Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Umberto Eco  : 

Ils cherchaient des licornes

p. 26-47

Plan

Texte intégral

1Lorsque deux cultures différentes se rencontrent, il se produit un choc engendré par leur diversité réciproque. À ce moment-là, trois éventualités peuvent se réaliser :

21 : La conquête: Les membres de la culture A ne reconnaissent pas les membres de la culture B en tant qu’êtres humains normaux (et vice versa) et les définissent comme des barbares – c’est-à-dire, étymologiquement, des êtres dépourvus de langage et, par conséquent, non-humains ou sous-humains. Il ne reste alors que deux possibilités : soit les civiliser (à savoir, transformer le peuple B en copies acceptables du peuple A), soit les détruire. C’est ainsi, par exemple, que la civilisation européenne a soumis les cultures africaine et améro-indienne.

32 : Le pillage culturel: Les membres de la culture A reconnaissent les membres de la culture B en tant que porteurs d’une sagesse qui leur est inconnue. Il peut arriver alors que la culture A essaie de soumettre les membres de la culture B par des moyens politiques et militaires tout en respectant cette culture exotique et en essayant de la comprendre et d’assimiler certains de ses éléments dans leur culture propre. La civilisation grecque a abouti à la transformation de l’Égypte en royaume hellénique. La culture grecque, cependant, depuis l’époque de Pythagore, a tant admiré la sagesse égyptienne qu’elle a tenté en quelque sorte de dérober le secret des mathématiques, de l’alchimie, de la magie et de la religion égyptiennes. Une curiosité semblable, liée à une admiration et un respect de la sagesse égyptienne, a refait surface dans la culture européenne moderne à partir de la Renaissance jusqu’à nos jours.

43 : L’échange: C’est-à-dire une sorte de processus bilatéral d’influence et de respect réciproques. C’est ce qui s’est certainement produit lors des premiers contacts entre l’Europe et la Chine. Depuis l’époque de Marco Polo, mais sûrement à l’époque du père Matteo Ricci, nos deux cultures échangeaient déjà leurs secrets. Les Chinois ont accueilli bien des éléments du savoir européen et les Jésuites ont amené en Europe bien des aspects de la civilisation chinoise (à tel point que, de nos jours, les Italiens et les Chinois continuent à débattre pour savoir qui a inventé les spaghetti (et ne cherchez pas, s’il vous plaît, à me convaincre, puisque je crois fermement que les spaghetti sont arrivés à Naples en provenance de la Chine).
Conquête, pillage culturel et échanges constituent naturellement des modèles abstraits. En réalité, nous trouvons tout un éventail de cas où ces trois catégories se chevauchent.

5Mais ce que je veux faire valoir aujourd’hui, c’est qu’il existe deux autres modes d’interaction des cultures. Le premier, l’exotisme, ne m’intéresse pas. Je ne sais pas s’il existe en Chine une façon exotique d’aborder le monde occidental. Par exotisme, j’entends une attitude culturelle qui fait percevoir tout ce qui provient d’une civilisation lointaine comme différent, étrange, insolite et le rend beau et fascinant. À partir du XVIIe siècle et de plus en plus jusqu’au début du XIXe, l’Europe était sous le charme de l’exotisme et, en tout premier lieu, des chinoiseries. Une telle approche, à mon avis, n’est pas pertinente à nos propos. Les arts européens, à un moment donné, étaient chinois, de la même manière qu’à d’autres moments ils étaient grecs (le néo-classicisme) ou médiévaux (le néo-gothique).
Le phénomène qui m’intéresse ici est plus difficile à classer. Permettez-moi donc, pour l’instant, d’utiliser une définition  provisoire : la fausse identification.

