Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Florence Rudolf  : 

La dimension collective et individuelle de la société du risque

p. 39-55

Plan

Texte intégral

1Les analyses sociologiques contemporaines de la modernité reconnaissent le caractère croissant de l’incertitude à notre époque. Ce constat est attesté par la montée des affaires traitées actuellement en termes de risque, ainsi que par la mise en place de dispositifs institutionnels, dont le principe de précaution, pour affronter cette situation. Comme on a pu le constater lors du bilan d’activités, en février 2001, du programme « Risques collectifs et Situations de crise du Cnrs », la plupart des travaux qui s’inscrivent dans cette problématique optent pour une analyse selon laquelle les situations qui se saisissent comme des contextes à risque entraînent une réorganisation générale de nos systèmes d’analyse, d’action et de décision. Bien qu’encore hésitante et balbutiante, cette dernière paraît néanmoins effective de sorte que l’on peut conclure à l’émergence d’une conscience et d’une culture du risque à notre époque tranchant avec l’assurance qu’ont les modernes pour envisager leur avenir.

2Concernant le thème de l’incertitude, nous ressentons un premier étonnement : comment des sociétés pratiquant la déstabilisation permanente ont-elles pu occulter cette figure si longtemps et la passer sous silence ? Comment ont-elles pu méconnaître, voire nier, cette constante anthropologique que fait peser sur tout établissement humain la méconnaissance du futur et du devenir ? Comment ont-elles pu, enfin, se penser à l’abri de l’aléa alors qu’elles procèdent à une transformation permanente de leur insertion dans le monde, mettant ainsi en péril leurs institutions ? On peut très certainement attribuer au mythe du progrès, qui a dominé l’histoire européenne, un rôle non négligeable dans l’incroyable assurance avec laquelle les modernes ont entrepris, au nom de la modernisation, de réviser des pans entiers de leur culture. Contrairement aux sociétés dites traditionnelles, les sociétés modernes se caractérisent, par leur obsession à faire table rase du passé, ainsi qu’en témoigne leur valorisation de l’innovation qu’elles identifient volontiers à l’intelligence. Cette équivalence a beaucoup joué dans la confiance que les sociétés modernes accordent à l’essor des sciences et des techniques : la nouveauté étant d’emblée accueillie comme un progrès et la promesse d’un avenir meilleur. On peut, pour reprendre une analyse de Dominique Bourg souligner qu’une telle confiance est fondée sur un a priori métaphysique qui de « Bacon à Hegel (…), semble n’avoir assigné à l’action humaine d’autre fin que la négation du donné, de ce qui advient naturellement, spontanément, à l’existence (…) ».1 C’est la remise en question de cette conception qui semble jouer aujourd’hui dans l’affirmation d’une nouvelle conscience rompant avec la certitude des modernes, et nous réconcilier avec les sociétés traditionnelles auxquelles nous semblions avoir définitivement tourné le dos. Comme cela n’a pas échappé à certaines analyses critiques de la modernité, le thème de l’incertitude et du risque marque la fin d’une situation d’exception, artificiellement entretenue par le mythe du progrès et la foi en la science et la technique qui a maintenu les modernes dans l’illusion de la prédictibilité de l’avenir. Les modernes, pour paraphraser Bruno Latour, redeviennent « normaux ». Ils sortent d’une parenthèse incroyablement longue, pendant laquelle ils se sont crus à l’abri d’une constante biologique et anthropologique, celle de la vulnérabilité. Bien que redevenus « normaux », ils se distinguent de leurs prédécesseurs par le fait de raisonner en termes de chaînes d’interdépendance, d’entrelacs de communication ou de réseaux dont ils n’arrivent plus à démêler les fils. Cette observation signale qu’ils persistent à se percevoir comme des acteurs ou des actants que dépasse la complexité des situations auxquelles ils sont confrontés. Ce sentiment est entretenu par la contribution des sciences et des techniques à l’émergence des risques.

3Toutes les analyses qui mettent l’accent sur l’implication de la science dans la production de l’incertitude et des risques appellent l’attention sur le fait que contrairement aux dangers et aux menaces auxquels étaient confrontées les sociétés traditionnelles, les risques sont le résultat de l’activité de ces sociétés, ou encore de leur développement spécifique. Cette remarque permet de souligner la relation entre la science et le risque. En effet, bien que demeurant les principales ressources dont disposent les modernes pour se représenter le monde et mener leurs actions, les sciences et les techniques s’avèrent créatrices d’incertitude et d’erreur. Au compte des principaux griefs retenus à leur encontre, figurent la réification et le réductionnisme, au risque d’approximations douteuses qui resurgissent sous la forme de pannes, d’événements non prévus et de dommages de toutes sortes. Selon cette perspective, bon nombre de déconvenues auxquelles sont exposés les modernes relèvent de la rationalisation instrumentale et des réseaux d’interdépendance dans lesquels elle enserre humains et non-humains. Dans le cadre de cette hypothèse, tout effort de rationalisation ne fait qu’entretenir le cercle vicieux dans lequel les modernes se débattent et ne sont pas près de s’extraire. Cette version connaît de multiples variantes, de Jürgen Habermas à Bruno Latour, en passant par Ulrich Beck, Niklas Luhmann et Anthony Giddens. Selon cette définition du problème, la transposition de connaissances générales et génériques est à l’origine des pannes et de l’impasse dans laquelle s’est mise la société moderne. La vulnérabilité que connaissent les modernes résulte d’un excès de simplification et d’approximations successives : la complication dont parle Bruno Latour en est l’expression. Cette forme de procès n’est pas nouvelle, elle a accompagné la modernité comme un double ou une ombre, qui tente de limiter les excès de la tentation de contrôle et de maîtrise caractérisant les modernes. Il sied de compléter cet éclairage par l’observation que les sciences sont dépendantes et créatrices d’un climat d’incertitude qui les stimule et légitime de nouveaux investissements. Elles sont productrices d’incertitudes et de risques, non pas uniquement du fait qu’elles dotent l’humanité d’outils et de moyens nouveaux dont les usages sociaux demeurent inconnus, mais en raison de leur dépendance à l’égard du non savoir : elles sont au moins aussi avides de non-savoir que de savoir. Elles questionnent et ouvrent de nouvelles friches en même temps qu’elles en ferment et en clôturent momentanément. Parce qu’elles procèdent par la production de non-savoirs, elles sont créatrices d’incertitude. Il n’est pas exclu, par conséquent, que la science, comme le prétend Ulrich Beck, profite de la sémantique du risque. Selon cet auteur, elle figure au banc des accusés, tout en demeurant la principale ressource dont nous disposons dans les situations complexes auxquelles nous sommes confrontés. De ce point de vue, la sémantique du risque est un motif ambigu, confortant notre culture tout en la déstabilisant. Elle justifie les budgets et les équipements alloués pour des programmes de recherche et des investigations toujours plus poussées, tout en dénonçant la contribution de cette activité au mal qu’elle prétend vouloir enrayer.

