Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) |  Dossier sur la séduction 

André Langaney  : 

La séduction dans les sociétés traditionnelles

p. 66-69

Texte intégral

1Irenaus Eibl-Eibesfeldt, élève de Konrad Lorenz, après de brillantes recherches sur les comportements animaux, décida un jour de se consacrer à l’étude exclusive des comportements humains. Avec cette naïveté des grands scientifiques qui découvrent un continent nouveau, il partit aux quatre extrémités du monde à la recherche de comportements communs à toutes les sociétés humaines : ceux-ci témoigneraient de propriétés générales de l’espèce ayant, d’après lui, une probable base génétique. La moisson fut maigre, ce qui était intéressant en soi. Dans le domaine des comportements de séduction, après observation objective et filmée, en caméra presque cachée, il ne resta guère que le détournement souriant du regard produit par des jeunes filles soumises à son œil insistant de vieil occidental. Il le décrivit comme un comportement de flirt ! Tout le reste variait n’importe comment d’une ethnie à l’autre, et notre biologiste découvrit l’importance de l’éducation et de la culture dans les comportements humains… Découverte qu’il aurait aussi bien pu faire et approfondir à moindres frais dans les bibliothèques, en consultant les observations méticuleuses d’ethnographes qui avaient passé des années, et non quelques semaines seulement, sur leurs « terrains ».

2La pratique de la séduction est certes universelle, mais ses modalités, ses circonstances et même ses objectifs varient beaucoup selon les sociétés, les cultures et les économies. Les occidentaux actuels sont obnubilés par le choix et la recherche de partenaires sexuels et l’image caricaturale qu’en donnent les médias commerciaux fournissant des modèles « people ». Mais, dans la plupart des sociétés anciennes et exotiques, conjoints et partenaires ne se choisissaient pas et étaient rassemblés par des parents en fonction de considérations d’alliance, de lignages ou d’économie constituant autant de règles sociales arbitraires, sans fondement biologique dans la plupart des cas. Et puis, de nombreuses relations, qui souvent n’ont rien de sexuel, relèvent de la séduction. Par exemple la démarche d’un commerçant envers un client lors d’un marchandage, celle d’un subordonné auprès d’un supérieur hiérarchique, ou simplement la salutation d’une personne croisée le long d’un chemin. En Afrique de l’Ouest, par exemple, on saluera de manière fort différente un familier ou un étranger. On devra s’assurer que cet étranger n’est pas hostile, en particulier qu’il n’a pas de mauvaises intentions relevant de la sorcellerie. Pour cela, il convient de le saluer longuement, en alternance, en approuvant ses réponses, même si l’on ne parle pas sa langue, et en lui demandant des nouvelles de toute sa famille, dont on n’a jamais entendu parler ! Là, il faut trouver un rythme de salutation, une harmonie des questions et des réponses, s’apprivoiser réciproquement. Si cette harmonie est trouvée, on est rassuré sur les intentions de son vis-à-vis. Quelqu’un qui salue aussi bien ne saurait être foncièrement mauvais !

3Dans ces salutations, se retrouvent des coordinations de gestes, de rythmes et de sons liées au fonctionnement de nos « neurones miroirs », universaux biologiques de la séduction et de la communication animale et humaine. Eibl - Eibesfeldt et, un siècle avant lui, Charles Darwin ne pouvaient y penser parce qu’on a découvert ces neurones depuis peu et que l’on commence seulement à réaliser leur importance dans toutes les interactions des animaux supérieurs et des humains. Les neurones miroirs permettent, par exemple, à un individu immobile de vivre les actions d’un vis-à-vis et d’anticiper leur résultat sans les exécuter lui-même. Ainsi, le plus piètre danseur assis dans un fauteuil « vit » les danses érotiques des femmes wolof ou les entrechats d’une danseuse d’opéra, anticipant son grand écart ou sa chute…

4La coordination des sons et des mouvements est un élément essentiel d’un processus de séduction, mais ne peut réussir que dans le respect des règles culturelles, très variables selon les sociétés et dont la méconnaissance peut entraîner les pires quiproquos. Les codes du regard, les distances d’interaction optimales et les niveaux sonores font partie de ces arbitraires culturels, qui varient d’une région à l’autre, d’une situation à l’autre et même d’une génération à la suivante dans la même société.

