Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Laurent Lepaludier  : 

Échapper au temps ?

Science, technologie et éthique dans « Memories of the Space Age » » de J.-G. Ballard
p. 215-225

Plan

Texte intégral

1À propos des origines de la science-fiction, Jean Gattégno explique :

« Chronologiquement, Jules Verne a fondé l’anticipation scientifique ; en fait, c’est plutôt de Wells que procède toute la science-fiction actuelle. L’un et l’autre , en tout cas, presque contemporains, réellement imprégnés de pensée scientifique (connaissance et mode de raisonnement), romanciers en même temps que prophètes, ont su réaliser un équilibre entre l’illusion fabulative et la vraisemblance scientifique. »1

2C’est donc sur la plausibilité scientifique que repose la science-fiction, c’est-à-dire la forte probabilité des faits racontés étant donné l’évolution attendue ou possible de la science. Le « merveilleux scientifique » de Rosny ou la « scientific romance » de Wells combinent en effet l’imaginaire et le plausible scientifique à venir. « La science-fiction, écrit plus loin Jean Gattégno, ne se comprend que dans la dimension temporelle »2 , pas simplement d’ailleurs par la technique de l’anticipation, mais par la conquête du temps. Temps accéléré, immobilisé, revisité, c’est en fait le continuum espace-temps tel que nous le pensons habituellement qui est mis en question. Dans « Memories of the Space Age », nouvelle publiée en 1982 dans la collection Firebird 3, J.-G. Ballard, célèbre auteur britannique de science-fiction, imagine les conséquences d’un ralentissement du temps en Floride, après l’ère de la conquête spatiale. On en voit les effets dans une intrigue qui regroupe à Cap Kennedy le docteur Mallory, ancien médecin de la nasa, son épouse Anne, Hinton, ancien physicien-astronaute, et Nightingale, fille de l’astronaute Alan Shepley, que Hinton, à la recherche de l’au-delà du temps, a poussé dans l’espace. Finalement, Hinton et Anne se jetteront ensemble dans la lumière, du haut d’une plateforme de lancement, et Mallory s’avancera vers la cage d’un tigre pour s’allonger auprès de lui dans un monde au-delà du temps. Le titre même de la nouvelle de J.-G. Ballard, « Memories of the Space Age », place l’intrigue dans le domaine de l’anticipation, puisqu’il la situe dans un âge postérieur à la conquête spatiale. Mais, bien davantage, la nouvelle joue sur des paradoxes temporels. La conception du temps véhiculée interroge les rapports entre subjectivité et objectivité temporelles. Quelle est la part de l’imaginaire et celle de la scientificité dans cette conception du temps ? À quoi rêve Ballard et quelles conceptions du temps son écriture traduit-elle ? En réponse à ce questionnement, on se penchera d’abord sur les formes données au temps dans ce laboratoire qu’est la science fiction. On s’attachera ensuite à l’analyse de la quête des personnages et du récit. Enfin, parce que le texte construit un savoir composite sur le temps, on tentera d’en dégager les aspects essentiels et les articulations.

Les formes du temps

3L’expression peut étonner, car le temps, stricto sensu, n’a pas de forme. On pourra cependant objecter que l’homme a cherché à donner des formes spatiales au temps : horloges, repères, schémas, etc. La fiction ne fait pas exception. On se souvient de la série d’ouvrages de Georges Poulet, Études sur le temps humain,3 qui abordent cette question. Si la fiction ne peut se passer des représentations temporelles, la science-fiction encore moins, car la question de la temporalité, on l’a vu, se situe au cœur même de ce genre littéraire. Elle fait œuvre de laboratoire, puisqu’elle est le lieu où tout — du moins tout ce que la science pourrait probablement expliquer ou réaliser à l’avenir — est possible. Dans la Floride d’après la conquête spatiale, le temps se meurt. Le phénomène ne se produit qu’au-dessous du 31e parallèle et se limite pour l’heure à la Floride — que presque tous ses habitants ont abandonnée — et au personnel qui a participé à la conquête de l’espace à Cap Kennedy. Le ralentissement du temps a attaqué le mécanisme des montres et des horloges. Il s’est propagé, donnant lieu à une véritable panique des habitants : ces montres et horloges abandonnées emplissent les magasins désertés.

