Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Éric Raufaste et Denis J. Hilton  : 

Les mécanismes de la décision face au risque

p. 69-77

Plan

Texte intégral

1Si les premières études en psychologie de la décision sous incertitude prenaient en référence la théorie de l’utilité espérée, celle-ci est rapidement apparue incompatible avec les comportements des sujets. Nos motivations obéissent à une autre rationalité, ancrée par des millions d’années d’évolution sous la pression de la sélection naturelle. Il existe, par exemple, une double tendance chez tout individu : l’aversion pour le risque, lequel conduit à éviter les situations dangereuses, et la recherche de réalisation du potentiel, lequel induit des comportements de prise de risque. Ces motivations primaires, que l’on rencontre chez d’autres mammifères, ont été acquises longtemps avant l’invention de l’argent, des systèmes de numération, du langage parlé, et, plus généralement, de tout système symbolique. L’évolution a aussi doté notre système cognitif d’une architecture capable de traiter l’information selon deux modes de fonctionnement très différents. Le premier fait intervenir des traitements automatiques, rapides, peu conscients, essentiellement fondés sur la détection ou la mise en œuvre d’associations. Le second mode, dit symbolique, est plus lent. Il est cognitivement coûteux, car il mobilise l’attention pour inhiber et diriger les traitements automatiques. Mais lui seul permet le raisonnement formel, et modèles mathématiques comme théorie de l’utilité espérée en sont de purs produits. Du fait de leur coût cognitif très élevé, les raisonnements formels ont peu de chances d’être utilisés dans la vie quotidienne. Les comportements courants sont donc largement déterminés par des automatismes, c’est-à-dire un mode de traitement s’écartant sensiblement des normes classiques de rationalité. Nous allons voir en quoi.

Comment provoquer des renversements de préférence

 La notion de renversements de préférence

2Une nouvelle maladie se répand dans votre ville. Deux vaccins sont disponibles. L’un est certain de sauver 200 vies, mais pas une de plus, tandis que l’autre a une chance sur trois de sauver 600 vies et deux chances sur trois de n’en sauver aucune. Vous êtes responsable du choix du vaccin qui sera appliqué. Lequel choisissez-vous ? Imaginez maintenant l’arrivée d’une nouvelle maladie. Deux autres vaccins sont disponibles. Avec le premier, il est certain que 400 personnes mourront. Avec le second, il y a une chance sur trois que personne ne meure et deux chances sur trois que 600 personnes meurent. Lequel choisissez-vous ? Les résultats expérimentaux1 montrent que les sujets placés devant le premier choix préfèrent, majoritairement et significativement, l’option la moins incertaine (certitude de sauver 200 vies). Ceux placés devant le second choix préfèrent l’option la plus incertaine (possibilité de sauver 600 vies). Or, ces problèmes sont logiquement équivalents ! Paul Slovic et Sarah Lichtenstein, les premiers, ont démontré que des caractéristiques superficielles du problème, non pertinentes d’un point de vue rationnel, ont un impact qualitatif et quantitatif important sur le choix final,2 au point de provoquer de tels renversements de préférences.3 Ainsi, des paris présentant une forte probabilité de gagner une petite somme sont plus souvent choisis que des paris équivalents présentant une faible probabilité de gagner une forte somme. De plus, quand on demande aux sujets d’indiquer une valeur pour les paris, les paris fortement valorisés sont ceux impliquant une forte somme peu probable alors que les mêmes sujets préféraient les paris impliquant une forte probabilité de petit gain. Depuis, de nombreuses études ont confirmé la possibilité d’induire des renversements de préférences entre des options rationnellement équivalentes. En effet, les préférences ne préexistent généralement pas dans l’esprit des individus mais se construisent au cours du processus décisionnel. Or, la présentation du problème influence ce processus de construction des préférences. Nous allons d’abord présenter une théorie psychologique de l’utilité espérée, qui vise à expliquer ces effets de présentation. Cependant, nous verrons la nécessité d’une analyse plus fine des mécanismes cognitifs sous-jacents à la construction des préférences.

