Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque
Anne Lalo :
Le débat public sur l’indemnisation des inondations
p. 129-152
Plan
- ProblématiqueLes limites de l’État providence dans la prévention des catastrophes naturelles
- Cadre théorique : le concept de débat public
- La configuration du débat public sur les risques naturels
- Hypothèses de travail : l’émergence du paradigme de la précaution
- Méthodologie : l’analyse du discours
- Enquête de terrain : le cas des inondations dans les Alpes‑Maritimes
- Enquête auprès des habitants de la vallée du Paillon
- Choix du territoire de l’enquête
- Choix des échantillons
- Déroulement de l’enquête
- 2. Enquête auprès des maires du département
- 3. Élaboration du questionnaire
- 4. Résultats
- Conclusion et discussion
Texte intégral
Problématique
Les limites de l’État providence dans la prévention des catastrophes naturelles
1Partant de l’idée que l’intervention des particuliers dans l’action publique aide à renforcer l’efficacité de la prévention des risques plutôt qu’à en freiner le déroulement, le droit de l’Environnement donne un grand rôle à la participation des citoyens dans le processus de décision publique.1 En s’efforçant de promouvoir une contribution plus directe des populations dans les procédures administratives, l’information de tout un chacun contribuerait ainsi à l’émergence d’une nouvelle rationalité de gestion du bien public, porteuse d’une responsabilisation accrue des auteurs face aux dommages environnementaux.
Prenant comme point de départ les obligations réglementaires qui imposent un droit à l’information du public, cette recherche se propose d’apprécier la portée réelle de cette redistribution des pouvoirs entre l’État et la société afin de déterminer si, au‑delà de la règle de droit, cette mesure favorise effectivement un changement tangible du fonctionnement des institutions. L’investigation entreprise a donc une visée sociologique et non juridique, même si le cadre initial à partir duquel a été conçue la problématique s’inscrit dans le champ du droit.
2Pour apprécier la validité de cette hypothèse, le domaine retenu est celui des risques naturels majeurs. Le principe du droit à l’information du public sur ces dangers a été notifié par l’article 21 de la loi du 22 juillet 1987 relative à l’organisation de la sécurité civile, à la protection de la forêt contre l’incendie et à la prévention des risques majeurs ; ses modalités d’application ont été précisées par le décret 90‑918 du 11 octobre 1990. Plus récemment, la loi du 2 février 1995 sur le renforcement de la protection de l’environnement, dite loi Barnier, a réitéré cette nécessité d’informer les habitants des zones dangereuses quant aux risques auxquels ils sont soumis. À côté des principes de précaution, d’action préventive et pollueur‑payeur, le principe de participation est l’un des quatre grands principes qui doivent guider l’action publique en matière d’environnement, et notamment celle concernant les risques naturels. Il établit que : « ... chaque citoyen doit avoir accès aux informations relatives à l’environnement, y compris celles relatives aux substances et activités dangereuses. » Ainsi, une part nouvelle est dorénavant attribuée aux citoyens comme entité à part entière au sein de la politique de rnaîtrise des désastres naturels, qu’il s’agisse des inondations, des incendies de forêts, des tremblements de terre, des avalanches, etc. Les habitants qui résident dans des zones exposées sont (ou, tout au moins, doivent être) directement associés à la mise en place des plans de prévention des catastrophes, alors qu’antérieurement, c’est‑à‑dire avant 1987, celle‑ci ne relevait que des autorités et était protégée, en toute légitimité, par le sceau du secret.
3La législation oblige désormais les pouvoirs publics, préfets et maires, à afficher le risque. Le préfet a pour mission de recenser les risques existant dans le département et de transmettre cette expertise aux maires afin qu’ils procèdent à l’information préventive proprement dite auprès de leurs administrés. Cette procédure a une double finalité : favoriser l’identification des zones les plus dangereuses et faire connaître au public les mesures de précaution qui doivent être prises pour diminuer les dégâts en cas de sinistre, tout comme les consignes qui doivent être appliquées pour se protéger lors des accidents. Élaborée au sein d’une structure de concertation (CARIP ou cellule d’analyse des risques et d’information préventive), elle s’inscrit dans le cadre plus général de l’élaboration des Plans de prévention des risques naturels prévisibles (PPR) visant à limiter les dommages susceptibles d’être causés par les catastrophes.
4Or, en imposant aux habitants concernés le respect de mesures de précaution sous peine de sanctions, l’information préventive du public risque de modifier par contrecoup la place accordée à chacun dans le système juridique de la responsabilité civile. En effet, cette responsabilisation des personnes privées implique un engagement individuel dans l’action publique en contradiction avec la conception modeme de la sécurité civile, dont les fondements reposent sur une démarche institutionnelle de prévention et non sur une initiative personnelle de prévoyance. Comme l’a montré François Ewald dans son Histoire de l’État-providence,2 le paradigme de la prudence au XXe siècle est le fruit d’un processus d’objectivation du dommage, articulé autour du concept de risque, dont l’essence même est de créer une rupture dans la relation de causalité qui associe la faute et le préjudice. Grâce à un mode d’imputation des coûts basé sur la solidarité collective et non sur une prise en charge individuelle des frais, l’indemnisation des victimes avoir le pas sur la recherche des fautes. Ajoutons que, sans le développement des sociétés d’assurances et la politique d’ingérence de l’État dans la production économique, l’essor d’un tel modèle de sécurité civile n’aurait pas été possible.
5En France, le dispositif prévu pour les désastres naturels, spécifié par la loi du 13 juillet 1982 relative à l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles, s’inscrit dans la droite ligne de la logique de l’État-providence. Afin de pallier à la fois le coût de la solidarité et le surcoût exorbitant que représentent les situations exceptionnelles de sinistre majeur, l’État a opté pour le principe d’une épargne supplémentaire. Ainsi, double-t-il sa mission normale de protection civile des citoyens, dont l’impôt assume la charge, par une superprotection, que finance un fonds spécial imposé par la loi qui va bien au‑delà de la logique du régime assurantiel courant. Dans ce système, la fonction assurance n’est plus que le supplétif du pouvoir régalien de l’État.
Ce dernier est le grand organisateur de la solidarité, à la fois directement, en assumant sa mission de sécurité et de protection des populations grâce à l’organisation des secours au sein de la Sécurité civile, et indirectement, en encadrant les modalités de l’assurance. Cet équilibre entre le rôle de l’État et celui des assurances, entre solidarité et mutualisation, n’est pas remis en cause et demeure tenu, malgré son coût élevé, pour un bon compromis.3
6Paradoxalement cependant, le principe d’une indemnisation solidaire peut avoir pour effet pervers d’encourager une déresponsabilisation sociale, s’avérant préjudiciable aux efforts de prévention engagés par la collectivité. À ce titre, la succession répétitive de désastres identiques dans un même lieu a montré les limites de la logique de l’État-providence. Elle a conduit à se demander si la déclaration d’état de catastrophe naturelle n’était pas utilisée parfois comme un parapluie commode, susceptible de rendre onéreuse et vaine toute velléité de prévention. En généralisant de façon mécanique un statut de victime à tous les cas de figure, ce mode d’indemnisation ne favorise ni les initiatives individuelles ni l’action publique. C’est ainsi que le nombre d’arrêtés Cat Nat (catastrophes naturelles) est allé crescendo au cours de ces vingt dernières années alors que, dans le même temps, celui des PPR stagnait, comme l’attestent les évaluations réalisées par la Direction de la prévention des pollutions et des risques au sein du ministère de l’Environnement.4
7Face à ces abus, on assiste aujourd’hui à la restauration d’une individualisation du risque dans le régime juridique de la responsabilité civile. Afin d’inciter les autorités publiques à agir plus rapidement qu’elles ne le font pour l’instant, il est prévu de réduire dorénavant le montant des indemnisations en cas de sinistre quand aucun PPR n’a pas été prescrit. Le manque de zèle des agents de la fonction publique se répercutera donc directement sur le taux de remboursement des assurances. Trois arrêtés récents, datés du 5 septembre 2000, viennent de définir les modalités d’application de ces malus. Ils établissent une franchise proportionnelle au nombre d’arrêtés Cat Nat pris antérieurement sur un même site et pour un même risque. Plus le nombre d’arrêtés est élevé, moins les dommages seront indemnisés. En faisant pression sur les assurés, l’État espère ainsi qu’ils se retourneront contre l’administration pour faire progresser la prévention. Certes, il peut paraître étrange d’imposer au particulier les conséquences d’une négligence qu’il n’a pas commise, mais on peut aussi y voir l’indice de la détermination de l’État à associer le citoyen à l’action publique, quitte à employer pour ce faire une méthode quelque peu vigoureuse et volontariste.
