Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Alain le Pichon  : 

 « Le temps du monde fini s’achève »

p. 15-25

Plan

Texte intégral

« There are more things in heaven and earth,
Horatio, than are dreamt of in ourphilosophy. »
Shakespeare, Hamlet.

1Il y a trois siècles, en préface aux Novissima Sinica, ces Dernières Nouvelles de la Chine qu’il publiait en 1692, Leibniz écrivait : « L’état de corruption est tel en Europe aujourd’hui, qu’il serait grand temps que les Chinois nous envoyassent des missionnaires pour nous enseigner la morale naturelle, comme nous leur en envoyons pour leur enseigner la révélée. » Cette vision pénétrante de Leibniz préconisait la démarche que tente aujourd’hui Transcultura. Il aura sans doute fallu attendre ces trois cents ans et les actuels désordres de l’Europe et de l’Occident, en général, pour que nous percevions son actualité. Mais surtout, il aura fallu attendre que nous prenions conscience que, selon le mot de Paul Valéry, « le temps du monde fini commence ».
La découverte des limites du monde est aussi la découverte des limites de notre représentation du monde. Tant qu’il restait une “matière”, un “morceau”, une “province” inconnue du monde, et jusqu’à nos jours, pour l’anthropologie, un “isolat”, nous y trouvions matière à exercer notre esprit critique, à y vérifier l’excellence de notre représentation du monde.

2Mais le jour où nous avons atteint les limites, non pas celles au-delà desquelles commence l’inconnu, mais celles de la forclusion par circularité, où nous avons fait le tour des différents états de la condition humaine réduits à la mesure d’un seul, où la boucle, autour du monde, a été bouclée, nous voilà ramenés, nous Occidentaux, à la vacuité, à l’instrumentalité pure de notre entreprise : arpenteurs et géomètres infatigables, sûrs de nos référents universels, comme de notre étalon de mesure, par nous forgés dans la pratique de jeux de l’esprit et de langage, dont, pour les avoir appliqués à d’autres états de la condition humaine, nous croyons aussi vérifiée l’universalité. Pour autant que demeurait ce champ d’inconnu de la condition humaine, nous nous bercions de l’espoir que, tout en nous confirmant dans l’excellence de notre savoir, et de nos modes de savoir, de notre science, il en démontrerait aussi le caractère infiniment universel, à la mesure de notre infini appétit de conquête — universalité de la science, mesure et saisie de la matière, mais aussi mesure et saisie de l’homme lui-même.

3Mais lorsque l’inventaire est fait et que nous nous retrouvons face à nous-mêmes, ou plutôt à cette projection et à cette altération de nous-mêmes : l’altérité mise en pièce, découpée, taillée à l’aune de nos jeux de langage et pesée selon nos poids, quantifiée selon nos mesures, nous sommes alors saisis de désarroi et d’ennui. Eh quoi, l’homme dans sa diversité, n’est-ce donc que cela ? L’homme n’est donc pas divers et son universalité, telle que nous nous la représentons se réduit à cette répétition uniforme des mêmes gestes et des mêmes mesures. « Le temps du monde fini [qui] commence » pour l’anthropologie serait-il celui de la répétition ? La visite d’un musée ethnographique met en évidence le caractère d’autopsie propre à la démarche anthropologique dans le travail de découpage minutieux de la condition humaine et, d’autre part, l’air de tristesse et d’ennui, cette romantique nostalgie qui accompagne la démarche de l’anthropologie.

