Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Claude Fischler  : 

«Mann ist, was mann isst»: pourquoi  nous voulons savoir ce que  nous mangeons

p. 121-128

Plan

Texte intégral

1Le 28 juillet 1987, l’émission Monitor de la chaîne ouest-allemande ARD présenta un reportage sur la pêche en mer du Nord. Dix millions de spectateurs purent voir, en gros plan, des vers Anisakis simplex, extraits des entrailles et de la chair d’un hareng, se tortiller à la pointe d’un couteau puis sous un microscope. Un jeune homme interviewé expliqua que, contaminé par le parasite après avoir consommé des harengs, il avait dû subir l’ablation chirurgicale de douze centimètres de gros intestin. Les chercheurs recrutés par l’émission avaient trouvé des larves de vers vivantes dans des pots de harengs achetés au supermarché. L’animateur conclut que le système d’autorégulation par la profession en vigueur dans la filière de la pêche allemande était insuffisant pour garantir la sécurité et la santé publiques.
Le marché s’écroula en une nuit. Les prix à la criée furent divisés par deux. Les ventes au détail baissèrent, suivant les régions, de 50 à 80 %. Le responsable de l’émission se déclara surpris, affirmant qu’il s’attendait à un fléchissement inférieur à 10 % et que l’objectif était simplement de faire pression pour obtenir une réforme des procédures de contrôle et de la réglementation. Un expert de la pêche, cherchant à rassurer les consommateurs, fit valoir que, en dix-huit ans, on n’avait relevé que 60 cas humains de contamination par les vers pour 7,5 milliards de repas de poisson consommés dans la même période en Allemagne, ce qui ne faisait pas du parasite un risque majeur pour la santé publique.
Il s’agit là d’un cas tout à fait caractéristique de ces alertes alimentaires que les responsables qui doivent en affronter les effets qualifient volontiers de paniques ou de «peurs», en associant à ce mot un jugement d’irrationalité. Entre les profanes et les experts, l’appréciation du risque est en effet divergente : les techniciens connaissent le nombre de cas cliniques, la morbidité et la mortalité éventuelle, et s’appuient sur ces données ; les télespectateurs, eux, ont vu un parasite répugnant grossi aux proportions d’un serpent de mer, se tordre sous les caméras ; dans leur cas, il ne s’agit nullement de procéder à une estimation probabiliste du risque. Les mécanismes à la fois cognitifs et physiologiques déclenchés sont ceux du dégoût et de la peur, et ils conduisent à un rejet littéralement viscéral de l’aliment associé au stimulus répulsif. On comprend mieux, dès lors, ce phénomène : ce ne sont pas nécessairement les risques quantitativement les plus meurtriers qui provoquent les inquiétudes les plus profondes, les répercussions médiatiques et économiques les plus massives, particulièrement en matière d’alimentation.
Les travaux de psychologues américains, réalisés il y a une quinzaine d’années, ont mis en évidence les divergences entre l’évaluation des risques par les experts et leur perception par les profanes. Ainsi, Paul Slovic a montré que si le nucléaire constituait le risque le plus dangereux pour les membres d’une ligue féminine, il n’arrivait qu’à la vingtièmeplace pour un groupe d’experts.
À quoi tient cette distorsion ? On l’a vu : l’évaluation du risque (par les experts) et sa perception (par les profanes) ne se construisent pas de la même manière, ne procèdent pas des mêmes raisonnements ou mécanismes mentaux. On peut regrouper dans deux catégories les facteurs influant sur la perception du risque : d’une part, certaines caractéristiques propres au risque lui-même ; d’autre part, des caractéristiques propres au sujet percevant. La première catégorie comprend les formes, les configurations de risque particulières dont on a pu observer qu’elles sont susceptibles de dramatiser les réactions dans le public, de provoquer des effets d’opinion et de mobilisation sociale et médiatique conduisant à une crise. La seconde rubrique procède de certaines caractéristiques psychologiques, cognitives, sociales et culturelles du sujet.

