Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Colette Guedj  : 

Poésie et espace chez Guillevic

p. 43-55

Plan

Texte intégral

1Guillevic est par excellence le poète de l’espace, un espace qui, loin d’être évanescent ou éthéré, est au contraire celui d’un homme solidement arrimé au réel. Les titres des recueils — et des poèmes — sont édifiants : des mots qui désignent la matière concrète et dure : Murs, Pierres, Pétrée, mais qui ressortissent aussi au geste (du sculpteur) d’en briser l’opacité abrupte, de la creuser, de l’entamer, de pénétrer à l’intérieur du monde (Inclus, Avec).

2Ce que je me propose de montrer ici, c’est la récurrence thématique de la minéralité, qui structure le rapport de Guillevic à l’espace, un rapport qui relève moins de la géographie (cependant bien présente avec Carnac) que d’une attitude mentale propre à l’homme et au poète. En second lieu, j’évoquerai le rôle de l’espace (autrement dit du blanc) en tant que facteur structurel et rythmique de cette écriture. J’illustrerai mon propos de quelques figures, qui fourniront ses repères visuels à ce parcours de l’espace guillevicien, que j’emprunterai au recueil Euclidiennes, texte qui consacre, non sans humour, l’alliance entre la poésie et l’abstraction : Guillevic y poursuit, en effet, un dialogue avec (pas moins de) cinquante-deux figures géométriques, tantôt leur donnant la parole, tantôt les posant dans une neutralité distante, tantôt enfin se décrivant lui-même, dans l’acte de création poétique, à travers elles. Ce livre d’images, à mi-chemin entre le manuel de géométrie et le livre d’enfants orné de figures, me paraît, en tout état de cause, pouvoir symboliser de façon emblématique la poésie de Guillevic, et je l’envisagerai donc ici moins pour ce qu’il dit que pour ce qu’il nous donne à voir de cette poétique, en exaltant sa valeur testimoniale en quelque sorte.

3Perpendiculaire

4Facile est de dire
Que je tombe à pic.
Mais c’est aussi sur moi
Que l’autre tombe à pic.

5Trapèze

6Qui mieux que moi
Parle surface pure et simple ?

7Qui mieux que moi
Ne parle de rien d’autre ?

8Ainsi j’invite
À parcourir,
À demeurer,

9À longer, si l’on veut, mes bords,
À voir plus loin
S’il y a quelque chose à voir.

L’écriture de l’espace

10L’espace minéral et vertical, tel est l’un des thèmes fondateurs de la poésie guillevicienne, que je qualifierais d’existentiel et d’ontologique, car s’y s’inscrit une expérience du monde et de l’être (ou plutôt de l’être au monde). Espace dur de la pierre, du granit, de la matière solide, qui s’accorde avec le matérialisme du poète. Espace compact et dense que symbolise l’un des mots-clefs de sa poésie, celui de la paroi. (figure 1 : Perpendiculaire) qui, par la résistance qu’elle oppose à l’homme, le renvoie à l’existence de son propre corps, l’empêchant de se déliter (une hantise chez Guillevic, sur laquelle je reviendrai). Car le poète existe, non seulement parce qu’il est séparé des choses, parce qu’elles lui résistent :

11Transgresser, franchir
Aller plus loin,
Ailleurs, toujours,
Cogner, se cogner.
(Paroi)

12mais surtout parce que ces choses lui offrent le contour fini de leur surface lisse (figure 2 : Trapèze), opposée à la profondeur qu’il redoute et qui le terrifie :

13L’armoire était de chêne
Et n’était pas ouverte.

14Peut‑être il en serait tombé des morts,
Peut‑être il en serait tombé du pain.

15Beaucoup de morts
Beaucoup de pain.
(Terraqué)

16 Ou encore :

17Voir le dedans des murs
Ne nous est pas donné
On a beau les casser
Leur façade est montrée.
(Exécutoire)

18En revanche, l’eau, celle de l’étang, qui a une présence obsessionnelle dans l’œuvre, est inquiétante, parce que sous l’apparence placide de sa surface, elle contient la profondeur glauque et visqueuse qui menace l’intégrité du moi. L’étang est ainsi toujours lié chez Guillevic au mauvais rêve, et au meurtre (symbolique).1

19Les exemples sont légion de ce rêve du poète de faire corps avec le roc2 pour faire échec à la béance de l’univers :

20Être paroi
Se confondre
Avec la paroi

21L’intégrer
S’intégrer

22Rêver le temps
Devenu corps.

