Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Alan L. Mackay  : 

Un bon caractère

p. 108-115

Texte intégral

1Le rôle de l’alphabet à la base de la culture européenne est un présupposé si fondamental que nous en oublierions l’existence d’autres points de vue, chez d’autres peuples. « Au commencement était le Verbe », croyons-nous, à quoi Faust déjà rétorquait « Au commencement était l’Acte ». Mais l’alphabet relie les mots parlés (le Verbe) aux choses faites (l’Acte). Non content de permettre la communication et la préservation du passé, l’alphabet nous fournit de puissantes analogies pour la connaissance scientifique. Deux mille ans avant le code génétique, Épicure observait que « les atomes se présentent en différentes positions et ordonnances, à l’instar des lettres qui, bien que peu abondantes, par la multiplicité de leurs dispositions, produisent d’innombrables mots ».
L’alphabet, par la médiation du langage, est source d’idées. Si les mots actuels peuvent évoquer des émotions et des pensées, c’est souvent qu’ils contiennent des résidus de mots anciens renvoyant à des notions plus concrètes, et qu’ils reposent sur le son. L’alphabet latin a une forme simple et pratique. Avec vingt-cinq formes, plus ou moins, il a trop peu de variété pour être d’une grande valeur esthétique, même si la typographie est un art aussi développé qu’austère. L’alphabet d’Ogham,1 sans contenu artistique, mais fondé sur des concepts aujourd’hui cruciaux en cette ère informatique, fut l’invention d’un génie celte, un millénaire environ avant Charles Babbage. (figure 1)

2Mais le système d’écriture chinois est le descendant de systèmes pictographiques anciens, si bien que certains glyphes datant d’il y a trois mille ans sont encore compréhensibles aujourd’hui. Et l’Occident s’est toujours étonné que des symboles si nombreux puissent être appris et utilisés, et s’est émerveillé de la façon dont ils sont liés à la parole et à la pensée. Par-delà sa valeur phonétique, et plus fondamentalement, chaque caractère individuel incorpore art, mystère et sens accumulés au fil des âges. Les caractères ont des étymologies aussi bien réelles que légendaires qui aident à les mémoriser, et les technologues chinois ont pu les utiliser avec précision pour expliquer ce qu’ils voulaient communiquer. La calligraphie est en Chine un art traditionnel des plus sérieux2 où l’on trouve un vaste domaine pour l’expression individuelle.3 D’autres systèmes d’écriture dérivant de pictogrammes, tels ceux du Moyen-Orient antique, ont succombé dans la compétition avec les systèmes alphabétiques ou phonétiques, mais les caractères chinois, utilisés dans tout l’Empire pour les divers dialectes du chinois, ont fourni un très puissant outil d’unification administrative et n’ont cessé de se développer. Standardisés pour la première fois en 213 av. J.-C., ils sont entrés maintenant dans une nouvelle phase, au service d’une civilisation de plus en plus fondée sur la science moderne et la technologie.
C’est une question inévitable que de se demander combien il existe de caractères. Mais certains sont très communs, d’autres très rares. G. K. Zipf fut le premier à étudier quantitativement ce genre de problème en linguistique et à établir des lois de distribution de fréquences.4 En ce qui concerne les caractères chinois, deux à trois mille suffisent pour la vie courante5 ; les dictionnaires en comptent environ six mille ; les dictionnaires historiques, répertoriant toutes les variantes, peuvent aller jusqu’à quarante mille ; la norme informatisée GB 2312-80, quant à elle, en contient six mille sept cent soixante-trois. Le nombre de mots composés est bien sûr énormément supérieur. Les tables de concordance de la littérature ancienne donnent le nombre de caractères utilisés dans les grands textes classiques : les Analectes de Confucius en comptent mille cinq cent treize, et l’on en trouve mille cent douze chez Mencius, trois mille deux cent cinq chez Chuan Tzu, deux mille six cent vingt-trois chez Mo Ti, mais seulement huit cent quatre chez Lao Tzu. Un poème fameux de Po Chu-i (figure 2) met en lumière la brièveté du plus grand des livres, le Tao-Te-Ching, de Lao Tzu :

