Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Lionel Charles  : 

Environnement, incertitude et risque : du pragmatisme aux développements contemporains

p. 57-67

Plan

Texte intégral

1Risque et environnement sont fortement congruents. La problématique environnementale apporte ainsi à la question de la culture du risque un éclairage particulièrement significatif. Nous chercherons ici, en présentant quelques aspects marquants de sa genèse, à mettre en évidence certaines des perspectives anthropologiques qui la sous-tendent.

Émergence et difficultés de l’environnement dans la tradition française

2La notion d’environnement est indissociable du terme environnement lui-même. Ce terme n’est pas unique ni universel : il possède divers équivalents dans les différentes langues, indissociables des univers culturels correspondants. On se limitera ici aux registres français et anglo-américain.1

3En français, le terme environnement a connu une histoire relativement curieuse. C’est un terme de l’ancien français, attesté aux treizième et quatorzième siècle, avec un sens précis de trajectoire (on parle ainsi d’environnement et tournoiement du Soleil, pour indiquer la rotation du Soleil autour de la Terre) ou encore d’entourer de tous côtés de façon menaçante. Le terme environnement a ensuite progressivement disparu de notre langue, et n’y a été réintroduit qu’en 1921, par le géographe Vidal de la Blache, dans ses Principes de géographie humaine. Pendant plusieurs décennies, il est resté rare et limité à des cercles spécialisés. Il faut attendre les années 60 pour que son usage se répande largement : il ne figure dans le Petit Larousse qu’à partir de 1963. Dans les Principes, Vidal de la Blache indique qu’il emprunte le terme à l’anglais environment. Quel en est le sens et l’usage en français ? Ils sont à l’évidence multiples. Olivier Godard2 a évoqué à ce propos ce qu’il appelle une polysémie sous-exploitée. Environnement est un mot à tout faire. Ce ne sont pas les contextes particuliers que désigne environnement qui importent, mais le fait qu’il puisse désigner une si grande variété de contextes : une partie quelconque du monde, un ensemble d’éléments du monde non pas en tant que tels, mais dans la relation à une ou des entités que cette réalité concerne. Environnement n’a donc aucun caractère totalisant mais introduit au contraire à la pluralité des univers et des acteurs. Environnement repose avant tout sur un soubassement réflexif, le renvoi d’un contexte d’action à un sujet-acteur le plus souvent non spécifié, générique, et le jeu des interactions liées. La cohérence est ici directement fonction de la capacité de relation de ce sujet-acteur. Environnement constitue ce que l’on pourrait appeler un opérateur de réflexivité, indissociable d’une dynamique d’interaction a priori sans limites. Le terme environnement a connu en quelques décennies un succès considérable, notamment dans le monde anglo-saxon. Ce succès témoigne de la façon dont ce terme est venu combler un besoin sémantique et répond à un type de repérage et d’aspirations caractéristiques de la modernité.

4On peut assez facilement constater que le français est relativement ambivalent, voire mal à l’aise, vis-à-vis d’environnement. S’il y recourt, il n’aime pas particulièrement ce terme — peu présent dans la langue parlée —, dans la mesure où il désigne quelque chose de très général, sous-entendant une relation non spécifiée, à quoi il préfère des déterminations plus précises. Il tend à voir environnement comme un terme commode et passe-partout, dont la fonctionnalité est irrécusable, alors que l’on peut, au contraire, estimer qu’elle témoigne d’une élaboration d’une grande complexité dans la place qu’elle fait à l’ignorance, ce avec quoi le français a beaucoup de difficultés. On sous-évalue la complexité que recèle un tel terme, la part qu’il donne à la relation, à l’échange, à la communauté et donc à leurs conditions de possibilité.