23pour conjurer le temps, à l’instar du « Rocher » :

24J’ai besoin d’être dur
Et durable avec toi ;

25Contre tout l’ennemi
Que ta surface arrête,

26Besoin que nous soyons
Complices dans la veille

27Et la nuit passera
Sans pouvoir nous réduire.
(Sphère)

28Le rocher, le roc, le menhir (autant de termes récurrents dans sa poésie), le poète leur envie leur espace fermé, et circonscrit :

29Mais c’est bon pour les rocs
D’être seuls et fermés
Sur leur travail de nuit

30Et peut‑être qu’ils savent
Vaincre tout seuls leur fièvre
Et résister tout seuls.
(Avec)

31L’ambivalence est là cependant : car si l’espace dur de la minéralité confirme le poète dans l’existence de son corps, il le confirme aussi dans sa séparation d’avec le monde, autant dire dans sa solitude, une solitude  — et c’est un élément capital — qu’il recherche et redoute tout à la fois. Il la recherche, car elle est un élément de perpétuel ressourcement à soi-même, mais il la redoute, car entre le fait d’être séparé des autres et celui d’être exclu il n’y a qu’un pas et c’est là l’une des hantises de Guillevic les plus taraudantes : celle très exactement de n’être pas inclus (cf. les recueils intitulés Avec, Inclus). Cette souffrance d’être rejeté au dehors, il la dit dans ce poème dont on aurait beau jeu de faire la psychanalyse (il confiera à maintes reprises l’enfant mal aimé qu’il a été, laid, portant d’épaisses lunettes, et délaissé au profit du frère mort que sa mère lui préféra toute sa vie) :

32Mère aux larmes brûlantes, l’homme fut chassé de vous
De vos tendres ténèbres,
De votre chambre de muqueuses.
(Terraqué )

33Cette souffrance ontologique de l’exclusion, et tragiquement anecdotique, se conjugue avec le sentiment de la solitude à laquelle il ne peut échapper, étant séparé du monde, mais qui le nourrit, et où il se complaît. D’où ce narcissisme de Guillevic, symbolisé par la figure du centre que le poète ne cessera de revendiquer : « Je suis au centre. Je ne suis pas un individu dans la société. Ce n’est pas du tout une question d’orgueil. J’ai besoin d’un centre. Si ce n’est pas moi, où est le centre ? Le centre c’est moi. Tout part de moi. »3 Un narcissisme cependant bien singulier (j’y reviendrai) en ce sens qu’il englobe l’attitude lyrique tout en

34Sphère

35I

36Je t’aime d’être habituelle,
Espace pour mes jours,
Pour mon regard les yeux fermés.

37En toi j’ai place,
En toi je suis,
Je me bâtis.

38En toi,
Cela que j’aime, ceux que j’aime,
Quelques regrets.

39En toi silence,
En toi le temps
Que je recueille, je résume.

40Sortir de toi,
Ce sera pour n’être plus là,
Pour n’être plus.

41II

42Et quand il n’y aurait
Que nous deux pour durer.

43la rejetant ; Guillevic, qui sait admirablement parler de sa poésie, résume cet aspect paradoxal du processus poétique en une formule saisissante : « En moi il n’y a pas de je »(Étier). Ou encore, de façon plus ludique, mais non moins sérieuse :

44Quand il écrit le pronom : Il
Au début d’une vers,

45On dirait assez souvent
Qu’il a fait un Je,

46Car le I devient grand comme un J
Et le i petit comme un e.

