Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Nicolas Chapuis  : 

Tristes Automnes : comment penser l’identité en Chine ?

p. 157-168

Plan

Texte intégral

1Quiconque approche la culture chinoise aboutit rapidement à un double constat : si son altérité n’atténue en rien sa richesse, sa fragilité à l’épreuve de la modernité accentue son atrophie.
Autre, la Chine l’est totalement. D’abord, en raison d’une continuité culturelle et historique sans précédent depuis l’Antiquité : tous les grands empires ont disparu, sauf la Chine ; toutes les langues écrites existant au début de notre ère sont mortes, sauf le chinois. Seul, peut-être, le monde hébraïque pourrait-il contester au monde chinois cette prétention à détenir la parole d’une sagesse originelle : mais, à la différence d’Israël, la Chine a conservé ses attributs de souveraineté quels que furent les aléas de l’histoire. Cet enracinement dans le passé suffit, me semble-t-il, à expliquer à la fois l’altérité et la richesse de la culture chinoise. Riche par accumulation, elle est autre par le double jeu de l’antériorité et de la continuité.
Dans un ouvrage remarqué, le sinologue britannique W.F. Jenner a dénoncé ce qu’il dénomme en l’espèce la « tyrannie » de l’histoire. La Chine, explique-t-il, s’étouffe progressivement dans ce carcan culturel ; elle avance à reculons, le regard fixé sur son passé. Ses récentes convulsions ne seraient que les signes précurseurs de cette asphyxie.1 Les intellectuels chinois ne sont pas moins critiques ni moins désespérés. Dès le début de ce siècle, Lu Xun s’en prenait au « cannibalisme » de ses compatriotes qui, sous le poids du conservatisme, préféraient s’entredévorer plutôt que de rompre avec le passé. Plus proche de nous, Qian Zhongshu a mis en lumière les hypocrisies et les lâchetés qui rongent une âme chinoise empêtrée dans le respect de la tradition.

2C’est précisément la fréquentation de Qian Zhongshu qui est à l’origine de cette étude. Au cours d’une série d’entretiens privés,  s’étendant de 1986 à 1992, sur la question de la crise de la conscience chinoise, Qian m’avait encouragé, dans le droit fil de ses écrits, à gratter la surface des théories pour retrouver l’homme. S’appuyant sur une solide culture encyclopédique, couvrant tout autant le monde chinois que le monde occidental, Qian m’a convaincu que la Chine aurait pu et pourrait encore prononcer d’autres choix culturels, sociaux ou politiques que ceux communément désignés sous le nom de confucianisme.
Contrairement à nombre d’idées reçues, il n’y a pas de fatalité d’un conservatisme totalitaire dans la pensée chinoise ; mais la « tyrannie de l’histoire » rend particulièrement ardue toute proposition alternative. Les intellectuels chinois, échaudés par les échecs successifs des révolutions culturelles (1919, 1966), sont de plus en plus tentés de jeter le bébé avec l’eau du bain, et de rechercher leur salut dans une occidentalisation à outrance (quan-ban xi-hua). Cette démarche se heurte cependant à l’impossibilité de transcrire et d’assimiler une vision du monde radicalement étrangère aux fondements de la culture chinoise. Aussi, les forces conservatrices ont-elles beau jeu de dénoncer une “trahison des clercs” et de livrer en pâture à l’opinion publique ces “vendeurs d’âme”.
La seule façon de sortir de cette impasse est de poser la critique du conservatisme en des termes propres à la culture chinoise. Le XIXe siècle avait connu de premières tentatives (Wei Yuan, Kang Youwei), restées cependant sans suite, en raison de l’aveuglement d’un pouvoir impérial incapable de concilier modernité et indépendance nationale.2 Les conditions, en cette fin de XXe siècle, sont totalement différentes : la renaissance économique de la Chine lui donne la possibilité de renouer avec une puissance culturelle et morale ; sur les décombres des idéologies s’élance déjà la troisième vague du confucianisme, dont les promoteurs (Du Weiming en particulier) soulignent les aspects consensuels et modérés. Mais entre l’occidentalisation à outrance et le retour au paternalisme confucéen, la pensée chinoise n’aurait-elle pas, enfin, la possibilité de s’engager dans une voie nouvelle ?