5Mais environnement a surtout acquis un sens plus étroit, quoique lié au précédent : celui donné à un secteur de la vie sociale ayant trait à tout un ensemble de problèmes concernant à la fois la nature, en ce que celle-ci est exposée, soumise à l’action destructrice de l’homme et demande à être protégée ou restaurée, les hommes eux-mêmes et leur univers collectif, à la fois cause de et menacé par ces processus, et l’ensemble des actions humaines liées à ce souci et à ces restaurations. Cette notion d’environnement n’est pas stable, elle est apparue assez récemment et n’a cessé d’évoluer, recouvrant des domaines de plus en plus techniques et divers, y compris un secteur industriel en plein développement et un champ scientifique très vaste et en plein essor. On a affaire là à un ensemble complexe, qui rassemble des éléments à la fois esthétiques, éthiques, techniques, scientifiques, sociaux, politiques. En dépit — ou peut–être à cause de — leur hétérogénéité, ceux-ci possèdent un caractère dérivé, secondaire du point de vue des canons culturels et sociaux en vigueur. Il s’agit ici d’un univers axiologiquement faible, qui est aussi pour une part celui du déchet et du rebut, univers de ce que l’on tendrait à reléguer, à refouler, mais qui peut aussi être l’objet de renversements considérables dans leur ampleur, leur portée et leur soudaineté.

6Notre tradition, notre culture et notre histoire ont magnifié l’action magistrale, souveraine, de l’homme, sa capacité à inventer, à créer, à comprendre, à dominer, à s’affranchir de l’environnement. L’environnement interroge directement cette capacité, cette affirmation. La question d’un renversement environnemental, d’un passage de la périphérie au centre, n’est pas quelconque et dépasse largement le contexte de l’accident : c’est plutôt celui de l’émergence de manifestations sans précédent, dont l’histoire est aujourd’hui fort longue, du mercure de Minamata à des épisodes récents comme celui de la vache folle en Europe, et de l’ensemble des remises en question qui s’y rattachent. C’est donc celui de la découverte, au plein sens du terme, liée à l’aléa de la relation au monde. L’environnement est étroitement corrélé à une vision générique de l’expérience, à la confrontation à l’incertitude, aux risques résultant de l’emprise des sociétés humaines sur le monde, tributaires d’inconnues que n’efface pas l’investissement technique, fût-il extrême, mais que celui-ci, au contraire, potentialise. L’environnement réitère ainsi la question de la capacité effective de la modernité techno-scientifique à assurer le programme qu’elle affirme s’être donné d’amélioration générale de la condition humaine, et dans l’hypothèse d’une réponse pour une part négative, s’inscrit comme une alternative possible.3

7Qu’est ce que l’environnement ? Et en admettant qu’il ait à voir avec la nature, quelle est la nature dont s’occupe l’environnement et quel est son rapport avec cette nature ? S’impose une distinction radicale entre la nature au sens classique du terme, aristotélicienne, par exemple, et la nature environnementale. Une bonne part du problème tient ici à l’utilisation d’un même mot recouvrant des réalités très sensiblement différentes. La nature est, pour Aristote, et dans l’antiquité de façon générale une force créatrice, organisatrice et rectrice, face à laquelle l’intervention humaine est perçue comme faible et défaillante.4 La nature est porteuse d’une réalité intrinsèque, elle constitue un modèle, un pôle d’identification (« Vivre conformément à la nature » est une maxime des stoïciens) face auquel le savoir-faire humain, l’ars, la technè ont peu de poids (Aristote). La nature s’impose à l’homme et le domine de toutes parts. Tout autre semble être la nature dont s’occupe l’environnement. Celle-ci constitue un réservoir de ressources massivement utilisées par l’homme. C’est une nature aménagée, récréative, mais aussi fragmentée, dégradée, résiduelle, une nature que la présence et l’usage qu’en font les hommes fragilise à des échelles toujours plus importantes. L’environnement recouvre, avec la nature, le champ des phénomènes qui lui portent atteinte ainsi qu’aux communautés humaines qui en sont tributaires. Il recouvre également les opérations de restauration ou de protection de cette nature, de régulation de l’activité industrielle et humaine en relation avec cette protection et la réflexion, à la fois sociologique, éthique, juridique et politique, qui les accompagne. L’environnement concerne donc en même cette partie des activités humaines qui utilisent et dégradent la nature et les opérations de protection qui y sont liées. Il désigne non pas tant la nature qu’une réalité intermédiaire que marque les interactions de l’homme et la de nature dans un contexte de développement technico-scientifique.

