Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Gao Xingjian et Jin Siyan  : 

Littérature et écriture

p. 93-106

Texte intégral

entretien de Gao Xingjian avec Jin Siyan & Wang Yipei

1— Jin Siyan : Je souhaiterais m’entretenir avec vous de plusieurs sujets : d’abord les questions de tradition et de littérature au sens large, comprenant, entre autres, celles de la critique littéraire (vous avez dit que la critique est « une affaire de touche-à-tout »), puis de littérature froide et pure, et enfin un rapide bilan de vos vingt années de création...

2— Gao Xingjian : Cela fait douze ans en France et huit ou neuf ans pendant la période de post-révolution culturelle en Chine, si l’on s’en tient à ce qui a été publié.

3— JS :Que pensez‑vous de l’anti-tradition, déjà devenue en quelque sorte une tradition révolutionnaire en Chine ?

4— GX : En ce qui concerne l’anti-tradition, elle a toute sa signification, lorsqu’une tradition devient un fardeau, un étouffement, comme à l’époque du Mouvement du Quatre Mai (en 1919), quand le fait de se lever contre une éthique féodale revêt un sens. Mais elle devient non-sens, si elle s’érige en principe, un principe intemporel. Par ailleurs, quand la tradition ne constitue pas un étouffement, l’anti-tradition peut conduire au néant. Par conséquent, l’anti-tradition n’est pas un principe, elle n’a de sens que dans un contexte bien déterminé. Si elle n’aboutit pas en même temps à une création, elle n’engendre pas souvent de bons résultats. La révolte, ou la prétendue résistance ou révolution, ne fait pas autre chose que de renoncer au patrimoine et d’abattre l’ancien, tant qu’elle ne construit pas de nouveautés. Bien entendu, l’anti‑tradition peut également conduire à de nouvelles créations, mais cela suppose la révolution comme condition préalable et les destructions comme conséquences.

5— JS : Plus de quatre-vingts ans se sont écoulés depuis le Mouvement du Quatre Mai. Pensez-vous que l’histoire de ces plus de quatre-vingts ans est celle d’une anti-tradition apparue sous toutes ses formes ?

6— G X : S’opposer interminablement à la tradition, en d’autres termes, faire la révolution, a déjà profondément marqué ce siècle. Il est donc celui des révolutions continues, il est jalonné de révoltes incessantes, il est passé de négation en négation et ressemble bien à un modèle hégélien. Or, la négation de la négation n’aboutit pas nécessairement à un niveau plus élevé. Elle va de mal en pis, de vulgarité en grossièreté. La littérature chinoise est confrontée à ce problème. Elle a fini par devenir une littérature paysanne, elle-même transformée en grossière littérature de propagande.

7— JS : L’anti-tradition dans la littérature chinoise contemporaine ou l’attitude qu’elle adopte à l’égard de la tradition est-elle, d’après vous, révolutionnaire, évolutive, ou une répétition de l’histoire chinoise depuis le Quatre Mai, voire de celle qui remonte à une période plus lointaine ?

8— GX : L’anti-tradition avait un sens positif à l’époque du Quatre Mai. Si le Quatre Mai n’avait pas abouti à un nouveau courant littéraire, à l’introduction de la culture occidentale et à l’apparition de la nouvelle littérature chinoise, le mot d’ordre lui‑même (à savoir l’anti-tradition) n’aurait pas de sens à lui tout seul. Les conséquences qui en découlaient ont été également positives à l’époque du Quatre Mai. Mais elle s’est transformée plus tard, en un modèle banalisé. L’anti-tradition s’est poursuivie et radicalisée depuis un siècle jusqu’à la Révolution culturelle. Même les avant-gardistes et post-modernistes, apparus plus tard, n’ont pu s’affranchir de ce modèle, consistant à s’opposer à tout. L’art est avant tout création. L’anti-tradition est devenue, au bout d’un siècle de pratique, un modèle sclérosé. Les écrivains et les artistes doivent en sortir. Construire des nouvautés est plus intéressant. Si vous ne pensez qu’à vous opposer, qu’à la négation de la négation, vous aurez du mal à échapper au modèle des anciens. Pouvez-vous réussir à vous débarrasser finalement d’un modèle dialectique hégélien ? La négation de la négation n’est qu’une simple formule et l’histoire n’en est pas encore à sa fin. Hégel a sa vision de l’histoire ; sa triade est un système fini. En fait, ce problème existe non seulement pour Hégel, mais également pour tous les systèmes philosophiques. Le monde est infiniment riche. La fin du XXe siècle a connu une crise générale à la fois morale et intellectuelle. Aujourd’hui, il n’est plus valable d’expliquer le monde avec une idéologie.

9— JS : D’après vous, faudra-t-il renoncer à la révolution ?

