Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

René Thom  : 

Aristote topologue

p. 29-34

Texte intégral

1Aristote n’a pas imaginé le mot topos. Il l’a trouvé, existant en grec, avec son sens de lieu, alias localité. Citation du Bailly : topoi Elladôn (chez Sophocle). Il est en conséquence légitime d’examiner la séquence : grec = topos, latin = locus, français = lieu, afin, si possible, de préciser le sens de l’évolution de cette racine T.P.

2Si l’on examine les emplois actuels du mot lieu en français, on observera qu’un lieu demande toujours un habitant qui en fait sa résidence : il est pratiquement impossible, en français actuel, d’employer le mot lieu avec un génitif inanimé. Exemples : le lieu d’un rocher ?, le lieu d’une tour ? Dans ses emplois abstraits, philosophiques, le mot lieu, en français, a toujours une forte connotation existentielle : il y a “lieu de” pour agir, “il n’y a pas lieu de” négativement. De là, l’hypothèse que le mot topos implique virtuellement un être humain ou animal qui séjourne (normalement) en ce lieu ; nous l’appellerons ici le Maître (ou le Chef) du lieu.

3De l’humain, on généralisera à l’animal : tout animal se forge un territoire, lieu de ses activités. il faut concevoir que tout être vivant est ainsi le centre d’un domaine tridimensionnel — faut-il dire son topos ? —, où il pratique ses activités de reproduction, de chasse, etc. Un tel domaine doit être vu comme un topos doté d’une position centrale, émettant des ramifications nourricières, et éventuellement familiales. De ce fait, tout topos vit dans la cervelle de son maître occupant. Les incursions externes de l’occupant seront limitées par des objets fixes extrêmes, à ne pas dépasser, les eschata.

4Partons de l’hypothèse (simpliste) qu’Aristote, s’imaginant un être vivant le dotera d’un territoire. Initialement, on ne peut qu’attribuer à l’être vivant une certaine liberté de déplacement à l’intérieur d’un domaine (ouvert connexe) de l’espace euclidien usuel. Mais ce domaine aura dans la pratique des bornes que l’individu préférera ne pas franchir. De là la notion — si importante chez Aristote — de bornes extrêmes de limites, les eschata.

5L’exigence pour un lieu d’avoir des eschata ne paraît ainsi qu’une forme locale, affaiblie, de l’exigence de fermeture qui caractérise pour Aristote l’ousia : Tode ti kexôrismenon, ce qui est là, séparé. Il en ira de même pour l’emploi absolu du mot. « Des Lieux les absolus lieux », selon Mallarmé, où, bien au contraire, la présence d’un individu agissant, limité d’eschata, solides, proches ou lointains, apparaît comme essentielle. Nous désignerons dorénavant cet individu agissant comme le maître du lieu.

6Il nous faut maintenant expliciter la structure des eschata dans un lieu. Iaquelle présente a priori une surprenante duplication : la double couronne des eschata.

7Une sorte d’enveloppe convexe (dans la terminologie des géomètres d’aujourd’hui) constitue la zone des extrémités, eschata que l’occupant se garde en général de franchir. Il s’agit là de la notion de bord, ou de frontière. J’expliquerai plus bas comment les eschata peuvent servir au chef du domaine à se repérer dans son territoire.

8Dès le Parménide, apparaît le premier vocable de la topologie grecque, le sanekhes, usuellement traduit par continu. Je crois cet usage malheureux, car c’est plutôt la connexité (par arcs) du domaine qui est évoquée par sunekhes. Les hardis navigateurs de la mer Égée pouvaient vérifier qu’une île est connexe, en en faisant le tour...

