Alliage | n°66 - Avril 2010 Varia 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Et pas d’histoire(s) !

p. 3

Texte intégral

1Ceux qui veillent à l’instruction de notre jeunesse ont bien raison de supprimer l’histoire des programmes des classes de terminale S. Trop nombreux sont les exemples historiques qui pourraient donner de fâcheuses idées aux futurs scientifiques.

2Il est déjà bien difficile de les persuader que la science ne produit que des connaissances pures et neutres. Ne serait-il donc pas très mal venu de leur montrer que tant de grands savants, d’Archimède à Oppenheimer en passant par Galilée, ont entretenu avec les militaires des liens étroits — et les ont chèrement payés ?

3Comment les convaincre qu’il n’est pas de salut linguistique pour la publication scientifique hors du pidgin pseudo-anglais dominant, s’ils apprennent que la révolution scientifique du xviie siècle a coïncidé avec l’abandon du latin au profit de la diversité des langues nationales, comme en témoignent Galilée, Descartes, Harvey, Leeuwenhoek, etc. ?

4Ne risque-t-on pas de les déstabiliser et de les rendre insolemment méfiants à l’égard des consensus institutionnels, comme celui qui s’est instauré concernant la cause anthropique du réchauffement climatique, si on les amène à étudier les grandes controverses du passé, par exemple, sur le système géocentrique, les canaux de Mars ou l’âge de la Terre ?

5Ne les découragerait-on pas dans leurs tâches immédiates si on les poussait à réfléchir aux tenants et aboutissants de leurs recherches en leur indiquant, par exemple, que les polémiques sur l’opportunité des vaccinations ont une histoire pluriséculaire qui aurait certainement enrichi mais évidemment compliqué les récents débats sur la grippe H1N1 ?

6Ne les inciterait-on pas à s’adonner aux fraudes et tricheries dorénavant patentes dans le travail scientifique, en leur révélant que c’est là une composante banale même si longtemps masquée, de la recherche, comme de toute activité humaine, exemples à l’appui depuis Claude Ptolémée jusqu’à la rubrique désormais régulière de Nature ?

7Le danger ne serait-il pas considérable de les voir s’engager sur des voies de recherches  personnelles et à long terme, voire à contre-courant, au mépris des incitations de l’anr et des évaluations de l’aeres si on leur contait la longue traque solitaire de la démonstration du théorème de Fermat par Andrew Miles ou les travaux si tardivement reconnus de Barbara McClintock sur les gènes sauteurs ?

8Enfin, ne seraient-ils pas détournés de leurs apprentissages spécialisés et besogneux pour aller chercher du côté de la littérature et des arts une culture générale qui ne leur est nullement demandée si on leur prouvait que la fécondité scientifique d’un Galilée a reposé crucialement sur son insertion dans la culture poétique, picturale et musicale de son temps qui a fondé et stimulé son génie créateur ?

9Non, décidément, si nous voulons que nos chercheurs deviennent enfin cette « race de nains inventifs » que prédisait Bertolt Brecht, et ne fassent pas d’histoires à leurs commanditaires, alors qu’ils ne fassent surtout pas d’Histoire !

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Et pas d’histoire(s) ! », paru dans Alliage, n°66 - Avril 2010, Et pas d’histoire(s) !, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3321.


Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien théoricien et essayiste, est professeur émérite de l’université de Nice, il dirige les collections scientifiques du Seuil et est directeur de publication d’Alliage. Il a publié récemment La vitesse de l’ombre (Seuil, 2006) et De la Matière (Seuil, 2006).