Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Stephen Jay Gould et Rhonda Roland Shearer  : 

Barques et transats

Duchamp dans la quatrième dimension
p. 65-77

Plan

Texte intégral

1L’aube du troisième millénaire peut se vanter d’une glorieuse tradition symbolique. Dans une œuvre écrite en 1884, le héros contemple son monde et ses limites précisément à ce moment crucial : « C’était le dernier jour de la 1999e année de notre ère, (…) et j’étais assis en compagnie de mon épouse, méditant sur les évènements du passé et sur les perspectives de l’année à venir, du siècle à venir, du millénaire à venir. » Il s’agit de la plus célèbre histoire de science-fiction sur la l’éventualité d’une expansion de nos horizons : Flatland, Fantaisie en plusieurs dimensions, du pasteur anglais Edwin A. Abbott.1 Et alors que Le Carré, personnage central du livre, médite sur sa vie dans l’univers bidimensionnel de Flatland (plat pays), une sphère, arrivant d’un incompréhensible monde de dimensionalité supérieure, traverse le plan de son existence, apparaissant comme un point, puis comme un cercle, de rayon d’abord croissant et ensuite décroissant, cependant que Le Carré, complètement mystifié, reste frappé de stupéfaction. La Sphère apostrophe Le Carré : « Il est exact, d’un certain point de vue, que je suis un cercle, (…) et un cercle plus parfait que tous ceux de Flatland ; mais pour être plus précis, je suis un grand nombre de cercles en un seul. » Le Carré regarde son sablier et note le moment révélateur du passage de La Sphère : « Les derniers grains étaient tombés. Le troisième millénaire venait de commencer. »
Comme technique concrète de gymnastique mentale, l’étude des illusions optiques rivalise sans aucun doute avec la contemplation de dimensions au-delà de notre expérience sensorielle (ou même de nos capacités conceptuelles). Nombre d’illusions classiques présentent une alternative en deux dimensions, comme dans les figures canard/lapin (fig. 1) ou vase/face(s), où la Gestalt bascule entre figure et fond. Thomas S. Kuhn a utilisé ce type d’illusion comme métaphore essentielle pour illustrer le concept central de changement de paradigme dans La structure des révolutions scientifiques (1962) :

« C’est comme prototype élémentaire des transformations du monde des scientifiques que le basculement de la Gestalt visuelle est si suggestive. Ce qui jusque-là était lapin dans l’univers du scientifique y est désormais canard. »

2D’autres illusions présentent des alternatives en trois dimensions, comme le fameux cube de Necker (fig 2), utilisé si efficacement par Richard Dawkins dans son Extended Phenotype (1982) pour défendre la compatibilité des deux visions de la sélection naturelle centrées respectivement sur le gène et sur l’organisme. Dawkins écrit : « Une illusion visuelle bien connue est celle du cube de Necker. Elle consiste en un dessin linéaire que le cerveau interprète comme un cube tridimensionnel. Mais il y a deux orientations possibles du cube perçu, toutes deux également compatibles avec l’image bidimensionnelle sur le papier. (…) Après quelques secondes, l’image mentale bascule et continue à osciller aussi longtemps que nous contemplons l’image. Le point est qu’aucune des deux perceptions du cube n’est la bonne. Elles sont toutes deux également correctes. » Si ces illusions familières de nos mondes palpables à deux et trois dimensions ont fourni de si utiles images pour évoquer la nature des innovations majeures de la pensée scientifique, que ne gagnerions-nous pas à combiner les deux méthodologies et à créer des représentations d’états alternatifs dans un monde à quatre dimensions, que pourtant nous ne pouvons pas dessiner et concevons à peine ?