6Laissez-moi essayer d’expliquer ce concept. Nous (et par “nous”, j’entends les êtres humains, qu’ils soient des Européens ou des Chinois ou des Indiens) voyageons et explorons le monde portant avec nous quelques “livres de référence”. Nous ne sommes pas obligés de les apporter avec nous sous leur forme physique. Je veux dire que lorsqu’on  voyage, on porte avec soi une vision pré-établie du monde qui est celle de notre tradition culturelle. Curieusement, nous voyageons grâce à notre connaissance antérieure de ce que nous sommes sur le point de découvrir, puisque des livres déjà lus nous ont indiqué ce que nous étions censés trouver. L’influence de ces “livres de référence” est telle que les voyageurs, quelles que soient leurs découvertes et les réalités perçues, vont tout interpréter et tout expliquer en fonction de ces ouvrages.

Les licornes de Marco Polo

7La tradition médiévale tout entière a convaincu les Européens de l’existence de licornes, à savoir d’animaux qui ressemblaient à des chevaux doux et fluets, avec une corne au bout de leur museau. Comme il était de plus en plus difficile de rencontrer des licornes dans une Europe de plus en plus parcourue et décrite par des voyageurs honnêtes, la tradition a décidé que les licornes habitaient des pays exotiques tel le royaume du Prêtre Jean, en Éthiopie.
Lorsque Marco Polo a voyagé en Chine, il a, de toute évidence, cherché des licornes. Marco Polo était un négociant, pas un intellectuel. Par ailleurs, il était trop jeune lorqu’il a commencé ses voyages pour avoir beaucoup lu. Néanmoins, il est certain qu’il connaissait toutes les légendes qui circulaient à cette époque-là sur les pays exotiques, de sorte qu’il était préparé à la rencontre de licornes, et qu’il en rechercha.
Ainsi, sur le chemin du retour, à Java, il vit des animaux qui, à certains égards, ressemblaient à des licornes, puisqu’ils possédaient une corne unique au bout de leur museau. Comme toute une tradition l’avait préparé à voir des licornes, il les a identifiés comme des licornes. Mais, naïf et honnête, il ne pouvait pas s’empêcher de dire la vérité. Et la vérité, c’était que les licornes qu’il a vues étaient très différentes de celles que lui avait proposées toute une tradition millénaire.

8Quelle horreur ! Elles n’étaient pas blanches, mais noires. Elles avaient les poils d’un buffle, et leurs sabots étaient aussi gros que ceux d’un éléphant. Leur corne n’était pas blanche mais noire, leur langue était rêche, et leur tête ressemblait à celle d’un sanglier. Les licornes découvertes par Marco Polo étaient assez laides à contempler. En fait, ce qu’a vu Marco Polo, c’était un rhinocéros. On ne peut prétendre que Marco Polo ait menti. Il a dit la stricte vérité, à savoir que les licornes étaient moins aimables que l’image qu’en avaient ses lecteurs. Mais il lui était impossible de dire qu’il avait rencontré de nouveaux animaux insolites. Instinctivement, il a essayé de les identifier avec une image familière. Il était incapable de parler d’un pays inconnu sans faire allusion à ce que ses lecteurs s’attendaient à lire au sujet de ce pays. Il était, d’une certaine manière, victime de ses “livres de référence”.

La langue universelle

9Permettez-moi de vous raconter une autre histoire. Pendant très longtemps, les théologiens, les grammairiens et les philosophes européens ont rêvé de redécouvrir le langage perdu d’Adam, le premier homme, puisque, selon la Bible, Dieu a brouillé toutes les langues de l’humanité afin de punir l’orgueil de ceux qui avaient voulu construire la tour de Babel. La langue adamique devait être parfaite, puisque les noms qu’elle contenait étaient en analogie directe avec la nature même des choses. Pendant lontemps, cette langue parfaite, de l’avis général, fut assimilée à l’hébreu originel.
Cependant, deux siècles après Marco Polo, au début du XVe siècle, la culture européenne redécouvrit les hiéroglyphes  égyptiens. À cette époque un manuscrit grec, les Hieroglyphica, de Horus Apollon ou Horapollus fut introduit en Italie. Le code de ces hiéroglyphes avait été irrémédiablement perdu (il ne fut redécouvert qu’au XIXe siècle).
Aujourd’hui, nous savons que les hiéroglyphes signifiaient parfois la chose qu’ils représentaient mais que, plus fréquemment, ils avaient acquis une valeur phonétique. En revanche, suite à une interprétation  fabuleuse de Horapollus, les érudits des XVe, XVIe et XVIIe siècles pensaient qu’ils renvoyaient à des vérités mystérieuses et mystiques, accessibles aux seuls initiés. C’étaient des symboles divins, capables de traduire non seulement le nom ou la forme de la chose, mais son essence même, sa signification authentique et profondément mystérieuse. À ce titre, on les tenait pour le premier exemple d’une langue parfaite.

