérieuses. Ainsi se révèle la lointaine situation du début de notre univers. Voilà cernée la notion du xuan.
Il est, certes, relativement facile de trouver les mots pour exprimer les trois idées que comporte le caractère xuan. On peut même découvrir dans ces trois sens une certaine progression allant de ce qui est visible à ce qui est délicat. Toutefois, personne n’a pu jusqu’aujourd’hui en donner une définition explicite. Comment se fait-il que cet idéogramme recouvre ces trois champs sémantiques ? Et comment se fait-il que ce caractère ait été choisi pour accomplir une si grande mission ?
Selon Guo Moruo, écrivain et poète contemporain, l’image initiale du caractère xuan est, dans l’inscription sur carapaces de tortues et sur os, celle d’un trépan de sonde, ce qui signifie l’action de tourner. Comme l’homme, en tournant, est pris de vertige par un défaut de vision, l’idéogramme xuan comporte ainsi l’idée du noir. L’explication de Guo Moruo est tout à fait intéressante dans la mesure où elle est fondée sur le fonctionnement de l’écriture pictographique. Toutefois, on ne comprend pas pourquoi il existe un rapport entre ce « trépan de sonde » et l’origine de l’univers. Peut-on alors imaginer que c’est avec cet outil que Dieu a créé le monde ?

2En 1955, les Chinois ont découvert au cours de fouilles, à Qujialin, dans une région frontalière entre les provinces de Hubei et de Sichuan, dans le bassin du Yangtsé, de nombreuses roues à filer, ancêtres des rouets, datant de l’époque néolithique, sur lesquelles figurent une dizaine de motifs rouges (voir l’illustration 1). Selon les archéologues, ces roues remontent à environ trois mille ans avant Jésus-Christ. On peut voir sur ces motifs, essentiellement composés de la forme S, une variété de traits en hélice tournant autour d’un point axial. On dirait qu’il s’agit d’une reproduction de différentes formes de tourbillons. On peut donc imaginer que, lorsque les roues tournaient, les différents motifs procuraient un effet visuel faisant penser aux tourbillons d’eau, ce qui devait permettre aux gens de l’époque d’éprouver un plaisir esthétique et même de faire naître un sentiment religieux.
Comme Qujialin se trouve dans une région traversée de rivières, les habitants de l’époque préhistorique avaient l’habitude de voir des tourbillons d’eau. Toutefois, ils trouvaient étrange ce phénomène naturel : les eaux tournoient, sans arrêt, faisant un trou sombre et profond. Les tourbillons sont parfois capables d’emporter les hommes et les bateaux. Alors, ils ne pouvaient s’empêcher de se demander jusqu’où menaient les tourbillons, d’où venait leur puissance. Ils se disaient que, comme les tourbillons faisaient disparaître les êtres et les choses, ils pourraient aussi les faire réapparaître. Par là même, ils se demandaient si le monde dans lequel ils vivaient ne provenait pas de ces tourbillons. Quoiqu’il en soit, ce phénomène naturel représentait tout un mystère pour les gens de l’époque préhistorique. Ainsi, du mystère sont nés l’imagination, la peur, le culte, mais aussi toutes les réflexions d’ordre philosophique, esthétique et religieux. Alors, un jour, les hommes se sont mis à décrire les tourbillons, à les colorier, à les peindre sur les rouets en guise de représentation et de décor. Ces motifs en hélice, source des inspirations et de la force, étaient aussi l’objet de prière, et même d’adoration.
Nous avons toujours su qu’il existait des tribus primitives qui adoraient l’eau, mais nous ignorons comment se manifestait leur croyance. L’illustration 1 nous permet peut-être d’avancer l’hypothèse suivante : le culte des tourbillons aurait été l’un des éléments les plus importants qui constituaient leur croyance en l’eau.
Si l’on représente l’image des tourbillons par un signe d’écriture pictographique, la vue latérale ou la coupe de ce signe fera paraître, dans l’inscription sur carapaces et sur os, un trépan de sonde, c’est-à-dire l’origine du caractère xuan.
L’adoration de l’eau avait une signification beaucoup plus importante chez les hommes primitifs que le culte de l’argent chez nos contemporains. Ces dernières années, on a découvert au cours des fouilles, au village Guodian (non loin des fouilles Qujialin), dans la ville de Jingzhou du Hubei, de nombreuses tablettes de bambou datant de trois cents ans avant Jésus-Christ. On peut lire sur l’une de ces tablettes le passage suivant : « L’Un suprême se trouve caché dans l’eau. Il circule dans le temps. Éternel recommencement. Mère des Dix mille êtres. Il monte, il descend. Comportement exemplaire pour les Dix mille êtres. »