5Chez la plupart des peuples non européens, il est totalement inconvenant de regarder un interlocuteur non familier dans les yeux, surtout s’il est de sexe opposé : c’est une agression ! Chez nous, ne pas regarder dans les yeux, c’est avoir quelque chose à cacher, ou exprimer une pudeur d’un autre âge. En regardant de jeunes femmes dans les yeux, Eibl - Eibesfeldt, étranger, a priori bienveillant, violait un code culturel, comme quand on s’assoit sur la première pierre venue dans un village et que, manque de chance, c’est un fétiche représentant un ancêtre. La réaction des jeunes filles Khoisan ou Yanomami était donc une fuite, que le sourire visait à excuser, et non un comportement de flirt. D’ailleurs, elle se terminait régulièrement par un rire confus soulignant le dépassement de toute convenance par le valeureux chercheur !

6Ce n’est pas que l’on n’échange pas de regards entre futurs partenaires, africains par exemple, mais ces regards doivent être détournés, discrets, honteux et interrompus dès que des tiers peuvent les percevoir. Et la suite de la séduction passera par des petits cadeaux, noix de cola ou piécettes, toujours remis à travers un, ou si possible plusieurs intermédiaires. Ce sont aussi ces intermédiaires que l’on chargera éventuellement de trouver un lieu et un moment pour organiser une rencontre à deux, dans des conditions aussi discrètes et secrètes que le permet la promiscuité villageoise. Dans un tel contexte, avoir des amis ou amies débrouillards, séduisants eux-mêmes et convaincants est aussi important que d’être soi – même attractif !

7Dans d’autres sociétés africaines, Inuit, Amérindienne ou autres, il n’est pas question de « libérations des mœurs », pour la simple raison que les religions locales ne les ont jamais bridées comme l’ont fait nos cultes monothéistes. Proposer directement des relations sexuelles à une femme ou à un homme qui vous plaît, après quelques échanges de regards ou quelques effleurements des mains est normal : sérieusement ici, hilare ailleurs, on se voit répondre avec une égale franchise, sans que personne s’en offusque. Il ne faut toutefois pas confondre ces cas de liberté des mœurs et de séduction directe avec des pratiques qui leur ressemblent mais ont des significations et des résultats très différents. Un exemple en est la pratique de relations de « parenté à plaisanterie », chez des mandingues du Sahel par exemple. On voit parfois des hommes, de tous âges, saluer des femmes ou des jeunes filles avec une grossièreté verbale incroyable, leur tripoter les seins ou les fesses en public et les personnes concernées répondre sur le même mode, qu’il s’agisse de gestes ou de propos insultants. Le tout fait autant rire les intéressés que les spectateurs. Mais seul un étranger fraîchement arrivé pensera qu’il s’agit de partenaires futurs ou actuels. Car, en fait, il s’agit de cousins à plaisanterie entre lesquels tout mariage ou tout rapport sexuel est rigoureusement interdit ! S’il s’agissait de conjoints potentiel, ou même de membres quelconques de leur famille, il conviendrait, au contraire, de les saluer de très loin, à voix très basse, en faisant des cadeaux par des intermédiaires et en fuyant de honte dès que possible…

8Ces quelques exemples montrent que, si les objectifs de la séduction peuvent être parfois les mêmes dans différentes sociétés humaines, il s’agit d’un processus de mise en œuvre d’une communication et d’une interaction beaucoup plus générale que le seul cas particulier des relations sexuelles. Il fait appel à des mécanismes sensoriels et cérébraux communs, au moins à tous les vertébrés, mais dont l’expression varie du tout au tout, d’une société humaine à l’autre en fonction de leurs histoires sociales et culturelles respectives.

Pour citer cet article

André Langaney, « La séduction dans les sociétés traditionnelles », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Dossier sur la séduction, La séduction dans les sociétés traditionnelles, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3296.


Auteurs

André Langaney

Professeur à l'université de Genève, il a été directeur du laboratoire d'Anthropologie biologique du Musée de l'Homme. Spécialiste de l'évolution et de la génétique des populations, il est connu par ses chroniques de vulgarisation scientifique dans Charlie Hebdo, puis dans Siné Hebdo. Il a notamment publié Le sexe et l'innovation (Seuil, 1987), Tous parents, tous différents, (R. Chabaud, 1992), La plus belle histoire de l'Homme (Seuil, 1998), La philosophie... biologique (Belin, 1999), L'injustice racontée à ma fille, (Plon, 2001), Si Hippocrate voyait ca ! (Jean-Claude Lattès, 2003).