47Donc Il
N’est pas forcément un autre.
(Qui)

48Je parlais d’ambivalence, mais mieux vaudrait dire contradiction, car ce désir fécond de se replier sur lui-même ne va pas sans celui de répondre, dans une ferveur inspirée, quasi mystique, à l’appel du monde. « Ma poésie est solidaire, elle est avec. »4 Étrange parenté paronymique entre « solitaire » et « solidaire », déjà pointée par Camus dans un autre contexte, et qui en tout état de cause, relève certainement moins d’un télescopage — facile — entre les mots, que de l’attitude du poète, qui dans le même temps qu’il s’ouvre au monde, se ressource à son propre miroir. Il y a en effet chez Guillevic le désir d’être à l’unisson du monde dans une sorte de vision animiste et panthéiste, — dont il nous dit qu’elle lui vient de son appartenance bretonne plutôt que chrétienne : « Être né au pays des menhirs — du monde mégalithique ces menhirs qui appartiennent à une civilisation dont on ignore tout et qui date de longtemps avant les Celtes. On est en plein inconnu, en plein mystère. On est dans le sacré. »5

49Guillevic a un rapport charnel avec la terre, les genêts, l’eau, la lande, la rivière :

50« Il suffit de tremper
Les pieds dans le ruisseau
Pour être regardé par le soleil.
(Sphère)

51Il y a de l’utopie dans
un brin d’herbe
Et dans le ciel gris.
(Ibid.)

52Le poète parle de ses rapports avec la terre (de son enfance) comme d’une célébration rituelle où la fête est capitale, et capitale surtout l’intrusion du sacré dans le quotidien : « Le rôle du poète, écrit-il, est de donner à vivre le sacré. À la limite, poésie et sacré se confondent.[...] Le poète, parce qu’il est l’homme du langage, a un rôle privilégié dans cette invention perpétuelle. [...] Dans les sociétés primitives il n’y avait pas le profane et le sacré, tout était sacré : manger, marcher, dormir [...]. Le poète doit aider les autres à vivre le sacré dans la vie quotidienne. »6 Pour Guillevic célébrer les rites revient très exactement à maintenir sa participation avec l’univers, et par voie de conséquence, la nécessaire porosité entre le profane et le sacré :

53Quand chacun de tes jours
Te sera sacré

54Quand chacune de tes heures
Te sera sacrée

55Quand chacun de tes instants
Te sera sacré

56Quand la terre et toi
L’espace avec toi

57Porterez le sacre
Au long de vos jours

58Alors tu seras
Dans le champ de gloire.
(Sphère)

59Le ton du poème est celui que l’on retrouvera dans de grands textes comme Requiem ou Magnificat ; de distique en distique, comme on dirait de degré en degré, on s’élève vers une sorte d’hymne à la nature, rituel et quasi hiératique. Le poème, en somme, comme cérémonial, comme rite d’initiation.7

60Cette tension permanente entre l’au‑dehors et l’au-dedans chez Guillevic (et n’est pas aussi sans être source de joie pour le poète) explique très certainement la persistance des figures de l’entre-deux, celles du seuil, de la frontière, de la marge, qui séparent et lient tout à la fois : on pense à certains titres de recueils, Avec, Déjà, Qui, Si, qui pour être de simples ligatures grammaticales n’en sont pas moins signifiantes, mais aussi à ces figures majeures de la poétique guillevicienne, telles que Terraqué (enserré de terre et d’eau) ou encore l’Étier (petit canal qui relie la mer aux marais salants) qui, par l’espace interstitiel qu’elles dessinent entre l’ouvert et le fermé (à l’instar du blanc dans le poème, sur lequel je reviendrai) garantissent l’homme du danger de délitement, autrement dit de celui de se dissoudre, de s’engluer, de perdre son identité. C’est la raison pour laquelle des mots comme tourbillon ou nuage ont toujours chez Guillevic des connotations défavorables : la marche des nuages, dit le poète, est la « marche des victimes », de troupeaux qui n’ont pas

61Pour eux la chance
Qu’ont les murs de pierre
Qui peuvent peser
Ce qui leur advient
(Avec )

62On retrouve cette obstination tenace, et insulaire, à ne pas vouloir quitter la terre ferme, l’assise du réel, à refuser de confondre le dehors et le dedans, le haut et le bas, l’envers et l’endroit : en fait, Guillevic tente de conjurer, et c’est en filigrane dans toute sa poésie, le vieux rêve d’osmose des surréalistes de réconcilier les contraires, comme le rêve et la réalité ou la veille et le sommeil. Le poète s’est expliqué à maintes reprises (bien qu’il ait été l’ami d’Éluard avec lequel il a partagé l’honneur d’être poète pendant la résistance, mais c’est une autre histoire) sur les réticences envers le surréalisme — qu’il réduira, non sans une certaine mauvaise foi, à du « Rimbaud scolastifié – et auquel  il n’adhéra jamais, parce que lui, n’a, selon ses propres termes, « jamais rien concédé au rêve » est à prendre au singulier et au pluriel.(Cylindre)