10Mais s’il existait un langage originel plus parfait que l’hébreu, pourquoi ne pas chercher alors d’autres ancêtres linguistiques plus vénérables ?
Vers la fin du XVIe siècle, le monde occidental a commencé à se familiariser davantage avec la Chine qui ne recevait plus seulement la visite de négociants et d’explorateurs, comme du temps de Marco Polo. En 1569, le dominicain Gaspar da Cruz, publia la première description de l’écriture chinoise (dans son Tractado en quem se contan muito por extenso as cousas de la China), où il révélait que les idéogrammes ne représentaient pas des sons mais directement les choses, à tel point qu’ils étaient compris par différents peuples tels que les Chinois, les Cochinchinois et les Japonais, même s’ils les prononçaient de manière différente.

11Ces révélations furent reprises dans un livre de Juan Gonzales de Mendoza (Historia del gran reyno de la China, 1585), où il répète que si divers peuples orientaux parlant des langues différentes se comprennent, c’est grâce à l’écriture des idéogrammes qui représentent la même idée pour tous.
Lorsque, en 1615, avec la publication des journaux intimes du père Matteo Ricci, ces idées ont été divulguées, l’un des auteurs du plus important projet de langage philosophique universel, John Wilkins, écrivit dans son Mercury (1641) que « bien que (les peuples) de la Chine et du Japon soient aussi différents par leurs langues que les Hébreux et les Hollandais, néanmoins, à l’aide de caractères communs, ils comprennent les livres et les lettres des autres, comme s’il s’agissait de leur langue propre » (p.106-7).

12Le premier savant européen à parler de « signe universel » fut Francis Bacon (De dignitate et augmentis scientiarum, 1623, vi 1), qui, afin d’en prouver l’existence possible cita l’exemple de l’écriture chinoise. Bizarrement, ni Bacon ni Wilkins n’ont saisi l’origine iconique des idéogrammes, et les ont tenus pour des inventions purement conventionnelles. En tout cas, les idéogrammes semblaient être dotés de la double capacité d’universalité et de moyen de contact direct entre le signe et l’idée. La découverte des idéogrammes chinois eut une énorme influence sur le devenir, en Europe, de la recherche d’un langage philosophique universel. Mais ce n’est pas cela qui nous intéresse ici aujourd’hui. J’aimerais plutôt suivre une autre voie.

China illustrata

13Fascinés par les témoignages sur la Chine, certains penseurs ont découvert que les généalogies impériales chinoises remontaient plus loin dans le temps que les généalogies bibliques. Ainsi, en 1655, Isaac de la Peyrère (Systema Theologicum ex præ-Adamitarum hypothesis) a-t-il  avancé l’hypothèse provocante de l’existence d’une humanité précédant l’avènement d’Adam. Selon lui, toute l’histoire sacrée hébraïque et chrétienne (y compris le péché originel et la mission du Christ) ne concernait que le peuple hébreu et ne s’appliquait pas à des pays plus anciens tels que la Chine. Il va sans dire qu’une telle hypothèse fut considérée comme une hérésie et n’a pas remporté un grand succès. Il est intéressant néanmoins de la rappeler puisqu’elle  démontre à quel point la Chine s’imposait de plus en plus comme dotée d’une sagesse inconnue.