8Quoi qu’il en soit, la loi reste lettre morte tant qu’elle n’est pas relayée au sein de l’Espace public par un discours qui s’en fait l’écho. Or, face à la pression médiatique, cette volonté de responsabilisation est susceptible de n’avoir aucune portée sur le terrain. Comment s’y prendre pour infléchir les habitudes prises par un siècle de désengagement individuel et de prérogative étatique sur les questions de sécurité civile ? À chaque nouvelle inondation, les médias s’apitoient sur le désœuvrement des sinistrés et fustigent l’incurie des pouvoirs publics. Dans un tel contexte, on imagine mal comment le gouvernement — quelle que soit son appartenance politique — pourrait ne pas débloquer de fonds ad hoc pour témoigner son désir de venir au secours des victimes. Aussi assiste‑t‑on plutôt, en dépit du dispositif en vigueur déjà très protecteur, à une surenchère du discours de la solidarité nationale en situation de crise, plutôt qu’à un appel à la responsabilisation de chacun. L’application des nouvelles dispositions de la loi Barnier risque donc de se heurter à l’incompréhension des habitants concernés, des assureurs comme des agents de la fonction publique, si elle ne tient pas compte des enjeux en présence au sein du débat public.
Cadre théorique : le concept de débat public
9Pour savoir si la logique de victimisation mise en avant par les médias est le reflet des inquiétudes profondes de la société, ou plutôt un argument démagogique cachant des attentes sociales plus complexes, il importe de déterminer les stratégies discursives qui s’affrontent au sein de l’Espace public. Il s’agit alors d’identifier les thèses en concurrence et les acteurs qui les portent : ceux qui prônent coûte que coûte une logique de solidarité collective, ceux qui défendent plutôt une responsabilité individuelle accrue, et enfin ceux qui ont des positions plus partagées sur la question. Pour mettre en évidence la configuration du débat public relatif aux catastrophes naturelles, nous avons assis notre démarche de recherche sur la théorie de l’Espace public avancée par le philosophe allemand Jurgen Habermas, d’une part, et sur la méthodologie d’analyse des discours préconisée par Michel Foucault et Joseph Courtés, d’autre part.
10La question des fondernents de la démocratie est au cceur de la pensée d’Habermas.5 Ni simple émanation sensible de la volonté sociale, ni abstraction pure et formelle de la Constitution, celle‑ci se fonderait conjointement sur la loi et l’adhésion des citoyens, qu’il nomme « la loyauté des masses » ; elle résulterait du double jeu du débat public et du droit, de « l’intrication du principe de la discussion et de la forme juridique ».6 Pour en dégager les ressorts, il propose une démarche transversale, à cheval entre le droit et la sociologie, dont l’objet est de décrire la construction réciproque du consensus public, grâce auquel les normes sont élaborées, et des lois garantissant en retour à la société un cadre d’équité et de justice.
Conçu comme une instance de négociation, l’Espace public est la catégorie conceptuelle que Habermas utilise pour circonscrire le cadre politique au sein duquel se nouent les échanges entre la société et l’État dans les démocraties modernes. Son investigation historique des principaux régimes occidentaux l’a amené à conclure que la figure la plus achevée de cette forme d’organisation politique trouve ses racines au siècle des Lumières. Pour contester les orientations et les décisions du roi comme des prélats religieux, un mouvement littéraire se serait alors formé au sein de la bourgeoisie et aurait employé la critique comme arme pour se battre, opposant avec subtilité « la force immanente du discours rationnel au principe transcendant de l’autorité. »7 Désireuses de faire valoir leurs intérêts face à ceux du pouvoir, des personnes privées se seraient ainsi approprié la sphère publique contrôlée par la monarchie pour la remodeler en un espace démocratique ouvert, dans lequel les questions relatives à l’intérêt général ne furent plus le seul apanage du roi et devinrent l’objet de discussions publiques. La théorie critique de l’Espace public est donc, en premier lieu, une contribution à la compréhension des fondements historiques de la démocratie moderne et de la naissance de l’opinion publique comme contre‑pouvoir face à la domination de l’État, fondée alors sur l’arbitraire royal.
11Largement promu par la Révolution française, le modèle de démocratie valorisé par le XVIIIe siècle repose sur le pari d’une convergence possible des intérêts particuliers et de l’intérêt général sans que, pour autant, il y ait nécessairement de confusion entre les enjeux socio‑économiques privés et les exigences publiques. À ce titre, le consensus public qui se dégage de la confrontation d’intérêts pluriels suppose, dans la mesure où il est soumis au cadre juridique de lois universelles, un saut qualitatif vers la définition d’un bien commun qui ne saurait se concevoir simplement comme la sommation d’une multiplicité d’intérêts particuliers, ni même le compromis qui peut s’instaurer entre intérêts partisans.
12La construction du consensus public exige une « transsubstantiation des vices privés en vertus publiques » dont les garde‑fous sont le tribunal moral de l’opinion publique, la vigilance de la presse et la publicité des actions de l’État. Grâce à la presse et à l’opinion publique, qui s’efforcent de démystifier la domination politique, les décisions politiques se trouvent soumises à « l’usage public de la raison » et sont dès lors révisables à tout moment. De même, en garantissant au citoyen un droit de regard sur le fonctionnement des institutions, la publicité des débats parlementaires ou judiciaires comme des actes administratifs lui permet de vérifier la conformité des procédures et de s’assurer ainsi que l’intérêt général est bien préservé.
13Avançant une compréhension originale des interactions sociales, Habermas8 fait l’hypothèse que le consensus public s’organiserait dans et par la structure illocutoire du dialogue. Selon lui, le fondement de la rationalité ne doit pas être recherché dans la conscience du sujet isolé, mais plutôt dans l’intersubjectivité issue de l’échange verbal ; il prendrait sa source dans la reconnaissance réciproque d’un code commun partagé9: « Le modèle approprié serait plutôt celui de la communauté de communication des parties concernées, qui examinent dans une discussion rationnelle d’ordre pratique la prétention à la validité des normes et qui, dans la mesure où elles acceptent pour des raisons précises cette prétention à la validité, parviennent à la conviction que, dans les circonstances données, les normes proposées sont correctes. »10
14Dans Sociologie et théorie du langage,11 Habermas s’inspire des réflexions de la phénoménologie et des acquis de la pragmatique linguistique pour formaliser la structure des débats publics. Il distingue quatre types de prétentions à la validité : « La prétention à la vérité, la prétention à l’intelligibilité, la prétention à la sincérité, la prétention à la justesse. » La prétention à la vérité renvoie à la façon dont le locuteur appréhende le monde, à ce qui fait sens pour lui par rapport au contexte historique, social et culturel dans lequel il vit ; les propositions qu’il avance sur des faits, des objets ou des expériences attestent alors le niveau de certitude ou d’incertitude qu’il est prêt à assumer dans ses jugements. La prétention à l’intelligibilité se réfère au cadre conceptuel sous-jacent à ses prises de position et qui rend cohérente sa vision des choses. Au-delà du contenu de son propos, le système de pensée qui organise ses déclarations en une logique d’ensemble vise à promouvoir une forme de rationalité donnée et à défendre certains modèles idéologiques. Reflet de sa loyauté dans l’échange, la prétention à la sincérité a pour finalité de convaincre son interlocuteur de sa bonne foi et de sa franchise. Enfin, la prétention à la justesse s’efforce de faire valoir ses convictions morales, ses valeurs et sa compréhension de ce qui est juste et bien. Soulignons qu’en français, malheureusement, le terme de justesse n’est pas aussi explicite que le mot anglais rightness, lequel traduit dans le même vocable l’idée d’équité et de pertinence, c’est‑à-dire à la fois de ce qui juste car équitable et de ce qui est juste car bien adapté.
