Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Yue Dai Yun  : 

Le vrai visage du Mont Lu

p. 41-45

Texte intégral

1Se voir à travers les yeux d’un autre a longtemps été l’un des rêves de l’homme. Dans l’un de ses poèmes, le poète écossais Robert Burns (1759-1796) rêvait de posséder un don attribué par Dieu qui lui permettrait de mieux se comprendre au travers du regard d’un autre. Le poète chinois, Su Shi (1037-1101) s’est également plaint de son incapacité à se voir de l’extérieur :

« Vu de face, c’est une chaîne de montagnes, vu de côté une série de sommets aux formes différentes selon qu’on les observe d’ici ou de là. Il est impossible de connaître le vrai visage du mont Lu, car nous sommes perdus au cœur du lieu même. »

2 Ce que veut dire Su Shi, c’est que l’aspect d’une montagne change constamment en fonction du point de vue de l’observateur. La seule façon d’obtenir une vue compréhensive du « vrai Mont Lu » consiste à adopter un point de mire situé en dehors de la montagne.

3Comment obtenir un tel point de vue extérieur ? La solution consiste en partie à prendre possession d’un « autre », c’est-à-dire d’un «cadre de référence ». En faisant des comparaisons et par contraste avec l’objet contemplé, on se comprend mieux soi-même. Parfois, le cadre de référence est évident, par exemple, la soie synthétique qui met nettement en valeur les caractéristiques de la soie naturelle. Toutefois, dans beaucoup de cas, les choses ne sont pas si évidentes. Ainsi, pour citer Wang Yang-Ming, le philosophe chinois de l’Antiquité, nous ne pouvons soutenir que les tortues n’ont pas de poils et que les lapins pas de cornes pour la simple raison qu’il existe des créatures possédant des poils ou des cornes. Par conséquent, un cadre de référence doit nécessairement être différent. La différence constitue non seulement un point de vue extérieur qui permet à l’être de prendre pleinement conscience de lui-même, mais également un préalable indispensable si l’on veut promouvoir le multi-culturisme grâce auquel nous pourrons mettre au point un mode de vie plus harmonieux et plus tolérant.

4Lorsque Umberto Eco a rendu visite à l’université de Pékin en 1993, il a dit dans son discours que

« comprendre les autres ne consiste pas à démontrer les similarités que nous partageons avec eux, mais à admettre et à respecter les différences qui existent entre nous ». Il a souligné le fait qu’il n’était pas venu à Beijing, comme Marco Polo, en quête de la « licorne », mais pour découvrir le « dragon chinois ».

5 Il a exprimé la même idée dans un autre discours lors du neuf centième anniversaire de la création de l’université de Bologne : « Plus nous découvrirons et tolérerons les différences, plus nous vivrons dans un monde de compréhension réciproque. »1 Ce qu’il suggère ici, c’est que découvrir et tolérer les différences nous permet, d’une part, de coexister en harmonie avec les autres et, d’autre part, de trouver des « cadres de référence » grâce auxquels nous pourrons avoir une compréhension plus globale et plus objective de nous-mêmes.

6C’est pour cette raison que la culture chinoise, qui a développé dans un contexte relativement fermé une histoire assez longue et un héritage culturel abondant, pourrait proposer un « autre » marqué par des divergences très nettes par rapport à l’Occident. Au moyen de ce cadre de référence, l’Occident pourrait se voir sous un angle différent. Cette idée est clairement exprimée par le sinologue français François Jullien :

« La langue chinoise, qui se situe en dehors de l’énorme système des langues indo-européennes, a exploré d’autres méthodes d’écriture. La civilisation chinoise est celle qui a la plus longue histoire et qui s’est développée de façon indépendante sans subir l’influence de la culture européenne… L’un dans l’autre, la Chine offre des points de contraste importants qui nous permettraient de nous libérer de certaines idées préconçues et d’observer notre propre pensée de l’extérieur. »2