Une théorie subjective de l’utilité espérée : la théorie des perspectives

3La théorie des perspectives de Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie en 2002) et Amos Tversky4 constitue une première formalisation du constat de l’effet de la présentation sur la prise de décision. Soit une perspective d’action (vaccins A ou B dans l’exemple vu plus haut) ayant des résultats potentiels ri  auxquels sont associées des « utilités » u(ri) (survie des patients, coût du traitement…) et des probabilités d’occurrence p(ri) (taux de réussite…). La théorie classique de la décision calcule l’utilité espérée d’une action possible U(), en sommant les produits des utilités et des probabilités :

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4La théorie des perspectives subjectivise cette approche, en substituant une fonction subjective (valeur) à l’utilité objective (montant), et une fonction subjective (pondération) aux probabilités objectives. Soit v(.) la valeur subjective ressentie en réponse au prix objectif du résultat de l’action envisagée, et (.) la pondération ressentie face à la probabilité objective de réalisation du résultat, la valeur subjective résultante sera :

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5La question est alors de déterminer les propriétés des fonctions subjectives v(.) et (.) en fonction des utilités et des probabilités objectives. La théorie des perspectives postule deux propriétés fondamentales (vérifiées empiriquement) à la forme de la fonction de valeur v(.) : elle est convexe dans la région des pertes et concave dans la région des gains ; elle n’est pas symétrique, car une perte provoque une réaction négative, d’intensité plus forte que celle de la réaction positive provoquée par le gain correspondant (figure 1). La forme en s de la fonction de valeur traduit une aversion des choix risqués dans la zone des gains, et une recherche des choix risqués dans la zone des pertes. Comparons une possibilité de gain chiffrée à 1 000 francs, mais qui n’est sûre qu’à 75 %, avec la certitude d’un gain de 750 francs. La théorie classique donne une utilité espérée de 750 francs dans les deux cas. Mais puisque la fonction de valeur subjective est concave dans la zone des gains, la valeur subjective de 750 francs sera supérieure à trois quarts de la valeur subjective de 1 000 francs : la perspective prudente sera choisie. Le même raisonnement conduit à la recherche du risque dans la zone des pertes. La fonction de pondération (.) possède deux propriétés particulières (une courbe satisfaisant ces propriétés est présentée en figure 1). Une seule nous intéresse ici : les probabilités objectives faibles sont trop fortement pondérées, et les probabilités objectives fortes trop faiblement pondérées. Il s’ensuit qu’une réduction de l’incertitude de 5 % à 0 % aura plus d’effet qu’une réduction de l’incertitude de 10 % à 5 %. Ainsi, des individus seront-ils généralement prêts à payer plus cher une police d’assurance éliminant totalement un risque qu’une police réduisant le risque dans la même proportion, mais sans ôter son caractère aléatoire au résultat final.

6La théorie des perspectives est cependant insuffisante : elle résume un certain nombre de résultats empiriques, mais ne permet pas de comprendre l’origine de ces phénomènes. D’où vient que les fonctions de valeur subjective et de pondération de l’incertitude ont les propriétés qui ont été décrites ? Par ailleurs, des études ont montré que les réactions du public étaient déterminées par des facteurs aussi divers que la perception d’une inégalité sociale dans la distribution des risques et des bénéfices, ou par l’aversion face aux situations qui induisent un sentiment de non contrôle (cas de la peur en avion). Dans ce dernier cas, certaines personnes préféreront prendre leur voiture, par peur de l’accident d’avion, alors que le risque objectif est notoirement plus élevé dans les véhicules personnels. Expliquer de tels effets suppose d’étudier l’origine même de la fonction de valeur subjective. Il est aussi apparu que  la nature de la tâche demandée au sujet avait un effet décisif sur le résultat final de la décision : les tâches demandant au sujet de choisir entre diverses options produisent des résultats différents de celles demandant au sujet d’évaluer financièrement les mêmes options. Il est donc nécessaire d’étudier les mécanismes cognitifs menant à la décision.

