Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Jean-François Chassay  : 

Élémentaire mon cher (James D.) Watson

Harry Mulisch et les dilemmes de la génétique
p. 204-214

Plan

Texte intégral

1Cet article repose sur la lecture de deux ouvrages de nature différente mais qui, l’un et l’autre, conduisent à s’interroger sur la manière d’écrire la science, et sur les effets, au plan de la réception, d’un texte à caractère scientifique : comment lire un texte dont un certain nombre d’informations échappent à notre compréhension ? Et comment faut-il considérer l’importance réelle de ce qui nous échappe ?

2Ces questions concernent ici aussi bien une fiction romanesque qu’un ouvrage hybride, à mi-chemin entre l’autobiographie et l’histoire des sciences. D’une part, un roman du prolifique écrivain néerlandais Harry Mulisch, La procédure ;1 d’autre part, l’essai de James Watson, The Double Helix,2 paru en 1968 et centré sur la rencontre de l’auteur avec Francis Crick et les deux années de travail ayant abouti à la découverte de la structure de la molécule de l’adn. Le narrateur de La procédure considère la lecture de l’ouvrage de Watson comme le grand choc qui détermine sa vie professionnelle et même personnelle.

3Ce narrateur se nomme Victor Werker. Chimiste de formation mais fasciné par la biologie, il a réussi l’impossible : créer, à l’image de Dieu, donner vie à la matière inanimée, une matière qu’il a nommé « éobiont ». Une forme de vie autonome, extrêmement simple, ne ressemblant en rien à un clone d’humain, une vie autonome plutôt de la taille d’un virus, mais néanmoins créée artificiellement.Nous ne sommes manifestement pas dans de la science-fiction et, si je ne peux juger de la valeur scientifique de cette découverte, il reste que dans le cadre du roman elle semble à tout le moins crédible.  Ce remarquable travail lui attire l’admiration de nombreux chercheurs, mais aussi la haine de confrères jaloux, en particulier de son assistant Brock, et de nombreux individus scandalisés par cette volonté de se prendre pour Dieu.

« Le nom éobiont dérive du mot grec heoss, apprend-on dans le roman, d’où vient aussi la déesse grecque Eos. Chez les Romains, cette déesse s’appelait Aurora. » (150)

4C’est ce dernier prénom que sa conjointe Clara et lui prévoyaient de donner à leur fille. Mais celle-ci meurt dans le ventre de sa mère, trois semaines avant la naissance, étouffée par le cordon ombilical. La mère doit accoucher du bébé naturellement, mais au moment où l’opération doit avoir lieu, Victor ne peut rester dans la salle et prend la fuite.

« Les médecins savaient naturellement qui j’étais : le fabricant de l’éobiont, le créateur de la vie mondialement connu qui, lorsqu’il est question de mort, prend la fuite. » (192)

5Cette erreur va lourdement peser sur son avenir. Peu de temps après cet événement morbide, son épouse ne peut plus vivre avec le souvenir de cette fuite et part, définitivement, l’enjoignant de ne pas tenter de reprendre contact avec elle. Un an plus tard, alors que le bruit court que l’on s’apprête à lui accorder le prix Nobel, sa vie privée part à vau-l’eau. S’interrogeant sur le sens de son existence, il écrit à sa fille mort-née – ou plutôt : morte avant d’être née, troublant cas de figure —, trois longues lettres, relevant à la fois du journal intime, de la vulgarisation scientifique et de la lettre d’amour à Clara. Puis, par hasard, il surprend une conversation téléphonique annonçant le meurtre imminent de quelqu’un. Des bribes de ce qu’il a entendu le lancent sur diverses pistes pour empêcher ce crime et il rencontrera son destin, qui semble aussi inéluctable que l’adn d’un individu. Car ce meurtre, il en est la victime désignée.