4Si le temps est  mouvement — Aristote ne disait-il pas que le temps est le nombre du mouvement ? —, le ralentissement du temps s’observe dans celui du mouvement. Ainsi fallu a-t-il des mois à Anne et Mallory pour se rendre en voiture de Vancouver à Cap Kennedy. La sensation liée au temps ralenti lors du voyage le long de la côte de Floride est celle du gluant. L’instant s’étire maintenant en minutes, tandis que Mallory regarde tomber une feuille de fougère :

« A single moment was a small instalment of forever [une brève livraison d’éternité] — he plucked a fern leaf and watched it for minutes as it fell slowly to the ground, deferring to gravity in the most elegant way. » (242)4

5Dans cet espace où le temps se ralentit, un guépard s’élance vers Mallory, qui sait qu’il ne l’atteindra jamais :

« (…) It was twenty feet away and Mallory knew it would ever reach him. »(243)

6Mallory attend l’arrêt complet du temps. Déjà les vagues n’avancent plus vers la plage, et poissons et dauphins se trouvent suspendus dans le ciel. La fontaine se fige pour former un parasol de verre. Seul le guépard — on sait qu’il est le plus rapide des animaux — est encore capable de dépasser le temps :

« Only the cheetah was moving, still able to outrun time. It was now ten feet from him (…) Without time it could never reach him.» (243)

7Ballard traduit aussi l’écoulement irrégulier, saccadé, erratique, du temps, ses arrêts et ses reprises, à l’aide de la métaphore d’un projecteur de cinéma défectueux, objet technologique illustrant cette vision du temps qui ne passe plus très bien :

« Time, like a film reel running through a faulty projector, was moving at an erratic pace, at moments backing up and almost coming to a halt, then speeding on again. One day it would stop, freeze for ever on one frame. »(235)

8L’arrêt du temps prendra donc les formes du figé. Image fixe de la pellicule, scène de personnages de cire dans un musée, ou tableau de peinture semblable à ceux d’Edward Hopper, par exemple :

« Nothing moved. For a moment Mallory felt they were waxworks in a museum tableau, or in a painting by Edward Hopper of a tired couple in a provincial hotel.» (238).

9 Référence est aussi faite au Douanier Rousseau (le tableau Les Joyeux Farceurs) et à Max Ernst (« These motionless trees were as insane as anything in the vision of Max Ernst » 240). Ce sont,  à la fin du récit, des séries de tableaux vivants qui se présentent à Mallory, comme des scènes qui se figent sous ses yeux :

« (…) The light-filled world had transformed itself into a series if tableaux from a pageant that celebrated the founding days of Creation. In the finale every element in the universe, however humble, would take its place on the stage in front of him.» (261)

10La stase est donc l’aboutissement du ralentissement temporel. La mémoire n’échappe pas à ce phénomène : elle est parfois atteinte dans ses capacités à dominer l’écoulement du temps. Elle s’évapore progressivement, comme le temps. Le corps s’allège aussi : Anne et Mallory ont perdu quinze kilos en deux mois, comme si leurs corps procédaient à une renaissance en préparation du monde atemporel en devenir.5

11S’agit-il de perceptions individuelles, limitées à certains individus, ou de véritables phénomènes physiques ? La perturbation des catégories temporelles est-elle illusion psychique ou réalité ? La question est d’importance : en effet, s’il s’agit d’impressions subjectives, il n’y a plus ici de science-fiction véritable, mais de simple récit de malaise. Le point de vue du récit conditionne la réponse à ces questions. Il s’agit, essentiellement (8 parties sur 9), d’un récit à la troisième personne, au ton objectif. Parfois cependant, la focalisation interne traduit la perspective du docteur Mallory. Mais le récit décrit habituellement les phénomènes comme avérés : la Floride a bien été désertée ; le temps ne s’écoule plus comme avant. Cela ne fait guère de doute pour le lecteur, d’autant que le personnage de Mallory est un médecin de la nasa et Hinton, un physicien astronaute, deux professions de haut niveau, qui renforcent la scientificité des phénomènes observés. Il semble que les perturbations atteignant les personnages, la fissure psychique spatio-temporelle, proviennent de phénomènes objectifs du monde :