4Edmund Husserl, sous la forme du paradoxe auquel il a consacré les quelques pages de réflexion  intitulées La terre ne se meut pas, montre que bien loin de nous conduire à remettre en cause notre vision du monde et de la condition humaine, la découverte de la circularité et de la mobilité de la Terre n’aurait pour effet que de renforcer la fixité de notre regard sur le monde. Ainsi, en dépit de la révolution copernicienne, notre société occidentale est-elle aussi incapable, et peut-être  plus encore, que l’ont été, depuis toujours, toutes les sociétés humaines de s’extraire de cet enracinement dans la terre natale qui nous fait croire que le monde commence où prend naissance l’angle du regard que nous portons sur lui  et qu’il s’achève à l’horizon où ce regard se perd. Et toutes les certitudes de la science viennent concourir à assurer la fixité et à garantir l’universalité de ce point de vue, renforçant l’Occident dans sa conscience d’être à l’origine de la connaissance.
Découvrant les limites du monde, il constate en même temps celle du champ de son savoir circonscrit à cette circularité qu’il remplit tout entier. Depuis lors, le succès de notre emprise scientifique et technologique sur le monde, en resserrant le « filet jeté sur le ciel », le réseau de ponctuation qu’est selon l’expression de Ludwig Wittgenstein, le savoir scientifique dans son principe logique, n’a fait que rendre plus immobile, immuable le regard que porte la culture occidentale sur les différents états de la condition humaine. Ne pourrait-on supposer, au contraire, qu’à cette limite où est parvenue la pensée occidentale, advienne le temps du regard de l’autre, que l’absence, la vacuité soudaine du regard de l’observateur occidental laisse le champ libre sur la scène internationale à d’autres visions, d’autres modes de savoir ; et de même que, nous le savons, l’esprit humain n’utilise le plus souvent qu’une infime partie de ses neurones, mais pourrait en faire usage, nous pourrions parvenir ainsi à étendre considérablement le champ de la pensée et du savoir. Nous pourrions être alors à la veille d’une révolution où se révéleraient les virtualités, jusqu’ici ignorées de l’Occident, des cultures non-occidentales dans l’avènement d’une civilisation de l’universel.

5L’hypothèse sur laquelle se fonde l’entreprise transculturelle dont veut témoigner cette revue est que après des siècles de  maturation au cœur des cultures occidentales, l’anthropologie — connaissance de l’homme — et, plus généralement, le savoir tout entier que nous avons du monde et de nous-mêmes se trouvent aujourd’hui à la frontière d’un temps nouveau qui doit profondément renouveler les modes de pensée et d’interprétation du réel. Il lui faut aujourd’hui s’ouvrir aux modes de  connaissance  de l’autre des cultures non-européennes que l’Europe s’est donné jusqu’à ce jour mission d’interpréter. Il faut que nous soyons prêts à accueillir les modèles nouveaux, modèles de société, modèles du savoir, qui dessineront le monde de demain. C’est à une redécouverte du monde qu’il faut nous préparer.
Notre démarche est aussi une réponse transculturelle, sino-européenne, à ce débat que l’ouvrage de Paul Huntington,Le choc du futur,a contribué à ouvrir outre-Atlantique, qu’il a cristallisé dans les termes d’une pensée compétitive et conflictuelle, sans doute caractéristique de la culture de l’Occident, dans sa part d’agressivité que l’Amérique a portée à sa forme la plus achevée. Ce débat, nous avons voulu, pour notre part, l’ouvrir systématiquement aux regards et aux voix, aux modèles d’interprétation, de ces observateurs et chercheurs venus de loin,  avec lesquels, depuis plus de quinze ans aujourd’hui, nous avons engagé cette démarche, en créant le réseau international de Transcultura.

6Il y a dix ans, en 1987, un groupe de chercheurs  européens, africains et chinois, pensant que se trouvent rassemblées, de nos jours, du fait de la mondialisation et du développement des communications, les conditions d’une anthropologie réciproque, créaient Transcultura, réseau de recherche inter-universitaire. Son objectif principal  est d’explorer les voies  d’une connaissance réciproque entre civilisations différentes, et, en prenant en compte le regard d’observateurs de cultures non-européennes sur nous-mêmes, de chercher à élucider les malentendus interculturels et à susciter, dans les dispositifs d’observation mutuelle les plus favorables, les  situations de rencontre les meilleures pour la découverte de l’autre.
Associant, dès 1988, des chercheurs de l’université de Canton à une étude anthropologique de la société italienne et accompagnant, dès lors, le développement et l’ouverture de la Chine, un programme de recherche  a été mené, avec l’appui de l’Union européenne. Fondée sur une recherche de terrain, cette démarche a donné lieu à une dizaine de séminaires internationaux et à une série de rapports et de publications. En juin 1993, notamment, Transcultura a organisé un séminaire itinérant : « Malentendus dans la recherche de l’universel » qui, durant un mois, a mené de Canton à Pékin, en passant par la route de la soie, un groupe de chercheurs chinois et européens pour s’interroger sur les représentations réciproques de leurs cultures respectives (cf. La licorne et le dragon,1996, Presses de l’université de Pékin).

