Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Lewis Carroll  : 

Le don de la Fondation Clarendon

p. 56-57

Texte intégral

1Mon cher Doyen,

2Au cours d’une conversation à bâtons rompus portant sur les menus du collège, vous m’avez en passant fait observer que la sauce tartare, « quoique indispensable à l’accompagnement du turbot poché, n’était pas parfaitement digestible ».
Elle est parfaitement indigeste. Je n’en demande jamais qu’à contre-cœur ; je n’en reprends jamais sans redouter des cauchemars. Ce qui m’amène tout naturellement à parler des mathématiques, et des facilités qu’accorde l’université à ceux qui souhaitent se livrer aux opérations requises par cette branche essentielle de la science.Les membres de l’université étant invités (soit de vive voix, soit, ce qui est moins exaspérant, par lettre) à examiner le don que nous a fait la fondation Clarendon, ainsi que tout autre sujet d’intérêt humain ou inhumain susceptible d’étre examiné, j’ai pensé soumettre à votre examen le point suivant : à savoir, les services qu’offriraient, pour les opérations mathématiques, des bâtiments couverts. En effet, le temps variable d’Oxford y rend fort malcommode l’exercice en plein air d’une activité sédentaire.

3Par ailleurs, il est souvent impossible aux chercheurs d’effectuer des calculs mathématiques précis s’ils sont installés trop près les uns des autres, du fait des interférences mutuelles et d’une tendance innée à bavarder. Ces activités requièrent, par conséquent, des pièces différentes où les bavards impénitents — dont chaque branche de la société a son contingent — pourraient être installés de façon permanente. Je me contenterai pour l’instant d’énumérer les besoins les plus urgents ; d’autres mesures pourront être proposées dans la limite des fonds disponibles.
1. Une très grande pièce permettant de calculer le plus grand commun diviseur. On pourrait y ajouter une seconde pièce pour le plus petit commun multiple, mais elle n’est pas indispensable.
2. Un terrain non bâti, pour y cultiver les racines et pratiquer leurs extractions. Il serait prudent de maintenir à l’écart les racines carrées, leurs angles risquant d’endommager les autres.
3. Une pièce permettant de réduire les fractions à leur plus simple expression. Celles‑ci, une fois découvertes, pourraient être laissées en liberté dans une cave attenante : on pourrait y envoyer les étudiants désireux de jouir du spectacle de la liberté d’expression.
4. Une pièce assez vaste et transformable en chambre noire, équipée d’un télescope, où l’on pourrait attendre tranquillement l’apparition des fractions périodiques. Des placards vitrés contiendraient les différentes échelles de mesure.
5. Une étroite bande de terre, enclose et soigneusement aplanie, permettant d’étudier les propriétés des asymptotes et de vérifier en pratique si, oui ou non, des parallèles se rencontrent. À cette fin, la bande de terre devrait s’étendre, selon la belle expression d’Euclide, « à l’infini ». L’expérience consistant à « prolonger les parallèles à l’infini » exigera peut-être plusieurs siècles : une telle durée, considérable dans la vie d’un individu, n’est rien dans celle de l’université.
6. La photographie est aujourd’hui fort employée pour enregistrer les expressions humaines, et a quelque chance de l’être pour les expressions mathématiques. Il serait donc souhaitable de disposer d’un petit laboratoire qui servirait à représenter les phénomènes de pesanteur, d’équilibre instable, de résolution, qui affectent les traits au cours d’opérations mathématiques rigoureuses.

4Puis-je compter sur vous pour étudier d’urgence cette importante question ?
Mathématiciens, bien à vous.

5Traduit de l’anglais par Jean Gattégno

Pour citer cet article

Lewis Carroll, « Le don de la Fondation Clarendon », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, Le don de la Fondation Clarendon, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3891.


Auteurs

Lewis Carroll

De son vrai nom Charles Dodgson (1832-1898), écrivain, professeur de mathématique à Oxford

Traducteurs

Jean Gattégno