« Time was different here, as it had been at Alamagordo and Eniwetok, a psychic fissure had riven both time and space, then run deep into the minds of the people who worked here. »

12Mais la perturbation ne s’arrête pas là : elle s’étend aussi depuis le crâne de Mallory jusque dans l’eau :

« Through that new suture in his skull time leaked into the slack water below the car. » (240)

13 Nightingale, la fille d’Alan Shepley, certifie, elle aussi, le ralentissement du temps et sa fin prochaine :

« Take your wife and leave – any moment now all the clocks are going to stop. »(245)

14De plus, l’explication donnée sur l’origine du phénomène ne porte pas de signe évident de focalisation interne et semble ainsi digne de foi : c’est le meurtre de l’astronaute Shepley, vu en direct par les téléspectateurs, qui a perturbé les repères de l’humain, a généré la prise de conscience d’une sorte de crime contre l’humanité, d’un saut impardonnable dans son évolution, dont l’une des conséquences a été la perte du sens du temps :

« The murder of the astronaut and the public unease that followed had marked the end of the space age, an awareness that man had committed an evolutionary crime by travelling into space, that he was tampering with the elements of his own consciousness. The fracture of that fragile continuum erected by the human psyche through millions of years had soon showed itself, in the confused sense of time displayed by the astronauts and nasa personnel, and then by the inhabitants of the towns near the centre. Cape Kennedy and the whole of Florida itself became a poisoned land to be for ever avoided like the nuclear testing grounds of Nevada and Utah. » (248)

15Tout ceci témoignerait du caractère objectif de la perturbation temporelle. Pourtant, elle n’est pas sans variation d’un personnage à l’autre. Ils souffrent en effet d’attaques, à des fréquences et des intensités différentes. Mallory et Anne manquent de temps, littéralement (« running out of time »), mais c’est à celle-ci que le temps manque le plus. Et dans l’enregistrement du 17 août, Mallory mentionne chez elle de longues périodes où elle se trouve dans un monde presque stationnaire, une série à peine changeante de tableaux de théâtre quasi statiques, et que, pour elle, le temps s’est pratiquement arrêté.6 Nightingale souffre beaucoup moins souvent de ces attaques. Quant à Mallory, il se rend bien compte qu’il entre dans le temps du rêve, mais s’agit-il d’illusion onirique ou de réalité ? La sensation de voir le guépard s’élancer vers lui au ralenti est-elle pure illusion ? Le bond s’achève sans qu’on le sache et la troisième partie du récit laisse le guépard pour ainsi dire en plein vol. On apprend plus tard qu’il y a eu collision entre le guépard et Mallory et que Nightingale éloigne, en le tirant, l’exubérant animal. La fin — si souvent éclairante dans les nouvelles — ne nous dit pas si Hinton et Anne, qui s’élancent dans la lumière, s’écrasent ou pas en bas de la rampe de lancement. Elle ne nous dit pas non plus si Mallory atteint son monde atemporel, alors qu’il s’allonge dans la cage du tigre, ou s’il se fait dévorer. Avec cette hésitation entre explication rationnelle et illusion subjective, on touche au fantastique. Ce que suggère la nouvelle, c’est que le clivage entre objectivité et subjectivité n’est peut-être pas aussi net qu’on le pense souvent. Le temps intérieur, existentiel, affectif (celui de la durée vécue personnellement) et le temps cosmique, opératoire (celui du monde), ne sont pas diamétralement opposés. On peut imaginer que le temps cosmique n’est pas homogène et que la relation à ce temps n’est pas asymétrique et transitive. Ce que la nouvelle imagine, c’est au fond, en raison d’un seuil franchi, une extension des propriétés du temps humain (celui de la durée bergsonienne et celui des phénoménologues comme Husserl), du temps subjectif de la pensée et même du rêve, au temps du monde, qui perd sa valeur, considérée jusque-là comme absolue. Une quelconque prétention scientifique de Ballard n’est pas véritablement l’enjeu de la nouvelle, qui interroge plutôt le désir humain, en lui donnant comme assise la plausibilité scientifique. Ce désir prend deux directions, correspondant à la double quête des personnages de Hinton et de Mallory.