15Plus qu’un simple jeu de langage, la confrontation des opinions dans les délibérations publiques serait porteuse d’une dimension éthique. À ce propos, Habermas avance l’idée d’une éthique de la discussion.12 En s’engageant dans un débat public, les interlocuteurs se plient à la règle du jeu tacite de mettre à l’épreuve leurs prétentions à la validité, et admettent que leurs points de vue puissent être critiqués. Aussi, les échanges de ce type auraient‑ils, en créant des attentes comportementales mutuelles chez chacun des protagonistes du dialogue, la portée d’un contrat implicite. C’est pourquoi l’auteur estime que le débat public n’est pas réductible aux catégories usuelles de la conversation, dont le seul objectif est de transmettre des informations, et relève d’une typologie particulière d’échanges privilégiant l’argumentation morale. En s’exposant sur la scène publique, les orateurs prennent le risque d’étre réprouvés, et c’est à ce titre que les discussions publiques ont intrinsèquement une portée éthique. Citant Kant, Habermas rappelle que sans la liberté de « s’exprimer publiquement ... la vérité ne saurait se manifester. »13 L’exercice de la morale serait donc indissociable de l’argumentation et de l’usage public du raisonnement.
16Selon lui, la dynamique de l’argumentabon morale repose essentiellement sur le double jeu des prétentions à la justesse et à la vérité, c’est‑à‑dire l’analyse comparative des normes et des faits.14 D’où le caractère décisif de la cohérence logique des arguments développés. En s’appuyant sur des justifications verbales, « des intellections, autrement dit (...) des énonciations critiquables qui sont en principe accessibles à une clarificaffon argumentée »15, les discussions publiques seraient avant tout motivées par la force rationnelle du meilleur argument. La recherche en commun de l’équité et de la vérité implique un dépassement des contradictions allant bien au-delà d’actes de foi d’adhésion ou d’obéissance, car le respect des normes n’est pas réductible au fait d’obtempérer à un ordre. C’est la raison pour laquelle, selon lui, des normes communes ne peuvent se construire à partir d’impératifs arbitraires et ne s’établissent, au contraire, qu’à partir d’un accord motivé et de raisons suffisamment pertinentes pour susciter un consensus.
17Afin d’appréhender la configuration du débat public sur les catastrophes naturelles, la recherche empirique effectuée comprend deux enquêtes. La première s’efforce de cerner le discours courant des habitants de la vallée du Paillon, fleuve des Alpes‑Maritimes, et la seconde le discours institutionnel des élus de ce département. Les données exploitées dans cet article se limitent aux « prétentions à la justesse » émises sur le dispositif d’indemnisation des victimes de telles catastrophes. Pour les mettre en évidence, nous avons demandé à chacun de prendre position sur un cas concret d’inondation.
18L’analyse des prétentions à la justesse présentée ci‑après ne constitue qu’une petite partie de l’expérience menée sur le terrain. Le reste du questionnaire se rapporte aux trois autres prétentions à la validité distinguées par Habermas. En ce qui concerne la prétention à la vérité, nous avons tenté d’évaluer la sensibilité témoignée à l’égard des risques naturels. L’indicateur retenu à cet effet est le sentiment de vulnérabilité des habitants vivant dans une commune exposée à de telles menaces. Pour la prétention à l’intelligibilité, nous avons essayé de cerner le système de référence conceptuel utilisé par chacun en vue de formaliser les risques, c’est‑à‑dire les spécifier et les délimiter. Quant à la « prétention à la sincérité », l’objectif était d’apprécier la crédibilité des acteurs chargés d’informer le public. Le schéma expérimental d’ensemble est donc le suivant :
TABLEAU n° 1
La configuration du débat public sur les risques naturelsà partir du modéle de l’Éthique de la discussion de J. Habermas Prétention à la vérité Sentiment de vulnérabilité à l’égard des risques naturels Prétention à l’intelligibilité Spécification et délimitation des risques naturels Prétention à la sincérité Crédibilité des acteurs chargés d’informer le public Prétention à la justesse Équité et rationalité du dispositif de sécurité |
Hypothèses de travail : l’émergence du paradigme de la précaution
19Avant de préciser la méthodologie utilisée pour concevoir l’enquête de terrain, il importe de clarifier au préalable les théories du risque susceptibles d’expliquer en quoi consiste la rationalité qui donne sens aux discours produits. L’hypothèse générale motivant notre recherche est que la procédure d’indemnisation existant en la matière, largement dominée par la philosophie d’un État-providence, a eu tendance à déresponsabiliser les assurés. Pour vérifier la pertinence de cette supposition, nous avons poussé le raisonnement à l’extrême en proposant comme cas de figure aux interviewés une situation dans laquelle un particulier s’était installé dans un endroit dangereux en toute connaissance de cause, dans la mesure où il n’ignorait pas les risques auxquels il s’exposait, mais en étant en conformité avec la loi, puisque le plan d’occupation des sols (POS) l’y autorisait. Du moment qu’il n’avait rien à se reprocher légalement, il s’agissait de vérifier si l’on estimait juste qu’il soit remboursé pour les dommages subis en cas de sinistre, même si son choix était quelque peu inconsidéré. Face à cette alternative, il fallait alors vérifier si les maires et les habitants de la vallée du Paillon se rejetteraient mutuellement — ou pas — les responsabilités, en choisissant plutôt comme argument le manque de discernement des autorités, attribuant des permis de construire dans des zones dangereuses, ou plutôt l’inconséquence du particulier. Selon l’option choisie, on pouvait inférer deux conceptions différentes de la responsabilité, la première mettant en avant la solidarité collective et la seconde la prévoyance individuelle.
20Compte tenu des perspectives ouvertes par la loi Barnier et les arrêtés de septembre 2000, il convenait néanmoins de ne pas s’en tenir à ce constat initial et d’avoir une visée prospective, en évaluant également l’état d’esprit respectif des élus et des habitants à l’égard d’un engagement accru des acteurs privés et des agents publics dans la politique de prévention des risques naturels. Le niveau d’acceptation et de rejet à l’égard de cette responsabilisation forcée a été apprécié par le biais de l’attitude adoptée envers les mesures de précaution. Le champ d’application du principe de précaution ayant toutefois donné lieu à des interprétations controversées, il importe d’expliciter les raisons pour lesquelles le dit principe est invoqué ici dans le cas des catastrophes naturelles, même si l’essentiel de la loi Barnier — dans laquelle il est rédigé en préambule — est consacré à l’application des PPR.