4Si les sciences modernes sont particulièrement visées par l’ensemble de ces observations, la quête de connaissance est également exposée à la critique. Dans la mesure où l’introspection, la décentration et le retour réflexif se renouvellent à partir de situations instables qu’elles entretiennent, c’est la volonté de savoir dans sa relation avec le pouvoir qui figure au banc des accusés. Car si les sciences modernes se sont compromises avec le pouvoir, à travers notamment leur prétention à décrire le cours des choses et à prédire l’avenir, la quête de connaissance est-elle dissociable du désir d’emprise ? Sans vouloir explorer, même modestement, cette question, je l’évoque comme une piste de recherche autour de laquelle convergent un certain nombre de travaux consacrés aux risques. Peut-on envisager une connaissance désintéressée ? La réponse à cette question semble indissociable d’une conception de la genèse des évènements. Dans la conception linéaire du devenir où les sciences modernes ont contribué à installer les modernes, le cours de l’histoire s’inscrit en une succession d’événements prévisibles et réduit le devenir à un enchaînement prédictible de causalités. Selon cette logique, le présent est appréhendé comme porteur d’un futur sans surprise pour peu que l’on sache identifier les forces en présence ou les variables à l’œuvre dans cette trajectoire. Dans cette perspective, la connaissance est au service de la maîtrise des transformations : elle sert le pouvoir. Elle n’accompagne pas le développement de l’être et la rencontre de l’autre : elle se confond avec le désir de puissance et de possession. Dans une conception plus incertaine, moins déterministe et plus ouverte de l’avènement des situations, la connaissance peut renouer avec l’idée d’expérience, de sensibilité, de présence aux autres. Elle peut se confondre avec l’intelligence qui sous-tend la vie sous toutes ses formes.

À la recherche d’un compromis entre la vision du monde comme accomplissement d’un programme et la conception du monde comme création

5Henri Bergson discute de l’idée commune selon laquelle l’avenir est déjà contenu dans le passé, alors qu’il suggère, au contraire, de comprendre que c’est le réel qui éclaire le possible, et non l’inverse. Ce qui advient participe à une redéfinition du passé. Dans cette perspective, ce que nous appelons reconstitution après coup, et identifions à une faute de la pensée et du raisonnement, relève peut-être d’une intuition consistant à accorder une prééminence au présent sur le passé dans le devenir, et dont nous aurions tort de sous-estimer la pertinence :

« Au fond des doctrines qui méconnaissent la nouveauté radicale de chaque moment de l’évolution, il y a bien des malentendus, bien des erreurs. Mais il y a surtout l’idée que le possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence. Elles seraient représentables par avance ; elles pourraient être pensées avant d’être réalisées. Mais c’est l’inverse qui est la vérité. (…) Car le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit. Mais c’est ce que nos habitudes intellectuelles nous empêchent d’apercevoir. (…) Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps, possible ; mais c’est à ce moment précis qu’elle commence à l’avoir toujours été, et voilà pourquoi je disais que sa possibilité, qui ne précède pas sa réalité, l’aura précédée une fois la réalité apparue. Le possible est donc le mirage du présent dans le passé ; et comme nous savons que l’avenir finira par être du présent, comme l’effet de mirage continue sans relâche à se produire, nous nous disons que dans notre présent actuel, qui sera le passé de demain, l’image de demain est déjà contenue quoique nous n’arrivions pas à la saisir. Là est précisément l’illusion. (…) Mais j’insiste trop sur ce qui va de soi. Toutes ces considérations s’imposent quand il s’agit d’une œuvre d’art. Je crois qu’on finira par trouver évident que l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre. D’où vient donc qu’on hésitera probablement à en dire autant de la nature ? Le monde n’est-il pas une œuvre d’art, incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et n’y a-t-il pas autant d’absurdité, sinon davantage, à supposer ici que l’avenir se dessine d’avance, que la possibilité préexistait à la réalité ? »2

6Une telle inversion bouleverse notre représentation du monde ainsi que celle des relations entre la pensée et l’action. Notre conception de la causalité s’en trouve profondément modifiée, en ce sens que le réel ne peut plus être fondé sur le passé, mais le passé sur ce qui a lieu ici et maintenant. Cette prééminence du réel, que l’on peut également traduire par une attention particulière pour les situations, les contextes et, de façon générale, les lieux et le local, annonce un réel retournement de la pensée, que l’on peut confronter à la proposition d’Anthony Giddens selon laquelle l’avenir agit sur le présent. Cette proposition, bien que différente de la précédente, rompt avec la vision d’un enchaînement causal qui attribue au passé une antériorité sur le présent et le futur. L’avenir fait ici figure d’imaginaire, d’images mentales qui agissent sur le présent et nous permettent d’engendrer de nouvelles situations. Nous n’entrerons pas dans la discussion concernant la formation de telles images et sur l’impact du passé sur cette dernière. Ce qui importe, c’est de rompre la vision d’un enchaînement linéaire et de lui substituer celle d’un engendrement incertain, incertain en raison notamment de l’enchevêtrement du passé, du présent et de l’avenir ou, pour reprendre un motif de Serge Moscovici, en raison de l’entrelacs entre réalité virtuelle et réalité concrète. Ces réflexions renvoient à deux conceptions de la genèse du monde : celle d’un monde articulé à la réalisation d’un programme et celle d’un monde en création. Plutôt que de les opposer, je pencherais, en accord avec les débats actuels consacrés à la vie, pour une combinaison des deux, qui ne simplifie pas la question, dans la mesure où il s’agit de distinguer la part qui revient à la stabilité, à la reproduction, à la prévision dans le devenir du monde, de celle qui y échappe. Afin de préciser cette combinaison, je citerai volontiers l’entrelacs d’un sujet et de son environnement dont parle Edgar Morin dans La Méthode et que devait synthétiser le concept d’auto-organisation, ou plus récemment Boris Cyrulnik, proposant de substituer au programme génétique et au génome la notion de potentialités. Les gènes sont des promesses qui seront ou non réalisées, en fonction des contextes et des alliés qui leur permettront de s’exprimer ou non. C’est donc une idée qui a fait son chemin comme en témoignent les analyses de la société du risque, qui, s’y référant explicitement ou non, s’inscrivent dans cette perspective. Sans poursuivre davantage cet exposé, j’observerai simplement que ce remaniement de la pensée va dans le sens d’une révision substantielle de notre conception du devenir, que nous ne saurions plus appréhender en termes de réalisation d’un programme, mais création incertaine et soumise à des imprévus.