10— GX : Li Zehou et Liu Zaifu ont écrit un livre intitulé Adieu à la révolution. J’approuve cette idée. Sous un regard rétrospectif, au bout d’un siècle qui lui a été consacré, la révolution nous a-t-elle apporté des désastres ou des réalisations ? La révolution engendre parfois la terreur, des désastres ; mais elle peut aboutir également à de bonnes choses comme ce fut le cas de la Révolution française. Cependant très peu de révolutions ont produit de tels résultats. La révolution mène le plus souvent à la dictature, à la destruction et à la table rase, par la démolition totale du patrimoine, des réalisations de la culture et des anciens.

11— JS : Vous vivez en France depuis de nombreuses années. Les milieux artistiques, littéraires ou philosophiques français ont également connu leurs révolutions, y compris la Révolution française. Quelles sont les conséquences de ces révolutions ?

12— GX : Des historiens français débattent sur les bienfaits et les méfaits de la Révolution française. Savoir s’il fallait guillotiner Louis XVI est même devenu l’objet de débats. Si nous nous penchons sur le passé, nous trouverons des révolutions constructives. Les fruits de la Révolution française ainsi que ceux de la Révolution américaine méritent débat. Revenons sur la littérature. Depuis plus d’un siècle, dans les milieux littéraires, les intellectuels, pour la plupart sous l’influence du marxisme, étaient généralement de gauche. Ils ont acquis la conviction que le monde évolue sans cesse et qu’il convient d’en accélérer la transformation par la violence et la révolution. Cette thèse de révolution permanente a influencé la littérature, qui est une manière de connaître, non d’expliquer. Plus il y a d’empreintes idéologiques, pire est la littérature.

13— JS : La littérature contemporaine française est-elle consciente de ce phénomène ?

14— GX : Il s’agit avant tout d’une crise de la pensée, et pas seulement d’une question de littérature. Des intellectuels français ont parlé, dès la fin des années quatre-vingt, de cette crise de la pensée. Autrement dit, est-il encore possible d’expliquer l’histoire contemporaine avec des théories d’évolution et de révolution ? Les idéologies ont fait faillite l’une après l’autre. Après l’effondrement du Mur de Berlin et la fin de la guerre froide, l’Occident a connu, contre toute attente, une grande crise de la pensée. Des penseurs français ont été parmi les premiers à en prendre conscience. C’est toujours en France qu’ont été déclenchées les premières interrogations, qu’il s’agisse de débats sur l’art contemporain ou de nombreuses critiques à l’égard du postmodernisme. Au début des années quatre‑vingt‑dix, il y a eu un important débat autour de l’art contemporain. La révolution de l’art, provoquant la crise de l’art contemporain, semble être une impasse. Ce qui guide l’art contemporain, c’est une vision simpliste, le renversement d’une génération par une autre et la thèse de révolution permanente dans l’art. Derrière cela, se cache une idéologie, qui ne poursuit qu’un principe, à savoir la révolution, la négation constante de la négation. Le contexte est mis en cause. L’incessante négation de la négation dans l’art conduit à l’appauvrissement de la qualité de l’art.

15— JS : La négation et la mise en cause de cette négation de la négation ne reviennent-elles pas alors à la négation elle-même ?

16— GX : La négation de la négation consiste, selon moi, à réduire ce monde riche et multiple à quelques principes. Durant ce siècle, on a attrapé une sorte de maladie qui place les principes au-dessus de tout, dont découlent de nombreux petits autres. Il en va de même pour les convictions et les idées. Or, le monde infini pourrait-il être vraiment expliqué par des idées ? On prétend souvent avoir créé selon certaines idées, et non selon des expériences, un prétendu royaume idéal qui n’aurait jamais existé auparavant. On a de fortes raisons de douter de ce genre d’illusions.

17— JS : Pensez-vous que nous devrions, au contraire, rétablir la tradition ?

18— GX : Par tradition, on veut signifier quelque chose qui existe déjà. L’innovation est plus intéressante que la révolution et le processus plus intéressant que le résultat. Il vaut mieux laisser se dissoudre certaines conceptions sclérosées de la littérature. Par exemple, dadao (abattre/renverser) est une notion politique ; et pour l’historiographie, renverser les anciens n’a aucun sens, c’est d’ailleurs chose impossible, puisque les anciens font partie intégrante de l’histoire.

19— JS : Mais ce processus n’est-il pas en quelque sorte une tradition en cours de formation ? Selon le point de vue de certains historiens occidentaux, on ne peut observer qu’une histoire déjà formée. Peut-on penser une histoire qui aurait dû se passer différemment, une histoire en cours sans pourtant en avoir la forme ? Lorsqu’on œuvre à la création littéraire, peut-on s’engager dans cette histoire qui aurait dû se passer, mais qui n’a finalement pas eu lieu, ou dans cette tradition en cours de formation, mais qui n’en possède pas encore la forme ?