7Dans cette perspective transculturelle, l’Université sans murs euro-chinoise vise à constituer une structure souple de réflexion et de concertation, capable de réagir aux principales questions que pose, pour l’évolution des relations sino-européennes, dans le contexte de la mondialisation, la confrontation des modèles culturels, de proposer une stratégie pour leur solution, de s’ouvrir aux situations et aux formes nouvelles d’invention du futur. Au cœur de cette démarche est la question fondamentale de la relation respective des cultures chinoise et européennes à la connaissance et à la science, et plus généralement de l’incidence des comportements culturels sur le développement des sciences de la connaissance de l’Homme,  pour tenter de faire naître, sinon une discipline, du moins une pratique nouvelle.
Non pas une discipline nouvelle dans les sciences humaines : car les sciences humaines, du moins ce que l’on enseigne sous cette appellation dans les universités, ont été établies jusqu’à aujourd’hui dans des formes et selon des modèles qui ont été forgés en Occident. Or de quoi s’agit-il ? Et sur quoi donc nous sommes-nous mis d’accord, que, chaque année, en dépit des difficultés, nous nous retrouvions pour confronter les résultats de nos efforts respectifs ? De cette simple question, certes la plus controversée et la plus difficile, du point de vue tant de la connaissance scientifique que des relations humaines et d’une stratégie des relations internationales :mettre en perspective, du point de vue d’une connaissance transculturelle, les modes et les modèles de connaissance dans les cultures chinoise  et européenne, et tenter d’ouvrir ainsi de part et d’autre le champ de la connaisssance.Je voudrais aujourd’hui tenter de montrer l’actualité de cette question en Europe et j’en traiterai donc du point de vue de l’état actuel de la connaissance, en Europe.

L’Occident pris dans la mondialisation

8Peut-on identifier le processus de la mondialisation avec ses facteurs : le marché, la médiatisation et les effets des technologies de la communication ? Dans la mesure où il est dû au marché, où il estle marché, comme le commerce, il ne peut être identifié, car il n’a pas de nom. « Un métier sans nom : le commerce... nous voyons ici un grand phénomène commun à tous les pays — et déjà révélé par les premiers termes : les affaires commerciales n’ont pas de nom ; on ne peut les définir positivement. » C’est, nous montre Benveniste, le sens du terme anglais, aujourd’hui utilisé universellement, business, comme, à l’origine de nos langues européennes, le mot grec askolia(lefait de n’avoir pas de loisir), ou le latin negotium(absence de loisir), expression négative, “occupation” (qui) n’enseigne rien sur la nature de l’activité (Émile Benveniste, Vocabulaire des Institutions européennes).

9En dépit des apparences, l’Occident est lui-même à la fois, dans ce processus, actif — il est l’acteur premier et l’inventeur du marché mondial —, et passif— il subit les effets déstructurant et déculturant du marché. Il est donc exposé à la montée, à la “promotion”, de produits culturels, produits de civilisation nouveaux, transportés, par la médiatisation, envahissant l’espace neutralisé du marché mondial. Mais qu’en sera-t-il dans trente ans de l’américanisation ? Au terme de sa conquête du monde, l’Occident est donc confronté à une nouvelle situation de redécouverte du monde, changeant les conditions de la connaissance de l’homme.