7Cette remise en question de notre vision du monde va de pair avec de nouvelles compétences, leur valorisation et leur transmission. Si les conditions nécessaires à l’accomplissement d’un programme sont relativement connues, celles qui conviennent à la créativité le sont nettement moins.

« Notre connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle d’éléments simples, est l’effet d’une dissociation brusque : dans le champ immensément vaste de notre connaissance virtuelle, nous avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses ; nous avons négligé le reste. Le cerveau sert à effectuer ce choix : (…) On en dirait autant de la perception. Auxiliaire de l’action, elle isole, dans l’ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses même que le parti que nous pouvons en tirer. Par avance, elle les classe, par avance, elle les étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. Mais de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir et leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, — pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses. »3

8Plutôt que d’enseigner des savoirs et de transmettre des connaissances, il s’agit bien, comme le soulignait Isabelle Stengers dans son article du numéro 40 d’Alliage, de cultiver une sensibilité nouvelle. Ce type de sensibilité outrepasse une simple réforme des méthodes et des pratiques, il vise un retournement métaphysique, une transformation radicale de notre rapport au monde, car dans cette perspective, c’est la symbiose, l’écoute ou encore la co-présence qui est intentionnée et non l’appropriation du monde. Ainsi, l’intelligibilité des situations porte-t-elle à questionner les modalités selon lesquelles nous connaissons, ainsi que ce que nous pouvons attendre des connaissances. Pour revenir à ces plongées exceptionnelles dans la réalité auxquelles nous invitent les arts et certaines philosophies, dont parle Henri Bergson, elles signalent une éventuelle redéfinition de nos intérêts de connaissance, qui aurait pour effet de « détourner notre attention du côté pratiquement intéressant de l’univers et de la retourner vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien. »4 On notera au passage l’impact des images et figures du possible sur le présent pour s’interroger sur leur statut du point de vue de la différence établie par Bergson entre le réel et le possible. Entre les deux, un entre-deux qui n’est ni de l’ordre du réel incarné ni du possible non réalisé, mais de l’ordre de la réalité conçue. Ces remarques confortent mon sentiment d’un enchevêtrement du passé, du présent et du futur. Les images du monde que nous nommons des savoirs, et qu’il conviendrait d’étendre à la culture, permettent de cultiver notre attention, de l’organiser, de la retenir dans un sens plutôt qu’un autre. Ces univers symboliques informent nos désirs et organisent notre perception. Les savoirs, ou ce que nous reconnaissons comme tels, qu’ils soient analytiques, réducteurs, ou opérationnels ; ou, au contraire, désintéressés, propices à un élargissement de nos sens et favorables à de nouvelles expériences, nous prédisposent de multiples manières à l’égard du monde. Selon le positionnement adopté à leur égard, nous sommes animés d’une volonté de contrôle et de maîtrise ou, au contraire, par le souci de l’harmonie, de la symbiose et de l’établissement d’une relation généreuse aux contextes, qui se manifeste notamment par l’absence de l’exercice nécessaire d’une force, d’une mise sous tension. Conservateurs ou, au contraire, atypiques et prometteurs en termes d’alternative à notre culture, nos savoirs confortent une relation de confiance ou, au contraire, de défiance à l’égard de nos habitudes et manières de faire, de sentir et de voir. La réflexion sur la pensée et le mouvant à laquelle nous invite Henri Bergson me semble illustrer parfaitement la différence entre une pensée qui raisonne par succession d’états et par étapes, et une pensée qui s’inscrit dans le mouvement, lequel n’est pas linéaire. Selon la première, c’est la logique de la capture qui prédomine ; selon la seconde, c’est la recherche de la co-présence qui prévaut. La première cultive la stabilité ou le progrès par captures successives d’états. La deuxième se confond très concrètement avec un art du mouvement qui rompt avec la maîtrise du futur et parie sur la confiance en la justesse de l’instant.

9Les savoirs qui nous apparaissent comme des réalités virtuelles sont des images qui procèdent de réalisations, mais dont nous avons oublié les origines. Elles sont l’expression de concrétisations qui leur ont donné une consistance, mais dont nous occultons la singularité. La généralisation procède d’un tel oubli, qui nous autorise à formuler des généralités approximatives. Cette idée est au centre des réflexions d’Ulrich Beck sur la société du risque, ou encore de celles d’Anthony Giddens sur les effets de la délocalisation qu’engendrent les systèmes experts. Ce regard a le mérite de nous rappeler que chaque situation est inédite, et que toute montée en généralité est un pari risqué. C’est l’une des conclusions à laquelle parvient également Isabelle Stengers dans L’invention des sciences modernes, à propos du développement des sciences théorico-expérimentales qui ne saurait se passer de celui des sciences de terrain. Ces dernières nous permettent d’appréhender la complexité des associations multiples composant les situations réelles et que les simulations des laboratoires ne sauraient remplacer. Sur un autre registre, Bruno Latour insiste sur la nécessité de se doter de connaissances permettant d’accéder à l’intelligibilité de ce qu’il nomme l’« empire du milieu » comme alternative aux « pratiques de purification » qui cultivent des situations « hors sols », en apesanteur sociale. Cette attention pour les associations inédites qui peuplent le monde se fait d’autant plus pressante que nous ne cessons d’introduire de nouvelles entités dans le monde où nous vivons. Les modernes sont victimes de leurs innovations, ces dernières étant en partie le fruit des pratiques de laboratoire et de toute activité cantonnée à un monde clos, c’est-à-dire de ces enclaves qui nous ont permis de développer la faculté d’engendrer de nouveaux produits, services ou encore actants, avec lesquels il faudra désormais compter. Cette approche rejoint encore l’analyse de Serge Moscovici, lequel identifie trois états de nature qui ont ponctué l’histoire de l’humanité et de la matière : l’état organique, l’état mécanique et l’état cybernétique, qui correspond à une nouvelle habileté, celle d’engendrer des entités inclassables selon la distinction entre nature et culture.