9Dans mon premier article, consacré à la théorie des lieux chez Aristote, et accepté dans la Revue thomiste des aristotéliciens de Toulouse, je n’avais pas résisté au plaisir d’identifier une formule d’Aristote à une célèbre formule de topologie — la formule de Stokes (en homologie) —, à savoir d o d = 0. Monsieur Pierre Aubenque m’a alors reproché « d’aller plus vite que la musique ». Il est de fait qu’à l’époque classique de Platon-Aristote, les géomètres semblent avoir manifesté une certaine répugnance à faire coïncider deux de leurs points, notion pour laquelle ils n’avaient apparemment pas de mot adéquat. Il n’y avait pas alors de verbe pour signifier la coïncidence de deux points. Plus tard, à l’époque d’Euclide, on n’a pas hésité à déplacer des figures entières considérées comme des solides, par exemple, en faisant glisser une équerre sur une règle (verbe ephharmôzein). Une lecture rapide de la formule (211b 12) : En tautwi gar ta eschata tou periexontos kai tou periexomenou m’avait fait croire (traduction de Carteron) qu’on pouvait identifier géométriquement ces deux bords. Je dois à Monsieur Pierre Aubenque — qui s’était alors intéressé à mon travail — de m’avoir convaincu qu’il n’en était rien. Les deux bords sont proches, mais ne coïncident pas ! Bien mieux, c’est leur distinction même qui va produire la structure d’identité binaire interne (entauta) que signifie en fait l’adverbe ensemble.

10Ceci demande une discussion préliminaire sur la coïncidence de deux points.

11Rappelons ici l’expérience mentale qui soutient l’affirmation : l’entéléchie sépare, Met Z, 13, 1039 a, 6‑7 : on marque l’origine O sur l’axe x’Ox, Aristote introduit deux points bouts A et B pour les demi-axes x’A et Bx" que l’entéléchie de la coupure en O a fait naître. Ces points bouts sont distincts, et cependant ensemble (ama). Le problème de points qui seraient à la fois distincts et ensemble se pose donc en termes classiques, mais il est vrai, la nature spéciale des points bouts A et B, fabriqués comme points limites à l’infini (par dérogation à l’injonction aristotélicienne : Mè eis Apeiron ienai !) explique le paradoxe !

12Le même paradoxe a lieu pour l’identification présumée de la maxime 21lb, l2 : en tautwi gar ta eschata tou periexontos kai tou periexamenou : le bord du corps enveloppé et le bord du corps enveloppant sont ensemble. Ici encore, on a, avec entautwi, l’existence d’une dualité plaquée sur l’intervalle que j’avais cru devoir réunir. En fait, seule une technique d’orientation, une motivation inspirée des amers maritimes me semble concevable. Ce qui est en jeu ici, c’est l’usage des eschata dans le repérage de son domaine que fait l’usager maître du lieu.

13Au fond, la théorie aristotélicienne des lieux souffre d’une ambiguïté essentielle : s’agit-il d’une théorie d’inspiration strictement géométrique au sens moderne du terme, ou, au contraire, d’une théorie de type éthologique liée à l’usage de l’espace par l’être vivant ? Dans un article antérieur, j’avais pris un point de vue biologique, que je croyais plus pertinent à la philosophie propre d’Aristote. Il en est résulté que la théorie des lieux apparaît souvent comme le locus horribilis de l’aristotélisme, et, mise à part, la thèse latine de Bergson Quid Aristoteles de Loco Sensuerit, elle n’a guère eu d’écho. Peut-on voir présentement dans cette théorie autre chose qu’un monolithe désuet de l’aristotélisme primitif ?

14En fait, selon la conception ici proposée, la théorie des lieux serait liée à un problème central de l’éthologie actuelle : comment un animal (ou un humain) se repère-t-il au sein de son territoire ?

15Le seul principe directeur, nous espérons le montrer dans ce qui suit, expliquera cette apparemment bizarre construction intellectuelle qu’est la « Theory of Places ».

16Il faut trouver la raison d’être des eschata. Les oiseaux ont la barrière du nid, laquelle joue un grand rôle dans l’éducation de leurs petits.

17Remarque : un latiniste pourrait objecter à ma thèse sur le lieu nécessairement habité, l’exemple du titre Locus solus de Raymond Roussel. Certes, Locus solus signifie Lieu inhabité. Mais l’usage est surréaliste : il s’agit d’un grand domaine en banlieue parisienne où toutes sortes d’activités techniques et historiques vont prendre naissance et proliférer dans l’espace-temps.