21Historiquement, le point de départ du principe de précaution se situe dans le tournant des années 80, avec les dispositions du rapport Brandtland sur le « développement durable ». Le dixième des grands principes du sommet de Rio, le traité de Maastricht puis la loi française du 2 février 1995, c’est‑à‑dire la loi Barnier déjà évoquée, réitérèrent la nécessité de prendre des mesures spéciales quand on présume l’existence de risques pouvant s’avérer irrémédiables à l’égard des « espaces, ressources et milieux naturels, sites et les paysages, espèces animales et végétales, de la diversité et des équilibres biologiques auxquels ils participent » (art. 1 de la loi précitée). Ce principe consiste à prendre des « mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ». La loi spécifie à ce propos que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adaption » de telles dispositions. Celles‑ci doivent donc être prises dès existe qu’un soupcon et sans qu’il soit nécessaire d’avoir des preuves formelles. Leur vocation essentielle est donc de protéger l’environnement sans attendre pour intervenir de constater des dégâts irréparables.
22Cependant, les commentaires récents de cet article de la loi Barnier ont négligé la dimension de l’irréversibilité des dommages à l’environnement et ont surtout insisté sur l’incertitude des risques, notamment pour ce qui concerne les questions de santé. Dans le rapport rendu au premier ministre par P. Kourilsky et G. Viney16 à ce sujet, la référence à l’irréversibilité a été purement et simplement supprimée dans la définition qu’en proposent les auteurs. C’est pourquoi la Commission française du Développement durable, présidée par le professeur J. Testart, conteste cette interprétation du principe de précaution, qu’il juge trop réductrice,17 même elle est pourtant conforme à la signification donnée par la plupart des juristes (M. Rémond-Gouilloud18). La Commission récuse en outre le rôle central accordé aux experts et recommande, par contre, un recours accru au débat public et à la participation des citoyens.
23Sans entrer dans un débat de fond sur la pertinence respective de ces deux analyses, nous nous contenterons d’indiquer que cette présente recherche s’inscrit dans le cadre de la thèse que défend la Commission. Dans cette étude, nous nous en tiendrons à l’acception, très proche, que propose le service chargé de la prévention des risques naturels majeurs au sein du ministère de l’Environnement. Le risque y est défini comme la combinaison d’un aléa — ou source potentielle d’accident — et d’un enjeu — ou vulnérabilité de l’environnement et du cadre de vie humain —. À ce titre, les mesures de précaution renvoient à l’ensemble des dispositions visant à réduire la vulnérabilité des enjeux plutôt qu’à contrôler la survenance de l’aléa, comme c’est principalement le cas dans les politiques de prévention.
24La question qui se pose alors est si l’on doit considérer la prise en compte du principe de précaution comme un moyen parmi d’autres pour renforcer et élargir le dispositif de prévention existant, ou s’il faut y voir, à l’instar de François Ewald,19 l’indice d’une conception radicalement différente de la sécurité, qui remettrait en cause les fondements conceptuels antérieurs. En effet, cet auteur distingue trois paradigmes de la prudence : la prévoyance au XIXe siècle, la prévention au XXe siècle, et la précaution de nos jours. Il utilise les concepts de faute et de risque pour caractériser la rationalité des deux premiers systèmes. Si la faute se définit par sa dimension factuelle, le risque est en revanche une notion purement abstraite, procédant d’une pensée statistique basée sur les probabilités d’occurrence des accidents. Alors que la faute renvoie à une logique de responsabilité individuelle, le risque traduit un souci de prise en charge collective du coût des sinistres qui s’appuie sur la solidarité. La prévoyance est l’expression d’une démarche personnelle de sécurité, tandis que la prévention fait l’objet de politiques publiques de portée plus générale. Dans le paradigme de la précaution enfin, l’accent est mis sur la dommageabilité pour la nature des activités humaines. Dans la mesure où le système assurantiel est inadapté à cette finalité puisqu’il ne couvre que les préjudices causés aux biens et aux hommes, et non ceux occasionnés à la nature, des dispositions spécifiques s’imposent pour éviter les atteintes graves ou irréversibles à l’environnement.20
25Bien que le paradigme de la précaution revalorise la dimension de la responsabilité, à l’instar de celui de la prévoyance, il ne traduit pas pour autant un retour au concept juridique de faute selon F. Ewald,21 car il ne concerne que la responsabilité de l’État et non celle des personnes privées.22 Si cette hypothèse se vérifie dans notre enquête, on doit s’attendre à ce que les mesures de la précaution soient plus volontiers associées à l’action des maires qu’à celle des particuliers. Si, par contre, elle n’est pas validée, on sera alors en droit de penser que leur prise en compte ne relève pas seulement de la puissance publique mais aussi des riverains concernés.
Méthodologie : l’analyse du discours
26Pour identifier la configuration des débats publics, Dominique Maingueneau23 préconise de repérer au préalable les discours qui s’y trouvent en concurrence afin de savoir s’ils sont reliés par un rapport de neutralité, d’opposition, d’alliance etc. Parmi les différentes variantes possibles, il recommande une attention particulière aux échanges de nature polémique, dans lesquels s’affrontent deux thèses antagonistes. De même, J. Courtès24 observe que « la structure polémique caractérise une majorité de récits, elle intervient pratiquement dès que l’on commence à sortir du récit minimal ».25 Ainsi, un discours peut-il difficilement être apprécié en lui‑même sans être confronté à celui dont il se démarque étant d’abord, explicitement ou tacitement, un anti-discours. Cela signifie que chaque discours ne prend sens que par un jeu de contrastes et d’oppositions qui le différencie des autres.
27Dans le langage courant comme dans le domaine des sciences sociales, le terme de discours renvoie à de multiples acceptions. Il correspond aussi bien à la matérialité de la parole, qu’il s’agisse d’un propos que l’on tient ou d’un exposé plus oratoire (tel qu’une conférence), qu’à un texte ou une production théoriques (exemple, Le discours de la méthode). Il peut aussi être utilisé pour qualifier un système de pensée abstrait, qu’il soit de nature idéologique (comme le discours féministe) ou conceptuelle (ainsi parle‑t‑on du discours psychanalytique). Cette polysémie n’est pas pour autant une source de confusion, selon D. Maingueneau,26 mais au contraire, une opportunité pour mieux articuler entre elles des réalités complexes. Car ce vocable n’est pas non plus un signifiant flottant, une notion fourre-tout pouvant utiliser pour dénommer des réalités disparates. De fait, ces multiples productions langagières ont pour trait commun d’être ancrées dans le vécu d’un sujet et reliées à un contexte donné. C’est la raison pour laquelle on oppose communément le concept de langue et celui de discours, le premier relevant uniquement de la linguistique, alors que le second requiert des investigations connexes en sociologie, psychologie, histoire, etc. À ce titre, l’analyse du discours est une discipline hétérogène qui recoupe l’ensemble des démarches se donnant pour objet de « penser le dispositif d’énonciation qui lie une organisation textuelle et un lieu social déterminé ».27
Conformément à Michel Foucault,28 Maingueneau procède conjointement à une double analyse du discours : sur le plan de l’étude des textes et au niveau du système de pensée. Dans le premier cas, il s’agit d’analyser un corpus d’énoncés — qu’il s’agisse de livres, d’actes administratifs, d’échanges épistolaires, etc. — et dans le second cas, de reconstituer la rationalité qui lui donne sens. En partant de l’étude lexicologique et sémantique des mots composant le corpus retenu, il s’efforce d’établir les règles de construction qui rendent homogène l’ensemble composite des énoncés produits et de générer ainsi une vision du monde cohérente, c’est‑à‑dire une idéologie, un courant, une doctrine, une école, etc.
28Nous avons procédé de façon comparable pour l’étude empirique. En ce qui concerne la réflexion portant sur la rationalité, nous nous sommes référés aux thèses relatives à l’émergence du paradigme de la précaution, évoquée précédemment. Quant au corpus utilisé comme matériau de base, il est pour partie constitué de propos réels, recueillis dans la presse locale et des réunions publiques, et pour partie le fruit d’une pure construction, puisqu’il a été finalisé par un groupe de travail que dirigeait par la préfecture des Alpes‑Maritimes. Le questionnaire qui en est le résultat est composé à la fois d’opinions communes, explicitement présentées comme telles dans le texte, et d’interrogations plus institutionnelles, se présentant sous la forme du « récit d’un cas d’inondation ».