Les formes du risque

2On a identifié un certain nombre de configurations susceptibles de produire des outrage factors (facteurs d’indignation), et donc susceptibles d’accroître l’émotion des individus et la mobilisation sociale. En voici un échantillonnage non exhaustif.
— La proximité, le caractère concret (représentable, imaginable, observable) d’un risque, qui s’oppose à la distance et au caractère abstrait.
— Le caractère délibéré, ou au contraire imposé, du risque. Les personnes qui ont peur en avion évoquent souvent l’impression qu’elles ont d’y être dépossédées de tout contrôle. Symétriquement, le risque associé au fait de faire du ski est élevé, mais il procède d’une décision personnelle « assumée » comme telle : sa perception est plutôt atténuée. En revanche, un risque subi à l’insu du sujet ou sans que celui-ci ait pris la décision de le subir, à plus forte raison si ce risque profite à autrui et non au sujet, constitue un puissant outrage factor. Notons à cet égard que les études sur la perception des OGM montrent que, dans l’état actuel des choses, le public ne perçoit ni bénéfice à son profit ni maîtrise du risque éventuel...
— L’impossibilité de maîtriser le risque identifié est une source d’indignation et d’anxiété supplémentaires. L’hypothèse d’un danger lié à la consommation de l’eau du robinet constituerait un cas-type : il est extrêmement difficile d’éviter tout usage de l’eau de distribution, et donc de se protéger du risque qui y serait attaché. Autre exemple, emprunté à la crise de la vache folle : si l’on peut relativement aisément éviter de consommer des abats bovins identifiés comme infectieux (maîtrise perçue possible), il devient extrêmement difficile de se protéger (maîtrise perçue difficile ou impossible) dès lors que l’on découvre que toutes sortes de sous-produits du bœuf entrent dans la composition de produits très divers et insoupçonnés (gélatines dans les bonbons, cosmétiques, fil chirurgical, etc.).
— La cause humaine ou naturelle d’un risque influence également la perception que l’on en a : a priori, le risque naturel est réputé susciter moins d’indignation qu’un risque subi du fait d’une action humaine. En réalité, l’observation montre que nous semblons plus volontiers intéressés par l’identification de coupables que par l’analyse rigoureuse de déterminismes complexes, y compris lors de catastrophes naturelles, ce qui conduit fréquemment les médias et l’opinion à incriminer diverses instances, de l’État aux politiques en passant par les multinationales.
— Enfin, un risque lié à une technique familière, tel le chemin de fer aujourd’hui, suscite moins de mobilisation qu’un autre qui serait lié à une technique nouvelle et mal connue (par exemple, le génie génétique).

Caractéristiques du sujet

3Des travaux de psychologie cognitive ont mis en évidence que le raisonnement probabiliste est purement et simplement contre-intuitif (Tversky & Kahneman, 1974). Certaines erreurs liées à des « biais cognitifs » sont même commises par des personnes ayant subi une formation aux statistiques. Or, le risque est une notion probabiliste et dans tout contexte de crise, il est pour le moins difficile d’éviter dans les débats de faire référence à des raisonnements de ce type ou à des données statistiques.
On observe, d’autre part, que le risque est perçu de façon binaire et non graduée, comme s’il s’agissait d’une caractéristique intrinsèque, essentielle, d’un objet ou d’une situation : tout se passe comme si l’on voulait à tout prix qu’il soit répondu à la question : « Y a-t-il, oui ou non, un risque ? ». La réponse « le risque est négligeable » serait perçue comme signifiant « oui, il y a bien un risque ; nous nous proposons de le négliger ». De manière analogue, en matière de nutrition, on observe que les sujets attribuent aux divers aliments la vertu de « faire grossir » ou de ne pas « faire grossir », indépendamment de toute prise en considération de la dose. Ainsi, le principe édicté par le médecin zurichois Paracelse (1493-1541), selon lequel « la dose fait le poison », n’a pas réussi, en cinq siècles, à faire sa place dans nos esprits. Dans notre perception spontanée, entre ce qui est dangereux et ce qui est inoffensif, il n’existe pas de continuité.
Enfin le facteur personnel entre aussi en jeu, sous la forme du contraste, que l’on assume mal, entre l’expérience individuelle et les énoncés statistiques : une série statistique mettant en évidence des régularités implacablement significatives, par exemple, le lien tabac-cancer, sera impuissante à faire taire l’affirmation selon laquelle l’oncle Albert, qui a fumé toute sa vie deux paquets de cigarettes par jour, est centenaire et de plus aussi en pleine forme...