Une carte postale de Marcel

3De fait, un exemple étonnant d’une telle double acrobatie mentale (une illusion optique fondée sur des états alternatifs dans une perspective à quatre dimensions) a été construit voici plus de quatre-vingts ans, par l’un des artistes les plus innovants du vingtième siècle : Marcel Duchamp (1887-1968). Il publia cette illusion en 1967, sous forme d’un puzzle sur un carton au format d’une carte postale, portant une peinture originale d’un côté et une explication verbale de l’autre. Pourtant, son évidente intention et sa brillante réalisation n’avaient jamais été déchiffrées jusqu’ici. On peut trouver à cet échec plusieurs raisons. Une part de responsabilité revient certainement à Duchamp, en conséquence de l’ésotérisme délibéré de ses procédés. Enfant terrible de Dada (selon l’interprétation courante des historiens d’art), connu pour avoir doté la Joconde d’une barbe et d’une moustache, et avoir présenté un urinoir dans une exposition artistique, Duchamp ne daigna jamais expliquer ses théories artistiques ou ses intentions. Mais une responsabilité égale ou supérieure incombe à notre incapacité à poser les bonnes questions, largement en raison du poids de la fausse taxonomie des disciplines intellectuelles, qui crée un hiatus maximal mais illusoire entre l’art (conçu comme une activité créatrice ineffable fondée sur les idiosyncrasies personnelles et soumise aux seules interprétations herméneutiques) et la science (vue comme une entreprise universelle et rationnelle, fondée sur des assertions factuelles et des analyses cohérentes). Du point de vue de cette fausse dichotomie, Duchamp est considéré comme un artiste — et qui plus est, un membre particulièrement provocateur et énigmatique de cette confrérie. Du coup, nous n’avons pas posé les bonnes questions, car nous n’avons pas reconnu le sérieux et le bien-fondé du traitement des problèmes scientifiques — allant de l’optique aux mathématiques probabilistes et à la géométrie multidimensionnelle — qui occupent une grande part de l’art de Duchamp et illustrent, d’une façon inégalée depuis Léonard lui-même, la compatibilité fondamentale entre ces deux grands domaines de la créativité humaine. Beaucoup d’érudits ont reconnu et repéré les nombreuses allusions scientifiques dans l’œuvre de Duchamp, mais en n’imaginant guère qu’il puisse être considéré lui-même comme un novateur en matière de concepts scientifiques, ne serait-ce que parce que les artistes, dans notre vision stéréotypée, ne sauraient développer une expertise suffisante pour comprendre des sujets aussi techniques. Dès lors, dans cette perspective, les allusions humoristiques ou sarcastiques de Duchamp à la science ne pouvaient représenter qu’une vaste blague ironique, la réaction d’un esprit créatif devant la stérilité d’une technologie méticuleuse.

4Nombre des grands iconoclastes qui fondèrent les divers mouvements de l’art moderne au début du vingtième siècle manifestent un sérieux intérêt pour la science de leur temps, pour la géométrie non-euclidienne et la quatrième dimension en particulier, bien qu’ils n’aient guère utilisé ces idées autrement qu’en un sens métaphorique, aussi éclairant ait-il pu être. Duchamp, cependant, combinant une brillante intelligence et une éducation rigoureuse, dans la meilleure tradition de la formation cartésienne française, développa une compréhension bien plus profonde des mathématiques, approchant la compétence professionnelle (du point de vue au moins de la maîtrise conceptuelle, sinon de la manipulation formelle). Comme Rhonda Shearer l’a montré ailleurs, Duchamp porta une attention particulière aux travaux du grand mathématicien Henri Poincaré, et une bonne partie de son œuvre peut être vue comme une application novatrice et systématique des idées de Poincaré sur la nature du temps et de l’espace, sur la causalité et la probabilité, et même sur la créativité humaine.
En 1967, Duchamp publia, sous forme d’une édition limitée à cent cinquante copies, une collection de notes intitulée À l’infinitif (usuellement connue des experts sous le nom de La boîte blanche). Cette œuvre contient des reproductions de soixante-dix-neuf notes, pour la plupart compilées au cours des années précédant immédiatement la première guerre mondiale, et largement consacrées à des sujets scientifiques liés à son projet artistique majeur, Le grand verre. Les critiques n’ont pas saisi la profondeur scientifique de ces notes, mais Shearer et le physicien Richard Brandt, de l’université de NewYork, dans un travail à paraître, ont révélé l’innovation mathématique authentique et explicite que représente la rigoureuse analyse proposée par Duchamp de la représentation de la quatrième dimension.