63Cette attitude, c’est celle du matérialiste à tout crin, du prétendu-cartésien qui se méfie des images, surtout lorsqu’elles sont, comme chez les surréalistes, pur surgissement de l’inconscient et, plus encore, le fruit du hasard (objectif, évidemment), à la faveur duquel le poème se construit de proche en proche, au fil d’associations, pour le moins surprenantes. Pour Guillevic, tout au contraire, le poème est le produit à la fois d’un jaillissement intérieur, d’une émergence et d’un contrôle — celui du réel en premier lieu. Car ce qui le motive incessamment dans l’acte d’écrire, c’est de sommer le monde avec des mots (les titres des poèmes, une fois de plus, sont éloquents : Exécutoire), lui qui est en position d’être Requis par l’écriture.

L’espace de l’écriture

64Guillevic, incessamment, revient sur l’acte d’écrire : il faut à nouveau se référer aux titres des recueils qui, pour la plupart, ressortissent à l’écriture (quand le contenu du recueil lui-même n’est pas un art poétique) : Creusement, Motifs, Encoches, Trouées, Fractures, Entailles, Impacts. Certains textes, comme Inclus, sont entièrement consacrés au geste d’écrire, tendus autour de sa genèse, son élan, ses effets :

65Écrire,
C’est creuser dans du noir

66C’est au sein de ce noir
Y sacrifier.

67Du noir qui est en soi
Le marier à du noir des mots.
(Inclus)

68Cylindre

69Si l’on quittait la sphère
Pour s’en aller ailleurs,
C’est à travers toi
Que l’on passerait.

70J’imagine à peu près
Ce que ça pourrait être :

71J’ai connu ta longueur
Dans tant de mauvais rêves.

72On retrouve, — en fait on ne l’a jamais quitté — le rôle de l’affrontement à la matière :

73Écrire,
Comme jusqu’ici
C’est‑à‑dire
Affronter.

74Car les mots résistent :

75Les mots, mes mots
Ne se laissent pas faire
Comme des catafalques.

76Et toute langue
Est étrangère
(Terraqué )

77Les mots sont instruments de connaissance, et d’élucidation (et il faut prendre celui de « savoir » dans sa triple acception étymologique, qui renvoie à la connaissance, la saveur et la sagesse) :

78Les mots
C’est pour savoir
(Ibid)

79Mais aussi exorcisme :

80Quand tu regardes l’arbre et dis le mot tissu
Tu crois savoir et toucher même
Ce qui s’y fait (...)

81Et la peur
Est presque partie.
(Exécutoire)

82Les termes précis et tranchants comme une épure abondent, qui disent l’acte d’entailler l’espace de la page avec les mots dans la circulation signifiante des blancs : « Écrire inscrire marquer graver garder (Inclus). Mais ne nous y trompons pas, il ne saurait s’agir là de métaphores8 : la main qui écrit est celle d’un sculpteur affronté à la matière qu’il pétrit, modèle, élague, cisèle, pour nommer le monde tel qu’il est9 et le poème, « sculpture du silence »10 est ce « monument hiératique » qui se dresse dans sa verticalité pour faire échec au temps :

83Dans le poème
Rien que de vertical
Perpendiculairement à ce temps vécu
En dehors de lui.

84Le poème est là
Où les mots sont debout.
(Inclus)

85Mais le même danger que celui qui guette l’homme aux prises avec le monde, guette aussi l’artisan du poème aux prises avec la matière et l’espace du poème, et c’est celui pour l’écriture de se déliter, de s’effilocher : curieusement, ce sont les adjectifs11 qui menacent l’intégrité du poème, d’en trouer la trame compacte, salutairement ramassée sur elle‑même :

86Des adjectifs
Qui, comme d’habitude,
Ont l’air d’accueillir
Et qui vous diluent.
(Ville)

87Comme on le voit, l’espace dans l’écriture guillevicienne est plus que jamais présent, non pas comme support de l’écrit, mais comme espace physique, tangible — à creuser, à cribler, espace cependant jamais comblé, puisque l’écriture c’est « l’alliage obsédant/de plein et de vide » (Inclus) (on notera la technicité du terme que Guillevic préfère à celui, plus attendu, d’alliance), c’est « ...la déréliction/Sur les pleins et dans les creux » (Étier). Les mots tracent des contours et des limites mais introduisent à la vacance habitée des blancs, à leur plénitude lacunaire qui ont valeur sémantique, rythmique, prosodique. Blanc « codé » pour Guillevic, qui en dit parfois « plus long que les mots » et qui, comme l’étier — et la trouée — sépare et réunit. Blanc fertile et poreux, lieu de passage et d’échange, éminemment franchissable, éminemment transgressable, il ouvre à d’autres trajets, « réseaux » « branchies », pour employer les mots de Guillevic.