6La procédure tisse avec une habileté redoutable des liens entre science et religion, mythe et littérature, génétique et éthique, vie privé et professionnelle d’un chercheur scientifique de renom. À défaut de pouvoir développer ces liens de manière détaillée, je m’arrêterai aux éléments qui me conduiront au livre de James Watson. Disons quand même que cette narration d’un scientifique, justement parce qu’elle refuse d’envisager l’idée de création selon des perspectives épistémologiques qui seraient clairement cloisonnées, permet de penser de manière subtile la question de l’éthique comme une exploration de l’univers moral contemporain, indissociable de l’exploration de l’univers physique au moyen de nouveaux développements scientifiques.

Affaire de lettres

7Les premiers chapitres font passer le lecteur d’une réflexion sur la Bible (en particulier, la création de l’être humain) à une autre sur le personnage dans la littérature, puis à une sorte de vision de Werker à l’égard de la légende du Golem (longue scène formant un chapitre un peu à part sur le plan énonciatif, mais s’insèrant avec intelligence dans la toile que forme La procédure), et enfin, à un passage autobiographique sur sa propre conception, à partir de ce qu’il sait de l’étrange couple que formaient ses parents. Dans tous les cas, cela signale  l’importance de la lettre. En effet, le premier chapitre insiste sur la présence dans la Bible de Lilith, cette première femme qui, pour s’être révoltée en jurant (en prononçant le « nom de soixante-douze lettres de yhwh », 13), fut transformée en démon, posant le premier acte de subversion de la Création : bien avant le monstre de Frankenstein, elle se révolte contre son créateur, s’attaquant à un monde qui la refuse telle qu’elle est. On sait par ailleurs que l’histoire du Golem est intimement liée à la lettre : en inscrivant les lettres emet sur son front (vérité), on lui donne vie. En cas de danger, il suffit d’effacer le e, pour que le mot met (mort) place le Golem dans un sommeil aussi long que son créateur en déciderait (mais ajoutons que Mulisch propose une lecture très particulière de la légende). La  littérature, elle, est bien sûr affaire de mots (et par conséquent, de lettres).

8Ainsi, dans le roman, la création du monde s’abîme-t-elle dans la création littéraire, puis dans celle du Golem et enfin, celle-ci dans la création de l’éobiont. L’adn est lui-même, évidemment, affaire de lettres : a, t, g, c, premières lettres des substances chimiques qui le composent (pour adenine, thymine, guanine et cytosine).

 « Les plus petites créatures que nous connaissions actuellement, énonce Werker à sa fille rêvée, sont des Archéas extrémophiles […] Leur adn est tout de même composé d’environ six cent mille lettres, réparties sur à peu près cinq cents gènes qui encodent des protéines. Cela fait un roman de trois cents pages […]. » (151)

9Par ailleurs, celui qui veut mettre au monde un Golem dans la légende qui nous est contée se voit saisi de vertige devant des

« combinaisons infinies et des permutations, des vingt-deux lettres, des trois mères, des deux cent trente et une portes, des sept doubles, des douze simples… »,

10 tout cela étant issu de la kabbale (53). Les problèmes sont du même ordre pour l’équipe de chercheurs voulant créer un éobiont, alors qu’ils doivent « résoudre des problèmes sémantiques d’une complexité folle » (153) à partir d’un cristal d’argile organique, très enrichi chimiquement, d’une nature semblable au proto-arn (de l’argile, on l’aura compris, comme le Golem lui-même) .

11À partir de ces bases, de ces lettres, les recherches de Werker ont conduit à des résultats dont l’incidence sur les valeurs scientifiques, sociales et spirituelles des sociétés occidentales suscite une profonde controverse et l’on comprendra sans trop d’insistance qu’elle apparaît d’actualité. À un bout du spectre temporel, Dieu a mis en scène la vie ; à l’autre extrémité, Victor Werker réalise la même chose. Et si cette vie n’est pas un miroir de lui-même — il dit clairement que son travail n’a rien en commun avec le clonage —, il demeure qu’elle pose Werker comme maître du monde : créer de la vie grâce à la science signifie venir bousculer l’ordre naturel des choses et le propulser dans l’ordre du symbolique. Utilisant une métonymie forte, Werker affirme : « Je suis la microbiologie moderne, en quelque sorte » (114), puisqu’il en est l’avant-garde conceptuelle. On comprend, dès lors, que ses travaux provoquent, de même que dans l’encyclique réelle de Jean-Paul II, en 1995, qui stigmatisait la recherche scientifique ayant à voir de près ou de loin avec le vivant,3 les foudres du pape :