5Dans une note qui a reçu quelque attention érudite, Duchamp a dissimulé une énigmatique métaphore sur la quatrième dimension (fig. 3). Le texte est le suivant : « Deux objets semblables, c’est-à dire de dimensions différentes mais l’un étant la reproduction de l’autre (comme deux chaises transatlantiques, une grande et une de poupée), pourraient servir à établir une perspective 4-dimensionnelle : non pas en les plaçant dans des situations l’une par rapport à l’autre dans l’espace, mais en simplement considérant les illusions d’optique produites par leur différence de dimensions. »L’envers de cette note porte une image assez grossière de trois barques (fig. 4), situées à des distances variables de l’observateur, comme le signalent des indices fournis par les arbres, montagnes et étangs du paysage environnant. Puisque cette petite vignette naïve ne montre aucune relation évidente avec la note qui occupe l’autre côté et ses transatlantiques, les critiques ont toujours supposé que Duchamp, suivant son habitude, avait utilisé le premier bout de papier qui lui était tombé sous la main quand sa muse l’avait inspiré.

6Ainsi, un spécialiste de Duchamp, Francis M. Naumann, écrit-il que nombre de notes de La boîte blanche consignent « des notations erratiques sur des sujets variés, rapidement griffonnées sur toute surface disponible au moment même. Plusieurs notes, par exemple, figurent sur des factures de gaz de 1914, d’autres au dos de cartes postales, photographies, publicités, notes de restaurant, et paperasses diverses ». Naumann place explicitement dans cette catégorie la note sur les transats et indique : « Au verso d’une carte postale, Duchamp consigna aussi un moyen possible de représenter visuellement la quatrième dimension en considérant une illusion optique créée par deux transatlantiques. » Mais ni Naumann, ni personne d’autre n’a jamais tenté d’expliquer la nature de l’illusion, faute sans doute de pouvoir déchiffrer la note de Duchamp, à cause de l’hypothèse admise sans réserve que les barques, appartenant à une carte postale sans rapport avec le sujet, pouvaient être ignorées.

7Cependant, l’objet n’est pas une carte postale commerciale, mais une peinture originale, presque certainement de la main de Duchamp lui-même, sur un morceau de papier présenté banalement, selon son procédé coutumier, de façon à travestir sa nature réelle. Le côté opposé, qui porte la note de Duchamp, exhibe aussi une ligne verticale médiane et quatre lignes horizontales sur la droite, comme sur une vraie carte postale. Mais sur cet objet d’art singulier, ces lignes sont tracées à la main. Pourquoi donc Duchamp a-t-il voulu suggérer une carte postale ? Et, important, pourquoi a-t-il peint trois barques sur le côté image et transcrit un énoncé apparemment sans aucun rapport de l’autre ?
Les barques auraient pourtant dû inspirer d’emblée quelques soupçons. Nous supposons, d’après les indices usuels de la perspective, que nous voyons trois bateaux à peu près de la même longueur, mais peints avec des tailles différentes pour marquer leur plus ou moins grande distance à l’observateur. Ces bateaux, regardés de plus près, ont un drôle d’air. Une pointe jaunâtre (probablement métallique) à la proue des barques apparaît dans leurs images réfléchies, tout comme la silhouette humaine dressée au milieu de chaque bateau. Mais que faire de l’étoffe grise qui gît à la proue des trois barques ? Une voile roulée — mais alors où est le mât, et pourquoi un petit bateau à rame transporte-t-il une voile ? Ou bien une couverture empaquetée derrière la figure humaine — mais pourquoi une charge aussi lourde et débordante ?

À angle droit

8Une attention plus sérieuse à deux thèmes courants de la production duchampienne permet de résoudre tous ces problèmes. D’abord, nous l’avons indiqué, Duchamp prenait plaisir à dissimuler d’importants énoncés (surtout concernant des thèmes scientifiques) en faisant passer ses œuvres originales pour des objets commerciaux disponibles par milliers dans le négoce. [Shearer a également découvert ceci : aucun des fameux ready-made de Duchamp ne représente vraiment un objet industriel que l’artiste se serait contenté de laisser tel quel et de seulement signer pour en faire une œuvre d’art.] Ensuite, comme l’artiste lui-même l’a fréquemment noté avec délectation, et comme la critique l’a souvent vérifié, Duchamp a toujours joué avec le thème des rotations à angle droit dans son travail (voir sa photographie de 1955, où il se montre à la fois de face et de profil). Plusieurs motifs sous-tendent cette préoccupation, depuis le plaisir immédiat de montrer que des certitudes visuelles peuvent être bouleversées et réorientées par un tel changement, jusqu’à l’argument plus abstrait et formel qu’un axe tracé à angle droit de tous les autres correspond à une dimension mathématique supplémentaire, et qu’une rotation de quatre-vingt-dix degrés représente ainsi, au moins métaphoriquement, la manifestation d’une autre dimension.
Nous soupçonnons, sans pouvoir le prouver, que Duchamp avait deux raisons, l’une dissimulée et l’autre explicite (si nous voulons bien voir), pour tracer ces lignes verticales et horizontales au dos de ses barques peintes : d’abord, nous mystifier en nous faisant croire qu’il s’agit d’une carte postale, et ensuite, nous indiquer que nous devons faire pivoter le tableautin de quatre-vingt-dix degrés pour voir les deux orientations de l’illusion d’optique décrite par-dessus les lignes orthogonales : une image (les barques) à l’horizontale, et l’autre, qui contient la clé de tout ce travail, à la verticale.