20— GX : C’est très difficile à dire. Nous avons évoqué à l’instant la question de la conception de l’histoire. Souvent, on ne parle que d’une histoire, comme s’il n’en existait qu’une seule. Or, l’histoire est plurielle. Différents points de vue conduisent à des visions différentes de l’histoire. Elle est si riche que l’on peut l’écrire au pluriel. Mais l’histoire écrite est souvent celle forgée par des pensées ou des pouvoirs dominants.

21— JS : Y a‑t‑il une histoire qui n’a pas eu lieu mais qui aurait dû avoir lieu d’une telle manière ?

22— GX : Mais l’histoire ne reconnaît que ce qui s’est réellement passé et non ce qui aurait dû se passer. Quant à la façon d’écrire sur ce qui s’est passé, l’histoire est susceptible de s’écrire de plusieurs manières. D’ailleurs, elle est toujours en train de se réécrire. Réécrire l’histoire ne date pas de notre époque. Mais derrière cette tentative de réécriture, c’est encore la révolution qui nous hante. Nous ferions mieux d’adopter une attitude plus tolérante, consistant à admettre la pluralité de l’histoire, et donc à reconnaître la richesse du monde. Il en est de même pour la tradition, qui ne représente pas une globalité. La tradition est extrémement riche. Chaque artiste peut y puiser sa source. Personne n’est né du néant ; derrière chaque artiste, on peut toujours trouver une tradition. Des révolutionnaires trouveront une tradition propre aux révolutionnaires. La question est plutôt celle-ci : ancêtres et traditions mis à part, qu’avez-vous créé, dit ou fait comme nouveautés ? Qu’avez-vous développé, enrichi ou suggéré comme nouvelle découverte ? Voilà la chose la plus intéressante.

23— JS : Même s’il s’agit de la chose la plus intéressante, s’expose-t-elle au danger, une fois sortie ?

24— GX : Bien sûr, il y a un danger, une fois qu’elle apparaît. Comme elle est toute fraîche, on ne la connaît pas, on a besoin de temps, de recul, pour la connaître, et elle constitue, dès son apparition, une excitation, un défi.

25—JS : Le défi ou l’excitation est un danger imposé par l’extérieur. Y a-t-il un risque à ce que cette chose intéressante devienne à son tour un danger, une fois que son existence est affirmée ?

26— GX : Il vaudrait mieux considérer cette question d’un point de vue personnel. Chaque artiste est un individu. Il n’est pas narrateur d’une vision de l’histoire ou de l’histoire de l’art, encore moins représentant d’une volonté collective. Chaque artiste est différent. Lorsque vous vous trouvez comme individu devant la tradition, vous pouvez y puiser ce que vous voulez et ne pas tenir compte de ce que vous ne voulez pas. Transformer systématiquement la tradition en un ennemi correspond à un besoin — politique ou idéologique. Pour un artiste, une attitude intelligente consiste à déposer le fardeau et à en prendre ce qu’il veut. Cependant, prendre n’est pas créer. Il lui faudra encore réaliser quelque chose qui lui soit propre. C’est ça qui est intéressant. Même si vous adoptez une attitude hostile, telle la lutte acharnée de Don Quichotte contre les moulins à vent, la tradition restera là où elle est, à moins d’avoir recours à la violence et de brûler les musées. Quant au fardeau moral, il est déposé, quand on veut bien le déposer, il est débarrassé, quand ont veut vraiment s’en débarrasser.

27— JS : Cet affranchissement peut‑il être interprété de la même façon que le fait Paul Celan, poète contemporain allemand, à propos de la poésie, : la poésie est quelque chose que l’homme emporte en s’enfuyant, mais qu’il jette à l’instant même où il s’éloigne ?

28— GX : La poésie est comme une respiration. L’homme a besoin de s’exprimer, de crier. Lorsque cette expression se transforme en écriture, elle devient poésie. En littérature, il ne s’agit en réalité pas de lutte, quelle qu’elle soit. Si l’on se réfère à l’histoire de la littérature, l’écrivain pourra connaître des difficultés existentielles, mais son œuvre est sa respiration. La littérature provient de l’expression. Transformer l’histoire de la littérature en celle de luttes idéologiques, voilà aussi l’un des maux du siècle.

29— JS : Vous avez parlé de littérature comme un défi lancé à la société par l’individu. Quelle est la différence entre le défi et la lutte ?