« Ceux qui parlent ne savent rien,
ceux qui savent se taisent.
Ces mots, me dit-on,
Sont ceux de Lao Tzu.
Mais s’il nous faut croire que Lao Tzu savait,
Pourquoi a-t-il écrit un livre de cinq mille mots ? »

3Étant donné ce chef-d’œuvre de cinq mille mots écrits avec huit cent quatre caractères différents seulement, on peut se demander combien connaissait de caractères Lao Tzu, même s’il ne les utilisa pas. Les considérations de Zipf nous permettent de donner une estimation raisonnable. Il suffit d’utiliser la table de concordance fastidieusement établie par un érudit, et de compter les occurrences cumulées : combien de caractères sont présents une fois seulement, ou deux au moins, trois au moins, etc.6 Cette distribution peut alors être comparée à la formule théorique de Zipf, et extrapolée aux occurrences nulles, indiquant combien de caractères n’ont pas été utilisés. On trouve un total d’environ mille cent soixante-dix pour le répertoire de caractères effectif probable de Lao Tzu, en conformité avec celui des autres auteurs.

4Bien que les Chinois, avant les Européens, aient connu l’impression avec des blocs de bois et même avec des caractères mobiles, l’introduction en Chine de la machine à écrire, de la linotype et du télégraphe électrique imposa quelques bricolages peu satisfaisants, et la culture alphabétique aurait pu finir par triompher. Mais l’ordinateur est arrivé à la rescousse des caractères chinois et leur a insufflé une nouvelle vie. Les visiteurs venant du monde alphabétique sont aujourd’hui abasourdis de voir qu’une civilisation moderne peut se développer avec ce système. Il existe même des logiciels de reconnaissance vocale fournissant les caractères écrits. Dans les rues commerçantes de Pékin, outre les traditionnelles boutiques de jades et de soieries, on peut visiter d’innombrables magasins d’informatique où l’on trouve même des pousse-pousse à pédales avec lesquels les acheteurs peuvent emporter chez eux les grosses boîtes contenant leurs ordinateurs.

5Mais comment la culture chinoise s’arrange-t-elle avec les nouveaux concepts, comme le plutonium ou l’internet ? Malgré ses millénaires passés sans alphabet, la Chine était, au début des années 1950, sur le point d’abandonner ses caractères traditionnels pour un alphabet phonétique. Mais bien qu’un tel alphabet (pin yin) soit désormais universellement enseigné en complément, les caractères retiennent leur primauté. Pour permettre une acculturation élargie et faciliter l’écriture, un ensemble de caractères simplifiés, souvent fondés sur des simplifications antérieures, a été promulgué. L’internet permet en général de choisir entre cette police simplifiée et la police traditionnelle, encore en usage à Taiwan et Hong-Kong. Les personnes âgées se trompent parfois en saisissant les caractères en pin yin, mais les enfants sont tout à fait précis.

6C. P. Snow, dans son fameux ouvrage, Les deux cultures, rapporte : « Lors de nombreuses réceptions, j’ai rencontré des personnes qui, selon les canons de l’éducation traditionnelle, étaient fort cultivées et se moquaient avec beaucoup de verve de l’inculture des scientifiques. En quelques occasions, je répondis à la provocation en demandant à la compagnie qui, parmi elle, saurait résumer la Seconde loi de la thermodynamique. La réponse fut réfrigérante et négative. » Il se trouve qu’un test analogue peut être fait dans l’aire culturelle chinoise, avec le même effet de discrimination. Demandez donc à vos amis chinois s’ils connaissent le caractère que montre la figure 3.  