9Rhonda Shearer découvrit cette clé verticale un soir où nous nous laissions aller à notre passe-temps favori : jouer mentalement avec les puzzles duchampiens. Elle fit tourner l’image des barques de quatre-vingt-dix degrés, et nous ne pûmes que nous esclaffer devant la merveilleuse simplicité de la solution ainsi révélée, mais cachée en pleine vue avec tant d’art et de maîtrise (fig. 5). Les trois barques, vues de côté comme des objets de même taille mais peints plus ou moins grands pour indiquer leur distance relative à l’observateur dans une troisième dimension supposée, deviennent des chaises transatlantiques, vues de haut (comme par un oiseau regardant vers le bas) et forcément interprétées maintenant comme grandes ou petites (« une grande et une de poupée », selon les mots de Duchamp) car l’image, disposée à la verticale, devient complètement plate quand nous perdons les indices de perspectives (l’étang et les arbres) nécessaires pour suggérer une troisième dimension de profondeur à partir d’une image plane.

10Nous pouvons enfin comprendre pourquoi les barques ont un drôle d’air dans la vue horizontale : Duchamp leur a donné ces curieux attributs pour que la rotation de quatre-vingt-dix degrés fournisse des transatlantiques plausibles. Les pointes jaunâtres deviennent les côtés du cadre de la chaise longue, qui dépassent le siège et le dossier. L’homme debout dans le bateau (et son reflet) devient le bras de la chaise, cependant que les voiles enroulées (ou quoi que ce soit d’autre) deviennent la couverture qui couvre vos jambes sur le pont venté du Queen Mary.
En bref, par une simple rotation de quatre-vingt-dix degrés, des bateaux vus de côté et représentés comme plus ou moins loin en trois dimensions, deviennent des transats, vus de haut et représentés comme plus ou moins grands en deux dimensions. Amusant, et même astucieux, mais y a-t-il vraiment là plus que le plaisir personnel de l’artiste à imposer sa dextérité aux infirmités perceptives du commun ? De quelle manière, en particulier, ce numéro d’escamotage éclaire-t-il l’affirmation de Duchamp qu’il avait inventé une nouvelle forme de représentation pour « établir une perspective 4-dimensionnelle », un aperçu d’un monde supérieur que nous ne pouvons voir dans notre univers environnant avec ses trois dimensions — hauteur, largeur et profondeur ? Devons-nous prendre Duchamp au mot, ou bien plaisante-t-il encore, utilisant un prétentieux langage scientifique pour étayer son canular et ridiculiser plus encore la prétention des mathématiques aux grandes abstractions universelles ?

11Accordons à l’artiste le bénéfice du doute, en faisant crédit à son brio évident, et supposons qu’il nous faille véritablement entrer dans un espace 4-D si nous voulons percevoir d’un coup l’étrange objet duchampien hybride — cet amalgame de barques-plus-ou-moins-lointaines-vues-de-côté et de transats-plus-ou-moins-grands-vus de-haut. Dans notre monde usuel à trois dimensions, nous ne pouvons voir un objet de deux points de vue orthogonaux (à angle droit) en même temps. Si une telle vision était possible, nous pourrions voir deux faces adjacentes d’un même cube à la fois ! On peut, bien sûr, voir deux faces d’un cube à la fois, par exemple, en regardant l’arête qui les sépare de façon que la ligne de visée fasse un angle de quarante-cinq degrés avec chaque face. Mais dans le monde 3-D, on ne peut voir un objet complètement de côté et de haut en même temps.
Alors, comment est-il possible de considérer l’hybride duchampien de barque et de transat comme une seule image cohérente en 4-D ? La réponse de Duchamp lui-même se trouve être correcte ; on peut voir un objet 3-D complètement de côté et complètement de haut à la fois, si nous l’observons depuis la quatrième dimension. De plus, en résolvant pour nous ce paradoxe, Duchamp a fourni un remarquable aperçu du problème toujours aussi fascinant et frustrant des mondes de dimensionalité supérieure que nous pouvons raisonnablement conceptualiser et rigoureusement caractériser en mathématiques, mais que nous ne pouvons voir directement.

