Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Valérie Chansigaud  : 

De l’histoire naturelle à l’environnementalisme : les enjeux de l’amateur

p. 62-70

Plan

Texte intégral

1Dans leur découverte de l’Amérique du Nord, les Européens s’attachèrent à désigner les différentes ethnies rencontrées. Lorsqu’ils arrivaient dans une région, les explorateurs demandaient le nom du peuple voisin qu’ils ne connaissaient pas encore. Ces appellations ont donc rarement été fournies directement par les intéressés et sont souvent péjoratives, ainsi le mot « Sioux » est-il probablement un terme iroquois signifiant « les petits ennemis » et « Apache », un mot zuni signifiant « ennemi ». Cherchant à comprendre le rôle du mot « amateur », l’historien découvre le même jeu de désignations plus ou moins dépréciatives fournies par celui qui, justement, ne se considère nullement comme un amateur. L’« amateur » s’oppose alors à des termes nobles et plein de respectabilité comme « professionnel », « expert », « scientifique », « spécialiste »… Certains de ceux qui se livrent à ce jeu de désignation péjorative sont eux-mêmes considérés par d’autres comme des amateurs. De plus, la polysémie du mot (l’amateur peut être celui qui aime, celui qui est un dilettante ou celui qui n’est pas un professionnel) apparaît clairement dès le xixe siècle et il est presque impossible d’en dégager une utilisation unique et durable dans le temps. C’est pourquoi l’histoire de la place des « amateurs » dépend surtout du sens donné à ce mot par l’historien. Difficulté supplémentaire : la question de l’amateur ne fait l’objet que de rares publications et l’on n’évoque le plus souvent le statut d’un individu que de façon anecdotique, par exemple, pour rappeler qu’il fut un « brillant amateur de papillons ». Certains auteurs jouent sur cette polysémie pour souligner son aspect positif, comme le formule Étienne Rabaud (1868-1956) en 1921 :

« Ne sommes-nous pastous des amateurs dans le bon, dans le vrai sens du mot ? »

2Quand on fréquente les sociétés d’histoire naturelle et de protection de la nature actives aujourd’hui en France, on découvre que ces structures regroupent un grand nombre d’amateurs (à comprendre ici dans le sens de non-professionnels), et que ceux-ci manifestent un très fort engagement et, souvent, un haut niveau d’expertise. Il peut sembler évident que la présence de ces amateurs relève d’une sorte de survivance anachronique, datant d’avant la science moderne et sa professionnalisation. La situation est clairement marquée : il y a d’un côté des professionnels, disposant d’une formation standardisée, dont la production intellectuelle répond à des normes strictes et faisant partie d’institutions parfaitement identifiées ; et d’un autre côté, des amateurs s’amusant à pratiquer une science simple et archaïque, dont la production, sans grande importance, est confidentielle et ne circule que dans des cercles étroits. Pourtant, l’histoire de l’histoire naturelle, du xixsiècle à nos jours, permet de découvrir une situation toute différente et bien plus complexe, où les statuts du professionnel, du spécialiste et de l’amateur sont changeants et constamment engagés dans un jeu de définitions mutuelles subtiles, parfois conflictuelles, mais toujours interdépendantes.

Un continuum d’acteurs

3La présence actuelle des « amateurs » en histoire naturelle n’est donc pas que la scorie du mouvement de professionnalisation touchant les sciences à la fin du xixe siècle, comme s’il s’agissait des laissés-pour-compte de la marche de l’histoire. Car la professionnalisation s’est faite dans de nouvelles disciplines au sein desquelles sont faiblement représentés ou totalement absents les non-professionnels. Par exemple, l’émergence de la morphologie et de l’embryologie comparées en Allemagne à partir des années 1840 est favorisée par une vague de création de chaires dans les universités du pays. De la même façon, durant les premières décennies du xxe siècle, on constate une simultanéité entre l’ouverture de nouveaux postes et la constitution de la génétique et de l’écologie. On comprend dès lors l’importance de l’emploi du mot « amateur » qui permet d’affirmer sa propre importance en dénigrant à la fois ceux qui ne font pas partie de la nouvelle caste des professionnels et les tenants de la science ancienne.