La question de l’identité

3Tant les occidentalistes que les néo-confucéens (ou néo-autoritaires, selon les dénominations en vogue) partent du principe que la pensée chinoise exclut le dualisme.
À la surface des mots, en effet, la Chine ne nomme qu’un versant de l’identité, à savoir “le même” (tong ou tong-yi) ; elle ne sait pas nommer “l’autre”. Être, au sens philosophique du terme, ne peut se traduire en chinois que par des approximations : ben-zhi (essence fondamentale) ou zhu-ti (corps principal) ; le « je pense donc je suis » de Descartes se rend curieusement par « je pense donc je suis  »(zai). Le contraire de néant (wu) — concept central de la pensée chinoise — est avoir (you) et non pas être (sauf à vouloir traduire l’avoir chinois comme signifiant être, ce qui ne peut être que source de confusion).
Cette indifférence à la question de l’Être s’inscrit dans une vision du monde où la conscience de Soi se confond délibérément avec la conscience du Tout. Toutes les pensées chinoises classiques (c’est-à-dire les trois écoles : confucianisme, taoïsme et bouddhisme) admettent l’Unité suprême (tai-yi) du vivant, dont la pérennité est garantie par la fluidité du Dao — “Procès ”, dans lequel se réconcilient et se résolvent antagonismes et contraires. Selon le point de vue d’où on l’observe, l’imaginaire chinois minimise la position du sujet — qui ne peut être Autre — ou, au contraire, valorise la position du Maître — qui incarne le Tout : l’ontologie chinoise n’est jamais allée plus loin que les propos ambigus de Zhuang Zi sur le « Vrai Maître » (zhen zai), un Moi authentique, car global, par rapport à un faux Moi, prisonnier de sentiments particuliers.
Ce cadre philosophique est tellement ancré dans les esprits qu’il apparaît incongru de le questionner. Et pourtant, n’est-ce pas là la marque d’un « égocentrisme totalitaire » (formule de Lévinas) qui expliquerait la propension chinoise à rejeter toute éthique fondée sur le respect de la singularité de l’Autre ? Ou encore, et ceci éclairerait nombre de comportements chinois, n’est-ce pas là le signe d’une peur de l’Autre, en tant que « désir d’éviter la blessure d’une extériorité perçue comme une menace » ?3
Ainsi l’Autre serait tu, dissimulé, contraint à être réduit dans le même ou à demeurer à l’extérieur de la pensée. Mais, paradoxalement, sa présence est d’autant plus forte qu’elle est niée. Supposons l’existence virtuelle de cet Autre : comment s’exprimerait-il dans une langue qui refuse de le nommer ?
Ma recherche a consisté à suivre les empreintes de cet Autre invisible et à tenter de nommer ce qui ne l’était pas. L’ambition est de poser les jalons d’une ontologie chinoise qui transgresserait l’interdit du dualisme.

La méthode

4Le morcellement des sciences humaines en des disciplines de plus en plus spécialisées et cloisonnées constitue un obstacle pour ce type de recherche. Il eût sans doute été plus scientifique de limiter l’étude à une période restreinte de l’histoire chinoise (par exemple, le début des Tang), ou encore à la clarification d’un seul concept (ainsi l’opposition entre qing — émotion, sentiment — et xing — caractère, nature). Mais une approche aussi ciblée ne permet pas, m’a-t-il semblé, de comprendre la dynamique de la tension, dans la formation de l’esprit chinois, entre le besoin d’expression de l’identité et la volonté de ne pas dissocier l’être de son milieu.
Aussi, ai-je pris délibérément exemple sur ceux qui m’avaient précédé dans ce chemin : les essais de Qian Zhongshu, bien que critiqués pour leur “absence” de méthodologie, m’ont conforté dans l’idée qu’une démarche pluridisciplinaire, mêlant histoire, philologie, philosophie, poétique et littérature comparée, aboutissait — à condition de ne pas perdre de vue l’objet de la question traitée — à une perception globale, “humaniste” pourrait-on dire, d’un sujet culturel ; de la même façon, les ouvrages de Stephen Owen, universitaire américain spécialiste de la poésie et de la poétique chinoises, peu suspect de manque de rigueur scientifique, m’ont encouragé à lire les poèmes chinois comme l’expression d’une conscience toujours singulière, pour remonter à la source de l’interrogation poétique.
En France même, les études thématiques de François Jullien, au carrefour de la philosophie, de la philologie et de la critique littéraire, se situent dans une perspective tout aussi enrichissante pour le lecteur. En confrontant les concepts chinois à leur logique interne et non par rapport aux concepts occidentaux, tout en commentant les recoupements ou les divergences de l’une et l’autre vision du monde, Jullien a ouvert la voie d’un comparatisme raisonné dans les études chinoises.