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Figure 1 : Les fonctions de valeur subjective et de pondération des probabilités dans la théorie des perspectives

Les causes cognitives des renversements de préférence

La clef de la décision

7Certains chercheurs ont étudié les processus cognitifs en jeu dans l’évaluation et la prise de décision face au risque, dans des domaines beaucoup plus complexes et moins bien structurés que les situations de laboratoire classiques. Les sujets de ces études sont des directeurs d’entreprise, des pilotes d’avion, des médecins en situation de diagnostic, des courtiers en assurance, des agents de change etc. L’investigation les concernant a montré que, quand l’approche traditionnelle met l’accent sur le choix parmi les options possibles, et sur la façon rationnelle d’opérer ce choix, les professionnels en position d’agir dans leur propre domaine d’expertise semblent consacrer l’essentiel de leur attention à construire et à maintenir à jour une représentation fidèle de la situation problématique. Développer l’ensemble des choix possibles semble être une préoccupation secondaire pour ces experts : selon de nombreux travaux dans des domaines comme la décision militaire ou la médecine, les experts évoquent rarement plus d’une ou deux options,5 même si un long temps de réflexion est ensuite consacré à l’analyse de celles-ci. La pertinence de leur sélection initiale est donc l’élément clé : à quoi sert de bien classer les options retenues si aucune d’elles ne contient la solution ? Du fait que la pertinence dépend d’une prise en compte adéquate du contexte,6 le problème majeur dans la prise de décision réside dans le processus de construction de la représentation de la situation à risque, et de ses enjeux. Nous allons donc nous orienter vers l’analyse des déterminants de cette construction.

Effet de la focalisation attentionnelle sur les propriétés de la situation

8Phénomène abondamment observé, l’effet de la focalisation attentionnelle vient de ce que les sujets basent essentiellement leurs raisonnements et décisions sur ce qui est explicitement présent dans leur représentation des problèmes. Les informations, connaissances, idées, présents dans le faisceau attentionnel pèsent donc beaucoup plus dans les raisonnements et la décision.7 Au contraire, les hypothèses exclues du champ attentionnel ont une faible influence sur la décision. Conformément à ce principe, Amos Tversky et Derek Koehler ont proposé et testé un modèle permettant de mieux comprendre l’origine des jugements de probabilités subjectives, à savoir la théorie du soutien.8 Selon celle-ci, le jugement de confiance relatif à une hypothèse dépend de la force des faits qui la soutiennent. Cette force dépend de la vivacité de la représentation qu’a le sujet à l’esprit au moment où il procède à l’évaluation. En d’autres termes, plus la représentation d’une hypothèse (comme conséquence heureuse ou malheureuse d’un choix) est vive, et plus cette hypothèse recevra de force. Par ailleurs, focaliser son attention sur une possibilité permet d’en percevoir de nouveaux détails. De ce fait, si le sujet focalise successivement son attention sur plusieurs variantes d’une hypothèse, la quantité totale d’éléments soutenant celle-ci (et donc la probabilité subjective qui lui est associée) sera généralement plus forte que si le sujet ne se représente pas clairement l’ensemble des détails.

9Il s’ensuit qu’une présentation incitant le sujet à imaginer avec force détails les conséquences d’un risque augmentera généralement la probabilité subjective liée à ce risque. Réciproquement, on peut faire baisser la probabilité subjective ressentie par rapport à un risque en ne le décrivant qu’en termes abstraits ne facilitant pas la représentation concrète. On entrevoit aisément les implications de cette approche pour la conception des politiques de prévention de certains risques.

10L’effet de la focalisation attentionnelle est important lorsqu’il est difficile de se représenter simultanément l’ensemble des coûts et des bénéfices. C’est le cas du « choix intertemporel », qui consiste à décider entre des possibilités d’actions dont les coûts et les bénéfices associés ne sont pas simultanés. Par exemple, dans les investissements en matériel technique, le coût est immédiat, tandis que les bénéfices escomptés n’interviennent qu’à plus ou moins longue échéance. Divers travaux montrent que nombre de sujets négligent la dimension temporelle dans l’évaluation globale des bénéfices escomptés. Ils choisissent les options offrant le retour sur investissement le plus rapide, même si cela est, au bout du compte, moins avantageux. Par exemple, les sujets tendent à éviter d’investir dans une machine coûteuse à court terme, bien que celle-ci puisse, au cours des périodes suivantes, leur rapporter un revenu assurant un bilan global positif. Ce phénomène de myopie par rapport à l’horizon temporel peut affecter la décision d’acquérir une protection (par exemple, un contrat d’assurance). Récemment, Howard Kunreuther et ses collègues9 ont néanmoins observé une augmentation de la probabilité d’achat d’une mesure protectrice onéreuse à court terme (pour la protection antisismique d’une habitation). Cette augmentation était liée à la mention explicite de l’horizon temporel, des probabilités de dommage associées et de l’ampleur de la réduction du dommage qu’apporte la mesure protectrice. Autrement dit, en aidant les sujets à se représenter les paramètres d’une décision, on les aide à inclure ces paramètres dans la prise de la décision. Cela ne signifie toutefois pas qu’une description explicite augmente systématiquement les comportements d’achat. Par exemple, dans une étude portant sur l’achat d’une garantie au moment de l’acquisition d’un appareil électronique,10 la probabilité d’achat était plus élevée chez les sujets qui ne recevaient pas d’informations sur les probabilités et coûts de réparation potentiels que chez les sujets qui recevaient cette information. En l’absence d’information, les sujets raisonnaient en prenant en compte simultanément les prix respectifs du produit et de la garantie. En revanche, l’apport d’une information concrète sur les risques induisait une comparaison directe du prix de la garantie avec les coûts de réparation. Dans la situation considérée, l’information du sujet réduisait sa probabilité d’achat dans la même proportion qu’une augmentation de 5 % du prix de vente de la garantie.