10La conception du devenir qu’ont cultivée les modernes équivaut dans les faits à nier le caractère imprévisible de la vie ; elle confère à l’avènement de la modernité un caractère quasi ontologique, ainsi qu’en témoignent les références au développement ou à l’évolution dans les modèles de la société qui s’imposent aux XIXe et XXe siècles. La confiance des modernes dans l’avenir et l’assurance qu’ils affichent à son égard repose sur une conception du changement qui nie fondamentalement le mouvement et l’irruption de la nouveauté. L’aventure des modernes s’apparente davantage à une course sur une voie rapide qu’à un voyage. L’impression de changement qui en résulte étant davantage l’effet d’illusion que procure le déplacement dans la continuité que le résultat d’une déstabilisation effective. La modernisation s’est faite sous la pression de la transposition répétée de motifs univoques, plutôt que sous celle d’une réelle ouverture au présent. Pour pasticher Jürgen Habermas, on pourrait dire que cette stabilité relative repose sur le recours à une forme univoque de la rationalisation et à sa diffusion à l’ensemble des sphères d’activité du monde moderne, laquelle répond à des intérêts de classe.6 Il s’ensuit que, tout en poursuivant un programme stable de transformation, la modernisation a contribué à l’effondrement des institutions et formes de légitimation dont étaient équipées les sociétés traditionnelles. La modernité, peut-on dire pour conclure, entretient une attitude ambiguë à l’égard du changement : elle le célèbre comme arrachement au donné et le redoute ainsi qu’en témoigne l’extraordinaire stabilité des principes et des programmes qu’elle applique. Elle procède selon la réalisation d’un plan et l’imprévu, lorsqu’il se présente, est vécu comme un accident, soit comme une erreur qu’il convient de rectifier, et non du projet lui-même. Il semblerait que ce soient la répétition des effets non intentionnels de cette planification et l’absence de réflexivité qui ont contribué au retournement métaphysique qui se dessine actuellement.

La société du risque, expérience collective et individuelle

11Les sociétés qui valorisent la stabilité, au nom de laquelle elles ont été dénommées sociétés sans histoire, n’ont jamais cessé d’entretenir le sentiment d’insécurité dont jusqu’à peu les modernes semblaient détenir le secret. Bien qu’attentives à la préservation de leurs institutions, elles n’en niaient pas moins l’existence de menaces potentielles susceptibles de rompre l’ordre naturel ou social. Ces dernières, contrairement à l’interprétation que nous privilégeons, étaient tenues pour l’expression d’une transcendance et non comme immanentes à l’activité des hommes. En vertu de cette différence, que signale l’opposition entre risque et danger, que la conscience actuelle se distingue du sentiment d’insécurité qui prévalait alors. Parce qu’elles s’attribuent les déconvenues qu’elles connaissent, les sociétés modernes sont qualifiées de sociétés du risque. L’émergence de la sémantique du risque dénote la persistance du raisonnement en termes de causalité, tout en contribuant à sa déstabilisation. En allant chercher dans l’activité des hommes, et dans le réseau d’interdépendance qui en résulte, la réponse à leurs maux, les sociétés modernes font l’expérience des limites de leur compétence en matière de contrôle et de maîtrise des situations. L’une des conséquences, et non des moindres, de cette expérience est d’engager un processus réflexif. En raison de cette auto-attribution, les sociétés modernes sont qualifiées de sociétés du risque et entreprennent un travail de réflexivité qui oscille entre la restauration de la confiance passée et la rupture par rapport à la « première » modernité. Cette tension qui traverse la société du risque fait l’objet d’une analyse différente en Allemagne et en France. Alors qu’elle constitue un motif majeur autour duquel se structure depuis quelques décennies la sociologie allemande, une différence directrice (Leitdifferenz), pour reprendre un concept clef de Niklas Luhmann, elle s’impose comme un domaine parmi d’autres dans le contexte de la sociologie française. Nous entreprendrons une présentation synthétique des principaux travaux contribuant à une relecture des théories générales de la société en Allemagne suivie d’un aperçu sur ce nouveau domaine de la sociologie en France.

1. La contribution de la sociologie allemande à la sémantique du risque

12On peut, pour rendre compte de façon synthétique des contributions à la sémantique de la société du risque en Allemagne, s’appuyer sur un article d’Armin Nassehi dans un ouvrage collectif consacré aux principales théories de la société actuelle en Allemagne. Armin Nassehi signale d’emblée que la sociologie ne peut, pour rendre compte des situations à risque, se satisfaire et s’arrêter au simple constat que l’incertitude et les menaces de rupture de l’ordre naturel et social ont toujours pesé sur les sociétés humaines. Elle doit pouvoir en rendre compte en resituant le retournement qui se profile de nos jours par rapport à une théorie générale de la modernité. Dans cette perspective, Nassehi recense différentes tentatives privilégiant l’approche objective ou l’approche constructiviste, et celles, enfin, qui combinent les deux. Les analyses qui privilégient la nature des risques (approche objective) mettent l’accent sur des structures, des consistances, et des morphologies particulières, en raison desquelles certaines situations défient la science et la connaissance ; désespèrent les modernes et les mettent au défi de revoir le soubassement métaphysique de leurs pratiques et de leur ancrage dans le monde. Celles qui mettent l’accent sur la connaissance, et, par conséquent, ancrent l’expérience du risque du côté des savoirs et des communications sociales, de leur relation à l’action et à l’établissement dans le monde, optent pour une approche constructiviste des risques. Cela ne signifie pas qu’elles réfutent l’existence de menaces objectives, mais qu’elles appellent l’attention sur la part d’implication de la société dans la montée des menaces qui pèsent sur le développement de l’humanité. Les approches constructivistes ne nient pas l’existence de risques objectifs ; elles se distinguent des approches purement objectales dans l’analyse qu’elles font de l’émergence de ces menaces.