Échapper au temps : la double quête

16L’époque de la conquête de l’espace étant alors révolue, c’est à la conquête du temps que s’attachent le physicien et le médecin. C’était d’ailleurs l’objectif du dernier programme spatial :

« We had to get out of time – that’s what the space programme was all about… » (251)

17Hinton, l’astronaute physicien, cherche à atteindre l’au-delà du temps par le vol. Le vol et le temps, déclare-t-il, sont liés. Non pas le vol à bord de fusée ou de navette ultra-rapide, mais le vol qui s’inspire de celui des oiseaux. L’apprentissage se fera à rebours du progrès technologique, au moyen d’avions de plus en plus anciens, pour tenter finalement de voler sans ailes.7 Mallory voit Hinton voler sur un Fokker (241) et sur un Wright. (249) Il découvre ensuite toute une collection d’avions et de planeurs rassemblés par Hinton à Cap Kennedy :

« Lines of antique aircraft were drawn up on the runway before the crawler – a Lilienthal glider lying on its side like an ornate fan window, a Mignet Flying Flea, the Fokker, Spad and Sopwith Camel, and a Wright Flyer that went back to the earliest days of aviation. » (250)

18Hinton le dira lui-même : le Lilienthal, le Wright, le Curtiss, le Blériot et le vieux Mignet sont là pour cette quête des débuts, bien avant que l’aviation ne mène l’homme sur la mauvaise piste. Quand le temps s’arrêtera, il s’envolera, dit-il, vers le soleil.8 C’est pourquoi, il encourage Mallory à sauter de la rampe de lancement. Pour la même raison, il a poussé Shepley dans l’espace, ce qu’il fera finalement en compagnie d’Anne. Le but de sa quête est de détruire le temps et, en se libérant de l’objet technologique, de parvenir à une forme pure de vol absolu, affranchi du temps.9 Il vole donc sur des avions de plus en plus anciens, mal conçus de préférence. Il abandonne ceux de la première guerre mondiale pour un Santos-Dumont qui ressemble à un cerf-volant, puis pour un autogire. Cependant la fin ouverte ne révèle pas, au lecteur si cette quête permet effectivement de franchir une étape dans l’évolution de l’homme. Pour s’en faire une idée, il aura tendance à se fier à Mallory plutôt qu’à Hinton, car le système de caractérisation oppose la folie apparente du physicien, son agressivité, son fanatisme, à un Mallory plus humain, soucieux des autres, et dont les pensées et sentiments se révèlent soit par la focalisation dans la partie du récit à la troisième personne, soit par la voix, dans la section de récit à la première personne, techniques rendant ce personnage plus proche et plus acceptable.

19Mallory l’avoue : ce n’est pas Hinton qui a enclenché le processus de destruction du temps, c’est lui, en tant que médecin de la nasa et partie prenante du projet. Mallory est un chercheur de pointe, contesté par ses collègues, mais peut-être génial. Pour lui, le temps se détériore et contamine les êtres humains en créant chez eux des dysfonctionnements du sens de la temporalité. Il pense néanmoins que s’il y a une échappatoire, c’est à Cap Kennedy qu’elle se trouve. Il rêve d’un monde nouveau, atemporel. Il a l’impression que ce monde est à sa portée : l’épisode du guépard porterait à le croire. Mais après avoir évité de sauter le pas, son idée est finalement de tuer Hinton, ce qui reproduirait ironiquement le geste de celui-ci. Mallory désire une suspension du temps qui offrirait la perfection du rêve :

« He was moving in slow motion, his weak legs carrying him across the leafy ground with the grace of an Olympic athlete. »(243)

20Il est en quête d’éternité :