29Les récits sont interprétés par les sémioticiens, spécialistes de l’analyse des discours, comme des constructions narratives où se succèdent des énoncés d’états et de faits, marquant le plus souvent l’alternance de dégradations et d’améliorations. Après A. Greimas,29 J. Courtès rapporte la structure des discours à un « schéma narratif canonique », c’est‑à‑dire à un modèle de base organisant trois types d’épreuves : « l’épreuve qualifante qui permet au héros de se donner les moyens d’agir, l’épreuve décisive (dite aussi parfois principale), qui a trait à l’objectif essentiel visé, et l’épreuve glorifiante, qui proclame les hauts faits accomplis. »30 L’épreuve qualifiante se caractérise par l’acquisition d’une compétence, sans laquelle il n’y aurait pas de performance possible, tandis que l’épreuve glorifiante est la sanction d’une action ; elle présuppose l’existence d’un contrat entre le sujet de l’action et un commanditaire protagoniste de la demande initiale que l’auteur nomme « manipulation » (comprise comme simple faire‑faire, c’est‑à‑dire sans aucune connotation morale).
30Pour savoir si les habitants de la vallée du Paillon et les maires des Alpes-Maritimes se montrent prêts à assumer dans l’avenir une plus grande responsabilité face aux catastrophes naturelles, nous avons eu recours à un cas concret, décrivant une suite fictive d’événements (des inondations répétées) et une série de décisions et d’actions (permis de construire, construction de la maison, etc.). L’histoire présentée se décompose en cinq tableaux ; nous avons demandé à nos interlocuteurs de prendre position à chaque étape du récit en jugeant si les actions effectuées justifiaient ou non l’indemnisation de la victime. Il s’agit donc de sanctionner une action. C’est pourquoi, alors que la présentation du contexte de l’histoire a été rédigée sur un mode descriptif, sa finalité étant de présenter des faits, les questions posées ont pris volontairement la forme d’interrogations normatives, puisque leur objectif était de simuler des prétentions à la justesse, d’où l’intitulé « Estimez‑vous qu’il est normal que... ». De même, parmi les réponses possibles, les choix proposés font explicitement référence à la dimension du devoir et à la conformité de l’action par rapport au contrat initial : « Oui, car il a respecté... » ou encore « Oui, ... même si ce n’était pas une obligation ». Appliqué à l’enquête, le schéma narratif canonique est le suivant :
TABLEAU n° 2
Schéma narratif d’un cas de construction dans une zone à risque
31Conçu à partir du schéma narratif canonique de J. Courtès, le récit présenté dans le questionnaire comporte cinq tableaux :
32La première scène délimite le contexte. Elle précise qu’une action donnée, en l’occurrence la construction d’une maison dans une zone à risque, est conforme aux contraintes imposées par la manipulation, à savoir les prescriptions du POS : « Prenons un cas concret dans le département. Imaginons qu’un particulier achète un terrain faisant partie d’un lotissement situé dans un endroit dangereux, susceptible d’inondation par exemple, et y fasse construire une maison. Celle‑ci est construite en conformité avec le Plan d’occupation des sols de la commune, puisqu’il s’agit d’une zone constructible. Le plan élaboré sous l’autorité du préfet (PPR) pour déterminer si ce lieu fait partie d’une zone à risque naturel est en cours d’élaboration. La maison est détruite à cause d’une inondation. » Suivent alors plusieurs questions destinées à circonscrire la répartition des responsabilités entre les divers acteurs, publics ou privés, qui ont contribué à la prise de décision initiale d’autorisation ou à la construction de la maison (préfet, maire, promoteur, notaire, etc.).
33La deuxième scène vise à cerner l’impact de l’information, en établissant l’état des ressources ou des manques de la compétence : « Le particulier qui a acheté le terrain était ignorant du risque d’inondation. Il ne connaissait pas non plus les précautions à prendre en matière de construction ou d’aménagement, ni les consignes de sécurité à appliquer en cas de sinistre. Personne ne l’avait prévenu. Lui‑même n’avait fait aucune démarche pour se renseigner. » Comme auparavant, une liste d’acteurs est présentée à la personne interrogée pour lui permettre de déterminer la part de responsabilité de chacun, celle‑ci étant restreinte en l’espèce au cadre strict de l’information.
34La troisième scène se rapporte aux modalités de l’indemnisation, c’est‑à-dire à la sanction dans le schéma narratif canonique. L’histoire se continue de la sorte : « En revanche, s’il est vérifié que le particulier connaissait ce risque et qu’il a tout de même construit sa maison sur un terrain dangereux en toute connaissance de cause, estimez‑vous normal que les dommages lui soient remboursés, malgré tout ? » Afin de préserver un choix ouvert, nous avons proposé un cas de figure où l’on pouvait reporter la responsabilité aussi bien sur les autorités que sur les particuliers et, pour évaluer le niveau d’acceptation ou de rejet existant à l’égard des dispositions de la loi Barnier, nous avons également introduit la dimension de la précaution.
35La quatrième scène soumise à la sagacité des enquêtés correspond à la situation des arrêtés de septembre 2000. Elle a pour objectif de faire apparaître si le raisonnement de la scène précèdente est maintenu après des sinistres répétés. Il s’agit de vérifier si la nature de la sanction change lorsque le particulier ne tire pas la leçon de l’expérience et que sa performance reste la même malgré le vécu d’une inondation. Le récit se poursuit ainsi : « Le particulier fait reconstruire sa maison. Il obtient un autre permis de construire. Admettons qu’une nouvelle inondation se produise. Estimez‑vous qu’il est normal que les dommages lui soient remboursés, malgré tout ? »
36La dernière scène constitue en quelque sorte le dénouement du récit. Elle a pour finalité d’établir les formes que prend la sanction (parmi lesquelles il faut envisager notamment la destruction de la maison) après une nouvelle manipulation, à savoir la notification d’un PPR pour le site en question : « Le préfet publie alors le plan des zones à risque. La maison fait partie d’une zone où toute nouvelle construction est désormais interdite. Le maire inscrit cette interdiction dans le Plan d’occupation des sols. Que suggérez‑vous pour la maison existante ? »
Enquête de terrain : le cas des inondations dans les Alpes‑Maritimes
Enquête auprès des habitants de la vallée du Paillon
Choix du territoire de l’enquête
37Une enquête sociologique a été menée dans les Alpes‑Maritimes pour savoir si les habitants de zones exposées à des risques naturels étaient encore attachés à une logique de solidarité et d’État-providence, ou disposés à accepter l’idée de malus dans les cas de dommages répétés dans un même lieu. Si l’on s’en tient à la définition donnée précédemment des concepts de risque, d’aléa et d’enjeu, ce département est probablement celui qui est le plus exposé en France aux risques naturels. En effet, il combine à la fois de nombreux aléas naturels majeurs tout en présentant, dans le même temps, des enjeux considérables. Parmi les aléas, notons les inondations, crues torrentielles, incendies de forêts, sécheresse, séismes, glissements de terrain et chutes de blocs de pierre, avalanches, et même tempêtes en mer. Quant aux enjeux, ils tiennent tout autant à la beauté des paysages et à la diversité des plantes ou des animaux, qu’au caractère prestigieux de la Côte d’Azur, induisant un coût élevé de l’immobilier sur toute la bande côtière, dont l’urbanisation est quasiment continue de Menton à Cannes.