8Mais derrière cette première constatation, apparaît une réalité de beaucoup plus long terme qui donne à l’environnement une tout autre dimension et signification.  L’interaction homme et environnement n’est nullement nouvelle, ni même propre à l’homme en tant qu’organisme, elle désigne un rapport inhérent à tout vivant en vertu duquel il ne peut exister seul, indépendamment d’un univers avec lequel il entretient un ensemble plus ou moins important de relations. En ce qui concerne l’homme, la néolithisation, l’émergence de l’agriculture et la structuration des sociétés qu’elle a rendues possibles, la constitution de villes et les différenciations sociales dont celles-ci ont été à l’origine sont des témoins anciens de mises en œuvre très complexes et de la part de la technique dans cette relation, traduisant l’antériorité forte de l’aménagement par l’homme de son environnement et l’effort de très long terme pour en exploiter les ressources (en laissant ici de côté tous les problèmes moraux, sociaux et juridiques ou politiques liés à ce développement). Dans une telle perspective, on mesure mieux la portée très relative de l’opposition aristotélicienne entre nature et ars, entre nature et technè, et l’état particulier du monde à laquelle celle-ci renvoie.

9Dans la logique de ce développement, ce que la révolution scientifique a réalisé et progressivement poussé à son terme, c’est le renversement de l’antinomie entre nature et art, nature et technique, propre à la tradition grecque, au profit d’une greffe de la technique sur la nature, via une mise en œuvre conceptuelle, en particulier mathématique, et une technique nouvelle, dont Galilée est l’architecte emblématique, mais dont la réalité parcourt l’ensemble de la Renaissance,5 avec des racines évidemment bien antérieures. Elle marque l’amorce d’une prise en charge consciente de cette relation. Ce qui est au centre de cette opération semble être la place centrale que prend la technique, avec sa dimension opératoire d’intervention finalisée, de transformation. La technique n’est pas neutre, elle n’est pas non plus de l’ordre du logos ou de la raison, mais relève d’abord du registre de l’action. En ce sens, elle est risquée et échappe par définition à la précaution : elle relève du « Nos œuvres nous quittent », avancé par Philippe Roqueplo6 pour indiquer le type de dépossession dont elle est aussi l’objet. Elle n’a pas la finalité de l’œuvre d’art dont les registres sont directement corrélés à la signification. Cette émergence de la technique et sa caractérisation cognitive, à l’origine de la science moderne, auront à la fois nécessité et permis le découplage entre la nature et le religieux qui avait fourni jusque-là le système de références à travers lequel concevoir et appréhender le monde. C’est aussi dans ce processus, qui marque la fin de l’ontologisation du monde, que débute ce que l’on pourrait appeler son environnementalisation : l’environnement s’inscrit au cœur du monde phénoménal, de la processualisation et de la sécularisation entamées avec la modernité à travers le rapport, la distance que la technique conjuguée au langage ont progressivement inscrite entre l’homme et le monde. Ici donc, ce que marque l’environnement et dont nous apprenons peu à peu à mesurer les conséquences considérables, c’est la fin de la dualité nature/technique avec son double, la dualité nature/société, au profit d’un rapport actif au monde individuellement et collectivement médié par la technique, et la conduite complexe de ce rapport. Cette médiation soulève la question de l’équipement cognitif humain individuel et collectif, qui la rend possible, et de sa compréhension. Elle renouvelle très largement la question de la science et de son rapport à la technique, qu’elle dégage de toute métaphysique et de toute téléologie, pour tenter d’en appréhender et d’en évaluer avec mesure les perspectives de long terme à travers leur inscription dans le collectif. Elle met en avant la part de la technique dans la construction scientifique, en tant que dispositif qui fait de la technique le tiers, le garant, le « témoin fiable » de l’avancée de la science, pour reprendre le terme utilisé par Shapin et Schaffer et repris par Isabelle Stengers.7