« I’d like to spend forever here. To tell you the truth, I’ve just had a small taste of what forever is going to be like. »(245)

21Il est venu, accompagné de son épouse affaiblie et désormais mourante, chercher une solution pour lui épargner la mort dont l’image est le tigre, symbole thériomorphe du Cronos dévorant :

« If there’s a solution it’s here, somewhere between Hinton’s obsessions and Shepley’s orbiting coffin, between the space centre and those bright, eerie transits that are all too visible at night. I hope I don’t go out just as it arrives, spend the rest of eternity looking at the vaporizing corpse of the man I helped to die in space. I keep thinking of that tiger. Somehow I can calm it. »(255)

22Cet extrait fait partie du texte des bandes magnétiques enregistrées par Mallory à six dates différentes, documents retraçant les événements ainsi que les pensées du médecin, et témoignant de sa volonté de marquer le flux temporel et de laisser des traces du passé. La quête de Mallory n’a rien d’absolu ni de certain. Elle n’échappe ni aux hésitations ni aux envies. Plus humaine que celle de Hinton, parce que moins parfaite et moins absolue, elle est aussi plus éthique, sans pour autant échapper aux contradictions et à l’ironie. En effet, c’est loin des certitudes que la nouvelle construit un savoir sur le temps.

Construire et déconstruire le temps

23Écrire le temps et sa fin, c’est passer de l’ère de la conquête à celle de l’enquête. Ce faisant, la nouvelle compose un savoir qui ne s’avoue pas. Ballard procède par suggestion, allusion, implicite. L’auteur fait appel, toujours indirectement — par suggestion —, à un certain nombre de mythes. Le mythique unit le futur de la science-fiction et l’in illo tempore dans un même au-delà du temps, une même intemporalité.

24La conquête spatiale et temporelle suit les traces du mythe prométhéen. Hinton, Prométhée moderne, cherche à échapper à sa condition et à franchir un seuil interdit. Le feu sacré dérobé aux dieux, c’est la maîtrise du temps. L’hybris tragique qui motive son geste, c’est la contestation de sa temporalité, le refus de son état. L’acte fondateur (le meurtre d’Alan Shepley dans l’espace), qu’il perçoit comme un acte libérateur, a inauguré la fin de l’ère spatiale  et le début d’une ère nouvelle, d’un monde nouveau, où le temps peut ralentir et finalement s’arrêter :

« (…) They couldn’t grasp that I was opening the door to a new world », dit-il (251).

25Le meurtre fondateur peut se lire dans une perspective girardienne : il est secret mythique, « chose cachée depuis la fondation du monde »10 et acte coupable. En effet, la figure de Prométhée se double de celle de Caïn, qui sacrifie son frère. Il faut noter aussi que Hinton tente d’abord de forcer ou de convaincre, ses collègues à sauter dans le vide (Shepley, Mallory), avant de s’y jeter lui-même, en compagnie d’Anne Mallory est lui aussi associé à la figure de Prométhée et de Caïn, parce qu’il a participé au projet et avoue en avoir été l’origine : il en porte donc aussi la responsabilité (« In point of fact, I started it all », dit-il, p. 236) C’est donc à tout le programme spatial — et donc à l’institution humaine — que doit être attribuée la responsabilité du changement :

« We had to get out of time – that’s what the space programme was all about… » (251)

26 L’aboutissement de la conquête est la connaissance du mal — autre thème biblique —, qui fait basculer l’homme dans sa nouvelle condition.

27Mallory — et avec lui toute l’équipe de la nasa — réactualise aussi la figure de l’apprenti sorcier, autre mythe favori de la science-fiction avec celui de Prométhée. En effet, il a joué avec les lois de la nature, pour enclencher finalement un désordre qu’il ne peut plus contrôler. Toutefois, il cherche à s’accommoder de ce nouveau désordre et n’oublie pas sa quête originelle. Il ne  tente pas de fuir la catastrophe, mais vient en chercher un bénéfice. En s’adaptant aux nouvelles données de son existence, il tente ainsi de transcender la condition humaine.