« Si mes prétentions démoniaques étaient vraies, écrivait l’Osservatore Romano […], les fondements du respect sacré de la vie seraient renversés ; on s’enfoncerait dans le tunnel de la folie encore plus irrévocablement qu’avec les pratiques impies de l’avortement et de l’euthanasie. […] À une autre époque, j’aurais fini irrémédiablement sur un bûcher, mais à ce moment-là aussi, des réactions plus dangereuses survinrent. Un fanatique religieux tenta de mettre le feu au laboratoire où l’éobiont ne cesse de se multiplier dans sa couveuse. Je reçois pour ma part encore des lettres de menaces.   » (154)

12Dans ce contexte, où il joue un rôle de premier plan qui lui ressemble peu, lui qui apparaît à bien des points de vue pusillanime, contexte où les valeurs sont remises en question, tout fait signe, tout fait sens. Selon Werker, pour comprendre le sens de la vie, il faut déchiffrer des lettres. Comprendre sa vie, c’est comprendre le fonctionnement de l’adn ; dans ce cas singulier, cela signifie aussi écrire à sa fille, qui n’a jamais vécu et qui pourtant a existé, pour tenter de mettre de l’ordre dans sa propre existence. Entre la Bible et la Torah, entre le Golem et la microbiologie, entre Dieu et Lilith, entre l’hébreu et le néerlandais, Victor Werker tente de trouver, par la vertu des lettres et des mots, ce qui l’anime vraiment, dans un monde où tout lui apparaît comme un écheveau inextricablement mêlé. En cela, on pourrait dire que Werker, par sa position particulière de chercheur scientifique qui s’intéresse aujourd’hui au vivant, cristallise un phénomène propre aux sociétés occidentales contemporaines. Comme l’écrivait, dans un ouvrage récent, Margaret Sommerville :

« Depuis quelque temps, la quête de l’éthique semble omniprésente. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les journaux pour constater le recours fréquent au discours éthique pour la plupart des sujets qui ont trait à notre vie individuelle et collective. [...] On peut concevoir cette quête généralisée de l’éthique comme une révolution de la conscience en ce début de millénaire, qui se traduit par le besoin de poser la question : est-ce bon ? dans les contextes les plus variés. [...]  Pourquoi assistons-nous à une telle explosion de la quête de l’éthique ? Les sociétés postmodernes se caractérisent par leur pluralisme, leur multiculturalisme et leur laïcité. Ces mêmes traits dénotent l’absence d’un récit collectif synthétisant l’ensemble des valeurs fondamentales, des principes, des comportements, des croyances, des mythes et des engagements auxquels nous adhérons afin de fonctionner en tant que société, et qui nous servent de repères pour donner un sens  à notre vie. »4

La double hélice

13Au milieu de ces bouleversements socioculturels, la double hélice – à double titre : découverte scientifique et titre éponyme de l’ouvrage de Watson – apparaît à Werker comme le seul réel point d’ancrage, fondement des valeurs, fondement d’une éthique. La double hélice devient pour Werker le fondement de ce récit collectif, là où tout commence.

14Ironiquement, d’un point de vue génétique, la conception de Victor Werker est elle-même étonnante, puisqu’il est issu d’un père militaire dans la plus pure tradition, conçu sous la bataille de Verdun et entré dans un mouvement de résistants monarchistes pendant l’Occupation, et d’une mère peintre et sculpteur anarchiste, fille d’un encadreur trotskiste. Dans ces conditions, on ne s’étonne pas d’apprendre que Victor « a été conçu un samedi soir orageux de la fin de novembre 1951 » (74), à la manière du monstre de Frankenstein, autre aberration. Comment pourrait-il en être autrement ? Des années plus tard, sa mère lui dira :