13Si c’est à Ulrich Beck que l’on doit l’expression de société du risque, les travaux de Niklas Luhmann ont incontestablement œuvré à la réception de l’incertitude dans les analyses sociologiques de ce pays. C’est donc à ces deux auteurs que nous consacrerons notre propos. Dans son ouvrage Risikogesellschaft, Ulrich Beck fait le procès d’une société qui raisonne et agit à partir de catégories obsolètes, en s’orientant par conséquent d’après des représentations erronées de la réalité. Cette inadéquation entre savoir objectif et situations réelles contribue à la genèse de situations de crise et des catastrophes dont regorge l’actualité. Les risques évoqués par Ulrich Beck s’étendent à l’ensemble des domaines de l’existence : ils sont d’ordre scientifique et technique, économique, mais aussi sociaux, et affectent l’ensemble de la société. C’est ce qui lui a fait dire qu’ils échappaient aux distinctions de classe, même si les classes supérieures disposent de ressources supplémentaires pour se prémunir contre les déconvenues de la modernisation du premier ordre. L’un des aspects les plus intéressants de l’analyse d’Ulrich Beck tient incontestablement à la réflexion sur les frontières à laquelle il invite. Selon son approche, en effet, la société moderne pèche par excès d’immobilisme et de confiance en des conceptions figées du monde et des institutions. En raisonnant à partir de catégories immuables et essentialistes des institutions et des entités en relation dans le monde, elle se prive de la possibilité de voir les transformations qui s’y opèrent au jour le jour. Rapportant les situations à risque à un déficit de nos cadres d’interprétation, Ulrich Beck fait le procès des principales institutions de la société moderne que sont les sciences occidentales, la démocratie parlementaire et l’économie de marché. Cette critique s’accompagne d’un éloge de la réflexivité, qui, au pluriel comme au singulier, devrait nous permettre une inscription plus fine dans le présent et corriger la tendance à s’en tenir à des figures du passé dans l’orientation des politiques et de nos vies individuelles. La réflexivité, qui apparaît comme une alternative à la « modernisation du premier ordre », laquelle s’apparente à la transposition d’un programme de rationalisation sans souci des contextes auxquels il s’applique, se distingue de cette dernière par la réactualisation permanente des objectifs poursuivis et des moyens mis en œuvre. Elle renvoie, par conséquent, à une forme plus fluide de gouvernement ou de gestion de la société, ainsi qu’en témoigne la métaphore du pilotage pour rendre compte de cette nouvelle manière de conduire des projets. Ce nouveau mode de gouvernement aspire à davantage de souplesse et d’écoute afin de restreindre les risques et les coûts d’une gestion plus grossière. Plutôt que de soumettre la vie dans son ensemble à des impératifs forgés par le passé et dans le secret des univers d’initiés, la réflexivité engendrée par une mobilisation et une participation accrues de l’ensemble des acteurs impliqués dans leurs contextes devrait assurer une meilleure adéquation entre la société vécue et la société conçue. Paradoxalement, si une telle démarche venait à se généraliser, on assisterait à un accroissement de l’incertitude du point de vue des plans d’analyse et d’action établis en fonction des contextes. La réflexivité équivaut par conséquent à parier sur différents contextes d’émergence de l’intelligence plutôt que sur une culture commune transposable en toute sécurité à différents contextes. Elle suppose une confiance accrue dans la potentialité des sociétés locales à engendrer leurs propres cadres de réflexion et d’intelligibilité des situations dans lesquelles elles sont engagées, au détriment d’une orchestration a priori de la société dans sa totalité.

14Bien qu’Ulrich Beck ne prétende pas que la réflexivité puisse interrompre l’engrenage du risque, il laisse entendre qu’elle pourrait en atténuer les effets, notamment à travers l’analyse qu’il fait de l’intervention des individus dans des situations pour lesquelles des réponses collectives et systémiques s’avèrent déficientes. L’appel à la subjectivité contre la logique des systèmes qui régissent la vie sociale (systèmes économique, politique, juridique, scientifique, etc.) renvoie à la capacité à jouer sur différents registres et à composer des associations plus riches et plus variées que celles caractéristiques de la rigidité des modèles sur lesquels sont instituées les politiques publiques. La déficience des réponses collectives engendre une mobilisation individuelle et une intensification des réponses subjectives qui permettent d’explorer un nouveau mode d’intelligibilité du monde et de se réconcilier avec une approche transversale qui fait défaut dans notre culture. Sans aller jusqu’à prétendre que les individus analysent mieux les situations que les systèmes qui les redéfinissent dans les limites de la logique qu’ils poursuivent, Ulrich Beck observe que les individus inventent souvent dans leur vie quotidienne des réponses aux inepties dues à des politiques conçues à partir de conceptions erronées des situations réelles. Ces observations contribuent à une réhabilitation d’une approche polyvalente des situations allant dans le sens d’un accroissement de la sensibilité réciproque des différents systèmes de la société. C’est sur la base de cette thèse, qui recourt à la subjectivité, et du caractère éventuellement transitoire des situations à risque que la sociologie d’Ulrich Beck se distingue de celle de Niklas Luhmann.

15La sociologie de Niklas Luhmann demeure peu connue du public français. S’il ne saurait être question de remédier à cette méconnaissance dans le cadre de notre article, on peut signaler en guise d’introduction à cet auteur, et à la sociologie qui s’inspire de ses travaux, qu’il s’agit d’une approche préconisant d’observer la société comme un système de communication qui s’est différencié en sous-systèmes de communication. Chacun de ces systèmes s’est formé selon des logiques et des programmes qui lui sont propres. L’ensemble de la société se produit et se reproduit selon des cadres distincts assurant des communications, soit des fonctions spécifiques, dont profitent les autres systèmes sans être directement affectés ni responsables du fonctionnement des autres systèmes de communication. Cette organisation va de pair avec une compétence accrue des systèmes qui, comme on l’observe dans le cadre de la division sociale du travail, passe par la spécialisation. L’inconvénient de cette structuration tient au cloisonnement qu’engendrent la différenciation et l’autonomie relative des différents systèmes. Dans une telle société, il n’y a plus de centre ni de hiérarchie susceptible de représenter la société. L’incapacité à saisir la société dans son ensemble, que l’on déplore à notre époque, et en vertu de laquelle les situations auxquelles nous sommes confrontés sont qualifiées de complexes, est héritée de cette structuration. La force ou la puissance de son modèle est de rompre avec la dualité entre le sens et la structure pour lui substituer une représentation selon laquelle les deux se confondent : c’est le déploiement du sens qui confère une structure à la société, cette dernière intervenant à son tour dans la canalisation du sens, en l’orientant selon les principaux sous-systèmes de communication. Dans cette perspective, l’analyse sociologique s’oriente d’après les communications de la société et les plans selon lesquels elles se structurent de façon à rendre compte des réorganisations que connaissent les sociétés, dont principalement celle qui consiste au passage de sociétés stratifiées en sociétés fonctionnellement différenciées.