10Il existe un autre terme important pour la compréhension de notre propos, dont environnement a progressivement pris la place, et à de nombreux usages duquel il s’est substitué, c’est le terme de “milieu”. Il est important d’en évoquer rapidement la genèse pour situer l’apport d’environnement. On dispose à ce propos d’un remarquable travail de Georges Canguilhem, intitulé « Le vivant et son milieu », publié dans le recueil de conférences La connaissance de la vie,8 qui est une analyse de la genèse et du parcours de la notion de milieu dans l’univers intellectuel et culturel français. On retiendra en particulier de l’analyse de Canguilhem l’enracinement de la notion de milieu dans la physique. La notion apparaît chez Descartes (1639), qui la définit comme « ce qui est interposé entre plusieurs corps et transmet une action physique de l’un à l’autre ». Elle est reprise par Newton, puis, en biologie, par Buffon et Lamarck, lequel désigne par circonstances les actions qui s’exercent du dehors sur le vivant, et réserve milieu à la désignation des fluides comme l’eau, l’air, la lumière. Comte, en proposant, dans la quarantième leçon de son cours de philosophie positive, une théorie biologique générale du milieu, donne précisément au terme le sens « d’ensemble total des circonstances extérieures nécessaires à l’existence de chaque organisme », et donc le détache d’une perspective exclusivement physique. Ce remaniement s’accompagne d’un glissement de sens : « Circonstances et ambiance (…) conservent encore une valeur symbolique, mais “milieu” renonce à évoquer toute autre relation autre que celle d’une position niée par l’extériorité indéfiniment. (…) Le milieu est vraiment un pur système de rapports sans support. » Le prestige de la notion de milieu tient donc à ce qu’il devient un « instrument universel de dissolution des synthèses organiques individualisées dans l’anonymat des éléments et des mouvements universels. » Ce point de vue atteint son extrême chez les néo-lamarckiens, « qui ne retiennent des caractères morphologiques et des fonctions du vivant que leur formation par le conditionnement extérieur », marquant ainsi la perte de toute autonomie, de toute spécificité et sa réduction au monde de la physico-chimie.

11Très différente est la vision darwinienne, même si l’historien de la biologie et exégète du darwinisme Ernst Mayr souligne les contradictions de Darwin concernant les influences de l’environnement sur les variations des organismes. Pour Darwin, ce qui caractérise le vivant, c’est sa relation à d’autres vivants, beaucoup plus que la relation à ce qu’il appelle conditions extérieures (Darwin n’utilise pas les termes de milieu et d’environnement), c’est-à-dire le monde physico-chimique mis en avant par les néo-lamarckiens. De ce point de vue, on peut considérer la conception darwinienne, qui met au second plan le déterminisme environnemental comme précurseur de la vision moderne de l’environnement. On peut souligner, comme le fait Mayr, la vision populationnelle, sociale, qui est celle de Darwin, héritier de la déjà longue tradition de la démographie anglaise promue par Petty et Graunt, via Malthus, qui l’a directement inspiré (et fortement contribué à donner une si mauvaise réputation en France à la théorie darwinienne). Ce détour par la notion de milieu fait ainsi apparaître ce que l’on doit à “environnement”, à savoir échapper au réductionnisme physico-chimique, au système de contraintes, à l’encapsulement propre au milieu : alors que “milieu” situe un rapport de dépendance, de vassalisation, “environnement” manifeste une réalité ouverte, labile, interactive et évolutive, respectueuse de la spécificité et de l’autonomie du vivant. Nous allons chercher à en présenter plus en détail l’origine, à travers l’histoire du terme dans son univers culturel d’origine, le monde anglo-saxon.

Environnement dans l’univers anglo-saxon.

12L’histoire du terme environnement en anglais est bien différente de celle du terme français. D’après l’Oxford Standard English Dictionnary, le mot apparaît au début du XVIIe siècle, et reste rare jusqu'au début du XIXe. Cependant, il est précédé par la forme environning, participe présent d’environ, dérivé du français environner, qui, compte tenu de l’usage qui est fait en anglais du participe présent comme substantif, anticipe l’arrivée d’environment. Environ possède plusieurs sens. Le plus ancien est identique à celui du français, mais d’autres se développent rapidement, autour de l’idée d’entourer. En particulier, on trouve le sens d’entourer de tous côtés, essentiellement associé à l’air et à la lumière, comme celui de parcourir en tous sens, de voyager. Environ possède donc très tôt une connotation de bain, d’immersion, c’est-à-dire d’un rapport (physique) global entre un corps et un fluide qui l’entoure, en même temps qu’un sens topologique, géographique. L’univers sémantique d’environning en anglais est à l’opposé de celui d’environnement en ancien français : là où l’un situe une réalité circonstancielle précise (trajectoire, menace), l’autre au contraire situe quelque chose de diffus, d’impalpable.