88Je prendrai, en guise d’exemple ultime, le recueil Du Domaine, si éloquent à ce sujet (si l’on peut employer ce terme d’éloquence pour un poète qui pratique électivement la litote), tant par l’espace qu’il décrit que par celui qu’il dessine. Des suites brèves (des « quanta » comme il les appelle, et l’on notera qu’il s’agit d’un terme de physique, désignant des « quantités quantifiables ») comportant chacune un vers ou deux, mangées de blancs et séparées par un tout petit rond, emblème minuscule mais hautement signifiant d’une poésie du fragment, insulaire en quelque sorte. Peut-être l’infiniment petit de la figure du cercle, qui est l’une des figures  les plus prégnantes de sa poétique. (Cercle)

89Dans le domaine que je régis,
On ne parle pas du vent.

90Dans le domaine que je régis
Le cadastre est oublié

91L’étang

92Le rôle de sentinelle
Est confié aux arbres.

93Le dehors
Doit exister

94(Du Domaine)

95Le rôle du blanc est exemplaire dans cette poésie, qui figure, au sens le moins figuré du terme, un espace d’où les mots sont absentés mais qui n’en continue pas moins à faire sens — et rythme : il est non seulement la trame de l’écriture mais encore la trace de la traversée lyrique du poète qui, pour emprunter d’autres voies que celle du je, n’est pas moins présent dans son poème : « Je est dépossédé-décentré-désoriginé, il n’est pas propriétaire, il n’a aucun pouvoir, il est ce lieu par où tout passe. »12 On en revient à la figure de l’étier, emblématique du narcissisme de Guillevic : « Mon narcissisme concerne moins ma personne que ce qui se passe en moi, ce qui est — du moins à mes yeux,— une expression du

96monde à travers moi. Ce qui m’intéresse en moi, c’est l’étier. »13

97Cercle
Tu es un frère,On peut s’entendre.

98Fais‑moi pareil,
Enferme‑moi.

99Réchauffons‑nous,
Vivons ensemble
Et méditons.

Conclusion

100Il est un mot à travers lequel je voudrais conclure, en ce qu’il me semble très exactement qualifier la poésie de Guillevic, dans son rapport à l’espace, et c’est celui de lapidaire. Un terme qui désigne, en tant que substantif, un « artisan qui taille, polit, grave les pierres précieuses », et qualifie en tant qu’adjectif un style « propre aux inscriptions gravées sur pierre » (et notamment aux inscriptions latines, remarquables pour leur concision). Guillevic ne cesse de le répéter : « Oui, le vers [est] une langue tendue qu’on ne [peut] pas modifier, qu’on ne [peut] pas briser. Quelque chose de solide. De la nature de la pierre. »14

101À la croisée de la sculpture, de la peinture, de la géométrie, de la musique, de l’architecture, l’écriture de Guillevic n’a de cesse de tracer, de circonscrire, des contours qui tentent de préserver l’inviolabilité de son territoire. Un territoire tout entier replié autour de phrases brèves et compactes, sentences ou aphorismes porteurs de la sagesse et du savoir du monde. Au centre, dans la plénitude de la figure de cercle,15 exulte le poète, porté comme à son insu par l’impersonnalité d’une parole qu’il a suscitée mais dont il n’est plus maître.