« La plus grande erreur de ma vie, c’est d’avoir épousé ton père ; la plus grande erreur que j’aie commise après, c’est d’avoir divorcé. »

15Cette liaison étonnante n’est pas sans rappeler celle que formaient les propres parents de Mulisch (lui-même né en 1927), tôt séparés, on le comprendra aisément, dont la mère juive faisait de la résistance pendant que son père occupait un poste important aux Pays-Bas dans une banque allemande qui récoltait les biens confisqués aux juifs pendant l’occupation. De la même manière que Werker s’écrie « Je suis la microbiologie moderne ! », Mulisch a déjà affirmé en entrevue : « Je suis la Deuxième Guerre mondiale ». Comme si ce n’était pas suffisant, sa mère a eu la vie sauve grâce à son père qui a demandé aux nazis avec lesquels il se trouvait en si bons termes, de l’épargner. On ne s’étonnera pas dès lors que l’oeuvre de Mulisch soit pleine de paradoxes et qu’il soit devenu écrivain…

16Si la naissance biologique de Werker remonte à 1952, sa « véritable » naissance, selon ses mots, doit être reportée à l’année suivante.

« Ma vie s’est déroulée presque parallèlement à l’évolution de mon propre domaine de recherches – du moins, si je la fais commencer au moment où j’ai appris à prononcer mes premiers mots. Cela peut sans doute aussi se justifier d’un point de vue philosophique : la vie commence par la parole, sachant que c’est ce qui distingue l’homme de l’animal. Je suis né en 1952, mais ma naissance philosophique a par conséquent eu lieu en 1953 : année cruciale pour la microbiologie. Cette année-là, Watson et Crick élaborèrent leur modèle de la molécule d’adn, la fameuse double hélice. » (113)

17Il écrit ces mots de Berkeley, où il dit croiser parfois Watson lui-même, insistant ainsi sur la dimension réaliste du roman, s’appuyant sur le hors-texte et rendant d’autant plus vraisemblable son invention (au cours du même passage, il avoue avoir acheté une Cadillac  blanche à… Chomsky).

18Ainsi, Werker fait-il coïncider sa vie avec le développement de l’acide désoxyribonucléique, qu’il nomme d’ailleurs « essence de toute vie ». On peut entendre derrière cette formule, « l’essence de ma vie ». D’ailleurs, la narration de la découverte de l’éobiont n’est pas sans rappeler, sur le plan institutionnel, une version lamentable de la découverte de la molécule d’adn. En effet, Werker, comme Watson, est le narrateur de son histoire. L’un et l’autre ont travaillé en collaboration avec un autre individu de près de dix ans leur aîné, au caractère plutôt imprévisible (Brock dans la fiction, Crick dans la réalité). Quand on sait l’importance qu’ont les lettres dans le roman de Mulisch, on peut difficilement tenir pour un hasard le fait que les deux narrateurs ont un patronyme de deux syllabes et six lettres commençant  par la lettre w, alors que leur deux comparses ont des patronymes d’une seule syllabe et de cinq lettres se terminant par la lettre k. Mais si les rapports entre Watson et Crick semblent avoir été cordiaux (malgré les manières souvent peu orthodoxes de Crick), ceux entre Werker et Brock ont entraîné à une rupture radicale, au point où, en mourant, Werker se demande si les hommes qui sont en train de le tuer n’ont pas été payés par son ancien assistant. On le voit, l’histoire de l’adn semble baliser toute la vie du chercheur.

19Cependant, insistons sur le fait que c’est bien à un double titre que Werker admire Watson. Car si la littérature l’a toujours intéressé au point où il a pu vouloir devenir écrivain, c’est d’abord l’écriture qui provoque chez lui une grande fascination depuis son plus jeune âge. L’écriture ou, selon ses propres mots, « plus précisément le déchiffrage. » Werker est d’abord sémiologue. Au moment où il songeait à la possibilité de devenir égyptologue, il a eu une véritable révélation :