16L’organisation des communications sociales en systèmes de communication équivaut à dire qu’elles se structurent autour de distinctions ou de valeurs spécifiques permettant de trier et de sélectionner les compétences. Ainsi, les communications qui relèvent du droit, de la science ou de l’économie, ne sont-elles pas traitées selon les mêmes programmes d’analyse, tout comme elles ne relèvent pas des mêmes professionnels. Plus une société va se doter des moyens de prendre ses propres communications comme objet de réflexion, plus elle va accroître ces cloisonnements et aller dans le sens d’une différenciation fonctionnelle. Ces remarques justifient l’opposition à la thèse défendue par Ulrich Beck de l’ouverture réciproque des principaux systèmes, soit à la thèse de la dédifférenciation comme recours contre la généralisation des situations à risque à notre époque. À l’argument de la contrainte structurelle due à la forme qu’ont prise les communications au cours du temps, à propos de laquelle on peut débattre, il convient d’ajouter celui du caractère contingent des énoncés d’après lesquels nous nous orientons. Si l’observation des communications sociales permet de visualiser la structure de la société, les propositions qui circulent sur le monde, les êtres et les choses ne nous permettent pas d’accéder à un savoir valide sur le monde. Constituantes du point de vue de la société, elles contribuent à l’existence d’une différence entre la société et son environnement, soit à l’existence de la société comme réalité autonome, mais n’apportent aucune garantie quant à la viabilité et la durabilité de cette forme. Accorder une fiabilité au contenu des énoncés qui circulent à propos du monde, c’est, par conséquent, faire preuve d’une certaine naïveté intellectuelle. Observer, en revanche, autour de quelles distinctions ils s’organisent, permet de préciser comment la société se dote de plans d’observation et construit les critères du vrai, du juste, du beau, etc. En procédant de la sorte, on passe de ce que Niklas Luhmann qualifiait d’observation du premier ordre à une observation du deuxième ordre. Cette démarche, qui permet de procéder à une forme d’objectivation, contribue à la structuration fonctionnelle de la société, soit à l’autonomie des différents systèmes de communication. S’il n’est pas possible dans cette perspective d’affirmer qu’il existe des risques objectifs menaçant la société, on peut noter qu’il est de plus en plus fait recours à la distinction entre risque et danger à notre époque, soit que certaines communications sociales se structurent autour de cette opposition. L’un des axes de la recherche peut alors être de s’orienter d’après cette différence afin de l’expliciter, en référant notamment au fait que les dangers renvoient à des situations mettant en scène la fatalité et l’extériorité : des menaces s’abattent sur des groupements qu’elles transforment en victimes. À l’inverse, la sémantique du risque fait référence à des situations où les victimes sont impliquées dans le processus : elle inscrit la victime dans une boucle qui renvoie à l’action, à la décision. La sémantique du risque joue de l’imbrication entre l’emprise et la fatalité.

17Selon Niklas Luhmann, on ne gagne rien pour autant à désigner la société actuelle de société du risque. Ce vocable tend à enfermer, capturer l’intelligence de la société dans un slogan réducteur. En revanche, le succès de cette sémantique est indissociable d’une intensification des communications sociales sur le caractère indécidable des situations. L’indécidabilité en elle-même est un problème ancien qui a été exacerbé par la structuration de la société en sous-systèmes de communication autonomes et auto-référentiels, c’est-à-dire indépendants les uns des autres et de plus en plus performants dans leur domaine. La nouveauté tient à ce que la société thématise ce problème ancien, qu’elle peut communiquer à ce propos. Cette observation signale une modification des systèmes de communication, soit une complexification du système de la société, qui ne va pas dans le sens d’un dépassement des situations d’incertitude, mais d’une intégration de cette idée dans tous les systèmes de communication. La généralisation de l’incertitude devrait logiquement conduire à une modification de tous les programmes de communication, principalement du droit, de la science et de l’économie, … L’émergence de cette sémantique n’est pas totalement incompatible avec l’imaginaire de la maîtrise et du contrôle dont se sont nourris les modernes ; elle la fragilise, lui confère un statut plus précaire et éphémère. Elle introduit l’idée de la finitude : se développer et se maintenir dans le monde devient un pari nettement plus risqué que par le passé. La modernité avancée se décline sur une autre tonalité. Pour autant, la sociologie de Niklas Luhmann ne met pas en question les effets de ce changement sur les formes de personnalités sociales. En mettant l’accent sur le sens qui se structure en communication, Niklas Luhmann n’accorde aucune emprise des états de conscience et d’émotion des hommes sur la formation des communications sociales. Bien qu’extérieurs à la société, les hommes figurent dans l’environnement de cette dernière, ils n’en demeurent pas moins réceptifs au sens. Le désintérêt souvent constaté pour les grands rassemblements et les grandes causes et les organisations, trouve dans la sociologie de Niklas Luhmann un motif susceptible de conférer du sens à ce retrait. Ce retranchement va de pair avec la fin du mythe de l’homme maître et possesseur de la nature et de son destin. Il ne faudrait pas pour autant conclure à une vision pessimiste de sa sociologie, car pour Niklas Luhmann, la dynamique autopoiétique de la société, bien que hautement imprévisible, s’avère plus fiable que la plupart des modèles et scénarios extrapolés par les hommes.

18Cette conception du monde moderne renvoie à l’ensemble des travaux qui insistent sur le caractère polycentrique de la société. Que l’on pense à la métaphore de l’environnement comme modèle idéal de la structuration de la société chez Edgar Morin, ou encore aux réflexions consacrées à la gouvernance comme alternative à l’idée de gouvernement. Toutes ces inspirations s’entendent pour accorder à la société et aux systèmes qui supposent la vie en général, un pouvoir de régulation dont l’intelligibilité dépasse l’intelligence des hommes et la puissance des ordinateurs. Cette nouvelle forme de connaissance illustre l’importance que prend le non-savoir à notre époque. Les communications qui contribuent à une lecture du monde au travers de la catégorie du risque entretiennent un état de veille, sans que l’on dispose des moyens de trancher entre ce qu’il serait bon de faire ou de s’abstenir d’entreprendre. Comme le remarque Armin Nassehi, paraphrasant Klaus Japp qui poursuit le travail de Niklas Luhmann à l’Université de Bielefeld, nous ne savons pas s’il est bon ou non d’agir, s’il convient d’agir rationnellement ou non. Nous ne disposons pas des moyens de nous assurer du bien-fondé de nos décisions. Nous n’en disposons pas davantage socialement, car nous savons qu’aucune entente n’est durable, et que tout accord est susceptible de connaître des revirements. Nous sommes dans une situation propice à la réflexivité sans exclure la possibilité de crises ou de pannes éventuelles par excès de réflexivité. Qu’on le déplore ou non, notre époque se caractérise par un recul des certitudes et une perte de confiance en notre capacité à intervenir sur notre destin. Cette situation ne présente pas que des inconvénients dans la mesure où elle favorise une rupture par rapport à la situation d’exception dans laquelle s’étaient enfermés les modernes.  