30— GX : Il ne s’agit pas de véritable défi, car j’ai dit « seulement une attitude de défi ». Nous devons d’abord admettre ceci : un artiste est extrêmement faible, il ne représente, comme simple individuini ni le peuple, ni la patrie, ni un parti politique, ni une classe ou une force sociale. Il ne s’exprime que par sa propre voix. Même Zola, écrivain pourvu d’un sens si aigu de la responsabilité sociale, ne s’exprimait personnellement que par des « J’accuse », « Je proteste », « Je condamne ». Les gens peuvent ne pas vous écouter, le pouvoir chercher à vous étouffer, l’artiste s’exprimera malgré tout de sa propre voix et consignera sa pensée par l’écriture. Là est le défi ; mais ce défi n’est qu’une attitude, ayant pour ambition de laisser une trace. L’artiste n’est pas un combattant. Il veut parler simplement s’exprimer, comme il respire. En ce sens, il ne faut pas exagérer l’importance de sa voix, jusqu’à la prendre pour celle de l’époque. Ne pas être sincère, c’est en littérature, ce qu’il faut éviter le plus.

31— JS : En quoi consiste le problème de la littérature, en ce que l’individu exprime ou sa manière de l’exprimer ?

32— GX : Deux questions qui se posent depuis toujours : la première, d’avoir quelque chose à dire, et la seconde, comment le dire. Depuis le modernisme, il est à la mode de prêter attention au “comment dire”, c’est-à-dire, à la forme, voire au formalisme. Mais lorsque le formalisme acquiert un sens absolu, il fait disparaître ce que l’artiste à dire. Si la forme est destinée à révéler ce que n’a pu exprimer une forme ancienne, alors elle trouve un sens. Tout écrivain ou artiste qui réussit dans son domaine a le mérite de trouver un langage, une forme, un mode d’expression pour s’exprimer. Non seulement il dit de nouvelles choses, mais il crée de nouvelles formes. Ces deux aspects sont en réalité étroitement liés.

33— JS : Est-il possible qu’il n’y ait plus que la forme ?

34— GX : Depuis le début du XXe siècle, de nombreux artistes ont subi la tentation formaliste, sans cesse renouvelée. L’art peut devenir purement formel, avec le danger que la forme se substitue à l’homme. Si l’art peut exister sans une expérience vivante derrière la forme, alors, des volumes, figures, carrés, couleurs constituent une forme artistique. Mais, si cette forme artistique n’est pas investie de l’expérience personnelle de l’artiste, elle devient un pur concept artistique abstrait, comme dans l’art conceptuel ; on abstrait la peinture jusqu’à ce qu’elle devienne monochrome et non figurative, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le cadre et les matériaux de peinture, les rapports entre le cadre et l’image. Dans les années soixante, il y eut en France un courant qui n’utilisait que ces rapports. Le résultat est qu’il n’y a plus de peinture, il reste des matériaux. Cela n’empêche pas qu’il soit aussi appelé art, bien que l’expérience personnelle de l’artiste ait disparu. Pour moi, la forme artistique trouve sa limite lorsque l’expérience vivante, humaine, personnelle disparaît ; elle devient objet.

35— JS : Vous avez écrit que la littérature est une cause solitaire et qu’il vaut mieux se tenir à l’écart de la société. Ce positionnement est-il lié à la stabilité du monde extérieur ?

36— GX : Il faut un minimum de conditions sociales. En Chine, durant la longue période féodale, malgré la tourmente de la guerre et le changement de dynasties, les écrivains pouvaient écrire, mener une vie d’ermite, s’enfuir dans les montagnes ; au pire des cas, il y avait des temples comme refuge. Pendant la Révolution culturelle, où pouviez-vous vous cacher ? Nulle part, même pas dans une fente de la terre. Selon les termes de Chen Yi, « le filet céleste est vaste et ne laisse échapper personne ». Lui‑même n’a même pas pu s’enfuir et a connu une triste fin. Ne parlons pas du sort des autres intellectuels. À cette époque‑là, il n’y avait la possibilité d’entreprendre de véritables créations. Dans des circonstances sociales normales, je pense qu’il vaut mieux, pour un artiste, ne pas se montrer en créneau, ni servir de porte-parole à la société. Il existe de telles préconisations. Mais, nous nous apercevons que les œuvres les plus intéressantes de l’histoire de l’art ne ressemblent pas à cela. Sinon, nous n’aurions plus qu’à lire des livres d’histoire et de politique, et nullement besoin d’artistes. L’artiste doit avoir une marge et garder une certaine distance. C’est seulement ainsi qu’il peut pratiquer son art. L’art nécessite du temps et de la patience. Il n’est ni une lutte, ni une affaire de “m’as‑tu‑vu”. On doit garder son sang froid et avoir beaucoup de goût ; il faut donc une « littérature froide ».

37— JS : La marge dont vous parlez est-elle liée à un état d’esprit d’homme solitaire ?

38— GX : Oui, il faut savoir supporter solitude et isolement ; ces deux états constituent, pour un artiste, non un élément négatif, mais une condition nécessaire qui permet de se concentrer.

