Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) |  Dossier sur la séduction 

Ovidiu Pecican  : 

Art et séduction

p. 70-74

Texte intégral

1En roumain, la séduction s’appelle aussi tentation. L’attraction, difficilement déchiffrable et pourtant — ou peut-être à cause de cela — impossible à éviter, mouvement qui marque le guet imprégné de désir et, simultanément, la volonté d’échapper à l’emprise de l’objet convoité, l’attraction donc évoque, assez précairement, un processus psychologique aussi complexe que difficile à surprendre et à déchiffrer. Toutefois, personne n’a de difficultés à l’identifier et à le désigner en tant que séduction…

2La séduction ne peut apparaître qu’entre dimensions existentielles asymétriques, inégales et inaccessibles par voie directe, dans une durée courte. La condition égalitaire paraît immunisée face à de tels rapports. Dans les exemples classiques, les jeunes filles sont séduites par les dieux nocturnes ou solaires, la lune par le soleil, les souris de Hameln par un mystérieux joueur de flûte, l’homme est surpris par le regard fixe et la danse du cobra, l’homme par la femme énigmatique et la femme par le dandy inaccessible.

3La séduction est un raccourci, un shortcut, un coup de couteau intuitif, une approche oblique, un glissement entre les dimensions (registres). Seul, celui qui n’a pas goûté, pour des raisons qui m’échappent, à la douceur et à l’amertume de la séduction ne peut savoir ce que tout cela signifie.

4Il est fort possible que parmi les jeunes filles nubiles hébergées dans le Mouseion, les muses, certaines plus que d’autres, ont obtenu le succès parmi les humains grâce à la séduction, alors que Clio et Urania s’adressent plutôt à la raison et non à l’âme. De toutes ces filles de Zeus, les plus nombreuses sont les patronnes des créations du genre lyrique, le chant et la danse.1

5Ce qui est frappant dans la lignée de la descendance du père des dieux olympiens, c’est que la représentation artistique par les images ne trouve pas de responsable, comme si ce domaine ne pouvait être confié à une simple muse. Aujourd’hui, quand on observe que l’image a engendré non seulement un art mais plusieurs — dessin et peinture étant accompagnés depuis longtemps par la photographie, le film, les hologrammes et les images complexes produites par les nouveaux médias —, on commence à comprendre pourquoi. En effet, si la poésie avait été représentée par plusieurs muses, si la danse dépendait elle aussi de plusieurs patronnes, laquelle de ces figures aurait pu se charger de toute la complexité des domaines de l’image, dynamiques ou immobiles ? L’architecture, non plus, ne se retrouve pas dans le schéma susdit, peut-être à cause de sa forte relation avec la réalité immédiate et la capacité de modeler l’environnement naturel en fonction d’un projet mental.

6Si chacune des muses dotées d’attributions spécifiques participe aussi à la magie de la parole, de la musique et de la danse, cela ne veut pas dire que la peinture, la sculpture ou l’architecture ne possédaient pas le statut d’art aux yeux des anciens Grecs. Comme on le sait, ces arts ont bénéficié de traitements royaux, devenant, avec le passage du temps, l’étalon du développement ultérieur. J’aime croire, et peu importe les autres explications possibles, que, tout simplement, il s’agissait d’une autre forme de séduction. Dans le premier cas, le son et le mouvement, approches dépendant de la succession des  rythmes (et des temps, par l’évocation du passé), paraissent induire l’attention privilégiée qu’ils ont acquise dans la hiérarchie des préoccupations divines. Dans le second cas, l’image statique, même quand elle paraphrase le mouvement en couleurs ou sur support de bois ou de pierre, induit une autre perception et d’autres voies de séduction, en proposant des évasions du contingent dans la durée, et non des actualisations dans le momentané.

7Une chose est presque sûre : tous les arts, ainsi que probablement l’histoire et la géométrie (cette dernière dépassant la sphère des mathématiques pour accéder par la section d’or, voie la plus directe, dans l’univers des représentations artistiques), agissent par ce que l’on qualifie habituellement de séduction, faute d’un terme plus précis.

8De ce fait, la moralité de l’art est intrinsèque et spéciale, car c’est seulement l’acte artistique de qualité qui est moral et non la contrainte de la thèse fondamentaliste ou puriste. Une autre conséquence tient aux langages artistiques et à leur modalité d’agir, qui est persuasive, insidieuse, invasive et peu contrôlable, selon que l’impact artistique est fluctuant, récurrent, circulaire, concentrique, persistant et imprévisible, jamais définitivement et vraiment épuisé.

9De nos jours, le discours sur les muses a de faibles chances de rencontrer un récepteur avisé. Autrement dit, la séduction de ce type de mise en posture mythologique s’est retirée pour l’instant à l’arrière-plan, dans un état de latence. Quand la sérénité et l’équilibre redeviendront les signes d’un type de sensibilité dominante, les constructions mythologiques grecques retrouveront leur force de séduction apollinienne, les dieux descendront sur les sentiers du mont sacré pour s’éparpiller de par le monde et les portes du Mouseion s’ouvriront à nouveau, rendant aux muses le statut qu’elles avaient au moment de leur potentialité absolue.