L’avenir de l’anthropologie

10«L’avenir de l’ethnologie », en 1952, première leçon au Collège de France de Claude Lévi-Strauss : « Une ethnologie des sociétés occidentales par des chercheurs venus “des sociétés qu’étudient les ethnologues” est impossible. » Publication de Tristes tropiques. Une réponse, cinquante ans plus tard, aux Tristes tropiques vient de l’émergence  historique, comme le surgissement ou la prise de conscience d’une disposition dont nous n’avions pas conscience, ressortissant d’une dynamique nouvelle, dans la “tectonique des plaques” des ensembles de civilisations contenus dans le dispositif triangulaire Europe-Afrique-Asie, et de sa signification stratégique.
Ne peut- on dire, dès lors, que tout se ramène à cette double question de la liberté d’un parcours réciproque dans la connaissance de l’autre et  de ladiversité des jeux de langage, que pose Wittgenstein, de la diversité des jeux de l’esprit et des modèles de représentation du monde que met aujourd’hui en présence la mondialisation.

11Constituée dans le contexte historique et culturel de l’Occident, à partir de ces deux facteurs : le modèle d’objectivité critique des sciences exactes, et la pratique expérimentale, c’est-à-dire l’expérience résultant de la situation et de la position de sujet de l’anthropologue lui-même, au sein d’une culture, définie par le contexte historique et culturel auquel il appartient, et limitée, par l’effet de simples lois d’optique, à l’angle de vision qui est le sien, l’anthropologie. Peut-elle accepter et intégrer d’autres modèles d’interprétation du réel et de connaissance de l’homme que ceux qu’elle s’est donné ? Peut-elle accepter une disposition de réciprocité dans la connaissance anthropologique, permettant de prendre en compte le champ de connaissances qui découle de la relation intersubjective ? Peut-elle accepter, dans cette disposition de réciprocité, la diversité des modèles d’interprétation ?
Cela suppose que soit reconnue dans les « sociétés qu’étudient les ethnologues », en particulier les sociétés de tradition orale, une capacité d’analyse critique, et que celle-ci ne procède pas nécessairement des mêmes modèles, des mêmes jeux de langage et de pensée que ceux qu’a homologués la méthodologie des sciences humaines.

12Lévi-Strauss, fidèle à ce modèle scientifique occidental, en a élargi le champ d’application à l’exploration de modèles culturels non-occidentaux, des « sociétés sans écriture »,  en reconnaissant la spécificité d’une « pensée sauvage » et montrant comment ces modèles de la pensée mythique constituent un mode de reconnaissance du réel, qui, par son aptitude à la synchronie qu’elle partage avec la musique, permet de  saisir le monde dans son universalité. Cetterecherche des universaux, par l’étude des structures de la pensée mythique, cet idéal, quasi transcendantal, d’en rendre, par une construction littéraire de type musical, la dimension synchronique motivant le rigoureux travail d’analyse, se heurtent aux limites mêmes de la méthodologie qu’il s’est imposée : au principe même du « regard éloigné », dont la grande distance culturelle  par rapport à son sujet d’étude lui permet d’en faire un  objet de connaissance. Ceci l’amène, dans sa première leçon au Collège de France, « L’avenir de l’ethnologie », à considérer que le terrain de l’ethnologie, ces “isolats” ethniques et culturels en voie de disparition, est en train de disparaître (« le temps du monde fini commence »), à récuser, la possibilité que ce terrain se renouvelle par un renversement de la démarche anthropologique qui amènerait des chercheurs de culture non-européenne à étudier nos sociétés : « Trop marqués par le ressentiment qu’ils éprouvent à l’égard de l’Occident, ils seront incapables, dit-il, d’atteindre à  à cette indifférence qui est la condition du regard éloigné que requiert l’anthropologie. »