18Un éthologue moderne pourra se demander pourquoi des eschata ? La théorie ci-dessous va tenter d’expliquer la nécessité des eschata. Introduisons dans ce but un document littéraire assez classique, le texte de Marcel Proust (À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, p. 181‑2, La Pléiade, Gallimard) : « Seuls, s’élevant au niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt, nous en vîmes trois ; venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxwicq les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite, et pourtant les trois clochers étaient au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles, qu’on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxwicq s’écarta, prit ses distances et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance je voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux que je pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre, quand tout d’un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Martinville et le village, après nous avoir accompagnés quelques secondes, avait disparu que, restés à l’horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxwicq agitaient en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les autres puissent nous apercevoir un instant encore. Mais la route changea de direction ; ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent à nos yeux. » Ce texte est apparu à Marcel Proust comme sa première contribution d’auteur à son œuvre. Ici nous l’introduisons comme pouvant s’expliquer par l’exemple d’une technique d’orientation marine, les amers.

19La technique des amers : il s’agit d’une technique de repérage en usage chez les navigateurs, les amers. On considère une vaste baie limitée vers le haut par l’Océan. Supposons qu’on ait doté trois points océaniques, I, J, K, de phares puissants tous identifiables. Il importe alors d’étudier le système des droites, dites amers, engendré par un tel trio de points. Il y en a trois : IJ, JK, IK. Sur la côte supposée rectiligne, on distinguera chaque type de point p par l’ordre (gauche-droite) selon lequel on voit les divers rayons pI, pJ, pK. Finalement, la position d’un point M sur la rive du continent par rapport aux trois phares IJK est définie par la succession des sources reçues par un observateur de la rive, qui balaie du regard, de gauche à droite, l’horizon marin (cf. fig. 1).

20En se déplaçant sur la rive, disons d’est en ouest, l’observateur verra coïncider deux des phares lorsqu’il se trouve précisément sur une droite amer. Bien mieux, si la visibilité sur la terre ferme le permet, il pourra numéroter les types d’ordre selon lequel il aperçoit les trois sources, les permutations de sources ; cela lui permet d’arriver à une classification qualitative des ensembles perçus, en algèbre : une permutation des sources. Certaines des zones ainsi définies sur le continent peuvent être très étroites, et par conséquent, donner des repères topographiques qualitativement bien précis.

21On conçoit qu’avec un tel système, le maître d’un territoire puisse, en procédant à une analyse de ses eschata ordonnés selon la vue, aboutir à une évaluation qualitative correcte de la zone où il se trouve. Évaluation qualitative, certes, mais qui suffit pratiquement en presque tous les cas.

22Il n’est pas dans mon propos ici d’étayer cet argument en faveur d’une interprétation qualitative des phénomènes observés par Marcel Proust dans sa promenade du soir à Martinville. Il y faudrait une étude locale raffinée, qui a peut-être été déjà faite. On retiendra de notre analyse des amers qu’en un certain sens, il existe une sorte de surjection des eschata extérieurs sur les eschata intérieurs, laquelle détermine les places usuelles du chef au cours de ses déplacements dans son territoire. Que l’on rigidifie cette surjection en une fibration, la structure entauta de la différence eschata externes sur eschata intérieurs pourrait prendre la forme requise pour mon interprétation : on aurait alors un collier régulier pour cette différence globalisable — ce qui entraînerait la formule de Stokes, homologique : « Le bord du bord est vide... » Nous verrons que tel est bien le cas.

23S’il est aisé de comprendre en quoi les amers peuvent donner au chef des moyens pour localiser sa propre position au sein d’un lieu, on comprendra moins bien le rôle des estacha intérieurs, à savoir la limite normale du corps enveloppant, telle qu’elle est prescrite en 211b 11.