« En 1968, alors que la révolution à Amsterdam et à Paris avait atteint son apogée, j’avais seize ans, le livre tout juste paru de James Watson me tomba entre les mains : La double hélice, compte rendu de la découverte grandiose qu’il avait faite avec Crick. Ce fut soudain tout ce à quoi j’aspirais. En parlant de déchiffrage ! Pas question ici d’obscurs palimpsestes issus de l’Antiquité [...] Jamais je n’avais lu un livre aussi passionnant ; je n’en compris pas plus de la moitié, mais ce fut suffisant. Ce travail de recherches supérieur, les fausses pistes, les surprises, les tension, l’euphorie – le tout dans une atmosphère d’amitié mais aussi d’intrigues. »(120)

20 La coïncidence  énoncée dans le texte entre les événements politiques de 1968 et la parution du livre de Watson n’est pas un hasard : pour le jeune Werker, la vraie révolution se trouve là, dans ces mots à déchiffrer, qui lui semblent beaucoup plus complexes et explosifs que ce qui se passe sur le plan politique dans le monde réel, hors du laboratoire.

21On voit ici comment des éléments d’ordre biographique viennent se superposer à la science et comment le verbe « déchiffrer » contient à la fois la littérature et la biologie moléculaire.  Werker va d’ailleurs renchérir plus loin :

« Watson n’est pas seulement l’homme de la double hélice, pour laquelle il a obtenu le prix Nobel, mais aussi celui du livre exceptionnel qu’il a écrit sur cette découverte. Non qu’il eût mérité pour cela le prix Nobel de littérature » (120),

22bien qu’il ajoute « quoique... »  Le mot est exagéré, mais indique le poids symbolique de ce livre pour Werker. N’oublions pas que c’est la passion pour ce livre qui l’a amené vers les sciences, et non l’inverse (il dit bien lui-même qu’au départ, il n’en a pas compris plus de la moitié). Cette influence est telle que lui-même voudra écrire un livre pour raconter, le plus clairement possible, la découverte de son éobiont après avoir reçu à ce propos une offre de Cambridge University Press, en s’inspirant du livre de Watson. Et il l’envisage comme une narration adressée à sa fille. Mais la complexité de la chose ne lui échappe pas :

« Franchement, je continue à me demander comment expliquer une entreprise aussi technique en la dépouillant de sa technicité. » (149)

23Vieux problème de la vulgarisation scientifique, peut-être insoluble. Mais dans la mesure où, à la manière des « obscurs palimpsestes » égyptiens, Werker peut être perçu comme un palimpseste de Watson, considérons maintenant le livre de ce dernier et sa manière de présenter son expérience. En l’occurrence, non pas en dépouillant l’entreprise technique de sa technicité, mais en racontant cette entreprise, en la contextualisant, en parvenant à en montrer les enjeux.

Parler boulons

24Comme Werker le lecteur fictif âgé de seize ans, le lecteur de quarante-quatre ans que j’étais au moment de la lecture du livre de Watson n’a pas tout compris, loin de là. Est-ce l’influence de la fiction de Mulisch ? Il reste que je n’ai pas lâché le livre de Watson avant la fin. Et pourtant… Soit le passage suivant, situé dans le dernier quart de La double hélice, alors que Watson et Crick sont sur le point de trouver la solution et doivent se dépêcher, de peur que quelqu’un — Linus Pauling, probablement – ne trouve avant eux la structure de la molécule d’adn:

« Mais Jerry ne me donna pas d’argument irréfutable en faveur des formes céto. Il admit qu’une seule structure cristalline donnerait la solution du problème. C’était la dicétopipérazine dont la configuration  tridimensionnelle avait été soigneusement décrite dans le laboratoire de Pauling quelques années plus tôt. Là, sans nul doute, on trouvait la forme cétonique et non la forme énolique. De plus, il était persuadé que les arguments de la mécanique quantique montrant pourquoi la dicétopipérazine avait la forme ceto tiendraient aussi pour la guanine et la thymine. On me conseillait fermement de ne plus perdre de temps. » (184-185)