14Mais le problème, consistait plutôt à ramener la Chine dans le cadre d’une sagesse familière. Ainsi, en 1699, John Webb, dans son An historical essay endeavouring to show the probability that the language of the empire of China is the primitive language, avance-t-il une hypothèse différente. Selon lui, après le Déluge, Noé et son arche ne se seraient pas immobilisés au sommet du mont Ararat en Arménie, mais en Chine. Par conséquent, la langue chinoise serait la version la plus pure de l’hébreu adamique, et seuls les Chinois, qui ont vécu pendant des millénaires sans subir d’invasion étrangère, l’auraient conservée dans sa pureté originelle.

15Peyrère était protestant, Webb anglican. Confrontée à la fascination de l’énigme chinoise l’Église catholique a réagi d’une manière différente. Dès 1540, les missionnaires jésuites avaient fait route vers le domaine portugais en Asie. Saint François-Xavier cherchait à évangéliser la Chine et, en 1583, Matteo Ricci arriva à Macao. En ce début du XVIIe siècle, une nouvelle approche de la culture chinoise  vit le jour, qui consistait à devenir “Chinois parmi les Chinois”.

16L’un des plus grands savants du XVIIe siècle, le jésuite Athanasius Kircher, avait déjà étudié les hiéroglyphes égyptiens, surtout dans son livre monumental Œdipus Ægyptiacus (1652-54). Il était principal le défenseur de l’identité entre l’ancien égyptien et le langage adamique parfait en fonction de la tradition hermétique qui avait identifié l’Égyptien Hermès Trismégiste à Moïse. Mais Kircher était également fasciné, parmi d’innombrables autres choses, par la civilisation chinoise et il a collectionné pendant de longues années toutes les informations rapportées en Europe par ses collègues jésuites. Ainsi, en 1667, était-il en mesure de publier un énorme et très beau livre sur les merveilles et les secrets de la Chine : China Illustrata (La Chine illustrée par ses monuments tant sacrés que profanes, etc.).

17Ce livre constituait une sorte d’encyclopédie des paysages de la Chine, des coutumes, des modes d’habillement, de la vie quotidienne, de la religion, des animaux, des fleurs, des plantes et des minéraux, de l’architecture et des arts mécaniques et du langage depuis l’analyse d’une inscription nestorienne découverte en Chine en 1625 qui, selon Kircher, donnait la preuve de la pénétration précoce du christianisme en ce pays.
Les informations recueillies par Kircher étaient probablement  exactes. Notez que dans l’édition de 1561 de la Geographie de Ptolémée, la Chine était toujours représentée de cette manière fabuleuse :
Tandis que dans la Chine de Kircher, nous trouvons cette carte du pays, qui est précise et détaillée, du moins selon les normes cartographiques de l’époque.
Mais si l’information était précise, son interprétation par Kircher a été dominée par le goût baroque du merveilleux. Certaines des images qu’il publie sont curieuses et fascinantes du point de vue artistique, et montrent que Kircher, dans les instructions qu’il donnait aux artistes sur la base des informations qu’il avait reçues, procédait comme Marco Polo et d’autres voyageurs antérieurs qui avaient interprété les témoignages oraux en fonction de leurs propres “livres de référence”. Parmi ceux-ci, il y avait certainement de nombreuses descriptions non-scientifiques et fabuleuses de pays exotiques, et nous trouvons la trace de telles influences dans ces images.
Puisqu’il  était convaincu que les Chinois avaient été influencés par les idées chrétiennes à une date très reculée, il a fait de son mieux pour décrire les dieux chinois comme les reflets des mystères chrétiens tels que celui de la Sainte Trinité.