7Un caractère chinois a en général deux parties. À gauche ou au-dessus, figure le radical, qui donne quelque indication relative au sens. On trouve souvent les caractères dans un dictionnaire en cherchant le radical (ou titre de section), traditionnellement au nombre de deux cent quatorze avant la modification de leur liste, puis on compte le nombre de coups de pinceau nécessaires pour écrire le reste. Cette partie additionnelle est appelée phonétique, et donne des indications sur la prononciation. La combinaison de composants anciens permet de nouvelles significations. Ainsi, le caractère figuré montre-t-il le radical “feu” à gauche, et, à droite, comme partie phonétique, le caractère “marchand”, prononcé shang. Le caractère complet signifie “entropie”, et se prononce shang aussi. Je suppose qu’il a été créé par une commission de terminologie, et on le trouve maintenant dans la matrice internationale de caractères, en général GB-2312-80, que connaissent tous les traitements de texte chinois — mais pas tous les Chinois. Il n’est pas utilisé en japonais, où le mot “entropie” est transcrit phonétiquement.

8Les gens se souviennent des caractères à partir de leurs étymologies réelles ou imaginaires, de sorte que l’association du feu et du commerce est mnémotechniquement fort appropriée pour écrire “entropie”. Une discussion sur ce caractère chinois fit surgir le commentaire que shang shu, littéralement “nombre du marchand”, signifie “quotient”, et que cette association aidait à fixer en mémoire la définition de l’entropie comme quotient de la quantité de chaleur par la température. Il existe aussi un caractère unique pour l’enthalpie, prononcé han, dont le radical est toujours le feu, et dont la partie phonétique a la signification associée au “contenu”, particulièrement avec le sens concret de “tenir dans sa bouche”, ce qui est tout à fait approprié pour un contenu calorifique.

9Dans un monde plus conscient de ce qu’est l’entropie, où l’énergie serait tarifée selon la température à laquelle elle est fournie, les gens ne se chaufferaient pas en consommant de l’électricité dans des radiateurs à résistance, mais utiliseraient plutôt des pompes à chaleur. En science, la vision chinoise qui regroupe des éléments en structures bidimensionnelles, plutôt que de se contenter de l’ordonnancement unidimensionnel auquel se réfèrent Épicure et qu’utilise aussi le code génétique, permettrait-elle de nouvelles intuitions ?

10Bien qu’apparaissant à l’écrit comme une suite de caractères simples, la langue chinoise possède surtout des mots polysyllabiques comprenant plusieurs caractères. Avec un logiciel moderne de traitement de texte, si vous saisissez (en pin yin) une syllabe seule, le programme vous offrira peut-être une douzaine de caractères tous prononcés de la même façon. Vous pouvez en choisir une mais, si vous continuez à saisir les syllabes phonétiques suivantes du mot ou des mots de la phrase, il n’y aura plus en général qu’une sortie unique de caractères. Ainsi, la saisie du phonétique shang amène-t-elle onze caractères différents — dont shang = entropie est le choix le moins courant. L’énonciation phonétique shang n’est donc pas suffisante pour suggérer le sens “entropie”, de sorte que le professeur doit écrire le caractère au tableau, ou, dans la conversation, fournir quelque explication de ce dont il est question (il existe même des techniques pour décrire un caractère chinois au téléphone). Ainsi, lors de réceptions à la C. P. Snow, les gens peuvent discuter à loisir, et explorer leurs connaissances ou ignorances mutuelles.

11La création de nouveaux caractères à des fins scientifiques s’est trouvée relativement limitée, mais l’invention de nouveaux mots, composés de caractères préexistants, est beaucoup plus prolifique et moins régulée. Parcourant un glossaire de termes scientifiques, on voit fort peu d’expressions à caractère unique. Les vieux dictionnaires contenaient nombre de caractères spéciaux dont on peut désormais se passer. Il y avait ainsi un caractère unique pour désigner l’“arc-en-ciel secondaire”, mais il n’est pas nécessaire de l’apprendre, puisqu’une expression peut être formée à partir de caractères bien connus. Des caractères pour désigner les éléments chimiques ont été formés d’une façon standard, comme pour le plutonium, qui possède le radical “métal” et le phonétique “bu”.