25Diantre : je me sentais bien peu de chose. On devinera que cet extrait n’est pas le seul dans le livre à utiliser un vocabulaire aussi abscons pour le profane. Il y a même des formules. Or, comme le dit Werker dans La procédure, « tout éditeur sait qu’une seule formule dans un livre suffit à faire fuir la moitié des lecteurs potentiels, que deux en chassent un quart de plus, que trois encore un huitième. » (142) Comment le livre de Watson, qui n’est pas un roman, contrairement à celui de Mullisch, mais parle de sujets analogues, a-t-il pu emporter mon adhésion ? Et la question se pose d’autant plus en considèrant le succès de l’ouvrage de Watson, preuve que nombreux sont les lecteurs sans connaissance particulière en chimie et en biologie qui, comme moi, l’ont apprécié.

26On peut sans doute en trouver la source dans l’avant-propos de Watson :

« Chose à mon avis importante, on ignore généralement comment se fait la science, ce qui ne veut pas dire que toute science se fasse de la façon ci-dessous décrite, car les styles de recherche scientifique sont aussi variés que les personnalités humaines. Mais [...] je ne pense pas que la manière dont fut effectuée cette découverte constitue une vilaine exception dans un monde scientifique compliqué par les pressions contradictoires de l’ambition et du fair-play. » (20)

27On pourrait dire que ces mots imprègnent l’organisation de tout le livre et en résument les axes essentiels : sont en jeu des tensions dues à l’importance de la découverte, aux hasards et aux coups de théâtre liés aux personnalités des individus, au climat social — ce qui signifie l’après-guerre en Angleterre et un chauffage souvent désuet, la place assez méprisante accordée aux femmes qui travaillaient dans les laboratoires, les rivalités entre laboratoires américains et britanniques, etc. Tout cela joue un rôle dans la découverte de la double hélice.

28La narration se ressent de cette volonté d’imbriquer les éléments et d’en montrer la dimension systémique. Que ce serait-il passé si le très posé Sir Lawrence Bragg en avait eu assez des éclats et des excès de Francis Crick ? Si Pauling n’avait pas fait, à la fin de l’automne 1952, une erreur d’amateur (« Si un étudiant avait commis la même erreur, on l’aurait jugé indigne de l’enseignement dispensé au laboratoire de chimie du Cal Tech », 171) ? Il aurait fallu peu de choses pour que ce livre n’ait jamais de raison d’être publié.

29John Saul, dans son livre Le compagnon du doute,a une entrée au mot « dialecte », qui est une charge contre la langue des spécialistes. Il y écrit notamment

« l’obscurité délibérée  ne favorise guère le débat public. »

30 Et un peu plus loin :

« [Les spécialistes] se défendent en affirmant que l’explosion du savoir a trop compliqué les zones de spécialisation pour que le langage public y fasse référence. Mais aucun d’entre nous ne tient à savoir où il faut placer les boulons dans un réacteur nucléaire. Et nous n’avons pas besoin de le savoir. »5 (119)

31En effet, là n’est sans doute pas la question. Mais Watson parle boulons (ou plutôt molécules et protéines), tout en laissant clairement entendre que cela ne suffit pas. Watson n’explique pas tout, ne se donne pas la peine de prendre systématiquement son lecteur par la main et, paradoxalement, on pourrait avancer que c’est juste en cela que ce livre se lit « comme un roman ». Il n’y a pas ici de volonté didactique, mais plutôt le désir de recréer un univers, un univers scientifique, sans fard, dans un contexte socioculturel précis, exactement comme le fait le romancier Mullisch. Quand Watson écrit :

« J’appréciais les discours de Francis [Crick] bien qu’il leur manquât le sens de la litote, indispensable, comme chacun sait, pour se conduire convenablement à Cambridge » (193),

32on comprend bien en revanche que lui, possède bien le sens de la litote, autant que celui de l’ironie.