4Si l’on quitte la morphologie ou l’embryologie comparées, dont l’histoire a fait l’objet de nombreuses monographies, pour aborder des champs moins connus, on découvre alors que les non-professionnels ont joué un rôle direct dans la formation d’un corps de scientifiques professionnels, le nombre des amateurs s’étant d’ailleurs considérablement accru au fur et à mesure de la mise en place de cette professionnalisation. L’historien doit donc veiller particulièrement au choix des mots en n’étant pas dupe des catégories suggérées par les acteurs eux-mêmes. La réalité, comme souvent, fait fi de nos tentatives un peu dérisoires pour classer les faits et les gens. On a affaire à un continuum complexe où les individus peuvent être simultanément, indépendamment ou successivement, des non-professionnels, dilettantes, passionnés, salariés, militants…

5Il existe une subdivision un peu particulière au sein de l’histoire naturelle où ce continuum est parfaitement perceptible, c’est celui de l’environnement. L’émergence de ce champ est directement liée à des transformations profondes touchant à la fois la méthodologie de l’histoire naturelle, sa place au sein de la culture dominante et son objet scientifique. Ce changement de paradigme peut être décrit en termes simples : c’est la reconnaissance de la complexité des questions environnementales. Les objets naturels (animaux, plantes, mais aussi végétations voire paysages, sans parler de l’homme) s’inscrivent dans des interrelations complexes et dynamiques dont la description doit se faire en termes géographiques, temporels, biologiques, chimiques, sociaux... Cette approche holistique — depuis longtemps objet de réflexion pour les savants naturalistes — ne prend véritablement son sens qu’avec l’émergence du concept d’évolution durant la seconde partie du xixe siècle. Mais cette histoire est loin d’être simple, car il s’agit de décrire la trajectoire d’un ensemble d’acteurs (individus, organisations savantes et moins savantes, lieux) évoluant sans concertation ni ordre.

6Quelques repères historiques permettent de comprendre le mécanisme de cette révolution paradigmatique. Il faut d’abord évoquer la profonde transformation touchant la pratique de l’histoire naturelle qui émerge durant le xixsiècle : on quitte alors les muséums pour l’étude du vivant (et notamment l’animal vivant) dans son environnement naturel. Cette démarche est vécue par les acteurs de l’époque comme une quasi révolution et ils revendiquent fortement la nouveauté de leur démarche. Pourtant, celle-ci n’est pas nouvelle, loin s’en faut, car les débats entre la science de cabinets ou de laboratoires et la science de terrain sont tout aussi anciens que l’histoire naturelle. La formule de Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814),

« Nos livres sur l’Histoire naturelle n’en sont que le roman, et nos cabinets que le tombeau » (1789)

7 a été notamment reprise par des naturalistes : ainsi, Michel Étienne Descourtilz (1775-1836) affirmait-il la supériorité des observations faites par les voyageurs qui, en contact direct avec les plantes et les animaux, peuvent seuls comparer « la Nature vivante et la Nature morte » (1809).

8L’émergence de cette nouvelle histoire naturelle, centrée sur la question de l’environnement et de son fonctionnement, prend de multiples formes, parfois en des lieux inattendus. C’est ainsi que les muséums, destinés pourtant à ne conserver que des dépouilles d’animaux et de plantes, modifient profondément leurs pratiques muséologiques : les animaux ne sont plus exposés aux visiteurs de façon statique et simplement posés sur étagères, on recrée de véritables morceaux de nature où les animaux sont naturalisés dans des postures les plus naturelles possibles, puis installés dans un décor recréant entièrement leur habitat d’origine (voir, image 1).

9Cette observation de la nature vivante est également favorisée par la multiplication des jardins zoologiques et des aquariums souvent encore en activité (l’Allemagne en compte aujourd’hui plus de quatre cents). Le maintien de nombreux animaux en captivité rend nécessaire la constitution de nouveaux savoirs car pour assurer leur survie, il devient nécessaire de connaître leurs exigences écologiques. Ceci n’est pas toujours allé de soi : les débuts du jardin zoologique de Londres dans les années 1830 sont marqués par une forte mortalité, les fauves doivent y être remplacés chaque année parce qu’ils ne survivent pas aux hivers. À la fin du xixsiècle, cette zootechnie aboutit à la création de jardins zoologiques tout à fait novateurs : les cages sont supprimées, les animaux vivent dans de vastes enclos délimités par des fossés et des bassins.

10L’attrait pour le vivant touche également l’édition, et un ouvrage de vulgarisation en zoologie, Illustierten Tierlebens, signé par un directeur d’aquarium, Alfred Edmund Brehm (1829-1884), est probablement le repère le plus spectaculaire de cette évolution. Comme l’affirme Brehm dans sa préface, il faut abandonner l’étude des animaux morts pour celle de l’animal vivant dans la nature. Les illustrations de ce traité populaire de zoologie (voir image 2) traduisent cette volonté et montrent les animaux de façon dynamique et dans leur habitat. Ces planches sont estimées, dès le début de la parution (1863), sans égales et reprises par de très nombreux naturalistes, notamment Charles Darwin.