3« L’Un suprême  » signifie ici le grand Un qui est à l’origine de tout l’univers. Caché dans l’eau, il tourne sans cesse dans le temps et engendre les Dix mille choses au cours de sa course perpétuelle. En plus, il guide le monde par son mouvement tantôt ascendant tantôt descendant. Telle est la conception sur laquelle est fondé le culte de l’eau. Tel est le fondement philosophique de l’école taoïste. Cette doctrine, qui met en lumière les particularités de l’eau comme son mouvement en hélice, sa dynamique ascendante et descendante, s’inspire sans aucun doute du phénomène des tourbillons.
« L’Un suprême », mère de tout l’univers et guide des Dix mille êtres, est l’un des principaux thèmes du livre classique du taoïsme, écrit par Laozi. Ainsi peut-on y lire les deux passages suivants : « Le Mystère. Au fond du Mystère se trouve la Porte des secrètes merveilles. » « La Femelle mystérieuse a une Ouverture. D’où sortent le Ciel et la Terre. » Au lieu de parler de l’expression de « l’Un suprême » ou directement de l’eau, Laozi n’utilise que le terme xuan, c’est-à-dire le mystère. Mais que signifie le xuan ? Il n’est rien d’autre que ce tourbillon d’où sortent toutes les choses de l’univers. C’est pourquoi les discours de Laozi sont plus philosophiques.
Il existe dans ce livre de Laozi plusieurs passages au sujet du « guide des Dix Mille êtres ». Là aussi, l’auteur utilise toujours le terme xuan. On peut citer par exemple « mystère de la Vertu », « mystère de l’Harmonie », « subtils merveilleux initiés au mystère » et « contempler le mystère ». Il s’agit en fait des manifestations, toujours exemplaires pour les Dix Milles êtres, provenant de « l’Un suprême». Certes, le terme xuan est couramment interprété par les chercheurs dans le sens de « mystérieux » et de « délicat », ce qui ne doit pas faire l’objet d’une polémique car le fait de définir n’a pas tellement d’importance chez les taoïstes. Cependant, il faut souligner que le mystère des manifestations exemplaires provenant de « l’Un suprême» ne réside pas ailleurs que dans le xuan, tout comme celui de l’eau dans son mouvement en hélice. Prenons l’exemple de « mystère de la Vertu ». Cette expression signifie : « Laisser être et ne pas accaparer ; entretenir et ne pas assujettir ; présider la Vie et ne pas faire mourir. » Autrement dit, celui qui naît aurait dû posséder sa vie, mais s’il s’en emparait directement, il risquerait de la perdre. Il vaut mieux donc laisser être et ne pas accaparer et l’homme finira par retrouver la Vie véritable. Ainsi Laozi interprète-il « l’Un suprême » qui guide les Dix mille êtres.

4On peut lire dans le livre de Laozi plusieurs passages qui exaltent l’eau, comme « Le Bien descend d’en haut à la manière de l’eau. L’eau gratifie les Dix mille êtres, ne dispute rien à personne. », « Ce qu’il y a de plus tendre au monde gagne à la longue sur ce qu’il y a de plus solide. » et « Ce qui est doux l’emporte sur ce qui est dur. » En les lisant, on a l’impression que l’auteur ne cesse de nous rappeler que, ce qu’il y a de plus merveilleux, de plus mystérieux, de plus beau au monde, n’est rien autre que l’eau. Enfin voilà, peut-être, ce que nous révèlent les motifs figurant sur les rouets de l’époque préhistorique.
Les motifs figurant sur ces roues à filer ont ensuite évolué vers le domaine philosophique, transformés en emblème de la dualité Yin-Yang (voir l’illustration 2). Puis, ils se sont dirigés vers le terrain artistique. Il s’agit alors des motifs d’ornement (voir l’illustration 3). Ces deux thèmes, tout aussi intéressants, doivent faire l’objet d’une étude particulière.

Annexes

Légende des illustrations :

Illustration 1. Motifs figurant sur les rouets découverts au cours de fouilles à Qujialin, datant de l’époque néolithique

Illustration 2. Emblème de la dualité Yin-Yang

Illustration 3. - Motif d’ornement répandu au Japon
- Motif d’ornement à triple polarité, répandu en Corée du Sud
- Motif en forme de tourbillon, figurant sur un pont de pierre situé dans la province de Jiangsu

Pour citer cet article

Pang Pu, « Le mystère taoïste et les rouets préhistoriques », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Le mystère taoïste et les rouets préhistoriques, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3933.


Auteurs

Pang Pu

Professeur et chercheur à l’Institut de recherches historiques de l’Académie des sciences sociales de Chine, université de Pékin.