11D’autres effets attentionnels ont des causes plus élaborés que la seule négligence de certains aspects du problème. Ainsi en est-il du principe de compatibilité11: le poids relatif d’une information donnée dans une situation de jugement ou de décision est augmenté si cette information est compatible avec l’échelle utilisée pour fournir la réponse. Ainsi, le fait d’évaluer le prix d’un pari tend à augmenter le poids de la dimension valeur par rapport à la dimension probabilité, puisque la dimension valeur et le prix d’un pari s’expriment tous deux en unités monétaires. Autrement dit, la question rend saillante la dimension monétaire. L’effet de la compatibilité a été démontré dans les problèmes de prédiction d’un événement incertain et constitue aussi une cause importante de renversements de préférence. Il s’explique par le fait que les traitements automatiques fonctionnent essentiellement sur la base de calculs de similarité. Celle-ci tend à focaliser l’attention du sujet sur les traits communs à la représentation et à l’échelle de réponse, ce qui renforce le poids de ces caractéristiques dans la décision.

12En contraignant le focus attentionnel, la tâche demandée influe aussi sur la décision finale. Soit la formulation : « Vous devez décider si votre pays doit investir 55 millions de dollars dans un programme de sécurité routière qui sauvera 570 vies, ou seulement 12 millions d’euros mais dans un programme qui ne sauvera que 500 vies. » L’argent est habituellement jugé moins important que les vies qu’il peut permettre de sauver. Les sujets choisissent massivement le programme de prévention le plus cher, mais qui sauve le plus de vies. Un renversement de préférences apparaît quand on demande aux sujets non plus de choisir le programme qu’ils jugent souhaitable mais d’évaluer le prix que devrait coûter un programme qui limiterait la mortalité à 570 décès, sachant qu’il existe un programme de 12 millions d’euros qui sauvera 500 vies, et cela de manière à ce que les deux programmes soient également attractifs. Le prix donné, en moyenne 40 millions d’euros, est alors nettement inférieur au prix du programme qui sauve 70 vies supplémentaires, ce qui semble incompatible avec le choix de ce dernier. Un renversement entre choix et évaluation s’observe généralement lorsque le problème oppose plusieurs dimensions telles que l’une est jugée plus importante que l’autre. En effet, le choix opère par comparaison directe (les deux options sont simultanément présentes à la conscience), ce qui privilégie la dimension importante. Dans l’évaluation, au contraire, chaque option est traitée indépendamment l’une de l’autre. La comparaison n’est qu’inférée, sous l’hypothèse que les dimensions sont commensurables en se ramenant à une échelle monétaire commune. C’est cette dernière hypothèse qui semble trop forte.12 Finalement, le traitement cognitif de l’évaluation financière induit des résultats différents de ceux produits par le traitement de la décision d’action.
D’autres paramètres que le focus attentionnel interviennent également pour déterminer l’importance intrinsèque et la polarité positive ou négative des éléments de la situation.