Une obscurité stimulante

33Ainsi, les réflexions plus techniques s’inscrivent-elles dans ce schéma plus général. En lisant des passages où l’auteur se penche, par exemple, sur la théorie cristallographique, je repensais à une scène que j’aime beaucoup d’un roman de l’Italien Daniele del Giudice intitulé Atlas occidental. Il conte la rencontre et le développement de l’amitié entre un vieil écrivain, Epstein, et un jeune physicien travaillant au cern à Genève et qui se nomme Brahé. Tous deux pilotes amateurs, ils se retrouvent à un certain moment en vol, et Epstein demande à Brahé de lui expliquer son travail. Ce dernier cherche désespérément des analogies rendant les explications claires, multiplie les «comme», cherche la comparaison idoine. Mais Epstein l’arrête :

 «Ce dont vous parlez ne ressemble à rien, vous le savez très bien. Je veux, moi, que l’on sente cette différence. […] N’ayez pas peur de me désorienter, puisque ce dont vous me parlez est tout à fait en dehors de mes orientations. »

34 Alors Brahé reprend, étonné de se sentir si à l’aise, faisant

« Surgir d’un sous-monde des dimensions, des concepts, des mouvements, des éclats et des directions qui naissaient d’une parfaite construction mathématique, élastique et stupéfaite, et n’étaient valables que là ; mais le fait déjà de parler de haut et de bas, d’intérieur et d’extérieur, était absolument impropre, et de temps en temps, il se corrigeait. »6

35Brahé regarde Epstein et voit que celui-ci comprend, malgré tout. Epstein est un homme pour qui les mots ont une valeur en soi. Ce qu’il entend par la voix du physicien est un langage poétique au sens fort, un langage autre, une altérité radicale, qui déplace et ébranle l’identité du sujet, dans la mesure où il se voit conduit ailleurs.

36On ne dira jamais assez à quel point l’obscurité d’un langage  peut être stimulante, s’il ne se limite pas, tautologiquement, à être obscur pour être obscur. Chez Watson, évidemment, cette obscurité n’est pas gratuite et s’inscrit dans un contexte qui aide à faire partager un savoir. Ce contexte est relatif au fonctionnement du champ scientifique : la manière dont la science se pense, se parle, la manière dont fonctionne l’institution. Et dans ce champ, pour le lecteur sans formation adéquate comme moi, il y a nécessairement des terra incognita. Mais celles-ci n’empêchent pas pour autant de saisir la forme générale de la carte.

37Pour utiliser une comparaison un peu banale, il y a des légions d’individus qui écoutent quotidiennement de la musique, mais peu d’entre eux sont des musiciens professionnels jouant chaque jour d’un instrument. On peut être mélomane sans même être capable de lire une portée. Évidemment, l’acuité de notre écoute, nos capacités critiques vont en être affectées. Cela ne fait pas pour autant du mélomane en question un sourd, incapable de discernement.

38De manière similaire, on pourrait avancer que le problème ne tient pas à ce que le commun des mortels ne connaisse rien aux dernières hypothèses concernant  la théorie des supercordes (là aussi, seuls,finalement, ceux qui jouent de leur instrument tous les jours peuvent vraiment bien en parler). Le problème apparaît plutôt quand on constate qu’un individu ignore de quoi est composé un atome et si la Terre tourne autour du Soleil ou si l’inverse. On sait à quel point les charlatans en tous genres profitent de l’ignorance pour se faire de la publicité et s’enrichir. Le récent succès médiatique recueilli par un pseudo-clonage effectué chez une secte douée pour la publicité en a fait la lamentable, mais néanmoins spectaculaire, démonstration.

39Werker tend à dévaloriser son travail de scientifique par rapport à celui d’un écrivain :

« Si Watson et Crick n’avaient pas dévoilé la structure de l’adn, un autre l’aurait fait deux ou trois ans plus tard – probablement Pauling […] Il en va de même pour mon éobiont ; mais si Kafka n’avait pas écrit Le Procès, ce roman n’aurait pas été écrit jusqu’à la fin des temps. Bref, restons humbles. » (142)

40Le chimiste parle ici à travers la plume d’un écrivain et l’on pourrait certainement discuter cette affirmation. Cependant, si l’on peut poser l’hypothèse que la littérature s’avère une forme de savoir, c'est en raison de la dimension critique qu'elle affiche par rapport à l'ensemble du discours social, sciences expérimentales incluses. La fiction qui met en scène le chercheur et son langage s’intéresse souvent, dans les meilleurs cas, au processus par lequel s’invente la pensée et au contexte dans lequel elle se produit. La fiction permet ainsi d’intégrer les sciences dans la culture. En démythifiant le scientifique, elle peut aussi en donner une image plus juste.