38Pour être cohérent avec notre hypothèse, le choix du territoire de référence devait se rapporter à une zone de PPR (Plan de prévention de risque naturel prévisible). Concernant le type de risque à prendre en considération, il importait de tenir compte de la fréquence antérieure des arrêtés Cat Nat. C’est ainsi qu’a été retenu le risque d’inondation, puisqu’il représente 65 % des arrêtés de ce type pris dans le département depuis 1982. Avant de statuer définitivement sur le site le plus pertinent parmi les divers PPR-inondation prévus pour les années à venir, deux questions restaient à trancher : était‑il préférable de choisir un lieu où le PPR est terminé plutôt qu’un site où il était en cours d’élaboration ? Fallait‑il plutôt s’orienter vers un bassin de risque ayant une relative unité géographique, urbanistique et sociologique, ou plutôt vers une vallée présentant des contrastes notables sur ces trois plans ?
39En accord avec la DDE et la préfecture des Alpes‑Maritimes, il a été jugé plus opportun de s’en tenir à un PPR-inondation déjà terminé. Celui du Paillon répondait à cette exigence, puisqu’il avait été d’ores et déjà notifié aux maires et approuvé le 17 novembre 1999. Cette vallée avait en outre l’avantage d’être représentative de la configuration de l’urbanisme des Alpes‑Maritimes, avec une forte concentration d’habitations au bord de mer, le Paillon traversant la ville de Nice ainsi que sa banlieue, et un arrière-pays plus encaissé, peu peuplé, dont la vocation est plus résidentielle que rurale. En dehors de Nice, huit autres communes sont concernées par le PPR du Paillon : Drap, La Trinité, Cantaron, Blausasc, L’Escarène, Contes, Peille et Peillon. Il importe de souligner la disparité géographique de ces cités : alors que Nice et sa banlieue se trouvent dans une plaine, au niveau de la ner, les communes rurales se situent en hauteur, sur les contreforts des Alpes. Contes, Peille et Peillon sont trois jolis villages typiques de la Côte d’Azur, perchés sur des rochers abrupts et escarpés, moins protégés, L’Escarène, Blausasc et Cantaron s’étagent en terrasses sur des collines plus vallonnées. Aussi, seule la partie basse de ces communes, près du fleuve, est‑elle vraiment concernée par un risque d’inondation.
40Le Paillon est sujet à des crues imprévisibles, brutales et très dévastatrices, caractéristiques du régime torrentiel méditerranéen. Pour anticiper leurs survenues, neuf stations hydrologiques ont été installées sur le bassin versant du fleuve. Chacune est équipée de pluviomètres et de sondes mesurant la température et l’hydrométrie. Un ordinateur central interroge les stations toutes les six minutes, et déclenche l’alerte le cas échéant. Cependant, malgré la confiance des hydrauliciens dans l’efficacité de ce réseau d’alerte, la préfecture des Alpes‑Maritimes est consciente des risques de débordements possibles du Paillon, surtout à l’entrée de Nice. La vulnérabilité de cet endroit tient non seulement à ce que les quatre bras du fleuve se rejoignent pour ne plus former qu’un seul lit, mais aussi, et surtout, au brusque changement opéré dans l’écoulement des eaux qui passe d’un cadre aérien et ouvert à un système caché et souterrain. À Nice, en effet, le Paillon est aujourd’hui entièrement recouvert par des bâtiments ou des jardins. Ce recouvrement a été décidé alors que les sautes d’humeurs du Paillon étaient pourtant historiquement célèbres, inondant la ville à de multiples reprises. En 1529, Nice s’est retrouvée entièrement sous les eaux ; il est vrai que sa superficie restait alors très modeste. Il en fut de même en 1773, en 1862, et surtout en 1882, date de la dernière crue centennale. Le Dossier départemental synthétique, élaboré par la préfecture des Alpes‑Maritimes, mentionne bien d’autres catastrophes : 1886, 1911, 1913, 1940, 1951, 1982, 1990 et 1994. Dans ce département, le Paillon est sans conteste le fleuve le plus sujet aux inondations.
Choix des échantillons
41La détermination des échantillons de l’enquête a été faite à partir des spécificités géographiques et sociologiques des communes de la vallée du Paillon. Cinquième ville de France, Nice comprend 343 123 habitants d’après le recensement de 1999. Les villes de banlieue, La Trinité et Drap, en totalisent respectivement 10 041 et 4 333 à la même date. Le nombre de personnes recensées dans les communes rurales attestent l’écart de peuplement entre le bord de mer et l’arrière‑pays : 6 550 à Contes, 2 126 à l’Escarène, 2 042 à Peille, 1 256 à Cantaron et à Blausasc, et 1 230 à Peillon.
Compte tenu du déséquilibre numérique existant entre Nice et les autres villes, il n’aurait pas été pertinent de respecter les proportions réelles d’habitants dans chaque commune pour établir notre échantillon d’enquête. Nice, par son ampleur, aurait effacé les propriétés des autres cités. Aussi avons‑nous préféré distinguer trois groupes équivalents en nombre : un groupe urbain, la ville de Nice, un groupe de banlieue, Drap et La Trinité, enfin un groupe rural avec les six autres villes et villages de l’arrière-pays. Nous avons interrogé 247 personnes à Nice, 184 en banliene et 215 dans l’arrière‑pays ; ce qui donne un total de 646 individus.
Afin que les échantillons soient parfaitement représentatifs, nous avons procédé en trois temps. D’abord nous avons déterminé les quotas d’âge, de sexe et de catégories socio‑professionnelles des trois groupes, en nous appuyant sur les données fournies par l’INSEE. À mesure que se déroulait l’enquête, nous avons réajusté les profils des personnes à interroger en fonction des besoins. Enfin, les passations terminées, nous avons effectué à une pondération des échantillons. Le nombre de questionnaires recueilli étant déjà très proche des données théoriques, cette correction s’est avérée très marginale, portant sur une variation de moins de 1 % .
Déroulement de l’enquête
42L’enquête a eu lieu en novembre 2000. Elle s’est déroulée au cours d’une période où les pluies ont été diluviennes et les inondations du fleuve quasi continues un mois durant, causant des affaissements de terrain et des chutes de blocs de pierres qui ont même bloqué la chaussée plusieurs jours, notamment à Blausasc. L’actualité, suscitant un réel intérêt pour l’enquête, a largement facilité les passations des questionnaires. Celles‑ci ont été réalisées par une quinzaine d’étudiants du département STID de Menton (Statistique et Traitement informatique des données). Chaque entretien, réalisé en tête‑à‑tête, durait une vingtaine de minutes. Le questionnaire comprenait quelque vingt questions, mais seulement trois ont été exploitées dans ce présent article. Les données ont été enregistrées puis traitées avec les logiciels Sphinx, Excel et SAS.
2. Enquête auprès des maires du département
43Le but de cette recherche était également d’appréhender la façon dont les maires, confrontés à la fois aux exigences de la loi Barnier et aux attentes de leurs administrés, envisageaient leur action. Pour ce faire, il nous a paru très insuffisant de nous en tenir aux seuls élus locaux des communes du Paillon. Cest pourquoi, tous les maires des Alpes‑Maritimes ont été sollicités : 149 d’entre eux sur 163 ont répondu à cette requête, ce qui fait un taux de retour vraiment très bon, puisqu’il s’élève à 92 %. En outre, l’exploitation détaillée des fiches a permis de constater que les maires avaient répondu en personne dans 67 % des cas. Ces chiffres très élevés s’expliquent en grande partie par la collaboration décisive que nous a apportée la préfecture, puisque c’est elle qui a écrit aux élus, les a relancés à deux reprises et pour finir, a collecté, les questionnaires en retour.