28Ballard reprend aussi implicitement le mythe d’Icare. Le vol symbolise pour Hinton la possibilité de maîtriser le temps :

« Flight and time, Mallory, they’re bound together (…) To get out of time we first need to fly. That’s why I’m here. I’m teaching myself to fly, going back through all these old planes to the beginning. I want to fly without wings… » (252)

29Hinton cherche le passage à une autre ère, non plus dans le perfectionnement technologique, mais dans le retour — mythique — aux origines (« to the beginning »). D’une certaine manière, il réactive le mythe d’Icare. Comme Icare, c’est vers la lumière (« into the light ») que Hinton et Anne s’avanceront en sautant de la plateforme. Toutefois, le désir du physicien ne le porte pas dans le sens du progrès technologique mais dans une direction archaïque puisqu’il s’agit de voler sans aile. On sait ce qui advint à Icare lorsqu’il s’approcha trop près du soleil. Le mythe d’Icare ne porte-t-il pas en lui-même l’échec du progrès  scientifique et technologique ? Qu’en serait-il d’une recherche inversée, explorée par Hinton ?  Le récit ne nous en dit pas davantage.

30Pour Mallory, l’arrêt du temps fournit la possibilité d’un retour au Jardin d’Eden, à un état paradisiaque. Sous la fontaine, qu’il voit se transformer en arbre de verre et qui déverse sur ses épaules et ses mains un fruit opalescent, Mallory incarne une figure adamique, au pied de l’arbre de la connaissance nouvelle. Le temps devient celui du rêve (« dream-time »), le temps onirique, mais aussi mythique, l’intemporalité, où tout était et sera autrement, le temps de l’Eden et le temps messianique à venir, quand le lion et l’agneau peuvent se coucher l’un près de l’autre. Face au guépard, Mallory pense, en effet :

« Without time, it could never reach him, without time, the lion could at last lie down with the lamb, the eagle with the vole. » (243-4)

31On se souvient que dans le récit yahviste de la Genèse, les animaux sont tous herbivores et ne se dévorent point entre eux.11  L’intertexte renvoie plus directement à un poème messianique du livre d’Isaïe où le prophète annonce la paix et la fraternité en ces termes:

« Le loup habite avec l’agneau,
La panthère se couche près du chevreau,
Veau et lionceau paissent ensemble sous la conduite d’un petit garçon.
La vache et l’ours lient amitié,
Leurs petits gîtent ensemble.
Le lion mange de la paille comme le bœuf (…) »12

32C’est sur ce même désir du temps mythique chez Mallory que la nouvelle s’achève, lorsqu’il marche vers la cage du tigre :

« He would unlock the door soon, embrace these flames, lie down with this beast in a world beyond time. » (261)

33Le mythique, l’archaïque, le primitif ouvriraient paradoxalement la voie de cette ère nouvelle.

34Dans l’enregistrement 26 (du 25 août), Mallory diagnostique la tentative de Hinton comme recherche du vol absolu, poétique plutôt qu’aéronautique, dit-il. La perfection que recherche Mallory se situe dans le statique. Les statues de cire, les tableaux d’Edward Hopper et ceux du Douanier Rousseau ou de Max Ernst lui font toucher la perfection de l’emblème, lorsque plus rien ne se meut et que le sens se fige pour toujours. Devant lui, fontaine, planeur, vent et guépards participent de ce monde emblématique, arrêté (« elements of an emblematic and glowing world »- 260). Dans l’emblème, le temps est instant et éternité, puisqu’il se saisit dans l’instant et que sa pure symbolique le débarrasse de toute contingence temporelle.