12Pour un étranger, le pire écueil du système chinois est que les noms étrangers sont transcrits phonétiquement en utilisant les prononciations de caractères ordinaires qui ont par ailleurs un sens indépendant. La transformation est si erratique qu’elle en devient irréversible. Du coup, les textes scientifiques utilisent les caractères latins pour les auteurs étrangers et partout où l’exactitude est nécessaire. L’ordinateur permet d’effectuer cette efficacement transcription, avec l’inconvénient que la main du scripteur ne travaille plus aussi automatiquement : autrefois, la main se souvenait autant que l’œil, mais elle y est à présent moins apte.

13De nouveaux mots sont requis en grand nombre dans une société moderne en développement ; beaucoup disparaissent avec les changements de mode et l’avancement de la science, mais quelques créations sont appelées à durer. Une recherche sur les sites scientifiques chinois a mis en évidence une intéressante discussion concernant la façon de rendre le terme “prion”. Un auteur donne une liste d’une douzaine de propositions, et recommande de choisir pu ruan. Le premier caractère est choisi pour sa valeur phonétique au début de pu lu xin na, la transcription du nom de Prusiner, découvreur des prions. Le second caractère, ruan, est l’un des mots utilisés pour “protéine”, et l’ensemble est choisi pour sa valeur phonétique approchant celle de “prion” — mot dont il faut remarquer qu’il a lui-même été créé de toutes pièces à partir du terme de “particule (d’où le suffixe “-on”, comme dans électron) protéique infectieuse” (contracté en “pr-i”).

14Ainsi, la langue chinoise et son système d’écriture se révèlent-ils continuellement adaptables à des exigences changeantes, et ont-ils répondu de façon créative au défi de la communication électronique et aux pressions politiques, économiques et militaires de la superpuissance mondiale actuelle.

15Je dois beaucoup pour mon information, à mon collègue Wyatt Yu, car, comme l’a écrit Lord Curzon, jadis vice-roi des Indes : « L’Orient est une université où nul étudiant ne reçoit jamais de titre », tant on y trouve toujours à apprendre.7

Notes de bas de page numériques

1 1. Robert Graves, dans The White Goddess (1948), donne un compte rendu stimulant, mais sans références, des origines de l’alphabet.

2 . Voir par exemple Chiang Yee, Chinese Calligraphy, Methuen, Londres 1938.

3 . La discussion par Joseph Needham de la dénomination des parties de l’arbalète offre ici un exemple allant à l’encontre du mysticisme de certains commentaires philosophiques.

4 . G. K. Zipf, The Psycho-biology of Language : An Introduction to Dynamic Philology, 1935.

5 .  Au Japon, l’éducation est plus étroitement normalisée et il y existe mille neuf cent quarante-cinq caractères prescrits par l’État pour utilisation dans les documents officiels et publices (comme les journaux).

6 .  Ces fréquences cumulées valent huit cent quatre (pour une occurrence au moins), quatre cent soixante-neuf (deux occurrences au moins), trois cent quarante (trois), etc.

7   Un amateur tel que moi peut s’initier aux études spécialisées modernes grâce, par exemple, au journal East Asian Science, Technology and Medicine, Seminar f. Sinologie u. Koranistik, Universität Tuebingen.

Annexes

Légendes

figure1 : L’alphabet d’Ogham

figure 2 : Un poème de Po Chu-i

figure 3 : Shang = entropie

Pour citer cet article

Alan L. Mackay, « Un bon caractère », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Un bon caractère, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3847.


Auteurs

Alan L. Mackay

Physicien, spécialiste de cristallographie, professeur émérite du Birkbeck College, université de Londres.