Une pédagogie de la quatrième dimension

12Peu de sujets l’emportent sur la quatrième dimension par leur fascination sur les profanes et la difficulté de leur conceptualisation ; d’où une ancienne tradition pour développer des dispositifs explicatifs. Aucune technique ne s’est révélée meilleure à cet égard que le procédé consistant à établir une analogie entre le passage de deux dimensions à trois, que nous pouvons aisément appréhender à partir de notre expérience directe, et le passage de trois dimensions à quatre, dont nous n’avons aucune expérience. Flatland reste dans ce genre le classique le plus accompli et le plus apprécié. Retournons donc à cette source standard pour tenter d’expliquer l’illusion 4-D de Duchamp. Quand La Sphère visite Flatland juste au moment crucial du passage au troisième millénaire, elle tente d’abord d’éclairer Le Carré sur la troisième dimension par un argument verbal. Mais Le Carré ne peut appréhender un tel univers étendu de dimensionalité supérieure à deux, aussi La Sphère l’arrache-t-elle au plan de Flatland et lui offre-t-elle le spectacle de tout son propre univers vu de haut (dimension jusque-là inconcevable pour Le Carré). Naturellement, Le Carré connaît les formes de ses congénères et des bâtiments dans son monde 2-D, mais il ne peut les percevoir qu’en tournant autour et en mesurant laborieusement leurs périmètres et leurs angles. Depuis son nouveau point de vue, cependant, Le Carré peut voir d’un coup la forme entière de tout objet de Flatland — extraordinaire perception neuve qu’il ne peut concevoir et exprimer qu’en disant voir « l’intérieur invisible » des choses en une grandiose vision, intégrale et instantanée.

13Mais quand Le Carré retourne à Flatland, il s’aperçoit qu’il échoue à transmettre sa connaissance nouvelle à ses concitoyens, qui ne peuvent appréhender cette modalité étendue de la vision. Le Carré essaie plusieurs trucs pédagogiques, y compris des métaphores sur la vision transparente et simultanée des totalités (alors que ses compatriotes savent parfaitement que depuis un point donné de Flatland il est possible de voir seulement une partie de la périphérie d’un objet) et un slogan — « Vers le Haut, pas vers le Nord » — qu’il martèle pour se remémorer lui-même sa vision miraculeuse, menacée de se dissiper en pur souvenir purement conceptuel sous l’effet de son confinement 2-D retrouvé.
Abbott espérait que nous pourrions comprendre l’invisible quatrième dimension en faisant une étroite analogie avec la brusque promotion de Le Carré de deux à trois dimensions. Flatland reste l’un des grands classiques de la science-fiction et de la pédagogie mathématique, mais je pense qu’Abbott a commis une erreur tactique dans son choix explicite d’analogies. Abbott insiste sur la lutte de Le Carré pour énoncer sa vision inédite et immédiate de chaque objet de Flatland, une nouveauté miraculeuse que Le Carré ne peut que décrire comme la capacité de voir « l’intérieur » des objets depuis un point de vue mystérieux appelé « le haut » (« Vers le Haut, pas vers le Nord »). En stricte analogie, nous devrions alors conceptualiser la quatrième dimension comme un lieu extérieur à notre espace, à partir duquel nous pourrions regarder l’intérieur de nos corps.
Lors de ma première lecture de Flatland, comme teenager, je fus enthousiasmé par cette perspective, et passai des années à tenter d’assimiler l’analogie, mais sans succès. C’est que la meilleure verbalisation de Le Carré ne représente qu’une limite à lui est imposée par sa perception coutumière, non une façon optimale d’exprimer la promotion de trois à quatre dimensions. Je crois qu’Abbott aurait mieux servi son intention pédagogique s’il avait mis l’accent sur un aspect différent de la vision étendue qu’a Le Carré au-dessus du plan de Flatland, aspect qui se traduit en une analogie plus féconde (et techniquement plus exacte) pour passer de trois à quatre dimensions.