39— JS : L’ascèse est-t-elle un moyen pour atteindre la solitude ?

40— GX : Pas forcément. La solitude est parfois un plaisir. Dans la société chinoise, elle est même un luxe. L’existence que j’ai menée en Chine me fait juger la solitude extrêmement précieuse. C’est précisément grâce à elle que j’ai pu survivre et garder mon indépendance d’esprit. La solitude est nécessaire à l’artiste et à la maturité de son art.

41— JS : Quel est le rapport entre solitude et contrainte ?

42— GX : La solitude sert à échapper à la contrainte, qui demeure un sentiment horrible.

43— JS : La contrainte extérieure est terrible. Mais y a-t-il une contrainte sciemment recherchée, c’est-à‑dire consistant à s’abstenir de faire quelque chose ?

44— GX : J’aimerais ne pas parler de contrainte. La contrainte est une restriction ; la liberté consiste à échapper à cette restriction ; l’art a besoin de liberté. Au lieu de contrainte, je préfère évoquer le fait de « s’abstenir de faire quelque chose ». S’abstenir est un choix, ne pas faire est la plupart du temps une décision de sagesse.

45— JS : La solitude n’a pour vocation que la fuite ?

46— GX : La solitude est parfois une force. Rechercher la solitude est en fait un état d’esprit, une disponibilité à la création. L’artiste éprouve dans cette solitude une force, un besoin, celui de s’exprimer avant tout à soi‑même. C’est évidemment mon expérience personnelle. En établissant un dialogue avec moi‑même, je deviens vivant ; ma pensée s’anime. Le soi-même est l’interlocuteur le plus rusé. Aucun mensonge, aucune fausseté ne peuvent l’amadouer, et si l’on est capable de dialoguer avec soi‑même, on le sera sans aucun doute avec le public. Vous n’avez pas besoin de vous demander à quel lecteur vous vous adressez ; le meilleur lecteur reste soi‑même : le plus rusé, le plus exigeant, le plus intime.

47— JS : Soi‑même, ce lecteur qui permet de dialoguer avec soi‑même, est‑il le fait d’une création ou bien existe‑t‑il dès l’origine ?

48— GX : C’est un réveil. Il existe initialement, mais en état de chaos ; quand vous êtes seul, cet interlocuteur se réveille et prend conscience.

49— JS : Est-il possible de créer chez l’autre, un interlocuteur pourvu d’une telle force intelligente ?

50— GX : C’est possible pour un autre genre artistique, le théâtre. Bien que j’aie entre les mains un scénario pour lequel je crois avoir épuisé toutes les possibilités, ce n’est pas encore un spectacle, et il lui manque un échange vivant. Le travail avec des acteurs procure ce plaisir dans le travail, le moment le plus intéressant n’est pas le spectacle, mais sa préparation dans les salles de répétition. C’est là que vous recherchez et effectuez cet échange.

51— JS : Est-ce possible en littérature ?

52— GX : La littérature est une affaire solitaire.

53— JS : Ce genre de situation peut-il exister ? Vous créez votre langage littéraire mais, au même moment, ce langage vous façonne. Vous vous acharnez à remettre en cause le langage, alors que ce processus vous crée simultanément ?

54— GX : Oui. C’est comme si vous trouviez soudainement un ton. Dans le travail de l’écriture, le moment le plus difficile pour moi est le début. On a naturellement des choses à dire, on a beaucoup d’idées, pris des notes, etc. Ou peut‑être même vous y êtes-vous préparé déjà pendant plusieurs années. Mais vous ne parvenez pas à écrire un seul mot. C’est parce qu’il manque encore un ton. Dès qu’on trouve ce ton, le langage en découle. Parfois, c’est très subtil, l’inspiration d’une. La première phrase trouvée, le reste coule de source. Tant que ce ton n’y est pas, la tentative d’écriture semble fausse, les expressions confuses, mal tournées. On se creuse la tête, cela devient une corvée, un exercice, et rien ne fonctionne. En revanche, lorsque vous trouvez le bon ton, l’inspiration vient en suite. Comme en peinture : pas d’idée très précise ; tout d’un coup formes, matériaux, performances peuvent vous faire des suggestions. L’outil d’expression que vous utilisez est lui‑même susceptible de suggérer.

55— JS : À ce moment‑là, l’outil n’est plus un simple instrument.

56—GX : Il devient soudainement suggestif. Alors, ce que vous vouliez exprimer en découle tout à fait naturellement.

57— JS : La façon d’écrire, c’est-à-dire, l’acte d’écriture peut également contribuer à la création ?