2. La contribution de la sociologie française

19La sociologie du risque telle qu’elle s’est développée en Allemagne se cristallise autour de la thèse du caractère irréversible de la société du risque. Qu’en est-il en France ? Comme je l’indiquais en introduction de ce paragraphe, l’environnement et le risque ne figurent pas au centre de la sociologie académique. Ce sont tout au plus des nouveaux domaines qui viennent s’ajouter à des préoccupations plus anciennes et bien et institutionnalisées. En ce qui concerne l’évolution récente, il me semble que les principales contributions à cette sociologie viennent incontestablement des travaux de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers, mais c’est passer sous silence des auteurs comme Serge Moscovici, Denis Duclos ou encore Henri-Pierre Jeudy, Lionel Charles ou Bernard Kalaora, et bien d’autres qui ont œuvré à la reconnaissance de ce thème. Avec l’explosion des affaires et des situations de crise, des recherches de type empirique à la frontière des sciences politiques, de la sociologie des organisations et de la sociologie des sciences, voient de plus en plus le jour. On assiste, par conséquent, à la multiplication des études qui traquent les situations à risque, leur évolution vers des stabilisations précaires, voire leur impossible stabilisation. Ces recherches ont un caractère opérationnel, en ce sens qu’elles informent les différents cercles du pouvoir, qu’elles accompagnent des réformes éventuelles des institutions dans le sens de la reconnaissance de la gouvernance ou du principe de précaution, notamment. Du point de vue de leur ancrage théorique, elles s’inscrivent majoritairement dans la filiation des travaux de Michel Callon et de Bruno Latour, voire encore de Luc Boltansky. Ces travaux se situent en marge de la sociologie institutionnelle. Ils rompent définitivement avec la conception de la science comme pratique de dévoilement et, comme le fait remarquer Bruno Latour, ils annoncent le retour du politique et de la diplomatie. Si, comme nous allons tenter d’en rendre compte, on assiste à une convergence entre ces différentes approches, elles diffèrent par leur ancrage disciplinaire et leur intérêt de connaissance. En s’inscrivant dans le cadre de la sociologie générale, les travaux allemands répondent moins à un souci de gestionnaire. À l’inverse, en s’interrogeant sur la manière dont la vie publique est possible dans des contextes de généralisation du risque, les travaux français risquent davantage de perdre de vue, il me semble, la dimension épistémologique et métaphysique de la question de l’environnement et du risque.

20Comme je l’ai déjà abordé en introduction, les travaux de Bruno Latour, en particulier son essai d’anthropologie symétrique, apportent un éclairage salutaire sur les conséquences de l’instauration de la frontière entre nature et culture dont la constitution des modernes est à l’origine. Cette opposition, qui renvoie à la distinction entre sujet et objet, et entre valeur et fait, contribue à occulter les innombrables associations entre les humains et les non-humains dont notre monde foisonne et la structuration en réseau qui en découle. Il s’ensuit une attention particulière dans l’élaboration des connaissances pour des entités prises isolément, comme en apesanteur, au mépris des configurations dans lesquelles elles sont engagées et qui caractérisent l’« empire du milieu » dans lequel nous sommes impliqués. L’un des aspects les plus stimulants de cette approche tient à l’éclairage qu’il porte sur l’implication de cette rupture dans la construction d’un monde hybride et de plus en plus opaque. Les pratiques de purification, correspondant aux sciences théorico-expérimentales qui œuvrent à l’ombre du monde dans des laboratoires, ont permis la mise au point d’entités qui diffusent dans le monde et forment avec d’autres des associations inédites. Ces entités circulent avec la promesse de fiabilité que leur confèrent les épreuves qu’elles ont passées avec succès avant de pouvoir sortir des enclaves dans lesquelles elles ont été soumises aux observations les plus strictes et rigoureuses de la vie de laboratoire. Cette analyse est confirmée par les travaux d’Isabelle Stengers, qui raisonne à partir de la distinction entre les sciences théorico-expérimentales et les sciences de terrain. Ces dernières, qui ne bénéficient pas de la même ancienneté que les premières, s’avèrent de plus en plus adaptées à notre monde dans la mesure où elles se spécialisent dans la mise au point de scénarios, de simulation, qui, en l’absence de certitude, s’appliquent à imaginer le devenir d’associations singulières, voire hétérodoxes.

21Le monde dans lequel nous vivons se voit par conséquent de plus en plus peuplé d’« actants », dont on ne peut prévoir a priori le comportement. Bien que ne recourant pas à la dénomination de société du risque, l’analyse de Bruno Latour converge avec celles des sociologues allemands. L’une des différences majeures entre cette approche et les précédentes tient à l’importance de la combinaison entre humains et non-humains. Alors que Niklas Luhmann et Ulrich Beck, dans une moindre mesure, se situent au niveau d’énoncés, Bruno Latour met l’accent sur le grand bricolage entre des propositions langagières, des humains et des non-humains. Toutes ces entités que nous avons coutume de dissocier se rencontrent et forment des associations pour qui les frontières à partir desquelles nous avons l’habitude de raisonner sont obsolètes, comme en témoigne le terme d’hybride. On pourrait discuter de la pertinence épistémologique de cette asymétrie, mais ce serait s’aventurer dans un débat que Bruno Latour semble vouloir éviter afin de ne pas tomber dans une discussion essentialiste. Sa proposition consiste à mettre sur un même plan les humains et les non-humains, afin de ne pas céder à la tentation de leur attribuer des compétences de principes, fondées sur une ontologie discutable. Pour rendre compte de l’intérêt de son approche, il propose d’observer tous les positionnements, ceux de scientifiques ou de profanes, comme le résultat d’alliances plus ou moins abouties, comme préalable à une éventuelle hiérarchisation. Il va sans dire que cette dernière découle d’un arbitrage social, soit d’un rapport de force entre des intérêts en présence. Même si Bruno Latour évite l’emploi de ces termes, le recours à l’intéressement comme critère de sélection entre divers points de vue et mode d’établissement dans le monde contribue à une réhabilitation de la politique, ainsi qu’en témoigne le sous-titre de son ouvrage Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en politiques ? La sociologie pragmatique qu’il préconise vise par conséquent à la réforme des institutions et de notre constitution, afin d’apprendre à concilier la science et la politique. Selon cette approche, c’est la consistance d’un collectif qui compte et non son rattachement à une institution. En l’absence de certitude, les situations dans lesquelles nous sommes engagés nous mettent au défi de repenser les frontières et de négocier constamment les obligations et les droits réciproques des uns et des autres. Dans un monde où c’est l’aptitude à faire monde qui prime, les exclusions et les inclusions qui en résultent devraient être révocables à tout instant, du moins en principe. La démarche symétrique prolonge l’idéal de l’état démocratique selon lequel la mobilité sociale est gagnée sur la base de la perte de transcendance des qualités. On pourra illustrer cette remarque à partir du conflit entre des archéologues et des Amérindiens qui s’opposent à leur projet de datation d’une dépouille retrouvée sur leur territoire (Latour, 2000). Pour peu que les Amérindiens parviennent à opposer des arguments, soit à s’assurer des alliés, l’investigation des scientifiques se voit obligée de rendre des comptes, de se justifier au risque de ne pouvoir poursuivre ses recherches. L’intérêt général n’est plus d’emblée du côté de la science ; les scientifiques, comme tout autre collectif doivent constamment réaffirmer la légitimité de leur démarche et des associations qu’ils réalisent.