7En effet, ces dernières années, a été publié un nombre relativement important d’ouvrages contenant des idées tout à fait perspicaces destinées à renvoyer l’image de la culture occidentale vue dans le cadre de référence de la culture chinoise. De plus en plus de théoriciens adoptent la Chine comme l’« autre » le mieux adapté à leurs besoins.  Trois livres écrits en collaboration par Roger Ames, un sinologue américain, et David Hall, philosophe célèbre, ont fait sensation. Le premier, Thinking through Confucius, se penche sur la pensée occidentale par le truchement de la pensée de Confucius. Le second, intitulé Thinking through the Narratives of Chinese and Western Culture, et le troisième Thinking From the Han : Self, Truth and Transcendance, s’intéressent tous les deux aux problèmes du soi, de la vérité, de la transcendance et à d’autres modes de pensées abordés dans le contexte de la connaissance réciproque. Le nouveau livre de Stephen Shankman, The Siren and the Sage : Knowledge and Wisdom in Ancient Greece and China, publié en 2000, avance une interprétation réciproque des modes de connaissance grec et chinois. La contribution la plus importante de ces ouvrages est le rejet du schéma analytique classique basé sur une opposition binaire qui aborde la Chine et l’Occident comme des objets tangibles, indépendants de l’observateur subjectif. Tous les auteurs confirment que la culture chinoise, pas plus que la culture occidentale, n’est immuable. Au contraire, elles  assument des formes différentes selon les observations de tel ou tel « individu » ou sujet. Par conséquent, le processus de la compréhension doit prendre la forme d’une connaissance réciproque ou d’une reconstruction.

8Depuis le Mouvement du 4 Mai, des ouvrages érudits proposant une réflexion sur la culture chinoise ne manquent pas dans les milieux universitaires en Chine. D’exceptionnelles contributions ont été fournies par ces savants, non seulement imprégnés de la culture chinoise traditionnelle mais fortement influencés par la culture occidentale à la suite de longs séjours dans les universités de l’Occident. Par exemple, Feng You-lan, philosophe moderne réputé, fort de son héritage de la tradition philosophique chinoise, d’une part, et de son absorption d’éléments occidentaux, de l’autre, a pu élaborer un système philosophique totalement nouveau. Avec ce système, se démarquant aussi bien de la tradition chinoise que de celle de l’Occident, il propose essentiellement une réinterprétation de la philosophie chinoise traditionnelle à la lumière de son interprétation de la perspective occidentale. Parmi tant d’idées pénétrantes contenues dans son système, le « mode de penser négatif » de Feng est particulièrement riche d’enseignements. Il illustre ce concept en faisant observer que, pour peindre la Lune, l’artiste se sert habituellement de traits et de couleurs.  Cependant, une autre méthode consiste à peindre les nuages encerclant un espace rond ou en forme de croissant afin d’évoquer la Lune. Peindre un objet sans le peindre est une autre façon d’aborder la peinture : « Le peintre a l’intention de peindre la Lune qui, en fin de compte, est ce qui n’est pas peint. »3 Selon Feng, ce mode de pensée négatif a été abondamment utilisé dans la Chine antique. Par exemple, Mencius a dit naguère que « ceux qui ne veulent pas prêcher sont également des prêcheurs ». Le non-prêcher est essentiellement une forme de prêche. Ce mode de penser négatif a été si largement pratiqué dans la littérature chinoise ancienne qu’il a engendré une école de poésie assez importante, qui mettait l’accent sur des idées telles que « la transcendance du phénoménal » ou la nécessité de « ne pas tomber dans le piège du langage ». Parmi ces idées, l’ambition d’« atteindre la réalisation esthétique sans un seul mot » était communément admise comme l’état esthétique ultime, puisqu’il « traduit avec bonheur ce qui est perceptible mais inexprimable, ou ce qui n’est ni perceptible ni exprimable par l’intermédiaire de sensations intuitives ». Autrement dit, ce que veut communiquer le poète à son lecteur dans sa poésie n’est pas ce qu’il dit, mais ce qu’il ne dit pas. Par exemple, lorsque Yan Ji-dao, dans l’un de ses poèmes, décrit « la lune brillante alors/accompagnée d’un nuage qui retourne », ce dont il est question n’est ni « la lune brillante » ni « un nuage qui retourne »  mais la mélancolie ressentie au moment de quitter une belle fille qui n’est pas décrite directement dans le texte. De toute évidence, le mode de penser négatif de Feng You-lan est une systématisation théorique de la tradition philosophique chinoise qui contraste avec la tradition occidentale.