58— GX : Oui. Dans l’écriture, cela ne se traduit que par le langage. Le langage est extrêmement délicat. Le point le plus sensible est le ton, le sens du rythme. La musique m’aide beaucoup. Avant d’écrire, je choisis souvent des morceaux de musique que je ne connais pas. La musique connue rappelle des clichés qui risquent d’entraîner vers des fils de pensées familiers ; je choisis des compositeurs contemporains. C’est très difficile, car même en les écoutant souvent, on rencontre rarement quelque chose susceptible d’éveiller un écho. Si tel est le cas, alors ce sera une sensation toute nouvelle que la musique classique ne saurait procurer.

59— JS : Quel rapport entretenez-vous avec le langage ? Est-ce que vous le forgez, le recherchez, le disloquez ou est-ce lui qui vous influence ? À l’égard du langage, êtes-vous ami, ennemi ou esclave ?

60— GX : Vous voulez dire : est-ce vous qui parlez la langue ou est-ce la langue qui vous parle ? Les deux. Au début, naturellement l’auteur recherche un langage, un ton. Puis, à un certain moment, lorsqu’il entre vraiment dans la création, l’état d’esprit et la sensation de l’auteur priment ; une bonne œuvre ne résulte pas d’une recherche laborieuse, mais coule de source. Dans ces moments‑là, j’écoute la musique, j’éteins même la lumière pour me plonger dans l’obscurité et j’enregistre. Les premières versions de la plupart de mes livres n’ont pas été écrites, mais d’abord dictées et enregistrées. Dans le noir, je me concentre pleinement et je trouve le ton. On peut dire alors que la langue parle d’elle‑même. Car, dans le noir, il n’y a que des sons qui se succèdent. C’est le meilleur état de création ; la langue parle sans interruption. Quand on se trouve dans ce moment le meilleur, on n’a pas besoin de modifier quoi que ce soit. Les phrases variées, rythmées, apparaissent spontanément. Bien entendu, c’est lié à votre niveau d’entraînement quotidien. Si, d’ordinaire, vous ne maîtrisez pas suffisamment la langue, vous aurez du mal à jouer avec elle. Des gens jouent avec les jeux de mots, en particulier certains Chinois qui composent des poèmes et qui parfois confondent phrases incorrectes et création. Or, la limite de la création consiste à se conformer à la structure de la langue chinoise, que nous n’appelons pas grammaire.
On touche ici à une autre question : qu’est-ce que la grammaire de la langue chinoise ? Il n’existe pas de grammaire en chinois. La grammaire du chinois utilisée actuellement se sert en fait de la grammaire occidentale pour expliquer la langue chinoise. Bien sûr, une nouvelle génération de jeunes linguistes chinois, dont Shen Xiaolong est le porte‑parole, tente de trouver une structure de la langue chinoise. Pour l’ancien chinois, il n’y avait qu’un dictionnaire de termes et de caractères, ce qui ne constitue pas une grammaire. Derrière les définitions du dictionnaire se cache une structure linguistique. La langue chinoise est tellement souple qu’il est impossible de lui appliquer des notions, telles que temps, mode, subjonctif, conditionnel, indicatif, etc., provenant des langues occidentales. Tout cela ne constitue pas en chinois une forme de relations grammaticales : pas de conjugaison du verbe, ni distinction de genre, de nombre et de cas. Les caractéristiques des parties du discours, telles que verbe, nom, adverbe, adjectif, se distinguent non par leur forme, mais par leur fonction. Un caractère comme lu (vert) s’emploie non seulement comme adjectif, mais aussi comme verbe et nom. Les formes élémentaires de la grammaire occidentale ne trouvent pas leur correspondant dans la structure de la langue chinoise. Mais le chinois a sa propre structure, qui ne permet pas d’écrire n’importe comment ; vous ne pouvez jouer que dans la limite du domaine des possibilités d’expression que possède la langue chinoise. Alors, où se trouve la limite maximale que vous accorde cette structure linguistique, au-delà de laquelle tout devient incompréhensible ? Elle peut être testée intuitivement, à travers la lecture à haute voix, par l’audition, d’après ma propre expérience. L’audition est un crible. Le sens de la langue est lié à l’oreille. La langue littéraire, en particulier celle de la littérature contemporaine, est une langue vivante. L’ancien chinois a été une langue vivante, mais il est mort aujourd’hui, n’est plus parlé par personne, et certains mots sont hors d’usage. Les écrivains d’aujourd’hui écrivant sur les expériences contemporaines utilisent la langue chinoise vivante d’aujourd’hui. Crée par les écrivains, elle est soumise pourtant à une limite : être acceptée par les gens vivant dans une même société et dans un même environnement linguistique.

61— JS : On aborde ici une autre question: lorsque vous vous éloignez de la terre d’origine d’une langue, la distance, temporelle et géographique qui en résulte, affecte-t-elle votre perception à l’égard de cette langue vivante ?