L’alimentation : un domaine particulièrement sensible

4Il existe chez Homo sapiens sapiens une dimension tout à fait spécifique dans la perception du risque en matière d’alimentation, qui tient à son rapport même à l’aliment. La sélection des aliments chez les omnivores, et l’homme en particulier, se caractérise par un paradoxe comportemental qui est source d’anxiété : elle est en effet marquée à la fois par une exigence de variété (néophilie) et une grande prudence, sinon une aversion, devant le nouveau ou l’inconnu (néophobie).
Chez tout omnivore, et notamment chez l’homme, l’ingestion constitue un acte à la fois intime et périlleux. Il faut faire passer à l’aliment la barrière corporelle, l’incorporer, le faire pénétrer dans son corps et devenir partie intégrante de soi. Il ressort de la littérature et de l’observation que certains aliments sont plus propices que d’autres à l’émergence d’inquiétudes : les produits d’origine animale sont toujours perçus plus périlleux. La viande est l’aliment universellement le plus recherché (il n’existe d’ailleurs aucune société humaine documentée entièrement végétarienne) ; or, c'est aussi sur la viande et les produits animaux que portent la plupart des prohibitions alimentaires dans toutes les cultures, et même les aversions individuelles les plus violentes.
Les manifestations de l’anxiété consubstantielle à l’alimentation ont donc selon toute vraisemblance toujours existé, à plus forte raison dans les contextes de crise ou de pénurie du passé (bruits d’empoisonnement des puits, rumeurs d’accaparement, etc). Or, des phénomènes analogues se produisent de nos jours. Ils ne constituent nullement des résidus archaïques : ils sont, au contraire, surdéterminés par la modernité alimentaire. On a ainsi répertorié un grand nombre de « légendes urbaines » liées aux produits alimentaires transformés par l’industrie, dont certaines ont eu des effets économiques parfois graves. En France, un exemple de cette « psychopathologie de l’alimentation moderne » est fourni par le tract dit de Villejuif : depuis le début des années 70, sous de multiples versions, circulent des mises en garde dactylographiées et polycopiées, attribuées à l’hôpital de Villejuif (centre anti-cancéreux le plus connu du public en France), contre colorants et additifs divers, indiqués par leur code (E123, etc.). Ces produits sont dénoncés - sans aucun fondement - comme cancérigènes : ainsi, le E330, l’inoffensif acide citrique, est-il présenté comme l’un des plus dangereux... En dépit de tous les démentis, ce document ne cesse de resurgir.
Ce phénomène renvoie à la constatation frappante que, dans les pays les plus développés de la planète, existe une perception profondément négative et pessimiste des liens entre santé et alimentation moderne. Entre 1935 et la fin du vingtième siècle, dans les pays d’Europe occidentale, l’espérance de vie a augmenté d’une vingtaine d’années (en France par exemple : 19 ans pour les hommes, 21 pour les femmes). Et pourtant, dans ces mêmes pays, les études montrent qu’une majorité de la population croit que l’alimentation d’aujourd’hui présente plus de risques ou d’inconvénients que celle d’hier, qu’elle est non seulement moins bonne au goût mais encore moins bonne pour la santé. C’est sur cette observation qu’il faut s’interroger.