9Les savants chinois modernes ont également fourni des contributions à la recherche de la culture chinoise dans le cadre théorique de la connaissance réciproque. Citons, par exemple, la conclusion du rofesseur Pang Pu, pour lequel les « trois polarités » constituent un concept fondamental de la sagesse chinoise antique. Selon Pang, un livre écrit autour du IVe siècle av. J.-C. contenait un intéressant récit décrivant le processus circulaire : « Les mille-pattes mangent les serpents, les serpents mangent les grenouilles, les grenouilles mangent les mille-pattes. » Ce mode de penser circulaire fut adopté ultérieurement par Si Ma-qian comme l’une des composantes de sa conception de l’histoire. Si Ma-qian a fait observer que la génération des enfants, cherchant à surmonter les lacunes léguées par la génération de leurs parents, risque d’engendrer inconsciemment ses propres déficiences, qui seraient réparées, avec un peu de chance, par leurs propres enfants dans l’optique de leurs grands-parents, créant ainsi un processus historique circulaire sans fin. Par-delà  cette théorie des « trois éléments qui se nient mutuellement », une autre théorie de la complémentarité, décrite dans le I-Ching,se concentre sur les relations entre « le Ciel, la Terre et l’Homme » et se fonde également sur le concept des « trois polarités ». Selon cette théorie, le Ciel accouche de la vie, la Terre se multiplie et nourrit la vie, et l’Homme vit dans cet environnement, dans une harmonie où n’existe aucune opposition sujet/objet. Par ailleurs, Pang Pu prétend également que le chiffre « trois » constitue le noyau de la méthodologie de la philosophie chinoise traditionnelle, laquelle s’exprime clairement dans la doctrine de la moyenne d’or. Celle-ci consiste à « mettre en relief le milieu tout en conservant les deux autres polarités ». Lao Zi affirme que « toute chose contient en elle le Yin et le Yang sous la forme de forces antinomiques qui s’unissent dans l’harmonie du souffle invisible ». Pour m’exprimer autrement, quoique l’univers soit composé des deux extrêmes, le Yin et le Yang, c’est seulement quand la troisième polarité (souffle invisible) intervient qu’ils peuvent s’unir dans l’harmonie, donnant ainsi naissance à la vie, afin de permettre la réalisation du potentiel du Yin et du Yang. Par conséquent, le « trois » joue un rôle primordial dans la culture chinoise traditionnelle, comme en témoigne une observation du « Lu Shu », dans les Annals of History (Shi Ji) : « Tous les chiffres commencent avec Un, s’arrêtent à Dix, mais réussissent à Trois ». Pourquoi trois ? Parce que seul le nombre trois réunit le un et le deux pour créer quelque chose de nouveau. Voilà également pourquoi Lao Zi affirme que « le Un se divise en deux aspects contradictoires (Deux)/le Deux donne naissance à un autre (Trois)/le Trois ainsi engendré donne naissance à une myriade de choses. » Dans le premier chapitre du quatorzième volume de son Éthique, Aristotesuggère que l’opposition binaire est le principe fondateur de toute philosophie. Néanmoins, comme nous l’avons déjà montré, les philosophes chinois antiques semblent préférer une harmonie qui contient, transcende, contrôle et affiche des oppositions. Évidemment, une telle harmonie ne se trouve nulle part, sauf dans le chiffre Trois, qui constitue la troisième polarité créée à partir de l’opposition du Un et du Deux. Tel est le principe fondamental qui sous-tend le mode de penser chinois.

10Les deux exemples cités ici marquent de grands moments dans l’étude de la culture chinoise antique, qui n’auraient pas été possibles avant le XXe siècle, puisque ni les savants Ming ni ceux de Qing n’auraient été capables d’adopter de telles démarches, et encore moins d’arriver à de telles conclusions. Cela s’explique simplement du fait que ces philosophes étaient incapables de se munir d’un cadre de référence du type implicite dans le premier exemple et explicite dans le second. Il est certain que de telles réinterprétations de la culture chinoise antique ne peuvent être réalisées que grâce à une ample connaissance de la culture occidentale, et dans le contexte de comparaisons et de contrastes entre les cultures chinoise et occidentale.