18Un livre, cependant, a eu une influence plus prépondérante que tous les autres sur l’interprétation de Kircher, à savoir son propre ouvrage, Œdipus Æegyptiacus. Fermement convaincu que l’Égypte était la source de toutes les civilisations, et suite à sa découverte que la Chine était un pays hautement développé, il a voulu démontrer que la culture chinoise provenait de l’Égypte, et il a interprété toutes les informations dont il disposait en tant que preuve à l’appui de cette thèse.
Kircher se base sur une conviction tenace que tout aspect de la sagesse chinoise a été apporté en Chine par le troisième fils de Noé, un nommé Cham, qui est devenu pharaon égyptien, inventeur de l’idolâtrie et de la magie (et à ce titre, il s’identifie avec Zoroastre), dont le conseiller était Hermès Trismégiste lui-même. Cham a mené son peuple à travers la Perse en Bactriane et au-delà du royaume de Mogor. De là, le savoir égyptien a été introduit en Chine (Œdipus, 1, p.84). Ainsi, Kircher a-t-il vu en Confucius la version chinoise d’Hermès Trismégiste, et lorsqu’on lui a parlé de certaines sculptures bouddhistes, a-t-il inventé, à partir de la description qu’on lui en a faite, l’image de certaines divinités curieuses, telle cette Pussa qu’il a identifiée avec l’Isis  égyptienne.
À partir des esquisses fournies par ses informateurs, il a compris la réalité des pagodes. Mais, comme vous pouvez le constater, il a donné la priorité parmi ces constructions à celle que décrit Martini dans la province de Fokien, et qui pouvait prouver la similarité entre les pagodes et les pyramides.
Poursuivant cette ligne de pensée, Kircher a soumis les idéogrammes à une étude attentive (inspiré par des informations précises fournies par le Polonais Michael Boym). Il comprit qu’initialement ils avaient dû représenter la forme des choses correspondantes. Évidemment, il n’était pas en mesure de suivre l’évolution des idéogrammes iconiques aux idéogrammes actuels, et sa suggestion quant à leur origine était plutôt fantaisiste.
Comme vous pouvez vous en rendre compte, il essaie de voir les idéogrammes d’origine en tant que hiéroglyphes. Selon sa théorie, c’est Cham, bien sûr, qui a introduit l’écriture égyptienne en Chine, ce qui expliquait le rapport étroit entre hiéroglyphes et idéogrammes (Œdipus, 111, p.11, et China).

19Naturellement, Kircher avait compris, ainsi que Bacon et d’autres l’avaient fait avant lui, que les idéogrammes étaient des caractères universels, qui renvoyaient à des idées, et ne constituaient pas un alphabet dénotant des sons. À ce stade, cependant, il adopta une position plutôt curieuse. Là où les hiéroglyphes avaient une origine divine en tant qu’évocation d’une essence mystérieuse et inconnue, les idéogrammes chinois se rapportaient clairement et de façon non équivoque à des idées précises. À cet égard, ils constituaient des hiéroglyphes corrompus, qui avaient perdu leur pouvoir divin pour ne devenir que de simples instruments pratiques. Comme le disait Kircher, lorsqu’un hiéroglyphe représente un animal qui, à son tour, représente le Soleil, on devrait comprendre non seulement les caractéristiques et les opérations du Soleil, mais également, et surtout, le Soleil en tant qu’archétype spirituel, avec ses propriétés secrètes dans le monde de l’esprit (China, p.311).
Au siècle suivant, dans l’atmosphère de sinophilie néo-païenne ambiante, la critique rationaliste de Rousseau, de Warburton et de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a tout renversé. Les idéogrammes étaient désormais supérieurs aux hiéroglyphes égyptiens, en ce que les premiers étaient limpides, précis et dépourvus d’ambiguïté, tandis que les seconds étaient flous et imprécis. Pour Kircher, cependant, cette imprécision et les multiples interprétations auxquelles se prêtaient les hiéroglyphes fournissaient la preuve que, lors de son introduction en Chine, la sagesse égyptienne authentique (dont la sagesse chrétienne était tenue pour être l’héritage direct)  avait été corrompue par le Démon.
De cette manière, nous pouvons mieux comprendre l’exquise page de titre de China, qui montre, dans sa partie supérieure, la première génération de missionnaires : saint Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, et saint François-Xavier. Mais dans la partie inférieure, nous trouvons la génération contemporaine, le père Matteo Ricci et Adam Schall. Ils ont apporté une nouvelle compréhension profonde concernant la réalité de la Chine.
Matteo Ricci et Adam Schall connaissaient la Chine ; ils avaient compris sa culture et accepté les coutumes chinoises. Ils n’ont pas adopté une attitude coloniale. Face à une civilisation développée, ils n’ont pas cherché à conquérir, à soumettre ou à convertir brutalement le peuple chinois. Cependant, du moins selon Kircher, ils se sont rendus en Chine afin de convaincre les Chinois que leur culture était une version corrompue d’une civilisation égypto-chrétienne plus ancienne, et que leur mission était d’apporter à la Chine les merveilles de la science occidentale (rappelez-vous que le père Schall a mis en œuvre une réforme du calendrier chinois  pour le soumettre aux normes occidentales).