44Le nombre important de questionnaires remplis par les élus permet de tenir pour les réponses obtenues bien représentatives du discours des maires des Alpes‑Maritimes sur la question de l’indemnisation des dommages. Toutefois, compte tenu de la différence d’échelle entre le territoire de référence des élus et celui des habitants, les résultats ne sont pas directement comparables entre les deux groupes. Il faudra donc se contenter de les considérer comme deux discours distincts, respectivement représentatifs des maires et des habitants du Paillon, sans vouloir nécessairement tirer des conclusions définitives sur les écarts que l’on pourrait relever entre eux.
3. Élaboration du questionnaire
45La finalisation du questionnaire a exigé une dizaine de réunions. Conçu par nous, il a été remodelé par un groupe de travail réunissant le responsable du SIDPC de la préfecture des Alpes‑Maritimes, le chargé de mission de la Diren-Paca, qui encadre la politique d’information préventive sur les risques majeurs dans la Côte d’Azur, le responsable des pompiers de Nice enfin les chercheurs qui dirigent le projet de recherche global dont fait partie cette enquête. La construction des phrases et le choix des mots ont fait l’objet d’une minutieuse concertation dans laquelle le responsable du SIDPC a eu un rôle décisif, puisque, sans son accord, l’intitulé des questions n’aurait pas été validé. Ainsi, c’est à son initiative qu’ont été ajoutés la plupart des termes administratifs, notamment Plan d’occupation des sols ou PPR. Le texte a été travaillé jusqu’à ce que la préfecture donne son agrément, sachant que c’est elle qui adressait le questionnaire aux maires.
4. Résultats
46Les résultats présentés ci‑après sont relatifs aux scènes 3, 4 et 5.
À première vue, les réponses données à la scène 3 (construction dans une zone à risque en toute connaissance de cause) tendent à confirmer l’hypothèse avancée précédemment, à savoir la tendance de chacun des deux groupes sollicités à se rejeter mutuellement les responsabilités. À la question : « Estimez‑vous qu’il est normal que les dommages lui soient remboursés, malgré tout ? », 34,9 % des habitants de la vallée du Paillon contre 20 % des élus déclarent : « Oui, car il a respecté le permis de construire », alors qu’ils ne sont respectivement que 14,5 % contre 33,7 % pour se prononcer en faveur du non. Malgré tout, un examen plus approfondi révèle qu’on ne peut pas non plus se contenter d’invoquer une mentalité de personnes assistées, s’abritant derrière un État-providence tout-puissant, dans la mesure où l’argument le plus choisi reste celui d’une co‑responsabilité : sous prétexte qu’il existe un permis de construire, le particulier ne doit pas étre exonéré pour autant de toute responsabilité s’il n’a pas pris de son côté des mesures pour se protéger. Ainsi, selon 49,9 % des habitants et 44 % des élus, les dommages ne doivent lui être remboursés qu’« à la condition qu’il ait pris des précautions de construction, même si ce n’était pas une obligation ».
47La solution majoritairement retenue est donc celle qui met en avant le sens civique de chacun, tout en ménageant la légitimité des décisions administratives. Néanmoins, il importe de ne pas perdre de vue que ces déclarations sont le reflet de « prétentions à la justesse », c’est‑à‑dire de prises de position correspondant à une argumentation morale, censée exprimer la conception de l’équité et de la justice la plus communément admise. Rien ne dit que les réponses auraient été les mêmes si la question avait mis directement en cause l’habitation de la personne interrogée. Il est évidemment plus facile de prôner des idées généreuses quand on n’est pas soi‑même directement concerné. Il est d’ailleurs frappant de noter que ce sont surtout les urbains, à savoir les Niçois, qui choisissent en priorité l’argument de la précaution (dans 67 % des cas), les autres se montrant beaucoup plus circonspects, puisque 35 % seulement des personnes qui résident en banlieue et 42 % des ruraux retiennent cette option. Plus conscients que les citadins de résider dans une zone exposée, ces derniers ont probablement quelque difficulté à envisager la situation de façon neutre sans se projeter personnellement dans la situation. Aussi est‑il permis d’estimer que leur choix traduit plutôt un compromis entre l’argument moral de ce qu’ils considèrent comme juste pour le commun des mortels et juste pour eux‑mêmes.
48Dans la scène 4, les maires changent d’attitude, alors que les habitants gardent peu ou prou le même argumentaire. Certes, la réponse « non » a quelque peu progressé chez ces derniers, puisqu’elle passe de 14,5 % à 22,4 %, mais cela ne modifie pas de façon significative l’ordre des solutions retenu dans la mesure où l’alternative de la précaution est toujours évoquée en priorité (46,8 % contre 49,9 % antérieurement), suivie par la justification qui se réfère à l’existence d’un permis de construire (30,5 % contre 34,9 % auparavant). Chez les élus, en revanche, l’ordre antérieur est modifié. Le fait que le particulier prenne des mesures de précaution pour reconstruire sa maison n’est pas un argument jugé vraiment pertinent, et cette éventualité ne représente plus que 28 % des réponses contre 44 % dans la scène 3. Par contre, le « non » progresse très nettement (de 32,7 % à 49,3 %). Dans les cas de sinistres graves et répétés, les élus estiment que le particulier ne peut se contenter de simples précautions de construction pour être exonéré de toute responsabilité.
49Ainsi, tandis que les habitants de la vallée du Paillon défendent une logique de solidarité dans les cas de désastres répétés en un même lieu, les élus revendiquent une plus grande responsabilisation des personnes. Dans leur esprit, que le particulier fasse reconstruire sa maison dans l’endroit où il a déjà subi une inondation témoigne d’une inconscience qui mérite d’être sanctionnée. À leur yeux, la solidarité a des limites, et ils trouvent injuste que le particulier soit indemnisé malgré son inconséquence. Alors que la majorité d’entre eux admettait qu’il soit dédommagé dans la scène 3, ce n’est plus le cas dans la scène 4. Si, dans le premier cas, le particulier avait simplement connaissance de l’existence d’un risque, dans le second cas, par contre, il en a eu l’expérience. On passe alors du niveau de la menace à celui de la réalité du danger. Tant qu’il n’avait pas été personnellement confronté à un sinistre, on pouvait le supposer de bonne foi, d’autant qu’il avait obtenu un permis de construire, mais le doute n’est plus permis lorsque la menace du danger s’est concrétisée par une inondation. Se protéger derrière un permis de construire, voire derrière l’argument de mesures de précaution n’a plus, en l’occurrence, de sens pour les élus.
50Les choix opérés pour résoudre le problème posé dans la scène 5 (« Le préfet publie alors le plan des zones à risque... Que suggérez‑vous pour la maison existante ? ») tendent à confirmer les conclusions qui se dessinaient dans les questions précédentes, à savoir la volonté des maires d’associer les particuliers à l’action des pouvoirs publics en les responsabilisant : 27,8 % d’entre eux contre 17,3 % des personnes qui résident dans la vallée du Paillon jugent en effet nécessaire d’« imposer au particulier des mesures pour aménager la maison et au lotisseur — ou au maire — des mesures pour aménager les alentours ». De leur côté, les habitants recherchent plutôt des solutions qui les dédouanent de toute initiative et s’en remettent aux autorités : 27,4 % des habitants contre 14,7 % des élus répondent : « Rien pour la maison, mais imposer au lotisseur — ou au maire — des msures pour aménager les alentours : aménager les berges, faciliter l’écoulement des eaux, etc. » D’une façon générale, les maires semblent davantage convaincus de la nécessité d’agir que leurs administrés. Ne se contentant plus de situations d’attente et de tergiversations, ils ne retiennent guère l’argument selon lequel il n’y a rien à faire, « puisqu’elle est déjà construite » (8,7 % seulement défendent cette idée contre 18,9 % dans l’autre groupe).