35Rien ne nous dit si Hinton et Anne atteignent l’absolu dans la lumière, ou la mort au pied de la rampe de lancement. Rien ne nous dit non plus si Mallory trouvera l’éternité ou la mort : la nouvelle se termine comme en suspension sur son intention (« He would unlock the door (…) » (261) La thématique du passage et du franchissement s’arrête là, comme à la porte du monde inconnu, et la nouvelle nous renvoie à l’inconnaissable : angoisse du temps qui fuit, cruauté de Cronos, qui dévore ses enfants ou paradis mythique. Revenons sur la phrase de clôture :

« He would unlock the door soon, embrace these flames, lie down with this beast in a world beyond time. »

36Les flammes dont il est question sont les rayures de la robe du tigre et pourraient bien faire allusion à l’hypotexte du célèbre poème de William Blake « The Tyger », dont voici la première strophe :

«Tyger, tyger, burning bright
In the forests of the night ;
What immortal hand or eye
Could frame thy fearful symmetry ? »13

37Symbole de mort et de mal, le tigre blakien devient, dans la nouvelle de Ballard, un symbole pour le moins ambigu, d’autant que la bête (« this beast ») évoque la Bête de l’Apocalypse,14 symbole satanique de mort et de mal opposé à l’Agneau., symbole christique.

« And I stood upon the sand of the sea and saw a beast rise up out of the sea (…) And the beast which I saw was like unto a leopard, and his feet were as the feet of a bear, and his mouth as the mouth of a lion: and the dragon gave him his power, and his seat, and great authority. »

38Le temps futur de la science-fiction de J. G. Ballard nous renvoie donc paradoxalement au passé et à l’imaginaire mythique, vieux comme le monde pour ainsi dire. Sur la question de la subjectivité et de l’objectivité temporelles, Ballard ne tranche pas : l’homme bute sur le mystère du temps. L’hypothèse scientifique, nourrie par l’imaginaire de la science-fiction s’arrête devant la porte de l’inconnu. Mort ou métamorphose, finitude ou libération, la fin renvoie aux commencements mythiques et au poétique. Dans une quête à rebours, l’aboutissement de la technologie serait son absence, celui du mouvement serait la stase, celui du cinéma la peinture, celui de la science-fiction le mythe. La science-fiction selon Ballard, c’est quand la science fait rêver… à rebours.

Notes de bas de page numériques

1 . Jean Gattégno, La Science-fiction, Paris, puf, Que sais-je ?, 1992, p. 9.

2 . Jean Gattégno, op. cit., p. 9.

3 . Voir Georges Poulet, Études sur le temps humain, I, Paris, Plon, 1952.

4 . J.-G. Ballard, « Memories of the Space Age », in Malcolm Bradbury (ed.), Modern British Short Stories, Harmondsworth, Penguin, 1988, p. 235. Les références à la nouvelle de Ballard seront indiquées entre parenthèses dans le texte.

5 . Voir p. 235.

6 . Voir p. 254.

7 . Voir p. 252.

8 . Voir p. 253.

9 . Voir p. 255.

10 . Voir René Girard, Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.

11 . « [Dieu dit :] « À toutes les bêtes sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui rampe sur la terre et qui est animé de vie, je donne pour nourriture toute la verdure des plantes » et il en fut ainsi. » Genèse, 1, 30.

12 . Isaïe, 11, 6-7.

13 . William Blake, « The Tyger », (1794), Songs of Innocence, Songs of Experience, London, Oxford University Press, 1972, plate 42.

14 .  Revelation, 13, 1-2.

Bibliographie

Ballard J.-G., « Memories of the Space Age » (1982), in Malcolm Bradbury (ed.), Modern British Short Stories, Harmondsworth, Penguin, 1988.

La Bible, Livres de la Genèse, Isaïe et l’Apocalypse.

Blake William, « The Tyger », (1794), Songs of Innocence, Songs of Experience, London, Oxford University Press, 1972, plate 42.

Gattégno Jean, La Science fiction, Paris, puf, Que sais-je ?, 1992.

Girard René, Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.

Poulet Georges, Études sur le temps humain I, Paris, Plon, 1952.

Pour citer cet article

Laurent Lepaludier, « Échapper au temps ? », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Échapper au temps ?, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3569.


Auteurs

Laurent Lepaludier

Professeur de littérature anglaise à l’université d’Angers, il est l’auteur de nombreuses publications sur des nouvellistes contemporains. Ses recherches portent sur les rapports entre savoir et fiction. Ouvrage récemment paru : L’objet dans le récit de fiction (Presses universitaires de Rennes, 2004).