41L’originalité du roman de Mulisch sur ce plan tient à ce qu’il évoque l’œuvre et la vie d’un vrai scientifique, dont le narrateur s’inspire manifestement en l’évoquant comme influence première. En lisant le livre de Watson, ce à quoi nous poussent les propos de Werker, on ne peut s’empêcher de faire retour sur le roman de Mulisch, publié en 1998, et de songer au chemin parcouru depuis 1953 et aux nouvelles questions éthiques développées depuis. Ainsi, dans son dialogue imaginaire avec sa fille, Werker raconte (et fantasme) :

« Tu comprends maintenant qu’en découpant et en collant ces lettres, nous sommes capables des choses les plus folles. Bientôt, nous pourrons faire en sorte, par exemple, qu’une personne ait un odorat aussi développé qu’un chien de chasse [...]. Ou qu’un enfant, au lieu d’avoir des pavillons à ses oreilles, porte deux ailes de poulet sur la tête. Si nous le souhaitons, nous pouvons bel et bien fabriquer une galerie de créatures fabuleuses, autrefois uniquement produites par notre imagination : chimères, basilics, licornes, dragons, griffons, centaures, sphinx, tout ce que l’humanité a un jour rêvé. » (148)

42Et il fait dire à sa fille : « Ou une souris aux oreilles d’homme sur le dos ! », ce à quoi il répond : « Je t’en ferai une demain. » (148) En quelques lignes, sur le mode fantasmatique (et fantastique) Werker évoque une foule de craintes (hyperbolisées, en quelque sorte) engendrées par les travaux issus de la découverte de la double hélice. Ce qui ne peut que donner envie de retourner au livre de Watson pour y voir plus clairement.

43*

44En entrelaçant science et mythe,  imaginaire  et recherche en laboratoire, chiffre et lettre, Mulisch insiste sur un fait connu : la science n’explique pas toujours le mystère,  souvent elle y renvoie ; la découverte conduit souvent à un nouveau niveau de complexité ; et que cette complexité peut aussi apporter un peu plus de lucidité.

45En ce sens, à sa manière,  l’écrivain Harry Mulisch, peut-être un jour prix Nobel de littérature, poursuit dans son roman la quête et l’enquête de James Watson, prix Nobel de médecine. On ne saurait mieux dire à quel point science et littérature ont beaucoup à se dire.

Notes de bas de page numériques

1 1. Harry Mulisch, La procédure, Paris, Gallimard, 2001, 287 p. Les citations dans le texte, suivies du folio, sont tirées de cette édition.

2 . Les citations dans le texte sont tirées d’une récente édition française : James D. Watson, La double hélice, Paris, Robert Laffont, 2003 [1968], 214 p. Traduction par Henriette Joël.

3 . Voir à ce propos Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, Paris, Synthélabo, « Les empêcheurs de penser en rond », 1996, p. 9.

4 . Margaret Sommerville, Le canari éthique. Science, société et esprit humain, Montréal, Liber, 2003, p. 17.

5 . John Saul, Le compagnon du doute, Paris, Payot, 1994, 118-119.

6 . Daniele Del Giudice, Atlas occidental, Paris, Seuil, 1987, pp. 129-130.

Pour citer cet article

Jean-François Chassay, « Élémentaire mon cher (James D.) Watson », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Élémentaire mon cher (James D.) Watson, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3567.


Auteurs

Jean-François Chassay

Professeur au département d’Études littéraires de l’université du Québec à Montréal, il s’intéresse depuis longtemps à l’utilisation des discours scientifiques dans la fiction. Il a publié de nombreux livres et articles sur le sujet dont, dernièrement, Imaginer la science (Liber, Montréal, 2003). Il est également romancier.