13Le terme environment devient courant au XIXe siècle, en même temps que le terme Umwelt se développe en allemand (ce dernier apparaît en 1800). Environment est utilisé d’abord dans un sens topologique, géographique, mais aussi figuré, de circonstances et d’influence. D’après l’historienne de la géographie M. Bowen on ne trouve pas d’article dont le titre comporte le terme environment avant 1887. Il n’est pas utilisé par Darwin, alors qu’il l’est par Spencer (1857). Dans les années 1880, le terme connaît un succès manifeste, en particulier aux États-Unis, et l’on voit apparaître l’adjectif environmental en 1887 et l’adverbe environmentally, dont une occurrence est signalée en 1884 dans la revue Mind. Dans un texte présenté en 1884 et publié dans Mind en 1885, « The function of cognition », William James identifie les deux termes d’environnement et de contexte. En 1899, dans l’article « The Ecological relations of the vegetation of the sand dunes of lake Michigan », Cowles attribue pour domaine à l’écologie « d’examiner les relations mutuelles des plantes et de leur environnement ». Environmentalist est signalé dans l’American journal of sociology en 1916.

14La multiplication des termes autour d’environnement traduit le développement de la notion dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, au carrefour de la biologie, de la psychologie naissante, de la géographie, de l’écologie voire de la sociologie. Cela correspond aussi à un moment très important du développement scientifique aux Etats-Unis, où se constituent quelques-unes des grandes universités américaines comme celle de Chicago, créée en 1892, dont l’on s’accorde à reconnaître le caractère novateur et la modernité, et qui est l’occasion d’importants échanges, en particulier avec l’Allemagne.

15En géographie, la thématique de l’environnement se développe d’abord dans une perspective de déterminisme environnemental, exprimant la façon dont la géographie, à travers de multiples facteurs physiques comme, par exemple, le climat, la structure géologique, imposerait leurs caractéristiques aux organismes vivants et aux sociétés humaines. Cette perspective se retrouve dans la géographie allemande, qui accède la première à un ancrage universitaire, avec en particulier l’anthropogéographie de Ratzel, mais aussi dans les géographies anglaises (Mackinder) ou américaines (Davis). L’historien de la géographie David N. Livingstone9 interprète cette mise en œuvre comme une tentative pour donner une crédibilité scientifique, un fondement théorique à une discipline constituée d’une multitude d’observations disparates, mais sans structure causale précise, dans le contexte d’institutionnalisation universitaire de la seconde partie du XIXe siècle et d’émergence de la théorie de l’évolution de Darwin. Pour Livingstone, celui-ci conduit les géographes à concevoir la spécificité de la géographie dans le fait de réunir en une même perspective conceptuelle nature et culture, nature et société humaine. La théorie darwinienne, en perte de vitesse avant l’émergence de la génétique et la redécouverte des lois de Mendel au début du siècle, est réinterprétée d’un point de vue néo-lamarckien. Proche du darwinisme social et du courant dérivé de Spencer, cette perspective se traduit en termes de volonté et d’influence de l’environnement sur les organismes. À travers  cette orientation, la géographie reprend un très ancien héritage, inspiré des théories d’Hippocrate et d’Aristote, selon lesquelles le milieu, en particulier le climat, entraîne des combinaisons différentes des humeurs, se traduisant à leur tour par des caractéristiques physiques et morales particulières.10

16Dès 1888, cependant, l’anthropologue Frantz Boas rejette une telle conception. Mais c’est sans doute dans la toute nouvelle université de Chicago que les idées de déterminisme environnemental vont rencontrer l’opposition la plus déterminée, et de la part des biologistes.11 Le département de biologie cherche à se constituer de façon autonome face aux visées des géographes qui, dans la logique du déterminisme environnemental, témoignent d’un impérialisme marqué vis-à-vis d’une discipline qu’ils songent à vassaliser. Whitman, directeur du département de zoologie et de la division des sciences biologiques, défend la conception selon laquelle l’organisme témoigne à la fois d’un agencement propre et d’une histoire. Child, proche de Dewey, défend l’idée que la structure organique résulte « des relations et des interactions des éléments dans un environnement donné ». Mais en écologie se développent des résultats qui contredisent le plus nettement le point de vue dominant des géographes. Si Cowles apparaît comme un tenant du déterminisme environnemental dans la ligne de la physiographie prônée par Salisbury, directeur du département de géographie, les choses se renversent avec Shelford, promoteur avec C. Adams du développement de l’écologie animale. Shelford publie en 1913 un travail dont le but est précisément de récuser l’idée de déterminisme environnemental. Étudiant la succession de populations de poissons, il met en évidence que ce sont les mœurs et les comportements de reproduction, et non l’environnement en tant que tel, qui conditionnent la succession. Les espèces interagissent, chacune optant pour les conditions qui lui conviennent le mieux. Shelford rejoint ainsi la perspective de l’indéterminisme darwinien. Il affirme, dans un article paru en 1931, que c’est l’ensemble des interactions de l’ensemble des espèces végétales et animales qu’il faut prendre en considération.12