Notes de bas de page numériques

1 . Cf. Jean-Marie Gleize : « Centre glauque, le moi ouvert autour de l’étang fermé, fermé, ouvert, entrouvert », Littérature, octobre 79, n°35, p. 85. Cf. également, parmi des multitudes d’exemples, ce poème extrait de Terraqué, Poésie/Gallimard, pp. 76‑77 : « Ce soir encore l’étang/Ne s’est pas mis debout/Au passage du vent./Les chambres sont glacées/Comme des carpes. La peur/Ne quitte plus les longs couloirs / Et si l’étang se lève, libidineux,/II n’aura pas raison de notre calme ;/Nos mains, qui caressent les femmes/Sauront l’atteindre et leur percer le ventre. »

2 . « On parle souvent de toi comme un être de roc, un être primitif ». Réponse de Guillevic : « C’est pour ne pas tomber dans un tellurisme mystique. » Vivre en poésie, Stock, 1980, p. 41.

3 . Ibid., p. 32.

4 . Ibid., p. 42.

5 . Ibid.. p. 52.

6 . Ibid., pp. 158‑159.

7 . Il faudrait parler aussi de l’écriture comme rite sacrificiel, comme rite du don, comme immolation (Il s’offre/Donc/Il écrit, Inclus) Et lorsqu’on sait que le sacrifice est le « moyen pour le profane de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose consacrée, détruite au cours de la cérémonie » (Hubert et Mauss, Mélanges d’histoire des religions, Paris, Alcan, 1929, cité par J. Cazeneuve dans Les rites et la condition humaine, PUF, 1958, p. 296), on mesure tout le sens que peut prendre le rapport entre la poésie et le sacré.

8 . Vivre en poésie, op. cit., pp. 182‑183 : « La métaphore n’est pas pour moi l’essence du poème ; je procède par comparaison, non par métaphore. C’est une des raisons de mon opposition au surréalisme. Pour moi, comme pour Jean Follain, une chose peut être comme une autre chose, elle n’est pas cette autre chose. On a dit [...] que la poésie moderne se reconnaît à ce qu’elle écarte le mot comme. Je récuse cette définition. Je ne dis pas : « des lèvres de corail » car les lèvres ne sont pas en corail. Je dis naïvement « des lèvres comme du corail ». Les mots s’insurgent d’être métaphorisés ! » Et un peu plus loin, parlant de l’acte d’écrire, il ajoute : « Je procède comme si j’étais un carrier et que je creusais dans une falaise à pic — cette falaise étant à la fois le langage et la chose. »

9 . On ne trouve, en effet, nul désir chez Guillevic, comme chez les surréalistes, par exemple, de changer le monde ; il ne s’agit pour lui que de le nommer : « Le retour du réel passe ; entre autres, par ce geste‑là : de la réduction des choses à elles‑mêmes. » (Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, Seuil, 1983, p. 202).

1 0. Vivre en poésie, op. cit., p. 186 : « C’est précisément cette inclusion du silence dans les mots qui distingue le poème de la prose. La difficulté est de faire entendre le silence, de le faire sentir. Je dirais même de le faire toucher. J’ai essayé dans maints poèmes. »

1 1. Cf. également la position de Guillevic sur l’adjectif dans Choses parlées (éd. Champ Vallon, 1982, p. 75) : « L’adjectif est un trou dans le tissu, c’est un vide. »

1 2. Jean-Marie Gleize, op. cit., p. 85.

1 3. Vivre en poésie, op. cit., p 238 ; cf. également, p. 220 : « Et puis, le poète n’est‑il pas l’étier qui reçoit ce qu’il peut du monde et en garde ces petits tas de sel : les poèmes ? »

1 4. Vivre en poésie, op. cit., p. 30.

1 5. « La précieuse clôture du cercle, si instamment appelée, est celle de la méditation, c’est-à-dire de cette rare espèce de pensée qui ne disperse pas son énergie, mais transforme ses propres dépenses en aliment. », Frédérique Martin-Scherrer : « Figurer, lecture d’Euclidiennes », revue Sud, « Guillevic, Les chemins du poème », Hors série, 1987, p. 123.

Notes de l'auteur

Toutes les références aux poèmes de Guillevic renvoie à l’édition Gallimard.

Pour citer cet article

Colette Guedj, « Poésie et espace chez Guillevic », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, Poésie et espace chez Guillevic, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3905.


Auteurs

Colette Guedj

Professeur à l’université de Nice Sophia-Antipolis, département de Lettres modernes, dirige une revue surréaliste : Les mots la vie (dernier numéro : actes du colloque internationale de 96 sur Paul Eluard) ; auteur de Le baiser-papillon, Lattès, 1999.