13Cependant sa démarche, dans  cette  quête  des universaux de la pensée mythique, privilégiant la saisie synchronique du réel, comporte une double contradiction qui en constitue aussi l’ouverture. Elle reconnaît les limites de la méthode analytique, liée à une forme diachronique et linéaire de représentation du réel, celle-ci dépendant sans aucun doute du principe même de notre écriture alphabétique, elle ne met cependant pas en cause son statut de modèle scientifique de la connaissance anthropologique. Elle reconnaît en même temps l’aptitude de la « pensée sauvage », celle  qu’il définit successivement comme appartenant aux   « sociétés primitives », puis aux « sociétés sans histoires », aux « sociétés sans écritures », enfin, par une étonnante et tautologique périphrase, aux « sociétés qu’étudient les ethnologues », à saisir et à représenter, dans sa synchronie, la diversité du réel. Cette démarche demeure toutefois dans une certaine ambigüité quant aux capacités critiques, au statut de la fonction critique de la pensée, dans cette état de pensée sauvage qu’il attribue à ces sociétés. Existe-t-il des universaux de la pensée critique ?

14Jack Goody a plus tard engagé un processus de révision de cette évaluation de l’aptitude des sociétés de tradition orale à la critique, laquelle reste cependant très limité et bien en deçà de ce que permet d’établir une observation de la pratique des débats spéculatifs, tels qu’ils sont couramment pratiqués dans les communautés rurales d’Afrique de l’Ouest, ou du travail critique à l’œuvre dans le processus de création poétique du conteur. Enfin, elle fait apparaître clairement que son objet, au-delà de la méthode scientifique, par sa dimension littéraire et sa forme de type musical, par sa visée artistique, est d’atteindre à une universalité dont il montre que le principe réside dans ce pouvoir de représentation synchronique de la pensée mythique, en y intégrant ces modèles mêmes dont il fait l’analyse. De  cette démarche, de même qu’il ne semble pas considérer l’éventualité et l’importance d’un processus critique interne accompagnant le dispositif de la production de la pensée sauvage, il exclut, de fait, la relation inter-personnelle qui prendrait en compte le regard propre de l’autre sur lui-même, sujet portant intrinsèquement son savoir et ses modèles propres, et détenteur du principe même de leur universalité.

15C’est dans la mesure où l’on reconnaît  au sujet, porteur des modèles culturels dont l’anthropologue fait l’analyse, une capacité à exercer une fonction critique, celle du sujet conscient, sur ces modèles eux-mêmes, sur lui-même en tant qu’il en est l’acteur, et sur la relation qui s’établit, à leur propos, avec l’observateur extérieur, que pourra se constituer un champ de connaissance propre à en faire apparaître les universaux, cette dimension d’universalité qui reste la motivation première de l’anthropologie.

16P. Gertz a montré que c’est à travers son accomplissement rhétorique et poétique que Claude Lévi-Srauss réussit le mieux à en faire la démonstration, notamment en donnant à l’ensemble monumental des  Mythologiques, le modèle idéal formel d’une œuvre musicale, rejoignant ou évoquant ainsi, à tout le moins la structure formelle, de caractère synchronique, des mythologies qu’il s’attache à nous faire comprendre. D’autres l’ont précédé dans cette quête  des universaux du langage, poétique, mythique et philosophique : analyse stylistique comparée d’une recherche poétique de la notion d’universaux, en Occident, ouverture à l’Orient : entretien de Goethe avec Eckermann, à propos de la poésie chinoise.

17C’est alors que se pose, dans toute son ampleur, la question de l’universalité dans son rapport à la différence. L’anthropologie s’est donné pour tâche l’étude de cette diversité. C’est pour avoir décidé de prendre à la lettre cette exigence d’une logique interne de l’anthropologie que nous avons voulu la mettre à l’épreuve, dans la pratique, de cette question qu’après Wittgenstein, on peut ainsi formuler, dans l’absolu : « Quelles images pourraient se faire de nos sociétés et de nos cultures des observateurs appartenant à une société qui ne jouerait aucun de nos habituels jeux de langage ? » Quels regards portent les cultures non-européennes sur les nôtres ? Sont-ils différents des nôtres, non seulement dans ce qu’ils voient, mais dans la façon de voir, dans les modes de la connaissance elle-même ? Quelle est leur capacité d’exercer une réflexion critique sur cette rencontre de regards, et, peut-être, de modes de connaissance différents ?