51Ajoutons pour finir que, parmi les options choisies, la part accordée à la destruction pure et simple de la maison est assez inattendue. Cette mesure radicale (« Détruire la maison si le lieu est trop dangereux, et indemniser le particulier ») remporte une adhésion somme toute assez forte chez les élus comme chez les habitants (respectivement 28,7 % et 24,7 %). Rappelons que cette alternative devrait justement être facilitée par la création d’un fonds spécial préconisé par la loi Barnier afin de pouvoir dédommager les personnes éventuellement concernées. La connaissance de l’existence de cette mesure est d’ailleurs peut‑être un des éléments qui expliquent les réponses des maires. On pourrait aussi invoquer la crainte de poursuites pénales. Par contre, il est plus difficile d’interpréter le choix des habitants. Des investigations complémentaires, d’ordre qualitatif, seraient utiles pour mieux en interpréter le sens.
Conclusion et discussion
52L’État s’est fixé comme objectif d’adopter cinq mille nouveaux plans de prévention des risques naturels prévisibles (PPR) dans le courant des cinq années à venir. Indépendamment des moyens qui seront directement alloués dans ce but par le ministère de l’Environnement, d’autres ressources devraient aussi aider à leur réalisation. En effet, grâce à la mise en place d’un fonds spécial, un meilleur couplage est prévu entre le volet de l’assurance et celui de la prévention. De fait, si le principe d’une épargne spéciale alimentée par les contrats dommages-aux-biens des compagnies d’assurance, tel qu’il fut conçu par la loi de 1982 sur l’indemnisation des victimes des catastrophes naturelles, n’est pas remis en cause, sa vocation initiale ne se limite désormais plus à la seule dimension du dédommagement des sinistres. En outre, afin de diminuer le coût exorbitant des dégâts causés par la multiplication des inondations (une trentaine de milliards de francs, selon la mission Risques naturels31), la loi Barnier s’est également donnée pour objectif de responsabiliser les citoyens à cette politique nouvelle de prévention.
53Les propos recueillis dans l’enquête des Alpes‑Maritimes présentée dans cet article montrent que le débat sur l’indemnisation des catastrophes naturelles n’est pas bloqué entre les élus et les habitants concernés, même s’il atteste de divergences notables. Encore convient‑il d’être prudent avant de conclure définitivement en ce sens, car il ne s’agit en l’occurrence que d’une argumentation morale, c’est‑à‑dire de déclarations de principe, et non d’avis mettant directement en cause l’intérêt personnel des individus interrogés. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter que la référence à un État-providence tout-puissant, censé prendre entièrement en charge l’ensemble des mesures de prévention nécessaires, n’est pas la thèse jugée la plus conforme à ce qui tenu pour juste, même si, à cet égard, les résidents de la vallée du Paillon avancent encore volontiers les prérogatives de la puissance publique au détriment des initiatives des particuliers.
54Ne s’en tenant pas à des considérations fatalistes ou attentistes, de leur côté, les élus affichent leur volonté d’agir et semblent décidés à associer les administrés à leur action. Dans leur esprit, la nécessité de prendre des mesures pour mieux se prémunir contre les catastrophes naturelles ne doit pas se limiter à des dispositions administratives et exige aussi la mobilisation des citoyens. Pour inciter ces derniers à devenir directement parties prenantes de la politique publique de prévention des désastres naturels, c’est‑à-dire à ne plus être uniquement des bénéficiaires passifs mais aussi des protagonistes actifs, ils admettent l’idée d’une modulation des indemnisations en fonction des mesures de précaution prises. En ce sens, leur position est conforme à la philosophie des arrêtés de septembre 2000.
55Ainsi, tandis que les personnes privées restent encore très attachées à une conception de la sécurité en appelant essentiellement à la solidarité collective, les représentants publics, en revanche, se montrent favorables à l’idée d’élargir le système existant vers une plus grande responsabilité individuelle. Ces conclusions ne confirment donc que partiellement l’hypothèse de F. Ewald relative à la responsabilité incombant à l’État dans le paradigme émergent de la précaution. Car si les riverains de la vallée du Paillon apparentent les mesures de précaution mises en œuvre pour réduire la vulnérabilité face aux risques naturels à un prolongement de la politique antérieure de prévention de l’État-providence, les maires les assimilent plutôt à une conception nouvelle de la sécurité, impliquant une responsabilisation conjointe des habitants des zones à risque.
Notes de bas de page numériques
1 . M. Prieur, Droit de l’environnement, Dalloz, 3e édition, 1996.
2 . François Ewald, Histoire de l’État-providence, les origines de la solidarité, Grasset, 1986.
3 . R. Nusbaum, « Place des sociétés d’assurances dans la gestion des risques naturels. Vers une gestion intégrée des risques », communication du 12 décembre 2000 à l’ENTPE d’Aix‑en‑Provence.
4 . B. Affeltranger, « Risques majeurs et DICRIM : quelles conditions à l’information préventive dans les collectivités locales », Note de synthèse, DPPR, MATE, janvier 2000.
5 . Jurgen Habermas, L’espace public, archéologie de la publicité comme dimension consécutive de la société bourgeoise, Payot, 1986.
6 . in Habermas, Droit et démocratie, entre faits et normes, Gallimard, 1997, p. 139.
7 . in L. Quere, Des miroirs équivoques, Aubier, 1982. p. 64.
8 . J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tomes 1 et 2, Fayard, 1987.
9 . voir note 6
1 0. in J. Habermas, Raison et légitimité, Payot, 1978, p. 119.
1 1. J. Habermas, Sociologie et théorie du langage, Armand Colin, 1995.
1 2. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Cerf, 1992.
1 3. in J. Habermas, L’espace public, p. 115. Citation de E. Kant, in Projet de paix perpétuelle, Vrin, 1975, p. 74.
1 4 . voir note 10.
1 5. voir note 6, p. 19.
1 6. P. Kourilsky et G. Viney, Le principe de précaution, Rapport au Premier ministre, éditions Odile Jacob, 2000.
1 7. Commission française du développement durable, avis n°2000‑01 sur « Le principe de précaution », Rapport au Premier ministre de P. Kourilsky et C. Viney du 15 octobre 1999, mars 2000, Paris.
1 8. M. Rémond-Gouilloud, « La précaution, art de la décision en univers incertain », Colloque Risque et Société, éditions Nudéon, 1998.
1 9. F. Ewald, Philosophie de la précaution, in L’Année sociologique, volume n°46, sous la direction de J. Lautman, éditions PUF, 1996.
2 0. François Ewald, « L’acceptabilité du risque au seuil du XXIe siècle : de nouveaux modes de régulation s’imposent », revue Passages, n° 93:94, pp 22‑23, 1998.
2 1. François Ewald, « Le risque dans la société contemporaine », pp 41‑54, in Risque et Société, sous la direction de M. Tubiana, C. Vrousos, C. Carde, J.-P. Pagès, édition Nucleon, 1998.
2 2. François Ewald, « La précaution, une responsabilité de l’État », Le Monde, samedi 11 mars 2000.
2 3. D. Maingueneau, Sémantique de la polémique, L’âge d’homme, Lausanne, 1983.
2 4. J. Courtès, Analyse sémiotique du discours, de l’énoncé à l’énonciation, Hachette, 1991.
2 5. D. Maingueneau, L’analyse du discours, Hachette, 1991., p. 13.
2 6. voir note 25.
2 7. voir note 24 , p. 95.
2 8. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
2 9. A. Greimas, Du sens II, Seuil, 1983.
3 0. voir note 24, p. 98.
3 1. R. Nusbaum, « Pourquoi une mission Risques naturels ? », revue Risques n° 42, avril-juin 2000.
Pour citer cet article
Anne Lalo, « Le débat public sur l’indemnisation des inondations », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Le débat public sur l’indemnisation des inondations, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3802.
Auteurs
Maître de conférences, IUT de Nice-Côte-d’Azur