62— GX : C’est parce qu’elle est affectée qu’il faut en être conscient. Lorsque j’écrivais en Chine, mon écriture n’était pas si raffinée. Après mon arrivée en Occident, je ne pouvais pas supporter une sorte de langue d’étudiants chinois à l’étranger, ni une européanisation du chinois consistant à introduire, en chinois, des notions grammaticales occidentales. Par conséquent, durant la première phase de ma vie en Occident, j’ai essayé de mettre de l’ordre dans tout cela. Puis pendant la deuxième phase, après un séjour prolongé en Occident, j’ai commencé à penser et à écrire en français. Me remettant à écrire en chinois, je me suis rendu compte que mon écriture s’était imprégnée de quelque chose provenant des langues occidentales. Comment laisser passer ce quelque chose et conserver en même temps un chinois pur ? Avoir recours à l’adaptation. J’ai rencontré ce problème dans l’écriture de mes pièces de théâtre. Soit j’écris d’abord une version française et l’adapte ensuite en version chinoise, soit je procède à l’inverse. J’ai remarqué que les versions françaises, en particulier, ne se prêtent pas à la traduction. Moi‑même, je n’arrive pas à les rendre en chinois. Comment faire ? Je suis obligé de changer les termes. C’est pourquoi il ne s’agit pas de texte traduit mais de version. Mieux vaut que les deux versions, française et chinoise, soient différentes l’une de l’autre. Car la langue est parfois intraduisible. Cela donne une étrange impression. Je veille à ce que ces versions ne deviennent pas un style de traduction. Vous ne découvrirez aucun défaut de langue du point de vue de la structure grammaticale du chinois, cependant vous éprouverez une réelle impression d’étrangeté. Il s’agit peut‑être là d’une création. C’est un problème auquel on est confronté quand on reste longtemps à l’étranger.

63— Wang Yipei : Le chinois contemporain pourrait‑il puiser des éléments enrichissants dans les expériences de ceux qui vivent à l’étranger ?

64— GX : C’est une belle perspective. Le chinois contemporain dont nous nous servons aujourd’hui a été influencé depuis le Quatre Mai par les traductions. Les premiers partisans du mouvement pour l’écrit en langue parlée (bai-hua-wen) maîtrisaient tous une ou deux langues étrangères et ont pratiqué la traduction. Ils possédaient un autre avantage, un très bon niveau d’ancien chinois. Quand ils faisaient de la traduction, ils l’assimilaient bien, malgré des préconisations parfois extrêmes de Lu Xun. L’écrit en langue parlée que nous parlons aujourd’hui est certainement lié aux traductions. Certains problèmes rencontrés au cours de la normalisation du chinois contemporain sont à mon avis discutables, tel la tentative de normalisation du chinois au moyen des notions de la grammaire des langues occidentales. Shen Xiaolong a entrepris quelque chose de très intéressant, en soulevant à nouveau cette question. Depuis les inscriptions sur carapaces et sur os (Jia‑gu‑wen) jusqu’au dictionnaire des termes et caractères, il y a un système latent, comportant tellement d’exceptions qu’il paraît très difficile de le normaliser. Le chinois possède un haut niveau de maniabilité. Enrichir davantage le chinois reposera sur les épaules des écrivains qui en auront pris conscience.

65— JS : Combien de temps peut‑on suivre cette voie ?

66— GX : On pourra la suivre éternellement, car c’est une langue vivante. Elle possède par ailleurs une autre ressource : la langue parlée vivante. Lao She a transformé la langue parlée, à savoir le dialecte de Pékin, en langue écrite et a ainsi enrichi le chinois contemporain. Non seulement Lao She, mais de nombreux écrivains ont utilisés des dialectes du Sud de la Chine. Ainsi, dans ses romans, Lu Xun a employé le dialecte de Shaoxing, contribuant aussi à l’enrichissement du chinois contemporain. Le chinois contemporain que nous parlons est par conséquent le fruit des apports de plusieurs générations d’écrivains.

67— WY : Pensez‑vous que l’on peut atteindre un même niveau de maîtrise en langue étrangère qu’en langue maternelle ?

68— GX : C’est possible, pour une personne douée pour les langues, ou qui a vécu très longtemps à l’étranger. Beaucoup d’Européens vivent dès leur prime enfance dans un environnement multilinguistique.

69— WY : Avez-vous le sentiment d’être moins à l’aise en écrivant en français qu’en chinois, votre langue maternelle ?

70— GX : Je me donne beaucoup de peine lorsque j’écris en français. J’écris et je corrige à des dizaines de reprises. Comme l’œuvre vous appartient, vous pouvez prendre le temps de la parfaire. Jusqu’à la sortie du spectacle, vous avez encore la possibilité de l’améliorer avec les acteurs. Je peux dire que je me dépense dix fois plus que lorsque j’écris en chinois.