Le réenchantement du monde

18L’Europe et ce qu’on appelle l’Occident ont longtemps cru régner sans partage sur la science et sur la connaissance, comme ils régnaient sur le monde. L’accession à la puissance économique et politique du Continent asiatique, quels que soient les incidents de parcours, l’accès au statut de grandes puissances de la Chine et de l’Inde, remettent en question cette suprématie, ébranlent cette assurance. Comme on respecte leurs performances commerciales et technologiques, on prend davantage conscience de leur existence et de leurs différences culturelles, tout en  interprétant  ces succès comme une conversion aux modèles de la civilisation occidentale. Ces contextes culturels qui nous sont étrangers ne  produiront-ils pas demain, comme ils l’ont fait dans le passé, des modèles nouveaux, de savoir, de société différents des nôtres ? Quels pourraient en être les effets sur la mondialisation ? Un monde nouveau n’est-il pas en train de se préparer à surgir que nous ne soupçonnons pas ? Que seront les modèles du monde de demain ? Ne peut-on dire que c’est aujourd’hui le temps du monde fini qui s’achève, et que commence peut-être ainsi le temps d’un  véritable réenchantement du monde ?

Vers  un Discours de la méthode ? Trilogie des regards : Afrique, Chine, Europe, une disposition d’anamorphose

19Si, à la diversité des représentations, dans une société multiculturelle, correspondent des modes de connaissance de l’homme, de connaissance anthropologique, différents, alors, quel est l’ultime point de référence et quels sont les instruments à partir desquels il sera possible d’évaluer et mesurer cette diversité ? Il convient de distinguer dans cette interrogation deux niveaux d’analyse : le premier consiste à vérifier si, au-delà des divers jeux de langage se manifeste une égale diversité des principes critiques de la connaissance anthropologique, dans les critères d’identification de la condition humaine ; le second niveau d’analyse s’applique aux termes logiques du procès critique et à la capacité “réflexive”, existant dans une culture donnée, de soumettre la logique de ce procès lui-même à sa propre critique, qu’il s’agisse de la syntaxe des opérations, ou des jeux de l’esprit qui le constituent, ou des références éthiques, philosophiques et religieuses qui le fondent et qui “alimentent” et justifient l’exercice de cette syntaxe.
Au niveau premier de l’analyse, se pose la question de l’application de ce procès critique, non seulement à la perception et à la représentation de l’autre, mais à l’événement d’une rencontre entre les représentations de deux parties, à leur interaction et à la situation nouvelle ainsi créée dans l’espace de la communication avec l’autre. C’est cette question fondamentale qui constituera peut-être une articulation possible entre le premier et le second niveau de l’analyse proposée, afin d’établir les instruments de mesure et l’ultime point de référence, s’il existe, à partir duquel est évaluée la diversité.
Deux conditions  semblent requises, sinon pour donner une réponse à ces questions, du moins pour les rendre possibles, et pour les mettre en œuvre. La première est cette recherche d’une mesure de la mesure — d’un état d’harmonie permettant d’établir des relations d’intelligence et de sensibilité entre des systèmes de relations. Mais cet état d’harmonie n’a-t-il pas pour préalable un état intérieur que l’on pourrait être tenté de qualifier, selon les références culturelles, d’état de vacuité (en se référant aux traditions mystiques orientales) ou d’abandon (si l’on préfère : de quiétisme), mais qui peut aussi être compris d’une autre façon comme le doute philosophique de Descartes, dont, tel Wittgenstein à la philosophie du langage, on peut faire l’application à l’anthropologie : doute anthropologique « qui tienne pour fausse ou inopérante » toute approche anthropologique du réel de l’altérité.