5Ma propre démarche a donc consisté à prendre appui sur ces précédents et à invoquer tous les outils méthodologiques disponibles pour restituer le caractère global d’une conscience qui est, par définition, indivisible dans l’histoire, dans la langue, dans la façon dont elle exprime des idées, des frustrations ou des rêves.

Les sources

6Dès le départ, j’ai fait le choix de placer la poésie au coeur de la recherche. Ceci tient à deux raisons fondamentales : le statut de la poésie dans la culture chinoise ; le caractère universellement identitaire de l’inspiration poétique.
La poésie constitue dans la Chine ancienne le degré le plus élevé de l’expression littéraire. L’attachement précoce des Chinois pour la musicalité, conçue comme témoin de l’harmonie universelle du vivant, a élevé la poésie au niveau du rituel et en a fait un art du Gouvernement des Sages. Longtemps chantée, la poésie chinoise était, bien davantage que la prose des philosophes ou les annales des historiens, l’évocation d’un Monde harmonique, saisi dans son essence même. La gratuité des occasions ou la simplicité des compositions ne doivent jamais égarer le lecteur occidental : derrière chaque poème chinois se tient un prophète ou une Cassandre.
Selon Paul Valéry — était sensible à cette puissance d’évocation de la poésie chinoise au-delà de traductions imparfaites —, la poésie doit être pensée à la fois comme un état émotif particulier, et un art dont l’objet est de restituer cette émotion.4 La poésie chinoise ne fait pas exception à cette double définition : l’émotion ressentie doit traverser le poème pour être appréciée par le récipiendaire « au-delà des mots ». Cette intersubjectivité est, en soi, fondatrice de la relation du Je avec un Autre. Si identité il y a dans la pensée chinoise, c’est en premier lieu dans la poésie qu’il convenait d’en rechercher l’expression.

Les poèmes d’automne

7Le corpus de la poésie chinoise ancienne étant considérable, il est apparu indispensable de circonscrire un ensemble de textes dont la cohérence devait répondre à l’objet précis de la recherche menée. Plusieurs thèmes — chacun représentant une situation de crise du poète — étaient envisageables : l’exil, le voyage, la mort. La lecture de ces poèmes fait rapidement apparaître que la question de l’identité se joue toujours à la même saison de l’année : l’automne.
L’automne, comme on le verra tout au long de cette étude, est une figure emblématique de la pensée chinoise : passage de la vie promise à une mort annoncée, l’automne est également partie du cycle infini et toujours répété des saisons. Les poètes chinois ont pris conscience très tôt de cette contradiction, de la même manière que Paul Valéry commentant les Bucoliques de Virgile : « Le retour des saisons et de leurs effets donne l’idée de la sottise de la nature et de la vie, laquelle ne sait que se répéter pour subsister. »5
Les poèmes d’automne jalonnent l’histoire de la poésie chinoise ancienne ; mais on constate que l’apogée de l’inspiration, dans ce genre comme dans bien d’autres, culmine sous la dynastie des Tang, au VIIIe siècle, avant d’amorcer la pente descendante de l’imitation ou de la répétition. Cependant, les quinze siècles qui séparent le Livre des Poèmes des œuvres de Du Fu et de Wang Wei livrent un corpus déjà vaste, pour aboutir à des résultats probants dans le cadre de cette étude.
On pourrait d’ailleurs avancer l’idée que le débat interne sur l’expression de la conscience individuelle se clôt sous les Tang, avec la mise en place d’un système de reproduction des élites (les examens mandarinaux) qui permet aux confucéens de reprendre la direction de la vie intellectuelle, dans un sens moins favorable que par le passé à la diffusion d’idées contraires à leur vision du monde. Peu de poètes chinois après Du Fu oseront questionner ouvertement le sens de la vie.6
La suite de ces poèmes d’automne trahit une tension de plus en plus marquée entre l’expression des émotions et l’impératif de la morale. La somme des deux termes donne un équilibre, souvent fugace et fragile, qui fonde à son tour une réelle notion d’identité. Contrairement à l’éthique confucéenne, qui noie la conscience du Soi dans le principe d’indifférence, le poète chinois reconnaît l’existence d’un potentiel passionnel irréductible à la personne, aussi séducteur que menaçant : c’est dans cette puissance virtuelle de l’émotion (en chinois, qing) que se distingue l’homme : selon qu’il la canalise ou qu’il la sublime, il embrasse ou rejette l’indifférence.