Le rôle de l’affect

13Une série de travaux menés par l’équipe de Paul Slovic montre que l’affect est un facteur essentiel de l’évaluation des risques et des bénéfices, donc un déterminant majeur des fonctions de valorisation et de pondération.13 Il en résulte que la somme des jugements affectifs positifs et négatifs concernant une situation de risque (comme l’implantation d’une centrale nucléaire dans le voisinage) constitue un bon prédicteur des attitudes et des comportements relatifs à cette situation de risque.14 Par ailleurs, nous avons vu que des présentations positive et négative d’un même aléa induisent des choix différents : les choix présentés en termes de gains font préférer les options non risquées, alors que les choix présentés en termes de pertes font préférer les options risquées.

14D’autres données, issues de l’étude des troubles cognitifs consécutifs à des lésions cérébrales, montrent que l’affect détermine aussi la focalisation attentionnelle, dont nous avons vu l’effet sur la fonction de pondération. Antonio Damasio et ses collègues15 ont montré que les sujets placés devant une décision dans une situation complexe n’envisagent pas consciemment toutes les hypothèses. Ils n’en considèrent qu’un petit nombre, sélectionnées sur la base d’une sensation émotionnelle. Les individus chez lesquels cette sensation est déficiente deviennent incapables de prendre des décisions acceptables en un temps raisonnable, même si leur QI reste élevé. Ainsi, la polarité de l’affect détermine-t-elle non seulement la fonction de valorisation, mais aussi la fonction de pondération de l’incertitude. Chez des sujets sains, la lecture d’un texte relatant une mort tragique, comme un meurtre décrit en détail, induit un affect négatif qui augmente les estimations de fréquence relatives à d’autres causes de décès sans rapport avec le texte initial (comme la probabilité d’avoir un accident de voiture). Étant donné que l’affect influence à la fois la fonction de pondération et la fonction de valeur, ce qui n’était pas prévu par la théorie des perspectives, les individus tendent à établir une corrélation négative entre les risques encourus et les bénéfices perçus, même si la corrélation est positive dans la réalité.16 Par exemple, une disposition affective favorable à l’égard des automobiles se traduit chez les sujets par l’impression qu’elles apportent des bénéfices importants et présentent des risques faibles. Au contraire, l’emploi extensif de pesticides, mal perçu, est considéré comme très risqué et ne rapportant que peu de bénéfices.

15L’affect traduit l’interaction du système émotionnel et de la représentation du problème. Cette dernière dépend de facteurs socioculturels qui sous-tendent notre évaluation du risque. Ainsi aux États-Unis, et quelle que soit la nature des risques considérés (infections, pollutions, accidents, rayons X…), les hommes blancs jugent ces risques plus modérés que ne le font les femmes blanches et les hommes et femmes noirs. Selon d’autres études les hommes sont moins sensibles au risque que les femmes : pour la quasi-totalité des sources de danger, ils jugent les risques moins élevés, et les conséquences moins problématiques.17 Lorsque les études portent sur des sujets experts du domaine de risque considéré (toxicité médicamenteuse, risques liés à l’énergie atomique…), les femmes scientifiques jugent le risque plus élevé que leurs confrères.

Implications pour l’aide à la décision

16Les travaux sur la décision en situation de risque font apparaître celle-ci comme un phénomène multifactoriel, principalement dépendant de la représentation du problème que s’est construite le sujet, et donc :
1. des mécanismes qui guident la focalisation de l’attention sur les différentes caractéristiques du problème ;
2. de déterminants socioculturels non intégrés dans les modèles classiques de la décision. Ces résultats constituent autant de pistes pour une amélioration de la communication entre le grand public et les décideurs, qui, dans notre société, s’appuient essentiellement sur les évaluations d’experts pour la détermination des risques objectifs, et sur des enquêtes pour la connaissance des préférences du public.

17Concernant la communication ascendante, les travaux passés en revue montrent clairement l’extrême difficulté de déterminer les préférences réelles du public, le résultat d’une enquête dépendant largement de la formulation des questions posées, du niveau de détail de ces questions, de leur tonalité affective positive ou négative, et du processus d’élaboration de la réponse qu’elles suscitent chez les individus…
La communication descendante est tout aussi complexe. Il existe en effet une différence majeure entre la perception du risque par le public et par les experts sur lesquels s’appuient les décideurs. Or, si le calcul des coûts financiers associés aux risques est d’un intérêt évident pour la réalisation d’objectifs reposant sur une simple logique économique, la préférence du public pour une politique ou une mesure protectrice donnée repose sur des considérations largement différentes. Défendre une politique décidée sur la base d’une évaluation technique classique des risques et des coûts associés à ces risques implique donc un important effort de communication à l’égard du public. Ceci afin de traduire des impératifs purement financiers en valeurs qualitatives auxquelles sont attachés les individus.