Le rituel d’hospitalité, modèle de la connaissance anthropologique

20 Mais il existe un modèle culturel et existentiel — dans ces deux dimensions — de ce moment fondateur de l’anthropologie réciproque : c’est, par exemple, dans sa version d’Afrique de l’Ouest que je connais, le rituel de l’hospitalité. Il constitue l’un des universaux les plus purs et plus radicaux, sous la forme culturelle propre que lui donne le rituel africain et jusque dans son architecture formelle. Peut-être l’un des rares universaux du rite qui démente en partie la sentence confucéenne, « la musique est ce qui unit, le rite est ce qui diversifie ». Le rituel de l’hospitalité apparaît ainsi comme une figure universelle d’une structure élémentaire de la connaissance réciproque. Qu’il ait disparu en partie ou qu’il disparaisse progressivement de nos sociétés ne fait qu’illustrer la proposition annoncée comme l’un des postulats de Transcultura : les universaux peuvent aussi disparaître et tomber dans l’oubli.
J’ai, ailleurs, tenté d’appliquer à ce modèle les termes d’une analyse occidentale. J’en reprendrai ici les principaux points :
— mise en présence de deux hôtes (deux hommes) dans une disposition bipolaire et contraire : l’un, celui qui accueille, en position positive en apparence, de force ; l’autre, celui qui est reçu, en position négative en apparence, de faiblesse.
— nomination réciproque qui rétablit l’équilibre, nominal, de l’identité entre les deux hôtes.
— exclusion de toute forme de discours personnalisé informant, à l’exception de la répétition du nom de l’hôte et des membres du groupe, excluant aussi toute possibilité et toute menace de manifestation de rivalité ou d’hostilité, sous le couvert de ce discours impersonnel, rituel et universalisant, instituant un temps d’observation lucide et aiguë de l’apparence et de la présentation de l’autre. Appropriation et personnalisation progressives par la répétition des mots, par la rythmique corporelle et gestuelle, du modèle universel et du caractère d’humanité qu’il confère : là est le pacte et là est la raison du pacte.
Reconnaissance mutuelle et réduction volontaire à cet état et à cet état seul, d’universalité de la condition humaine, abandon momentané de toute prétention à soumettre et à réduire l’autre à sa propre et singulière condition. Mais, en contrepartie, droit de parcours et de reconnaissance de l’apparence qui s’offre de la face exposée au regard, des formes extérieures et des positions qui demeurent sous la contrainte du rituel. C’est alors que peuvent apparaître, sous la simple observation, les malentendus auxquels pourra s’attacher, de part et d’autre, l’intelligence des épiphénomènes de cette condition universelle de l’homme qui leur dispense l’éclairage commun sans lequel ils ne pourraient apparaître.

Stratégie pour une connaissance réciproque : vers une recatégorisation des modes de la connaissance anthropologique