14Le Carré ne se contente pas de voir l’intérieur des objets de Flatland depuis sa nouvelle dimension. Il voit aussi, et avec autant de nouveauté pour lui, l’intégralité simultanée de ces objets, alors que dans le plan conventionnel et limité de Flatland, il ne peut saisir cette totalité qu’avec le temps, en se déplaçant péniblement autour de la périphérie de chaque objet. Et cette capacité à voir l’ensemble d’un seul coup plutôt que petit à petit — bien plus que l’expression limitée et idiosyncrasique que donne Le Carré à sa découverte d’une nouvelle vision « à l’intérieur » des objets — fournit la clé qui débloque la compréhension de la transition de notre monde 3-D familier vers le riche mais inaccessible domaine 4-D, un monde aussi étranger à notre expérience que le reste l’indescriptible haut pour les citoyens de Flatland.
Ainsi, pour formuler l’analogie la plus utile, devrions-nous dire que, tout comme Le Carré pouvait voir d’un coup la totalité d’un objet 2-D depuis la troisième dimension supérieure, ainsi pourrions-nous, depuis une quatrième dimension extérieure aux limites de notre espace tridimensionnel familier, voir d’un coup la surface entière d’un objet 3-D. Et cette vision d’une instantanée totalité saisit l’essentiel de la perspective 4-D que Duchamp tenta si brillamment de communiquer avec son truc des barques et des transats. En trois dimensions, d’aucun point de l’espace, il ne nous est possible de voir la surface entière d’un cube ; il nous faut prendre le temps de déplacer notre œil autour du cube et intégrer mentalement l’objet complet en reliant la série de nos visions partielles. Mais si nous pouvions contempler un cube depuis une quatrième dimension à angle droit avec chacune des trois dimensions du cube, nous verrions les six faces d’un coup.

15Insistons sur ce point crucial, sous une forme au moins semi-technique : nous représentons l’espace 3-D traditionnel selon trois axes mutuellement orthogonaux, c’est-à-dire trois droites ayant un point commun, deux à deux perpendiculaires. Si nous plaçons notre œil sur l’un quelconque de ces axes, nous avons une vue de face directe du plan que définissent les deux autres axes, soit un espace 2-D immédiatement inférieur. Par exemple, quand nous regardons un cube du dessus le long de son axe vertical, nous avons une vue pleine et directe de la face du cube définie par les deux autres axes qui en déterminent le plan. De même et par extension, suivant la méthode de raisonnement par analogie de Flatland, si nous pouvions (ce qui n’est pas le cas dans le monde où nous vivons) tracer un axe supplémentaire à angle droit avec chacun des trois axes d’un cube dans l’espace à trois dimensions, et observer le cube depuis un point situé sur ce quatrième axe, nous verrions d’un coup toute la surface du cube 3-D (tout comme nous voyons toute une face 2-D du cube depuis un axe perpendiculaire à ces deux). En d’autres termes, dans un monde 4-D, nous n’aurions pas besoin de prendre le temps de déplacer notre œil autour du cube pour voir toutes les parties de sa surface, comme nous devons le faire dans notre monde 3-D. Nous verrions plutôt toute la surface du cube depuis la quatrième dimension — non par une observation indirecte d’ordre inférieur, mais pleinement en face(s).
Nous pouvons maintenant mettre à profit la brillante intuition de Duchamp sur la représentation en 4-D, tout en comprenant sa fascination pour la signification à la fois réelle et métaphorique des rotations de quatre-vingt-dix degrés. Duchamp souhaite nous faire voir les barques et les transats comme deux vues alternatives d’une même image (canard/lapin en deux dimensions), ce qui est impossible dans notre espace 3-D, car nous ne pouvons voir les deux vues à la fois. Il n’y a donc pas de point de vue unique depuis lequel l’image alternerait entre ces deux formes, car nous ne pouvons accéder à ces deux vues que séquentiellement dans le temps, en faisant tourner l’objet à angle droit pour voir des transats là où nous avions vu des barques. Mais dans un monde 4-D, nous pourrions les voir à la fois comme deux aspect d’un même objet 3-D hybride. Pour mieux saisir le paradoxe, imaginons que barques et transats occupent deux faces adjacentes d’un cube. Dans notre monde 3-D, en regardant chaque face tout droit (complètement de côté ou complètement de haut), nous ne pourrions pas voir du tout l’autre face. Mais il deviendrait possible de voir les deux faces à la fois et complètement de face depuis la quatrième dimension supplémentaire.