11Quelques sociétés savantes sont également marquées par cette transformation. C’est le cas de la Société zoologique de New York, créée en 1895 par un club de chasseurs, dont les objectifs peuvent être résumés en trois mots : distraire, instruire et protéger. Cette organisation, qui se dote d’un jardin zoologique situé dans le Bronx, se limite dans un premier temps au territoire des États-Unis avant d’étendre, après la Seconde Guerre mondiale, son rayon d’action au-delà des frontières américaines. Aujourd’hui, rebaptisée Wildlife Conservation Society, elle est l’une des plus brillantes ong œuvrant dans le domaine de la sauvegarde de l’environnement naturel, et certains de ses collaborateurs ont profondément marqué l’histoire des questions environnementales : citons William Temple Hornaday (1854-1937), spécialiste de la question du bison et auteur du premier manuel de protection de l’environnement (1914), Henry Fairfield Osborn Jr (1887-1969), auteur du best-seller Our Plundered Planet (1945) et fondateur de l’influent think tank Conservation Foundation, ou encore George Schaller (né en 1933), mammalogiste et pionnier de l’étude des gorilles de montagne. Les documents fondateurs de la Société zoologique de New York montrent bien que le schéma intellectuel des muséums hérités de l’époque des Lumières (destinés alors à recevoir l’inventaire du vivant) fait place à d’autres représentations : la Société souhaite servir de pont entre la nature telle qu’elle est observée dans les milieux naturels et la nature que l’on recrée dans les zoos (voire les muséums). Cette démarche s’inscrit en outre dans un contexte d’urgence : il faut agir avant que les progrès du monde détruisent à jamais un irremplaçable patrimoine naturel.

12La multiplication de ces diverses institutions (jardins zoologiques et muséums) offre une alternative à la pénurie des postes universitaires. Les directeurs ou les chercheurs employés par les zoos ou les muséums entretiennent des relations complexes et presque fusionnelles avec le grand public et les naturalistes amateurs plus ou moins éclairés. On est ici très loin de la situation de nombreux professionnels (notamment les universitaires) qui ne fréquentent guère les non-professionnels qu’au sein des sociétés savantes (avant que celles-ci, au cours du xxe siècle, ne soient exclusivement au service des professionnels). La carrière de Karl Möbius (1825-1908) donne un bon exemple des relations de proximité que peut entretenir un professionnel avec les amateurs ; elle est aussi caractéristique de l’émergence d’une nouvelle figure dans les sciences occidentales, celle de l’expert en questions environnementales. Après des études à Berlin, Möbius enseigne les sciences dans le Gymnasium (établissement du secondaire) à Hambourg. Durant les années de son séjour dans la capitale hanséatique (1853-1868), il finit son doctorat, réunit les deux sociétés d’histoire naturelle de la ville, enrichit leurs muséums, participe à la création du jardin zoologique et d’un aquarium d’eau de mer (1863, premier du genre en Allemagne), donne des conférences, signe des articles de vulgarisation et assure plus de vingt heures hebdomadaires d’enseignement… En 1888, il part diriger le muséum de Berlin où il finit sa carrière. Ses nombreuses activités ne l’empêchent pas de conduire un remarquable travail de recherche sur l’ostréiculture de la région de Kiel qui lui permet d’aboutir, en 1877, à la définition de la biocénose (ensemble d’animaux et de plantes vivant dans un même lieu), premier concept de l’écologie, terme forgé par Ernst Haeckel onze ans plus tôt. Ce travail présente deux des caractéristiques que l’on retrouve dans la plupart des questions environnementales : l’expertise et l’engagement. Si le gouvernement de la Prusse sollicite Möbius en qualité d’expert, c’est bien parce qu’il a démontré ses capacités en créant l’aquarium de Hambourg (largement financé par des amateurs). Mais Möbius ne se limite pas à produire un simple rapport scientifique : il souligne aussi que le chemin de fer (reliant Hambourg et Berlin) conduit à une surexploitation des ressources maritimes, qui pourraient bien disparaître si l’on ne limite pas les prélèvements ; son appel à la modération n’est nullement entendu par ses interlocuteurs, surdité qui se retrouve dans la plupart des questions environnementales. Ce rôle d’expert n’est tenu, au moins jusqu’aux années 1930, que par des amateurs, car il n’existe pas de champ disciplinaire correspondant à ces problématiques environnementales.