17Ces orientations de la biologie et de l’écologie animale à l’université de Chicago portent l’empreinte déterminante de deux personnalités, Georges Herbert Mead et John Dewey, dont l’influence s’est exercée de façon profonde et durable sur les orientations intellectuelles de l’université. G. H. Mead, arrivé à Chicago dès 1892, y travaillera jusqu’à sa mort, en 1931. Dewey, auteur d’une thèse sur la psychologie de Kant et qui s’était lié d’amitié avec Mead à l’université de Michigan, le rejoint en 1894 pour occuper la chaire de philosophie et de pédagogie. Il reste en poste à l’université de Chicago dix ans, jusqu’en 1904. Il y fonde l’École laboratoire, dont il assume la direction. Figure majeure de la philosophie américaine, Dewey est d’abord connu pour le rôle qu’il a joué dans le domaine de l’éducation et son apport à la rénovation pédagogique.13 Dès son travail sur l’arc réflexe, publié en 1896, Dewey, promoteur du fonctionnalisme14 en psychologie, met au centre de sa conception l’idée d’interaction organisme-environnement. L’organisme ne peut être envisagé indépendamment d’un environnement avec lequel il interagit, sur lequel il intervient et qu’il contrôle au moins dans une certaine mesure. L’idée d’interaction est également au cœur de la conception philosophique de Mead, largement développée dans son ouvrage La pensée, le soi et la société.15 Dans un texte publié en 1904,16 intitulé « The Chicago School », William James lui-même s’est attaché à résumer les traits majeurs à ses yeux de ce qu’il appelle École de Chicago, dont il considère J. Dewey comme le chef de file. Pour James :

« La philosophie de Dewey est un évolutionnisme (…). À la différence de Spencer, Dewey est un pur empiriste (…) Il n’y a aucun Inconnaissable ou Absolu derrière ou parallèlement au monde fini. Aucun absolu non plus dans le sens de quelque chose d’éternellement constant ; aucun terme n’est statique, mais tout est processus et changement. Comme Spencer, Dewey fait la biologie et la psychologie continues. La vie ou l’expérience est la conception fondamentale, et qu’on la considère physiquement ou mentalement, elle implique un ajustement entre des termes. Le mot favori de Dewey est situation. Une situation implique au moins deux facteurs, chacun étant une variable indépendante et une fonction de l’autre variable. Vous pouvez les appeler E (Environnement) et O (Organisme), pour simplifier les choses. Ils interagissent et se développent mutuellement sans fin ; car chaque action de E sur O change O, dont la réaction sur E à son tour change E, de telle façon que la nouvelle action de E sur O est différente, entraînant une nouvelle réaction, et ainsi indéfiniment. La situation est perpétuellement « reconstruite », pour utiliser une autre terme favori de Dewey, et cette reconstruction est le processus en quoi consiste la réalité. »