Idéogrammes chinois, hiéroglyphes égyptiens, et pictogrammes mexicains

20Afin de mieux comprendre la position de Kircher, nous devons raconter encore une histoire concernant la première description des terres nouvellement découvertes de l’Amérique, et en particulier les civilisations maya et aztèque mexicaines.
En 1590, un ouvrage intitulé Historia natural y moral de la Indias a été publié par le père José de Acosta, qui cherchait à démontrer que les habitants de l’Amérique avait une tradition culturelle et des compétences intellectuelles exceptionnelles. Afin de le prouver, il a décrit le caractère pictographique de l’écriture mexicaine, en montrant qu’elle était de même nature que l’écriture chinoise. C’était une position courageuse, puisque d’autres auteurs avaient insisté sur la nature sous-humaine des Amérindiens, et que le livre de Diego da Landa, Relacion de la cosas de Yucatan, mettait en exergue la nature diabolique de leur écriture.

21Or, il se fait que Kircher (dans Œdipus) partageait l’opinion de Diego da Landa et fournit la preuve de l’infériorité de l’écriture mexicaine. Ce n’étaient pas des hiéroglyphes, puisque, tout comme les idéogrammes chinois, ils ne faisaient pas allusion à des mystères sacrés, et ce n’étaient même pas des idéogrammes dans le sens chinois du terme, puisqu’ils ne renvoyaient pas à des idées générales, mais à des phénomènes spécifiques. Ils constituaient de simples pictogrammes, qui ne fournissaient pas une illustration du langage universel, puisque toute image qui renvoie à des phénomènes spécifiques ne peut être comprise que par ceux qui connaissent déjà ce phénomène.

22Essayons de comprendre les raisons idéologiques profondes d’une telle distinction entre des systèmes d’écriture différents quoique analogues.
L’Égypte antique avait disparu et toute sa sagesse s’était intégrée dans la civilisation chrétienne (du moins selon l’utopie kirchérienne). Son écriture est sacrée et magique. Les Amérindiens étaient des peuples qui devaient être colonisés. Leur religion et leur système politique devaient être détruits (et de fait, au moment même où Kircher écrivait, ils avait été effectivement anéantis). Afin de justifier une telle transformation violente d’un pays et d’une culture, il était utile de démontrer que leur écriture ne possédait aucun intérêt philosophique.
En revanche, la Chine était un Empire puissant, avec une culture hautement développée. Les États européens, du moins à cette époque-là, n’avaient nullement l’intention de la soumettre.