10Pour le moment, l’irraisonnable évasion du contrôle de la raison, la mutation des conflits archétypaux de l’âme, les déchiffrements dus aux maîtres de la pensée douteuse et les explosions technologiques prises pour base d’idéologies de la modernité ont transformé la technè en moyen de séduction. Les latences créatrice d’un médium sortie de sa cachette, en tant que modalité de révélation des œuvres, de nouveaux moyens de communication exploités par l’art, ont propulsé au premier plan des arts inimaginables jusque-là : le dessin qui se meut et qui parle, à savoir le dessin animé, annonce les expériences accumulées et globalisantes d’univers virtuel, à l’intérieur de cette formule poussant à des combinaisons osmotiques entre arts sonores, dynamiques et visuels. D’une part, happening et installation, d’autre part clip vidéo et page web, avec des links et déclics équivalents à autant d’ouvertures insoupçonnées vers l’hyperclub, figure symbolique pour l’illusion géométrisante, aliénante, qui intrigue, fascine et sidère, tout en renvoyant les choses vers d’autres dimensions du monde, c’est-à-dire vers les univers au-delà de nous, mais placés dans le hic et nunc de la même vie terrestre.

11Relativement à ce qu’il signifiait jadis, sans pour autant migrer ailleurs, l’art séduit aujourd’hui par la complexité de moyens dont il dispose. Les jeux de la séduction artistique ont gagné du pouvoir par leur diversification et par leurs nouvelles alliances, avec les technologies et avec les industries de la communication, délivrant, pareil à l’atome, une force de détonation impressionnante tout en découvrant des hyperespaces insoupçonnés. Même avec la contribution de la science à l’émergence de nouvelles constellations artistiques, il n’est pas du tout certain que les arts, si multipliés et diversifiés soient-il, demeurent dans une zone de mobilisation rationnelle du créateur et du bénéficiaire, en pariant dans une plus grande mesure sur des réponses intuitives et instinctives.

12Cela dit, savons-nous aujourd’hui plus de choses qu’hier sur les modalités par lesquelles, parfois, la séduction devient art et, dans d’autres occasions, l’art devient séduction ? Un simple changement d’accent ou la modification de la nature de l’objet et de l’acte artistique ? Si ce que nous désignons par le mot générique d’ « art » est en fait la preuve d’une autre modalité d’être présent, d’un transfert dans un autre état subjectif, d’une autre façon d’exister, une entrée dans une autre dimension, à un autre niveau de l’existence humaine, cet art ne serait -il pas alors l’expression de la diversité des manifestations d’une sorte de couche invisible qui couvre, de façon intermittente ou constante, l’humanité ? L’art ne serait-il pas alors l’une des voies d’accès au monde des « particules » de la séduction, qui transporte vers une autre qualité de vécu, différentes de celles bien connues et étudiées de l’existence rationnelle ou émotionnelle ? Il se peut que la dimension onirique soit, tout comme l’art, une manifestation de la séduction, pareil à l’hypnose, à l’ivresse ou à la drogue qui, par d’autres moyens, certes et avec d’autres conséquences, provoque le même effet ? Il est possible que le monde où nous vivons abrite de bonnes et de mauvaises séductions. Et si dans la première catégorie, on place l’art, et dans la seconde, les procédés de diminution et d’anéantissement de la raison, cette distinction n’annule pas l’évidence de la versatilité et de la fluidité de la séduction, sous ses multiples formes.

Notes de bas de page numériques

1  Tout amateur d’études classiques connaît leur nom. Mais qui peut savoir si les amateurs d’études classiques existent encore aujourd’hui, ou s’ils se cachent et ce qu’ils savent encore des muses ? Pour plus de sûreté, je précise  donc leur nom et leur sphère spécifique d’action : Calliope : la poésie épique ; Euterpe : la poésie lyrique et le chant accompagné par la flûte ; Erato : la poésie d’amour ; Polymnie : la poésie sacrée et la danse ; Melpomène : la tragédie ; Thalie : la comédie ; Clio : l’histoire ; Terpsichore : la danse et les chants de chœur ; Uranie : l’astronomie.

Pour citer cet article

Ovidiu Pecican, « Art et séduction », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Dossier sur la séduction, Art et séduction, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3298.


Auteurs

Ovidiu Pecican

Ecrivain, poète et dramaturge, il est docteur en histoire et professeur à la faculté des Études européennes de l’université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca. Il est l’auteur d’environ 20 volumes d’essais, études et monographies historiques. Il a également édité plusieurs ouvrages européanistes dont L’État criminel (Yves Ternon, 2001), Ceux qui ont conquis le Constantinople (Robert de Clari, 2005), La Chronique de Moldavie (Simion Dascălul, 2007), et Commentaires sur la Divine Comédie (George Coşbuc avec Laszlo Alexandru, 2008).