8Ce choix est plus restreint que dans la culture européenne, pour laquelle la confrontation, plutôt que la modération, est davantage susceptible de valoriser l’individualité. Mais le poète chinois n’éprouve ni goût ni plaisir à conduire l’émotion jusqu’à son paroxysme. La pulsion existe, la réalisation est absente. L’esquive est préférée à l’affrontement. Ce trait culturel, qui est à l’origine de bien d’autres comportements dans la société chinoise, est trop fréquemment mépris pour une fuite ou un refus de prendre sa place dans l’ordre conflictuel de la Nature ou de l’Histoire. Cette interprétation n’a pas de sens dans la culture chinoise, qui récuse cet a priori conflictuel ; dans une vision du monde basée sur l’harmonie du vivant, il n’y a rien à affronter ou à combattre, sinon soi-même ; en revanche, l’esquive est la seule alternative au respect de la norme ou à la régulation des écarts. Esquiver, c’est admettre en creux la présence d’une individualité “autre”, et proposer, en lieu et place de la régulation confucéenne, une transcendance (les Chinois diraient un éveil, xing), c’est-à-dire l’élévation à un autre plan que celui de la stricte morale.

L’espace du vide

9Citons, pour illustrer cette démarche, un poème de Wang Wei (701-761), l’un des plus grands poètes chinois classiques :

10Le Monastère des Parfums Accumulés

Le Monastère des Parfums Accumulés n’est pas reconnaissable,
Les crêtes s’engouffrent dans les nuages sur plusieurs lieues.
Pas de passage pour l’homme entre les vieux arbres :
Où sonne la cloche en ces monts si profonds ?
La source s’enroue au péril des rochers,
Le bleu des pins fraîchit à la couleur du soleil.
Le crépuscule vide les courbures de l’étang,
La méditation maîtrise le dragon vénéneux.

11Si le poème de Wang Wei retient notre attention, c’est qu’il révèle un ordre fragile, et à tout le moins menacé. Le dragon est un élément perturbateur ; il n’est que maîtrisé, contrôlé, dompté, apprivoisé peut-être, mais certainement pas vaincu, éliminé ou anéanti. C’est cette incertitude, cette note finale lourde de périls, qui nous amène à nous interroger sur les métaphores à l’œuvre dans ce texte.
Au-delà des apparences, ce poème reste opaque, comme si les ombres du soir en rendaient la compréhension plus complexe. Peu importe finalement ce qu’il en est réellement à ce degré d’abstraction : « les courbures de l’étang » (qu’il s’agisse, par ordre croissant de probabilité, du bord sinueux de l’étang, des rides sur la surface de l’étang ou des fonds en creux de l’étang) s’estompent, faute de lumière ; l’étang, espace délimité et transparent, se fond dans la nuit et masque ce qu’il recèle. Espace ou, si l’on préfère, domaine : tout tient en réalité dans cette notion (en chinois, jing). Le génie de Wang Wei est de nous introduire dans un domaine qui se vide, voire un espace du vide.