24Sous cette forme, il est difficile de comprendre la nécessité de ces deux types d’eschata. Si les eschata externes peuvent servir à construire des amers, grâce auxquels on se localisera, tant mieux ! Par contre, on voit difficilement à quoi peut servir cette distinction concernant l’usage du premier organisme enveloppé.

25Je crois qu’il faut ici faire une hypothèse hardie : quel peut être le premier organe enveloppé ? On doit s’imaginer ici le maître du lieu se déplaçant selon quelque sentier ébauché en son lieu. En ce cas, le premier organe enveloppé, c’est son œil sous sa paupière. Il faut s’imaginer le maître visant une direction externe, un eschaton lointain. Alors le rayon visuel du maître va connecter l’œil du maître et le repère du bord lointain : Aristote sait que le rayon lumineux est comme une canne qui vient buter sur l’objet, répercutant le choc de l’eschaton lointain au nerf sensible sous la pupille — la korè kosmou — l’eschaton premier sous la paupière ; le rayon lumineux variable forme ainsi un collier reliant les deux bords — eschata (réversibilité que connaît bien la physique moderne, mais beaucoup plus surprenante chez Aristote). Une fibration en rayons lumineux va ainsi connecter les deux bords, externe et interne. Grâce à quoi l’on pourra — en topologie moderne — les identifier, comme l’exigeait la version homologique de la formule de Stokes (« Le Bord du Bord est vide »).

26Cette formule exprime essentiellement le caractère clos de l’être vivant. Car s’il y a un bord, il y a perte de sang, avec menace pour la vie.1 D’où le rôle de détecteur d’ontologie qu’est l’opérateur bord (D2 = 0) de l’algèbre homologique et sa profonde interprétation biologique...

27Cette algébrisation de la théorie pourra sembler arbitraire. Elle témoigne du fait que ce type d’étude n’a pas été pris en considération par les éthologues (pas assez scientifique ?). Pourtant, il y a eu des études considérables sur « La barrière du nid chez les oiseaux ». Et par ailleurs, les phénomènes observés lors du déplacement en aveugle d’une ruche témoigne d’une démarche des abeilles butineuses qui s’appuie sur des indices externes de la végétation. Il ne fait guère de doute que ce problème du repérage de ses lieux par l’animal (et l’homme) attend encore des recherches compréhensives, mais il faudrait pour cela donner à l’éthologie animale un statut plus conceptuel, qui la fasse sortir d’une expérimentation trop immédiate.

28Quant à moi, j’aurais voulu faire sortir la théorie des lieux d’Aristote de son statut de locus horribilis de l’œuvre du Philosophe. Je me borne ici à espérer que parmi mes lecteurs, certains penseront qu’il y a là des directions qui mériteraient d’être explorées...

29Remarque terminale : on peut se demander comment Aristote concevait la continuité du mouvement selon le lieu, la phora. Quand le mobile quittait un lieu pour entrer dans un autre, s’agissait‑il d’une transformation continue, ou, au contraire, marquée par une discontinuité ? Notre point de vue, qui rend le maître du lieu assujetti aux eschata du lieu, plaide pour une discontinuité essentielle dans le passage d’un lieu à un autre. Car quittant un lieu, L1, pour entrer dans un lieu, L2, le marcheur doit d’abord remplacer les eschata (extérieurs) de L1 par ceux de L2, ce qui oblige à une discontinuité « catastrophique », si modeste soit‑elle par ses effets physiologiques.

30Bures‑sur‑Yvette, le 2 mai 1996

Notes de bas de page numériques

1  On pense à cette réflexion de Woody Allen, entendue dans son film Bananas : « S’étant coupé la main en jouant avec un couteau, il y voit perler quelques gouttes de sang. Il pousse alors cette exclamation craintive : Ehh, it should be inside… ! »

Annexes

Ill :

Aristote, gravure par Montcornet

Notes de la rédaction

Cet article a paru dans la Revue de synthèse, n°1, en 1999.

Pour citer cet article

René Thom, « Aristote topologue », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, Aristote topologue, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3889.


Auteurs

René Thom

Mathématicien, médaile Fields 1958, membre de l’académie des sciences.