16Duchamp construit alors une subtile comparaison entre la perspective presque inconcevable d’observer un objet 3-D entièrement d’un coup, et une situation que nous pouvons aisément expérimenter avec notre sens du toucher. Supposons que nous tenions fermement un petit canif dans notre main fermée. Nous pouvons toucher simultanément tous les points de la surface du canif, et reconstruire la forme de l’objet à partir de ces sensations, bien que nous ne puissions voir toutes les parties de cette surface depuis un point de l’espace 3-D. Duchamp suggère que nous regardions notre sens du toucher simultané en trois dimensions comme analogue à la possibilité d’une vision simultanée en quatre dimensions. Alors nous comprendrons comment nous pourrions voir d’un coup la surface d’un objet à trois dimensions. Dans une autre note de sa Boîte blanche (fig.6), Duchamp écrit : « La vision 3-D d’un plan P correspond dans l’étendue à une emprise dont on peut se faire une idée en tenant à pleine main un canif, par exemple. »
Duchamp éclaire le sens de cette note avec deux schémas. Si l’on essaie de voir un objet entier dans un espace de même dimensionalité que la sienne, il est impossible de le faire d’un coup, mais il faut se déplacer autour  de l’objet, en saisir des vues partielles différentes et les intégrer. Duchamp suit la procédure d’analogie 2-D de Flatland en écrivant, dans une autre note de La boîte blanche : « Lorsque je représente un espace 3-D par une sphère tridimensionnelle (ou un cube 3-D), je suis analogue à un individu plan A voyant en section un plan dessiné P. L’individu A peut venir en A’. Il mesure en promenade les quatre côtés du quadrilatère, mais à chaque arrêt, ne voit qu’une projection du quadrilatère sur un axe imaginaire à son rayon visuel. » Mais si, comme le montre le second schéma, l’observateur 2-D peut se déplacer dans une troisième dimension supérieure, alors il peut voir tout le plan P à la fois. De même, peut-on voir la surface entière d’un cube 3-D d’un coup depuis la quatrième dimension, tout comme on peut toucher simultanément toute la surface d’un canif.

17Plusieurs autres notes de la boîte blanche renforcent cette interprétation de l’hybride barques-transats comme représentation en quatre dimensions, dont les deux aspects sont des vues tridimensionnelles différentes qui ne peuvent être simultanément perçues dans notre monde 3-D. Duchamp commence par énoncer l’énigme classique : « Objection : quel est le sens de ce mot quatrième dimension, puisqu’il n’y a pas de correspondant tactile, ou sensoriel, comme en ont la première, la deuxième, la troisième dimension ?» Il donne alors une description remarquablement concise et générale de la barque-transat : « De la perspective à deux dimensions donnant l’apparence du continu à trois dimensions, construire une perspective à trois dimensions (ou peut-être à deux dimensions) de ce continu à quatre dimensions.» Cette note semble mystérieuse, mais sa transcription concrète dans l’exemple barque-transat éclaire à la fois son sens et son intention : considérez les barques et transats vues comme des images 2-D qui, au moins pour les barques (étant donné les indices de perspective), figurent un monde 3-D. Mais ces deux vues représentent en fait deux aspects d’un objet hybride 3-D observés simultanément dans l’espace 4-D. Nous pouvons enfin saisir ce que voulait dire Duchamp quand il écrivit, au dos de sa pseudo carte postale « …établir une perspective quatre-dimensionnelle non pas en plaçant [les objets] dans des situations l’une par rapport à l’autre dans l’espace 3-D, mais en simplement considérant les illusions d’optique produites par leurs différences de dimensions.»
Nous savons aussi que Duchamp invoquait l’exemple d’un cube 3-D pour exprimer la vision simultanée d’un objet 3-D complet dans l’espace 4-D, représentant la dualité barque-transat comme deux vues sur deux faces adjacentes d’un cube, visibles toutes deux à la fois en quatre dimensions. Duchamp décrit cette vision simultanée du cube entier, en établissant encore une analogie avec notre toucher simultané de toutes les parties du canif en trois dimensions (j’adore son expression « circhyperhypovu», c’est-à-dire saisi-tout-autour-à-la-fois-du-dessus-et-du-dessous) : « Perspective3-D part d’un plan de face initial qui ne déforme pas. Perspective 4-D aura un cube ou médium à 3-D comme point de départ qui ne déformera pas, c’est-à-dire dans lequel l’objet 3-D est à l’embrasse circhyperhypovu, comme pris avec la main et non pas vu avec les yeux. »