71— JS : Vous avez dit que vous n’écrirez plus sur la Chine. Est-ce une décision que vous avez prise consciemment de votre plein gré, ou parce que vous vous sentez empêché par quelque chose ?

72— GX ; Lorsque j’ai terminé La Montagne de l’âme, j’ai fait pour la première fois mon adieu à la Chine, me disant qu’il valait mieux ne pas y revenir. Puis, j’ai écrit La Neige du mois d’août, une pièce de théâtre sur le Zen, qui m’a été commandée par une troupe d’Opéra de Pékin à Taiwan, mais qui n’a pas encore été jouée. Par la suite, j’ai également écrit La Bible d’une personne seule. Après cela, je pensais en avoir fini avec mon complexe sur la Chine. Mais voilà qu’il réapparaît ! Désormais, je n’ose donc plus l’évoquer. Qui sait quand il renaîtra de ses cendres ? Mais, c’est sur d’autres choses, d’autres questions que porte désormais mon intérêt. Mon expérience chinoise est déjà une affaire du passé. Si elle n’est plus en mesure de vous donner de nouvelles sensations, pourquoi continuer d’écrire là‑dessus ?

73— JS : Vous avez préconisé une « littérature froide ». Celle‑ci n’est‑elle pas une littérature pure ?

74— GX : Il y a une différence. Dans les années quatre-vingt, en Chine continentale, pour éviter les perturbations d’ordre politique, tout le monde prétendait faire de la littérature pure. C’était un prétexte, car complètement détachée de la réalité, une littérature de purs jeux de mots devient fastidieuse et sans intérêt. Y a-t-il une littérature pure ? À mon avis, la littérature est littérature tout court. Tolstoï est‑il pur ? Il était étroitement mêlé à la politique et à la société russes, pourtant peut-on catégoriquement le qualifier de pur écrivain. Ce n’est pas très intéressant d’écarter le contexte politique pour mettre l’accent sur la littérature pure. Pourquoi donner des limites à la littérature ? Elle peut toucher aussi bien la réalité politique que la moralité et tout aborder sans restriction.

75— JS : La « littérature froide » dont vous parlez est-elle opposée à la littérature engagée ?

76— GX ; Je ne suis pas contre la littérature engagée, mais je n’en fais pas. Le caractère engagé de la littérature existe depuis toujours. De Sartre à Beckett, les écrivains ont leur opinion sur la réalité de la société. Mais cela diffère totalement du fait de s’engager dans la politique. Je ne suis pas opposé à ce que la littérature intervienne dans la société et dans la vie ; mais elle ne doit jamais être au service d’une opinion, d’une idéologie. Bien sûr, l’écrivain a également le droit de ne pas intervenir. Par le mot « froid », je veux dire que j’interviens, mais je ne fabrique pas d’actualité sociale, je ne me sers pas de la littérature pour parler directement au nom de la politique. La « littérature froide » dont je parle peut intervenir dans la politique, puisque celle-ci se mêle de la création ; les écrivains, n’étant pas des moutons au bout du compte, peuvent aussi avoir leur mot à dire. Quant à savoir si leur intervention est efficace ou pas, c’est une autre affaire. L’intervention que j’évoque ici est d’ordre littéraire, et en plus, elle est froide. Sans doute, ne peut-elle être publiée que plusieurs années plus tard ; mais, il s’agit d’une intervention profonde, celle de l’homme sur son environnement vital rempli de tabous.

77—JS : Quelle est votre préoccupation majeure en littérature ou en art ?

78— GX : Proposer de nouvelles idées et rechercher une forme qui me convienne. Pour un écrivain, l’important est de savoir s’il a encore des choses à dire. Le vingtième siècle est un siècle révolutionnaire. Il faut faire nos adieux aux idoles érigées au cours ce siècle, y compris Nietzsche et Marx. Les écrivains ne sont pas porte-parole d’une classe, d’une nation ou d’un pays. Ils ne doivent pas non plus jouer le rôle de prophète ou de surhomme. Pour un écrivain, l’important est d’émettre sa propre voix en tant qu’individu, ce qui est le plus authentique.

79— JS : Si vous deviez décrire Paris en un seul mot ou en une seule phrase, quel serait votre Paris ?

80— GX : Intarissable à jamais.

81— JS : Pour un créateur, quel est le plus grand danger ?

82— GX : La répétition. La perte de la curiosité et du goût.

83Traduit du chinois par Jean-Guy Yang

Pour citer cet article

Gao Xingjian et Jin Siyan , « Littérature et écriture », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Littérature et écriture, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3843.


Auteurs

Gao Xingjian

Peintre, écrivain, prix Nobel de littérature 2000

Jin Siyan

Maître de conférences de littérature comparée, université d’Artois et ÉNA.

Traducteurs

Jean-Guy Yang