Alimentation et « pensée magique »

5Notre fonctionnement mental, concernant l’alimentation en particulier, est profondément marqué par les mécanismes connus en anthropologie sous le nom de « pensée magique ». Aux débuts de cette discipline, à la fin du XIX° siècle et jusqu’à une période relativement récente, on attribuait ces modes de pensée aux primitifs. On a depuis établi expérimentalement leur présence même chez des sujets d’un bon niveau d’éducation, dans des pays occidentaux développés.
La pensée magique a pu être définie par deux principes : la contagion et la similitude. Le principe de contagion se résume par la formule « once in contact, always in contact ». Le contact avec un objet réputé impur transmet au sujet cette impureté, dont il ne pourra plus s’affranchir que par le recours à un ou des rituels de purification.
Le principe de similitude, de son côté, repose sur l’idée que « l’image égale l’objet ». À de multiples occasions, dans toutes les sociétés, on observe la permanence de ces deux principes de pensée magique. Dans les manifestations, par exemple, on pend ou brûle telle ou telle personnalité en effigie. En psychologie sociale, les expérimentateurs mesurent à quel point il est difficile à quiconque de déchirer une photographie de ses enfants ou d’un être cher (beaucoup moins lorsque l’image est celle d’une personne détestée).
Contagion et similitude, ces deux principes essentiels de la pensée magique, convergent, lorsqu’il s’agit d’alimentation, dans le « principe d’incorporation » : la représentation mentale, dont on a montré le caractère général, selon laquelle le mangeur est transformé par le mangé, acquiert ses caractéristiques réelles ou imaginaires : « on est ce qu’on mange ». C’est ce principe de représentation qui fait dire, en français, que l’on a « mangé du lion », si l’on manifeste une énergie particulière au bureau ou, en italien, que l’on a « mangiato pane e volpe » (mangé du pain et du renard) si l’on montre de la ruse dans une négociation. La publicité pour les produits alimentaires fait un usage constant de ce mécanisme, par exemple lorsque comme l’eau d’Évian il y a quelques années, elle promet que « l’eau d’Évian vous donne ce que la montagne lui a donné », soit, selon les interprétations, des sels minéraux (mais Évian n’en contient guère), la force grandiose des montagnes, les vertus associées à l’altitude, à la proximité avec le ciel, mais surtout, à la pureté des glaciers.
La maîtrise de l’incorporation est donc essentielle pour tout mangeur : si l’on est ce que l’on mange, il faut absolument maîtriser ce que l’on mange. Or toutes les enquêtes récentes sur la perception de l’alimentation moderne mettent en évidence cette caractéristique : les répondants, de façon presque unanime, se plaignent de ce que « on ne sait plus ce qu’on mange ».
De même, l’analyse de la réception de la crise de la vache folle souligne le besoin qu’ont les individus de savoir ce qu’ils mangent et de ne pas se voir imposer un risque qu’ils ne maîtrisent pas.

Unidentified Food Objects

6C’est là que réside le plus grand sujet d’inquiétude pour le consommateur contemporain. L’aliment est devenu, depuis quelques décennies, un produit de consommation de masse : production industrielle, grande distribution (réseaux de supermarchés), conditionnement élaboré, marketing et communication. La transformation croissante des produits par les filières agro-alimentaires et la mondialisation des filières d’approvisionnement créent une distance croissante entre le consommateur et ses aliments, perçus de plus en plus comme mystérieux, louches, sans histoire ni identité connue. Ils sont devenus de véritables UFOs (Unidentified Food Objects), en français des OCNI (objets comestibles non identifiés). Il suffit d’interroger les consommateurs pour entendre l’expression de ce malaise, avec la phrase, constamment répétée : « Aujourd’hui, on ne sait plus ce qu’on mange. »
Ce facteur explique que, depuis les débuts de l’industrie agroalimentaire, des tensions et des peurs ont surgi cycliquement, ont culminé avec des crises plus ou moins graves, puis se sont résolues provisoirement, avant de réapparaître. La crise de la vache folle a, jusqu’ici, été la plus violente.  Mais avant elle, la tension existait déjà, et elle devient d’autant plus forte que les consommations se sentent tiraillés entre, d’une part, les bénéfices que leur procurent les produits modernes (convenience et prix) et l’inquiétude qu’ils leur causent. Ainsi le malaise du mangeur moderne peut se ramener à cette triple proposition :
Je suis ce que je mange.
Je ne sais plus ce que je mange.
Sais-je encore ce que je suis ?