22Les conflits qui se dessinent à notre époque opposent par conséquent différentes prétentions à durer et non plus des idées vraies et des idées erronées. La consistance d’une idée se vérifie selon sa capacité à prendre corps dans des associations durables et non selon l’intégrité du raisonnement et la noblesse des valeurs mobilisées. Cette conception des établissements humains et de leur légitimité clarifie les concepts de la « récalcitrance » et de témoins fiables auxquels Isabelle Stengers ne cesse d’accorder de l’importance durant ces dernières années. La récalcitrance renvoie à la détermination d’un collectif vis-à-vis d’une question ou d’un point de vue qu’il défend. Sans cette confiance minimale, il ne peut y avoir d’associations fiables, durables et susceptibles d’emporter la conviction et la reconnaissance. Il s’agit bel et bien d’une écologie des pratiques, à savoir d’une vision du monde selon laquelle aucune forme de vie, entreprise collective, ne saurait être a priori exclue. C’est l’aptitude des uns et des autres à se manifester, à s’implanter et à compter qui est déterminante. On comprend mieux le peu de cas que réserve la théorie aux individus isolés. Dans un monde où il n’y a pas de droit a priori, pas de privilèges acquis, la constitution en collectifs robustes est érigée en gage de survie. Nul ne peut, au nom de valeurs suprêmes, agiter un droit a priori, ce dernier n’étant garanti qu’à travers une large mobilisation et des associations multiples et tenaces. La diplomatie devient le maître mot de notre constitution : nous devons apprendre à nous inscrire dans des réseaux qui gagnent des positions et s’arrangent à les conserver. La cosmopolitique, qui s’annonce comme une ère de conflits et de sévères mobilisations, revendique, malgré l’imaginaire guerrier et la dureté des apparences, son attachement à l’idéal démocratique selon lequel seule la force des arguments et des associations qui suscitent des ralliements et l’intéressement légitime la formation de pouvoirs. Dans la perspective d’une rupture avec une vision anthropocentrique du monde, la démocratie repose sur de nouvelles bases permettant d’inclure les non-humains selon leur mode d’expression et de représentation, ces derniers passant inévitablement par des réalisations, des manifestations concrètes formées de l’association d’humains et de non-humains. Il s’agit bien d’une rupture par rapport à un monde fondé sur l’assise d’univers d’initiés, d’experts et d’institutions de légitimation au profit d’un monde articulé selon les associations entre des humains et des non humains, pour lesquels l’appel à la transcendance intervient après coup ou conjointement. Il s’agit d’une réactualisation des théories de l’institutionnalisation par le bas à propos de formations qui prennent consistance de proche en proche. Dans ce contexte, c’est l’aptitude à la présence, au sens d’être présent, qui s’impose comme un critère essentiel de la vie, voire de la survie. La critique des pratiques de purification et autres contribuant à fonder des mondes sur des abstractions débouche sur une conception pragmatique du pouvoir qui récuse l’argument ontologique pour lui préférer celui de la vie.

Conclusion

23Toutes ces approches se complètent pour dresser le tableau d’une société richement équipée en dispositifs assurant sa permanence dans un monde aux limites incertaines. Ces équipements contribuent à la performance de cette société en même temps qu’ils la menacent et accroissent sa vulnérabilité. Le risque apparaît à la fois comme le résultat d’un enchevêtrement de situations de plus en plus peuplées d’entités aux potentialités inconnues, soit comme le résultat de situations objectivement complexes, et comme celui de l’émergence d’une sémantique ou d’une « conscience » témoignant de la réflexivité sociale à un niveau collectif et individuel. Cette relative convergence des analyses coïncide avec le fait qu’aucune d’entre elles n’envisagent une issue à cet état de fait. Cette absence s’inscrit dans la sémantique du risque et témoigne de la pertinence de la thèse de l’accroissement de l’incertitude à notre époque ; elle accompagne et entretient le sentiment fluctuant entre gravité et hédonisme, pessimisme et optimisme, qui semblent caractériser notre époque. Cette extrême labilité doit-elle être mise au compte d’une transition, ou d’une ouverture qui ne saurait s’éterniser ou d’un état endémique des sociétés qui préconisent le changement et la déstabilisation permanente ? Je laisse la question ouverte, tout en remarquant cependant que l’apparent désordre lié à la production d’évènements non contrôlés n’est pas incompatible, comme nous y invite la sociologie de Niklas Luhmann, avec l’ancrage progressif et durable de structures. Cette vision coïncide avec celle d’un monde ingouvernable, mais pas pour autant à la dérive.

Pour citer cet article

Florence Rudolf, « La dimension collective et individuelle de la société du risque », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, La dimension collective et individuelle de la société du risque, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3776.


Auteurs

Florence Rudolf

Sociologue, maître de conférences à l’université de Marne-la-vallée, Laboratoire de sociologie de la culture européenne, Upresa 7043, Strasbourg ; auteur de L’environnement, une constrution sociale : pratiques et discours sur l’environnement en Allemagne et en France, Presses universitaires de Stasbourg, 1998