12La poésie moderne française — qui, il faut le préciser, a été largement influencée par les théories du vide d’Extrême-Orient,7 peut aider à comprendre la démarche de Wang Wei. Guillevic, Lamartine et Lautréamont ont esquissé des images fort similaires à celle de cette excursion métaphysique.
L’étang est, chez Guillevic, le lieu de la réalisation du poète, c’est-à-dire le procès de révélation de son identité. Mais cela n’a rien d’évident, puisque :

13Ne réussit pas qui veut
A trouver l’étang... (Du Domaine, 102)

14car

15Les allées ne sont pas
Fatalement tracées (id., 5)

16et

17Tous les chemins
Ne sont pas lisibles (id., 250)

18Mais l’étang, même trouvé, est comme vidé de sa substance, et le poète ne peut que chercher à :

19Se rappeler
L’ombre dans l’étang
Malgré le soleil (id., 181)

20ou, s’il insiste, il lui faudra découvrir :

21Les crimes que recrachent
Les eaux nocturnes (id., 143)

22Guillevic et Wang Wei creusent pareillement dans le noir, font surgir du vide dans le plein des mots ; mais c’est un creusement sans fin, ils maintiennent tendue la question du noir, pour reprendre une formule de Jean-Marie Gleize.8 Cette poésie est d’autant plus subversive qu’elle retient ou contient sa force. Guillevic encore :

23L’étang
N’éclate pas. (id., 186)

24Puissance fabuleuse de l’étang contenu dans le vide. Nous retrouvons là un des principes clés de la critique poétique chinoise classique, qui accorde à “poésie” (shi) l’étymologie de “retenir” ou “contenir” (chi). En vidant les courbures de l’étang, Wang Wei retient effectivement les dragons et les poisons de son esprit, et, ce faisant, livre un poème dans la plus grande tradition confucéenne ou bouddhiste. Mais, parallèlement, cette retenue renforce la pression qui s’exerce sous la surface opaque et désormais lisse.

25On trouve également dans la poésie lyrique française ce sens de la révélation dans l’avènement du poème : est-ce un hasard si c’est l’auteur du Lac qui nous introduit également dans le domaine de Wang Wei ? Jean-Marie Gleize dit à propos de Lamartine que « la “vraie” solution est ailleurs que dans la solution fournie par les poèmes, elle est dans l’acte de poésie lui-même comme production de traces et d’échos..., dans une tension soutenue pour abolir le temps. Et ceci n’est pas lisible seulement dans le motif de la trace et de l’écho [on retrouve ici la notion chinoise des empreintes : ji], mais dans la matérialité du poème lui-même, dans la strophe ou la phrase système d’échos multipliés... ». La poésie, dit encore Gleize, « figure la tension, mais, comme acte, elle va tendre à dominer l’obscur, à charmer le mouvement (on sait, vers 10 du Vallon, que les ruisseaux “serpentent”). Le carmen lamartinien veut immobiliser le serpent »9:

26Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
...
Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes.
Il serpente et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.
(Isolement, Méditation première)
L’homme par ce chemin ne repasse jamais...
Une voix à l’esprit parle dans son silence,
Qui n’a pas entendu cette voix dans son coeur ?
(Le Vallon, Méditation sixième)

27Lamartine risque même un parallélisme strict, typique de la poésie de Wang Wei et dont on ne peut que ressentir l’écho :

28Et ces ruisseaux pleuvant de ces rocs suspendus,
Et ces torrents grondant dans les granits fendus…
(La solitude, Nouvelles Méditations, XIII)

29Sans verser dans les travers trop connus du comparatisme, comment rester insensible à l’empathie de ces voix à des siècles de distance ? Il est extrêmement improbable que Lamartine ait lu Wang Wei. L’intérêt n’est d’ailleurs pas dans la similitude des métaphores, mais dans la façon de poser l’interrogation sur la pertinence de l’être.

30Lautréamont contemple le vide de la même manière, en opposant la furie des vagues (encore les courbes) au « calme le plus complet »10 :

31Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet.

32Mais dans cette « autre zone », dans ce domaine du « calme », il faut livrer combat :

33...je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir un lotus rose... elle se penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard... Aussitôt, elle chancela..., ses jambes fléchirent, et, ... elle tomba jusqu’au fond du lac : conséquence étrange, elle ne cueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle en dessous ? Je ne m’en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s’est rangée sous le drapeau de la délivrance, livre des combats acharnés contre la pourriture !

34“Pourriture” (tan) est d’ailleurs l’image symbolique associée, dans la théorie des cinq éléments (wu xing), à l’élément eau (shui) rendu opaque (zhuo ).