7Face à l’inquiétude du consommateur, producteurs et distributeurs cherchent des réponses. Ils développent des marques, des labels, des appellations d’origine ; ils perfectionnent l’étiquetage informatif. Jusqu’à présent, néanmoins, ces efforts n’ont pas suffi à réduire la méfiance ou l’anxiété. On peut même se demander si, à eux seuls, ils peuvent y parvenir. En effet, l’idée, particulièrement vivace, semble-t-il, aux États-Unis, selon laquelle les choix alimentaires des individus pourraient procéder exclusivement de décisions rationnelles prises individuellement, en fonction d’une information scientifique  garantie par l’État, néglige ou nie une dimension essentielle du comportement alimentaire humain : la sélection des aliments, chez l’homme, procède pour une très large part de déterminismes collectifs, culturels et sociaux, qui gouvernent, sans que les sujets en aient nécessairement conscience, aussi bien les horaires des prises alimentaires que leur contexte, leur composition et leur déroulement.

Facteurs sociaux et culturels

8La perception du risque est elle aussi liée à des facteurs sociaux. Ainsi, aux États-Unis, une étude sur la perception du risque en matière d’environnement montre que, chez les blancs, les femmes sont plus sensibles aux risques-santé que les hommes ; mais cette différence disparaît chez les non-blancs. Les auteurs proposent d’expliquer ce phénomène par le fait que les hommes blancs, plus proches des « leviers de commande » de la société, ont un sentiment de maîtrise plus important et que, en conséquence, ils tendent à se sentir davantage en sécurité, alors que les femmes et les minorités ethniques se sentent moins dans une situation de maîtrise.
Dans le domaine purement alimentaire, l’une de nos récentes recherches montre que la même différence sépare les hommes et les femmes dans quatre échantillons de cultures par ailleurs très différentes (France, États-Unis, Japon, Belgique néerlandophone) : dans tous les cas, les femmes manifestent plus d’anxiété vis-à-vis de l’alimentation que les hommes, un souci plus marqué des questions de santé, et beaucoup moins d’intérêt à l’égard des aspects gastronomiques.
On observe une grande variabilité dans le choix des risques les plus redoutés, selon les cultures. Ainsi, dans la même étude, les Américains manifestent plus d’inquiétude que tous les autres groupes devant l’alimentation. Les Français, en revanche, conformément aux attentes, sont davantage mobilisés par le plaisir et la convivialité. Il ressort d’autres études ou d’observations anecdotiques que les Allemands, pour leur part, sont plus sensibles au risque chimique et aux atteintes à l’environnement.