Notes de bas de page numériques

1 . A. Tversky, D. Kahneman, (1981). The framing of decisions and the Psychology of choice. Science, 211, p. 453-458.

2 . P. Slovic, S. Lichtenstein, (1968). Relative importance of probabilities and payoffs in risk-taking. Journal of Experimental Psychology monographs, 78, 1-18.

3 . S. Lichtenstein, P. Slovic, (1971). Reversals of preference between bids and choices in gambling decisions. Journal of Experimental Psychology, 89, p. 46-55.

4 . D.Kahneman, A. Tversky, (1979). Prospect Theory: An analysis of decision under risk, Econometrica, 47, p. 263-291.

5 . C. E.  Zsambok, G. Klein, (1997). Naturalistic Decision Making. Mahwah, NJ : LEA.

6  D.Sperber, D. Wilson, (1995). Relevance, Communication and Cognition. 2nd Ed. Oxford: Blackwell.

7  P. Legrenzi, V. Girotto, P. N. Johnson-Laird, (1993). Focussing in reasoning and decision making. Cognition, 49, p. 37-66.

8 . A. Tversky, D. J. Koehler, (1994). Support theory: A nonextensional representation of subjective probability. Psychological Review, 101, p. 547-567.

9 . H. Kunreuther, A. Onculer, P. Slovic, (1998). Time insensitivity for protective investments. Journal of Risk and Uncertainty, 16, p. 279-299.

10 . R.M. Hogarth, H. Kunreuther, (1995). Decision making under ignorance: Arguing with yourself. Journal of Risk and Uncertainty, 10, 15-36.

11 . A. Tversky, S. Sattath, P. Slovic, (1988). Contingent weighting in judgment and choice. Psychological Review, 95, p. 371-384.

12 . D.A.Schkade, E. J. Johnson, (1989). Cognitive processes in preference reversals. Organizational Behavior and Human Decision Processes, 44, 203-231.

13 . P. Slovic, (1997). Trust, emotion, sex, politics, and science: Surveying the risk-assessment battlefield. In M. H. Bazerman, D. M. Messick, A. E. Tenbrunsel, & K. A. Wade-Benzoni (Eds.), Environment, Ethics, and Behavior (p. 277-313).

14 . P. Slovic, J. H. Flynn, M. Layman, (1991). Perceived risk, trust, and the politics of nuclear waste. Science, 254, p. 1603-1607.

15 . A.R. Damasio, D. Tranel, H. C. Damasio, (1991). Somatic markers and the guidance of behavior: Theory and preliminary testing. In H. S. Levin, H. M. Eisenberg, & A. L. Benton (Eds.), Frontal lobe function and dysfunction (p. 217-229). Oxford University Press.

16 . M. L. Finucane, A. Alhakami, P. Slovic, (In Press). The affect heuristic in judgments of risks and benefits. Journal of Behavioral Decision Making.

17 . J. Flynn, P. Slovic, C. K. Mertz, (1994). Gender, race, and perception of environmental health risks. Risk Analysis, 14, 6, p. 1101-1108.

Notes de la rédaction

Une première version de cet article est parue dans la revue Risques39, septembre 1999

Pour citer cet article

Éric Raufaste et Denis J. Hilton , « Les mécanismes de la décision face au risque », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Les mécanismes de la décision face au risque, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3780.


Auteurs

Éric Raufaste

Maître de conférences à l’université Toulouse-II et chercheur au laboratoire Travail et Cognition (UMR 5551 du Cnrs). Ses recherches portent principalement sur la modélisation des processus de décision. Il est l’auteur de Les mécanismes cognitifs du diagnostic médical : optimisation et expertise, PUF, 2001.

Denis J. Hilton

Professeur de psychologie sociale à l’université Toulouse-II, actuellement en délégation transversale Cnrs en économie au Groupe d’économie mathématique et quantitative (UMR 5604) à l’université de Toulouse-I.