18Dewey et Mead sont deux figures majeures, avec Peirce et James, du pragmatisme, dont le rôle dans l’émergence et le développement ultérieur de la notion d’environnement apparaît central.17 Né dans l’esprit de Peirce de la volonté de rendre nos idées claires et de libérer la philosophie de l’obscurité conceptuelle et de la gangue métaphysique où elle s’enlise souvent en stériles discussions, le pragmatisme a pour caractéristiques principales : le rejet du rationalisme et du cartésianisme par Peirce, dont le travail annonce et prépare celui de Wittgenstein, la place accordée à la subjectivité, à la croyance et à l’action (James), à l’expérience (Dewey) indépendamment de toute approche a priori et de réalité en soi. James synthétise dans un ouvrage paru en 1909, Le pragmatisme, les traits les plus typiques de ce tournant majeur de la pensée philosophique américaine. Il y développe une théorie de la vérité demeurée célèbre, qui lie celle-ci à la mise en œuvre du processus même de sa « vérification » : « La vérité arrive à une idée. Elle devient vraie, elle est rendue vraie par les événements. » À travers sa théorie de la vérité, James consacre ce qu’il appelle empirisme radical, qui constitue une mise en évidence sans équivalent de la dynamique cognitive liant les individus au monde, indissociable de la compréhension de la variété et de la pluralité de ses manifestations, et la part déterminante qu’y tient l’action.

19La conception de l’environnement développée par Dewey ou Mead associe environnement physique et social au lieu de les opposer, comme tend à le faire la tradition française. C’est sans doute là la force majeure de la notion d’environnement dans le monde culturel anglo-saxon, qui ignore l’opposition si tranchées dans la culture française entre nature et société : environnement sous-entend une continuité entre monde humain et monde physique et biologique. Dewey et Mead ne peuvent être considérés comme des environnementalistes au sens contemporain du terme, mais leur contribution représente néanmoins un apport décisif à la conception moderne de l’environnement à travers la notion d’un monde partagé et la vision particulièrement ouverte des relations qui l’animent.

20On voit le type de subversion dont témoigne une telle conception par rapport à la tradition classique de la philosophie, et, en même temps, sur quelle confiance en la science elle repose indirectement. De ce point de vue, notre vision contemporaine est fort différente et beaucoup moins sereine. L’élaboration progressive, tout au long du XXe siècle, de la notion d’environnement prend dès les années trente avec des géographes comme Sauer aux États-Unis, la perspective d’une prise de conscience de la menace que fait peser sur le monde le type de développement pratiqué en Occident. Comme l’indique Mac Cormick, à l’issue de la seconde guerre mondiale la question de cette menace prend corps, d’abord au niveau des structures internationales qui se constituent à la suite de la création de l’ONU (FAO, UIPN, etc), et se diffuse deux décennies plus tard à l’ensemble des populations.

21Pour conclure cette évocation de la genèse de la conception moderne de l’environnement dans le pragmatisme, il faut souligner l’importance de l’empirisme dont est issu ce dernier et dont on retiendra qu’il a été porteur avec Locke de l’émergence du sujet moderne. L’empirisme a ainsi développé le soubassement sans lequel n’aurait pu se construire la notion d’environnement, dont on trouve déjà une pré-notion chez Locke, en donnant son fondement, à travers le primat accordé aux sens sur la raison, à la notion d’un individu autonome et libéré de toute imposition normative. On peut rappeler à cet égard combien la pensée du hasard et de l’incertitude est au cœur de la réflexion empiriste, et directement reliée à l’émergence de la subjectivité (Hume).

Et en France ?

22Qu’en est-il de l’environnement en France de ce point de vue ? Son intégration précoce dans le système institutionnel pose question. Un mot ironique de Lucien Chabason, alors directeur du cabinet de Brice Lalonde, selon lequel « on ne s’était jamais autant préoccupé de problèmes d’environnement qu’avant la création du ministère », caractérise assez bien la situation. En s’institutionnalisant au sein de l’État à partir de 1971, l’environnement s’est heurté à deux écueils également menaçants et se renforçant mutuellement : la déconsidération, du fait des moyens dérisoires qui lui étaient consacrés, et l’endiguement technico-administratif consécutif à son inscription dans le jeu réducteur des mécanismes de l’État.18 Ainsi, les relations entre environnement et santé ont-elles été longtemps absentes, à l’image des rapports entre leurs deux ministère de tutelle, qui se sont longtemps ignorés. De même avec l’agriculture, il a fallu que la récente crise fasse publiquement apparaître, et de manière paroxystique, des dérives identifiées de longue date, pour que la question de sa réorientation vienne à l’ordre du jour, sans parler de l’industrie… La relation entre le mouvement social autour de l’environnement et le ministère est également ambiguë. On peut y associer l’absence de théorisation sérieuse quant à la relation entre sciences sociales et environnement. Celle-ci a été, jusqu’à très récemment, massivement ignorée par les institutions de recherche et prise en compte seulement par quelques personnalités isolées, et souvent sur des points particuliers et limités plus que dans sa généralité. Ces travaux n’ont guère donné lieu à synthèses, alors que plusieurs des chercheurs de premier plan impliqués ont maintenant quitté le champ. Plus largement, si la recherche dans le domaine s’est récemment structurée autour de quelques grands programmes, elle reste relativement erratique faute de pôles spécifiques, de courants de pensée et de personnalités véritablement reconnus, minée par de nombreux conflits d’institutions qui grèvent les mises en œuvre, mais aussi faute d’une exploration concertée minimale de la problématique environnementale en tant que telle. Quant à l’Université, elle reste peu ouverte à un domaine d’application transversal à son mode de structuration par disciplines et champs disciplinaires.