La perception du risque, objet scientifique

9La perception du risque procède d’un ensemble de phénomènes observables et même mesurables. Elle est donc en partie prédictible et peut constituer un objet scientifique légitime. Même si l’on peut juger parfois irrationnelle la perception profane du risque, il encore moins rationnel de se borner à la dénoncer comme telle et de négliger toute crainte, même mal fondée d’un point de vue épidémiologique et probabiliste. Il convient, au contraire, de chercher à en analyser le sens et le contexte et d’en tirer les conclusions.
L’expérience montre que les mesures les plus efficaces en termes de gestion des crises, mais aussi d’information démocratique, consistent à prendre en compte ces phénomènes et à les considérer comme objets d’étude légitimes. Il s’agit également de favoriser l’écoute et la veille des signaux faibles afin d’identifier les risques émergents. En outre, il convient de favoriser particulièrement le partage de l’information en continu et a priori : toute information, aussi rationnelle soit-elle, peut avoir des effets boomerang une fois la crise déclarée. La mise en commun du travail sur la connaissance est le meilleur moyen de diffuser une information pacifiée.
Les médias, dans leur traitement des questions de sécurité alimentaire, oscillent entre deux thématiques : celle du scandale et celle de « la grande peur », de « la panique », etc. Cette dernière thématique met précisément en avant la dimension « irrationnelle » des comportements et attitudes lors des crises alimentaires. Ce jugement d’irrationalité est volontiers repris de divers côtés, par exemple, par certains producteurs (« le consommateur est irrationnel : il veut à la fois la qualité, la sécurité et les prix » : mais demander beaucoup n’est pas irrationnel économiquement...), par certaines instances administratives, et même certains scientifiques.
Il existe diverses définitions de la rationalité. Quelle que soit celle que l’on adopte, on peut toutefois se demander si éviter la marque Coca-Cola jusqu’à plus ample information, comme ce fut le cas pour certains consommateurs à l’occasion de la récente crise, relève de l’irrationalité ou de la simple précaution.
Les peurs et les angoisses alimentaires ne sont pas ou pas seulement des manifestations d’ignorance, d’idéologie ou d’irrationalité : ce sont aussi les signes d’un besoin profond du mangeur de s’approprier (ou se réapproprier pleinement) ses aliments. Ce que les crises récentes successives de l’alimentation, depuis la vache folle jusqu’aux organismes génétiquement modifiés, montrent et déclenchent à la fois, c’est la montée de cette revendication et d’une prise de conscience, y compris aujourd’hui dans les pays du Sud de l’Europe. Il y a quelques mois à peine, on pensait les OGM irréversiblement installés au cœur de notre alimentation, et que le «passage en force» des semenciers avait d’ores et déjà réussi. Or, aujourd’hui, on voit que les surfaces cultivées en OGM sont à la baisse, que des filières garanties sans OGM cherchent à se mettre en place dans le monde, que les consommateurs américains, dont on nous assurait qu’ils n’étaient nullement mobilisés par ces thèmes, se rebiffent. Certains agriculteurs des plus productivistes commencent à s’interroger. Selon les pays, autant que le «bio» (organic foods), les pratiques d’agriculture «durable» ou «raisonnée» (sustainable agriculture) rencontrent un intérêt croissant chez les cultivateurs ou les responsables politiques et administratifs.

10Comment rendre au consommateur confiance dans ses aliments ? C’est la question que l’on entend poser de toutes parts aujourd’hui. Il n’est nullement certain que cela soit totalement possible, ne serait-ce que parce que la méfiance fait partie des caractéristiques intrinsèques de tout omnivore, à plus forte raison de l’homme. La confiance alimentaire ne semble pas pouvoir se construire une fois pour toutes : il faut constamment l’étayer, la soutenir ou, plus exactement, contenir, atténuer l’anxiété qui est en nous — et qui nous meut en grande partie dans notre rapport aux aliments. Pour obtenir cela aujourd’hui, il faut remettre en cause le processus de production lui-même, réinterroger nos pratiques. Ce mouvement est déclenché.

Notes de la rédaction

Ce texte est celui de la contribution de l’auteur à l’Université de tous les savoirs, 2000, paru in Qu’est ce que l’Humain ?, sous la direction d’Y. Michaud, Odile Jacob, 2001.

Pour citer cet article

Claude Fischler, « «Mann ist, was mann isst»: pourquoi  nous voulons savoir ce que  nous mangeons », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, «Mann ist, was mann isst»: pourquoi  nous voulons savoir ce que  nous mangeons, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3793.


Auteurs

Claude Fischler

Directeur de recherche au Cnrs, Centre d’études transdiciplinaires : sociologie, anthropologie, histoire.