11Ces dernières années, la connaissance réciproque a été très débattue dans le cadre du développement du multi-culturalisme. Depuis les années 1980, une nouvelle version de l’occidento-centrisme — connue sous le nom d’« universalisme » — a appelé l’attention de beaucoup de savants. En 1987, le premier séminaire sur les études transfrontalières s’est déroulé à Bruxelles, où a été fondé un organisme permanent sous le nom de Transcultura. Ce dernier a déjà commencé à inviter des savants asiatiques et des artistes africains à travailler sur le terrain en Europe afin d’effectuer des études sur la culture européenne. En 1991, le premier Séminaire international sino-européen sur « Les stratégies de la connaissance réciproque » a été organisé à l’université de Zhong Shang, en Chine, et un recueil d’articles publié ultérieurement sous le titre « Lions in Cathay : Problems in Cultural Reciprocal Recognition ». En 1993, Transcultura a rassemblé un groupe de travail universitaire comprenant des participants d’Italie, d’Espagne, de Belgique, de France et d’Allemagne, qui ont suivi la Route de la soie afin d’observer la culture chinoise antique. Ayant accumulé une quantité importante de matériaux, le groupe a tenu un Séminaire international à l’université de Pékin sur le thème des « Interprétations culturelles erronées ». Un recueil d’articles a été publié en français et en chinois sous le titre La Licorne et le Dragon, « le problème des interprétations erronées dans la recherche de l’universalité culturelle ». Le troisième Séminaire international sino-européen a été tenu à l’université de Nan King sur « Les différences et la coexistence dans le dialogue sino-occidental ». Les annales ont été publiées ultérieurement sous le même titre. En marge des débats universitaires, une importante décision a été prise lors de ce congrès. Il s’agit de lancer trois projets avec la collaboration de l’Institut français transculturel, de la Fondation française pour le progrès des peuples, de la branche transculturelle de l’Académie chinoise de la culture, et de l’Institut de littérature et de culture comparées de l’université de Nan King.  Ces projets visent :

121. la publication d’un périodique sur le dialogue culturel sino-européen (à ce jour, ont paru cinq numéros chinois et un numéro français). Nous espérons qu’un nouveau numéro sera publié l’an prochain pour commémorer le nouveau millénaire ;

132. l’édition d’une collection de livres intitulée « Le Proche et le Lointain », traitant de tous les sujets susceptibles d’intéresser aussi bien les Chinois que les Français. Les thèmes comprendraient, par exemple, la vie et la mort, la nature, les rêves, la nuit, le goût, la beauté, le corps, la sagesse, l’enfance, la famille, et ainsi de suite. Chaque livre sera écrit en collaboration par un auteur français et un auteur chinois et basé sur leurs expériences personnelles ou leurs connaissances dans le domaine culturel. D’ores et déjà, sept volumes ont été publiés ou sont sous presse en France et en Chine ;

143. une enquête pour déterminer les différentes connotations contextuelles de certains mots-clés. Dans un premier temps, ce travail devait porter exclusivement sur les cultures chinoise et française. Cependant, les cultures indienne et arabe ont été ajoutées. Par ailleurs, un magazine internet nommé « La connaissance réciproque » a été lancé sur « Peking University Online » afin de permettre aux habitants de différentes régions de communiquer par la toile.

15Pour résumer, la « connaissance réciproque » permet de voir le monde sous un angle totalement nouveau. Dans la société de l’information et de la connaissance qui nous attend, les comportements des hommes seront fondés sur la compréhension et sur la communication réciproques entre régions et races différentes. Indubitablement, le principe de la « connaissance réciproque » constituera l’un des modes cognitifs les plus influents à l’appui de nos observations des mondes subjectifs et objectifs.

16Traduit de l’anglais par George Morgan

Notes de bas de page numériques

1 . Voir Cross Cultural Dialogues, Shanghai, Shanghai Wen Hua Chu Ban She, 2000, vol 4.

2 . François Jullien, Le Détour de l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce,tr. Du Xiaizhent, Beijing, San Lian Shu Dian, 1998.

3 . Feng You-lan, Zhen Yuan Liu Shu, Shanghai, Eastern Normal University Press, 1996, p.896.

Pour citer cet article

Yue Dai Yun, « Le vrai visage du Mont Lu », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Le vrai visage du Mont Lu, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3835.


Auteurs

Yue Dai Yun

Professeur à l’Institut de littérature et de culture comparées, université de Pékin, co-présidente de l’Université sans murs.

Traducteurs

George Morgan