18Les ouvrages de vulgarisation tentent souvent de dépeindre la quatrième dimension comme celle du temps, les trois autres étant celles de notre espace ordinaire. Cette formulation courante répond à l’observation de Duchamp que dans l’espace 3-D ordinaire, on peut voir l’intégralité d’un objet seulement au cours du temps, car on doit séquentiellement déplacer son œil autour d’un objet 3-D pour en saisir la forme complète, qui ne peut être perçue d’un coup. Mais mieux vaut exprimer à la fois le paradoxe et la réalité de la quatrième dimension de façon intéressante et (mathématiquement précise) en la représentant spatialement comme un quatrième axe (impossible à dessiner dans notre monde environnant 3-D) à angle droit avec chacun de nos axes spatiaux habituels, et possédant donc la remarquable propriété de pouvoir nous offrir une vue simultanée globale des objets 3-D — si au moins nous pouvions quitter notre monde 3-D et, comme Le Carré au-dessus du plan de Flatland, observer de l’extérieur notre univers familier.
Une telle perspective demeure le symbole le plus excitant et la plus stimulante réalisation potentielle (si jamais nous pouvions trouver la sortie de notre prison 3-D) du but majeur, du summum bonus de nos vies mentales : la transcendance d’une vision supérieure et authentique (au-delà d’une vague métaphore) de la réalité. Les barques-transats 4-D de Duchamp incarnent ainsi à la fois nos rêves les plus chers et nos efforts intellectuels les plus intenses, en un modeste et charmant fragment de matériel 4-D.
Mais les eurêkas d’une transition millénariste vers les dimensions supérieures de l’intuition présentent autant de risques que de bienfaits potentiels. Le Carré, héros d’Abbott en l’an 2000, finit en prison, condamné comme un dangereux révolutionnaire qui, tel Socrate, pourrait corrompre la jeunesse si on le laissait libre de prêcher « l’Évangile des Trois dimensions ». Comme Duchamp nous le rappelle plus aimablement, avec un humour subtil et discret, nous aussi vivons dans un labyrinthe de prisons conceptuelles qui pourraient nous enfermer d’autant plus étroitement que nous n’en percevons pas les murs. Mais si nous pouvions trouver l’entrée d’un monde plus spacieux, offrant un point de vue d’où fusionnent barques et transats, alors ces murs se révéleraient à nos yeux, et nous pourrions accueillir cette révélation avec un cri de joie excédant la puissance sonore de l’armée entière de Josué, lorsque ses cris et ses trompettes firent tomber les murailles de Jéricho.

Notes de bas de page numériques

1 . Edwin A. Abbott, Flatland, traduit de l’anglais par Philippe Blanchard, Anatolia, 1996

Annexes

Légende illustrations :

Fig. 1 : Duchamp était intrigué par les images ambiguës, telle celle-ci qui peut s’interpréter indifféremment comme un canard ou un lapin.

Fig. 3 : Au dos de sa “carte postale”, Duchamp jeta des notes sur sa conception de la quatrième dimension.

Fig. 4 : Le tableautin de barques de Duchamp, l’un des articles de sa Boîte blanche, montre de curieuses caractéristiques comme les voiles (?) roulées et la pointe jaunâtre des proues.

Fig. 5 : Tournées à angle droit, les barques et leurs reflets deviennent des transats.

Fig.6 : Deux notes de La boîte blanche développent la conception duchampienne de la quatrième dimension.  

Notes de la rédaction

La version originale de cet article est parue dans Tout-Fait, « The Marcel Duchamp Studies Online Journal ». vol.1, 1999, www.toutfait.com/]

Pour citer cet article

Stephen Jay Gould et Rhonda Roland Shearer , « Barques et transats », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, Barques et transats, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3897.


Auteurs

Stephen Jay Gould

1941-2002, paléontologue et essayiste américain.

Rhonda Roland Shearer

Artiste new-yorkaise, a créé et dirige un Laboratoire  de recherche art-science ; elle est associée au département de psychologie de l’université d’Havard ainsi qu’au département de physique de l’université de New-York.