21Si la Chine a accueilli avec un tel intérêt le propos de Transcultura, n’est-ce pas parce qu’elle possède un art souverain de l’anamorphose, dans la recherche constante d’une juste et harmonieuse disposition entre  les interlocuteurs ? Et qu’elle possède l’art et l’instrument d’une écriture idéographique synchronique, qui lui permet d’intégrer la complexité des relations de ces différents niveaux sémiologiques et d’en rendre compte, poétiquement et elliptiquement, jusque dans leurs contradictions, comme elle entraîne l’esprit à la virtuosité et à la subtilité contrapuntique de ces jeux de langage ? D’où l’importance d’une approche réciproque des catégories, des mots et concepts-clés de l’échange transculturel. L’écriture chinoise immense (sans limites), modèle ouvert de représentation des concepts-images — abstrait-concret —, est capable d’intégrer la diversité des dimensions et des substances, y compris en apparence contradictoires c’est pour cela que la philosophie chinoise se distingue radicalement de la philosophie occidentale : celle-ci, par sa linéarité, ne peut qu’ignorer la polysémie et privilégier une approche unilatérale et linéaire du réel, excluant la synchronie, c’est-à-dire la simultanéité des dimensions temporelles et spatiales. Elle est donc conduite à faire l’hypothèse de la dualité Transcendance-Immanence, ou bien d’éliminer, d’évacuer totalement, avec la transcendance, la dimension immédiatement appréhensible du surréel.
Cette capacité de l’écriture chinoise à rendre compte du réel dans toutes ses dimensions lui offre soudain aujourd’hui un champ de réalisation, du fait de l’émergence, et de l’immergence, de la multiplicité de l’information, via internet : elle seule, comme le pressentait Leibniz, est capable de couvrir la totalité des champs du réel et d’en offrir, dans ses différents registres, y compris celui du Yi king, un mode de représentation universel.
Par leur apprentissage de la polysémie, à travers  l’apprentissage de l’écriture, les Chinois sont capables de contrôler, jusque dans la représentation, la multiplicité des source de l’information (hypothèse indécente : au XXIe siècle, une langue véhiculaire parlée unique, l’anglais ; une écriture véhiculaire unique, le chinois). Il reste à identifier, dans le champ de la connaissance anthropologique, comme, dans le champ philosophique, le fait François Jullien, patiemment, les catégories où peuvent se reconnaître, dans le vis-à-vis de la connaissance réciproque, regards, visages et voix d’Orient et d’Occident .
C’est la possibilité aujourd’hui, à travers la  confrontation de ces trois modèles, de la rencontre de l’acquis du savoir anthropologique occidental, fondé sur les qualités analytiques et descriptives de son écriture linéaire, du modèle anthropologique africain, fondé sur la maîtrise d’une saisie synchronique du réel par les disciplines de l’oralité, et du modèle chinois, intégrant également cette maîtrise au texte écrit, grâce aux propriétés de représentation synchronique de son écriture, qui ouvrent aujourd’hui à l’anthropologie des perspectives totalement nouvelles. Elle rend plausible l’hypothèse d’une connaissance anthropologique fondée sur la réciprocité et sur le principe d’une raison poétique, autorisant l’espoir d’un réenchantement du monde.
Cependant, il y a à cela une condition, sans doute difficile à remplir en toute circonstance, mais particulièrement pour nous, Occidentaux. Elle est de renoncer, dans cette position d’hospitalité et de “doute anthropologique”, aux manifestations de la différence entre les hommes et les cultures, pour ne retenir que le principe essentiel de commune appartenance à la condition humaine, à la permanence du modèle de société, tout autant que des modèles de connaissance qui sont les nôtres et qui se “surimposent” à ce principe premier. Et cela est sans doute pour nous plus difficile, dans la mesure où la technologie et la science ont peu à peu occupé, sans souffrir de contestation, la quasi-totalité du champ de la représentation que nous nous faisons de l’homme.
Mais quelle application peut-il y avoir de ce modèle rituel, dans cette acception poétique, aux champs et aux temps de recherche de l’anthropologie ? Il ne peut s’agir de faire des rencontres et des séminaires d’anthropologies un rite... Et cependant, n’y a-t-il pas dans le cérémonial des formes et dans l’appareil des rencontres académiques et peut-être, particulièrement dans celles de l’anthropologie, un rituel avec ses textes sacrés, sa liturgie, ses joutes oratoires, ses interdits et ses mises à mort ? Rituels désacralisés de la connaissance dans lesquels nous avons privilégié des principes d’agressivité contraires à ceux qui règlent le rituel d’hospitalité et qui appartiennent sans doute aux formes de la connaissance occidentale.

22Mais la question première n’est pas là. Elle tient tout d’abord à la nature propre des rituels d’hospitalité — rituels de la vie familière et quotidienne —, et qui doit, à chaque instant, pouvoir s’instaurer pour répondre à la circonstance, et à la surprise, d’une visite. Surprise dans le champ de la connaissance réglée par la culture d’une famille, d’un village, d’une communauté. Le rite de l’hospitalité correspond donc à une disponibilité immédiate, première et commune à tous les hommes, puisque chaque homme pourvu d’une famille, c’est-à-dire auquel est reconnu une appartenance légitime au groupe, est tenu de le pratiquer et d’organiser pour faire face à l’inconnu, à la différence anthropologique, le territoire de la rencontre.

Pour citer cet article

Alain le Pichon, «  « Le temps du monde fini s’achève » », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999,  « Le temps du monde fini s’achève », mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3915.


Auteurs

Alain le Pichon

Anthropologue, professeur à l’université Cergy-Pontoise, co-président de Transcultura, co-président de l’Université sans murs.