Notes de bas de page numériques

1 . Concernant les cultures extra-européennes, on peut voir par exemple le recueil de textes publiés sous la direction de Dominique Bourg, Les sentiments de la nature, Paris, La Découverte, 1993, ou encore, sur le Japon, le travail d’A. Berque, ÊEtre humain sur la Terre, Paris, Gallimard, 1996.

2 . Olivier Godard, « L’environnement, une polysémie sous-exploitée », dans M. Jollivet (sous la direction de), Sciences de la nature, Sciences de la société, Les passeurs de frontière, Paris, Éditions du CNRS, 1992.

3 . Cf. J. Mac Cormick, The global environmental Movement, Chichester, John Wiley and Sons, 1995.

4 . Cf. François Dagognet, Nature, Paris, Vrin, 1990.

5 . P. Rossi, Les philosophes et les machines, 1400-1700, Paris, PUF, 1996.

6 . Philippe Roqueplo, Climat sous surveillance, Paris, Economica, 1993.

7 . S . Shapin et S. Schaffer, Léviathan et la pompe à air, Paris, La Découverte, 1993.

8 . Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1980.

9 . D. Livingstone, The geographical Tradition, Oxford, B. Blackwell, 1992.

10 . Cf. J.-F. Staszak, La géographie d’avant la géographie. Le climat chez Aristote et Hippocrate, Paris, L’Harmattan, 1995.

11 . Le livre de G. Mitman, The State of Nature, Ecology, Community and american social Thought, 1900-1950, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, retrace en détail l’histoire du département de biologie de l’université de Chicago.

12 . J.-P. Deléage, Histoire de l’écologie, Paris, La Découverte, 1992.

13 . Les orientations éducatives qu’il prône sont assez bien résumées par l’expression emblématique « Learning by doing ».

14 . Le fonctionnalisme interprète les entités mentales en termes de phases d’action organique finalisée dans un environnement.

15 . Cette vision de Mead serait certainement mieux appréhendable dans notre langue si le terme environment avait été traduit en français par environnement et non par milieu, rabattant ainsi la conception meadienne sur la conception française du milieu et ses résonances étroites et limitées.

16 . Psychological Bulletin, Vol. 1.

17 . Dans Environmental pragmatism, London, Routledge, 1996, A. Light et E. Katz  ont cherché à évaluer l’apport du pragmatisme à la pensée de l’environnement, en particulier du point de vue de l’éthique environnementale.

18 . Cf. C. Lepage, On ne peut rien faire Madame la ministre, Paris, Albin Michel, 1998. Cf. également B. Kalaora, Le sociologue et le commanditaire dans M. Abélès, L. Charles, B. Kalaora, H.-P. Jeudy (sous la direction de) L’environnement en perspective, Contextes et représentations de l’environnement, Paris, L’Harmattan, 2000.

Pour citer cet article

Lionel Charles, « Environnement, incertitude et risque : du pragmatisme aux développements contemporains », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Environnement, incertitude et risque : du pragmatisme aux développements contemporains, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3778.


Auteurs

Lionel Charles

Philosophe de formation, depuis 1993, il poursuit des travaux (enquêtes de terrain et recherche théorique) dans le domaine de l'environnement dans le cadre d'une société privée, Fractal, basée à Paris ; travaille à une enquête sur les représentations de la pollution atmosphérique en région Ile-de-France