35On ne pourrait conclure sur ce point sans citer le plus chinois des poètes français, Mallarmé, dont Le Lac11 fait également écho à l’étang de Wang Wei, jusque dans ses poisons cachés :

36Au printemps de mon âge ce fut mon destin de hanter de tout le vaste monde un lieu, que je ne pouvais moins aimer — si aimable était l’isolement d’un vaste lac, par un roc noir bordé, et les hauts pins qui le dominaient alentour.
...
La mort était sous ce
flot empoisonné, dans son gouffre une tombe bien faite pour celui qui pouvait puiser là un soulas à son imagination isolée -- dont l’âme solitaire pouvait faire un Eden de ce lac obscur.

37Un lieu, comme le domaine de Guillevic ou le vallon de Lamartine. Isolement et solitude, comme dans tous les poètes que nous avons rencontrés. Mais surtout, obscurité et poison intimement mêlés en un seul élan, comme le crépuscule et le dragon aux poisons à la fin du poème de Wang Wei.

38Ainsi, le processus par lequel l’obscurité chasse la clarté est-il terriblement ambigu : on pourrait certes y voir, comme le prétendent les bons esprits, le début de la sérénité, avec l’apprentissage du vide et le calme de la méditation ; mais ne faudrait-il pas plutôt y voir, comme nous y invitent avec les mêmes images les poètes français, le début d’un combat dans lequel la personnalité isolée et solitaire du poète tente de s’affirmer dans l’opacité du monde qui l’engloutit insensiblement ? Autrement dit, ne serait-ce pas dans la tension qui surgit du vide que naît, inéluctablement, l’identité de l’homme, seul face au noir, plutôt que confondu dans la foule de ses semblables ? Ne faut-il pas gravir les montagnes les plus inaccessibles pour révéler sa personnalité et commencer alors seulement à affronter les dragons, qui ne seraient plus seulement les vagues désirs qui enivrent nos sens, mais l’autre face de nous-mêmes ?

39Contemporain de Wang Wei, Du Fu est probablement le poète chinois qui a le mieux exposé les termes de cet enjeu identitaire dans les deux poèmes qui suivent :

Du Fu : L’étang de dix mille pas (extraits)

Un dragon repose, enroulé sous des eaux pesantes,
Son antre écrasé à dix mille pas de profondeur.
C’est un monde mystérieux, un domaine sans hommes,
Seul moi en recueille l’éveil qu’il suscite.
Il m’est très pénible de prendre congé,
Pour celui qui vieillit, voilà la meilleure des excursions12

40Voilà un nouveau monde intérieur semblable à celui de Wang Wei, où les “autres” n’ont pas de place (un domaine sans hommes). L’éveil (Du Fu utilise explicitement le mot de xing) ne peut être qu’individuel, et quelle que soit la profondeur où est enfoui l’être (le dragon), on ne peut résister à de telles excursions, car elles subliment la personne dans le “mystère”. Le poème suivant approfondit la découverte de l’étang :

Sixième des septs chants composés lors de mon passage à Tonggu durant l’ère Qianyuan (759)

Au sud il y a un dragon, dans un lac de montagne,
Des vieux arbres majestueux les branches s’entremêlent.
Les feuilles jaunies tombent, le dragon est tapi,
Des serpents venimeux se glissent dans l’eau.
Je trouve étrange qu’ils osent ainsi sortir,
Je tire mon épée pour les tuer, puis je me ravise.
Cette chanson est pour mes pensées de repos,
Que torrents et à-pics remettent leurs atours printaniers pour moi13