23China illustrata parut, cependant, sous l’égide de l’empereur d’Autriche Léopold Ier, dont les territoires  faisaient face à l’Orient et sur qui les communautés chrétiennes du Moyen-Orient asiatique comptaient pour les protéger (par exemple, afin de flatter les Arméniens, il était suggéré que le Saint-Empire romain avait pour mission de reconstruire le temple légendaire mais ruiné du roi Cyrus).
L’Autriche se considérait comme le phare de la chrétienté orientale. D’une certaine façon, le grand empire de la Chine devait nécessairement être impliqué dans un projet aussi ambitieux et beaucoup de missionnaires jésuites, tels Grueber et Martini, étaient originaires d’Europe centrale. Ainsi, Kircher – qui a joué un rôle crucial dans cette utopie — a-t-il construit toute une histoire spirituelle de la Chine, dans laquelle il était prétendu que le christianisme y constituait une force durable depuis les premiers siècles après Jésus (voir R. J. Evans, The Making of the Habsburg Monarchy 1500-1700, Oxford, 1985, 430ffg). On peut soutenir que même le lien qu’il prétendait trouver entre la Chine et l’Égypte faisait partie du rêve impérial. La Chine fut présentée, non pas comme une terre barbare inconnue à vaincre, mais comme un “fils prodigue”, qui devait revenir dans la demeure du seul et même Père.

24Le problème, par conséquent, était de savoir comment faire face à la Chine et organiser, non pas une conquête, mais un échange, qui permettrait à l’Europe de jouer un rôle majeur, puisqu’elle était porteuse de la vraie religion. Le Mexique, avec son écriture diabolique, devait être converti bon gré mal gré. Les Chinois, dont l’écriture n’était ni aussi vénérable que celle de l’Égypte, ni aussi diabolique que celle du Mexique, devaient être convaincus de façon pacifique et rationnelle de la supériorité de la pensée européenne. Ainsi, la classification kirchérienne des hiéroglyphes, idéogrammes et pictogrammes, reflète-t-elle la différence entre les deux modes d’interaction avec les civilisations exotiques.

25J’ai cité cette histoire dans son intégralité parce qu’il me semble, une fois encore, que Kircher se rendait (intellectuellement) en Chine, non pas pour découvrir quelque chose de neuf, mais pour redécouvrir  encore et encore ce qu’il savait déjà et qui lui avait été dicté par une série de livres de référence. Au lieu de chercher à comprendre des différences, Kircher a  tenté d’établir des identités.
Naturellement, tout dépend des livres de référence dont on dispose comme de l’objet de sa recherche. Permettez-moi de conclure avec une autre histoire.

26À la fin du XVIIe siècle, le grand philosophe, mathématicien et logicien, Gottfried Wilhelm Leibniz cherchait encore un langage universel. Cependant, il ne poursuivait que l’utopie d’une langue mystique parfaite. Il était en quête d’une sorte de langage mathématique qui permettrait aux érudits, lorsqu’ils débattaient d’un problème, de s’asseoir autour d’une table, de procéder à quelques calculs logiques et d’arriver à une vérité commune. Leibniz, pour résumer, était un précurseur et, probablement, le fondateur de la logique formelle contemporaine.

27Ses livres de référence n’étaient pas les mêmes que ceux de Kircher, mais sa façon d’interpréter une culture différente assez semblable. Notez qu’il était profondément fasciné par la Chine et a consacré beaucoup de traités à ce sujet. Il lui semblait que « par la volonté singulière du destin », les deux civilisations les plus grandes de l’humanité se trouvaient aux deux extrémités du continent eurasiatique, à savoir la Chine et l’Europe. Il affirmait que la Chine défiait l’Europe pour la suprématie, et que cette bataille avait été remportée tantôt par l’un tantôt par l’autre des deux rivaux. La Chine l’emportait sur l’Europe en matière d’élégance de vie et de principes éthiques et politiques, tandis que l’Europe avait la primauté  dans le domaine des sciences mathématiques abstraites et de la métaphysique. Vous constaterez qu’il s’agit ici d’un homme qui ne nourrissait aucune pensée de conquête politique par la conversion religieuse. Au contraire, il s’inspirait de l’idéal d’un échange loyal et respectueux d’expériences réciproques.

28Après la publication par Leibniz d’une collection de documents sur la Chine (Novissima Sinica, 1967), le père Joachim Bouvet, nouvellement rentré de Chine, lui écrivit une lettre dans laquelle il décrivait le Yi king, pensant qu’il contenait les principes fondamentaux de la tradition chinoise. À cette époque, Leibniz travaillait sur le calcul binaire, c’est-à-dire les calculs mathématiques basés sur le 0 et le 1, système encore utilisé aujourd’hui pour programmer les ordinateurs. Leibniz était convaincu que de tels calculs avaient un fondement métaphysique puisqu’ils reflétaient la dialectique entre Dieu et le Néant. Bouvet estimait que le calcul binaire était parfaitement représenté dans la structure des hexagrammes figurant dans le Yi king  et envoya à Leibniz une copie du système.

29Or, dans le Yi king, les hexagrammes suivent l’ordre que voici (ordre Weng Wang) et se lisent horizontalement de la droite vers la gauche.
Cependant, Bouvet a envoyé à Leibniz une représentation différente (l’ordre Fu-hsi), c’est-à-dire celle qui est reproduite dans le carré central de cette image.
Il était facile pour Leibniz, les lisant horizontalement (mais de gauche à droite), de reconnaître dans ces représentations une reproduction diagrammatique de la progression des entiers naturels en numération binaire, comme il l’a démontré dans son Explication de l’arithmétique binaire  (1705).

30Ainsi, à la suite de Leibniz, nous pourrions soutenir aujourd’hui que le Yi king contient les fondements de l’algèbre booléenne.
Voici encore un cas où l’on découvre quelque chose de différent et où l’on essaie de le comprendre en termes absolument analogues à ce que l’on sait déjà. Le Yi king était significatif en raison de son contenu divinatoire. Pour Leibniz, cependant, il fournissait encore une preuve de la valeur universelle de son système de calcul formel (et dans une lettre au père Bouvet, il a suggéré que l’inventeur  du Yi king était Hermès Trismégiste. En réalité, Fu-hsi, l’inventeur légendaire des hexagrammes, possédait la même caractéristique que Hermès dans la mesure où il était considéré comme le père de toutes les inventions).

31Vous savez peut-être ce que l’on entend par le mot “sérendipité”. Cela signifie que l’on fait une heureuse découverte par mégarde, comme cela est arrivé à Christophe Colomb, qui voulait atteindre l’Inde en voyageant vers l’Ouest, et qui, en raison d’un mauvais calcul, a découvert l’Amérique. Je pense que le cas de Kircher comme celui de Leibniz illustrent justement la “sérendipité”. Le premier, à la recherche de la Chine de son rêve hermétique, a contribué à la compréhension de l’écriture chinoise par des générations futures. Le deuxième, par sa quête de l’interprétation mathématique de Fu-hsi, a contribué au développement de la logique moderne.

32Mais si l’on peut se féliciter de chaque cas de “sérendipité”, nous ne devons pas oublier que Colomb a mal calculé la taille de la Terre, et que ni Kircher ni Leibniz n’ont suivi le principe conducteur d’une anthropologie culturelle, démocratique, et tolérante, consistant à comprendre les autres. Il ne s’agit pas de prouver qu’ils nous ressemblent, mais que nous devons les comprendre et respecter leur différence. Nous devons chercher, non à découvrir des licornes, mais à comprendre la nature, les habitudes et le langage des dragons.

Notes de la rédaction

Ce texte a été publié, en version anglaise, dans La licorne et le dragon, Presses de l’université de Pékin, 1996.

Pour citer cet article

Umberto Eco, « Ils cherchaient des licornes », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Ils cherchaient des licornes, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3916.


Auteurs

Umberto Eco

Sémiologue et écrivain, professeur, université de Bologne, président du conseil scientifique de Transcultura.