41L’interprétation de ce poème — qui s’inscrit dans une série de sept chants où Du Fu dépeint les malheurs et la misère de sa famille en fuite — a rendu perplexe plus d’un commentateur chinois. Certains y voient une allégorie politique, le dragon symbolisant l’empereur déchu, les serpents venimeux incarnant les usurpateurs. Mais ils ont alors du mal à expliquer pourquoi Du Fu ne tue pas ces serpents. D’autres pensent que Du Fu s’identifie au dragon tapi dans les eaux profondes, attendant son heure, pendant que les “hommes de peu” sont ces vipères qui profitent de sa retraite.
Il me semble que le poème de Wang Wei et celui-ci s’éclairent l’un l’autre. Les « serpents venimeux » ne sont, finalement, qu’une variété dangereuse de « dragons ». Il y a dans cet étang les deux faces de tout individu : la face majestueuse (comme les arbres), tapie au fond de l’esprit, en un mot la conscience ; et puis, il y a la face agitée à la surface (shui shang you), constituée par les émotions qui viennent troubler le repos de la conscience. Du Fu — qui feint de trouver « étrange » cette audace, a pour premier réflexe de combattre ces fauteurs de trouble ; mais il se ravise, car, finalement, c’est une partie de lui-même qu’il trancherait alors. Comme Wang Wei, il maîtrise le danger, mais ne le combat pas.
Les premier et dernier couplets me confortent dans cette lecture : c’est une scène d’automne typique qu’introduit Du Fu dans les deux premiers vers, avec tous ses sous-entendus de mort approchante et de questionnement sur le sens de la vie. Mais les deux derniers vers célèbrent le « repos » que la nouvelle année ramènera, la renaissance promise dans le cycle de la vie. Cette promesse latente suffit à retenir le glaive vengeur du poète, jusqu’à ce qu’il rencontre d’autres eaux...
L’identité chinoise résulte donc de ce mélange de majesté (dragon/conscience) et de poison (venin/émotion), et aspire à un équilibre que la nature lui promet, mais que la société ne cesse de lui refuser.

42*

43Une ouverture sur l’Autre basée sur l’affection suppose en fait deux étapes successives : la reconnaissance de cet Autre, puis son intériorisation. C’est cette seconde étape qui est esquivée, empêchant finalement la pensée chinoise de nommer comme nous le faisons la singularité. Tant qu’elle est affect (qing), elle reste du domaine du privé et ne se déploie que dans un monde virtuel, un quant à soi. Pour accéder au monde réel, il lui faudrait se socialiser : il faudrait accepter de penser le rapport avec l’autre en termes non pas de coexistence ou de contrôle, mais d’interpénétration ou d’identification.
Au moment où la Chine élargit ses relations avec le Monde, l’enjeu n’est pas seulement théorique.

Notes de bas de page numériques

1 . W.J.F. Jenner, The Tyranny of History: the Roots of China's Crisis, The Penguin Press.

2 . Cf. Jonathan D. Spence, The Search for Modern China, Hutchinson, London, 1990, en particulier pp. 257-259.

3 . Cf. Peter Kunzmann et al., article sur Lévinas, in Atlas de la philosophie, Livre de de Poche, Paris, 1993, p. 239.

4 . « Propos sur la Poésie », in Œuvres, I, Pléiade, 1957, p. 1362.

5 . « Les Bucoliques de Virgile », in Œuvres, op. cit., p. 208.

6 . Qian Zhongshu fait une exception notable pour Su Dongpo, sous les Song.

7 . De Roland Barthes à Kenneth White, la liste serait trop longue de tous ceux qui ont cherché dans la poétique chinoise ou japonaise des “ailleurs” évidés des présences matérielles .

8 . « La figuration non figurative », in Poésie et figuration, pp. 197-225

9 . « La mise à l’écart », in Poésie et figuration, p. 32 et p. 46.

1 0. Les chants de Maldoror, p. 34 et p. 283.

1 1. Œuvres complètes, Pléiade, p. 216.

1 2. Cf. Qiu, pp. 701-704. Traduit par Owen, The Great Age of Chinese Poetry, pp. 205-206.

1 3. Cf. Qiu, pp. 698-699 ; Deng, pp. 168-169. Traduit par Watson, The Columbia Book of Chinese Poetry, p. 230, et Geoffrey Waters, in Sunflower Splendor, p. 133.

Notes de l'auteur

Cet article est extrait d’un livre à paraître à la fin de l’année 2000.

Pour citer cet article

Nicolas Chapuis, « Tristes Automnes : comment penser l’identité en Chine ? », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Tristes Automnes : comment penser l’identité en Chine ?, mis en ligne le 07 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3979.


Auteurs

Nicolas Chapuis

Diplômé de l’Inalco et de Paris 7 en études chinoises et mongoles, mène parallèlement à une carrière de haut fonstionnaire des recherches sur la poésie chinoise classique. Il a publié des traductions de Pa Kin, Yang Jiang, Qian Zhongshu.