13La plus spectaculaire mutation du statut et du rôle de l’« amateur » ne concerne pas le monde scientifique mais le grand public : on assiste à la fin du xixe siècle à l’émergence d’un vaste mouvement populaire dont l’importance augmente avec l’industrialisation et l’urbanisation des sociétés occidentales. L’observation de la nature permet de rompre avec la nocivité de la vie moderne et de renouer avec une authenticité perdue, démarche intimement liée à la prise de conscience de la destruction accélérée de la nature et de la nécessité de sa protection. Ce retour vers la nature implique des centaines de milliers de personnes à travers le monde : revues et guides spécialisés sont publiés, jumelles et appareils photographiques sont commercialisés... On cherche aussi à initier dès le plus jeune âge les enfants à la connaissance de la nature. Le mouvement du woodcraft (connaissance de la forêt) du début du xxe siècle propose aux jeunes garçons américains de s’initier au mode de vie amérindien — du moins tel qu’on le fantasme — et ils apprennent ainsi la langue des signes et à reconnaître les traces des animaux. L’objectif n’est pas d’en faire des naturalistes (même si pas exclu) mais avant tout de meilleurs citoyens, plus respectueux des autres comme de la nature, plus soucieux des ressources naturelles et, surtout, plus heureux. La lecture des best-sellers de l’époque, comme Handbook of Nature Study (1911, 24e tirage en 1957) d’Anna Botsford Comstock (1854-1930), montre souvent une véritable ambition didactique : il s’agit non seulement d’aimer et de protéger le monde naturel, mais aussi d’en comprendre les différents composants et le fonctionnement. Si Comstock est universitaire (elle est la première femme professeur de l’université Cornell), bien des acteurs de cette initiation à la nature ne sont en rien des professionnels, mais bien de simples amateurs jouant le rôle à la fois d’experts et de pédagogues.

14Les scientifiques ne sont pas que des diffuseurs de savoir auprès des amateurs, les deux groupes s’investissent parfois dans de véritables projets scientifiques participatifs. Durant les années 1880, grâce à l’action des ornithologues d’Allemagne et d’Europe centrale, on cherche à organiser l’étude des migrations pour identifier les routes suivies par les oiseaux. Ici encore, se dégage une véritable préoccupation environnementale, car il ne sert à rien de protéger les oiseaux si ceux-ci sont massacrés dans d’autres pays lors de leur migration. On organise alors la recherche à plusieurs niveaux : des stations permanentes sont mises en place (en Suisse, un réseau de quatre-vingts stations permet d’établir un catalogue précis des espèces à la fin des années 1880), des congrès internationaux coordonnent les efforts, et surtout, on tente d’impliquer des observateurs néophytes ne disposant parfois d’aucune connaissance particulière. Aux États-Unis, on demande ainsi aux gardiens de phares de consigner des observations ornithologiques. En France, on tente une expérience similaire mais celle-ci, sévèrement critiquée par Xavier Raspail (lui-même en dehors du monde académique), tourne court. Ces nouveaux ornithologues doivent être alors formés pour produire des données utilisables par les scientifiques du monde académique, c’est le but des nouveaux guides de terrain qui paraissent au début du xxe siècle, comme ceux de Chester Albert Reed (1876-1912) ou de Frank Michler Chapman (1864-1945).

15Enfin, les organisations impliquées dans la conservation de l’environnement trouvent leur force et une partie de leur légitimité dans le nombre de leurs adhérents : on compte, à la veille de la Première Guerre mondiale, plus de cent mille membres dans les sociétés de protection des oiseaux en Allemagne ou aux États-Unis. Peu à peu, ces sociétés se dotent de départements de recherche (comme dans les sociétés zoologiques de Londres ou de New York) et offrent des possibilités de carrières à des scientifiques souvent de premier plan. À partir de la Seconde Guerre mondiale, les questions de conservation environnementale deviennent internationales et globales. De nombreux scientifiques quittent alors la neutralité des institutions classiques pour devenir des militants aux côtés des amateurs. Parmi ces scientifiques, il faut citer notamment la biologiste Rachel Carson (1907-1964) qui démissionne de son poste au Fish and Wildlife Service pour vivre de sa plume. Après avoir signé plusieurs best-sellers sur la vie dans les océans, elle fait paraître, en 1962, Silent Spring (traduit en 1963 sous le titre de Printemps silencieux). Elle y dénonce l’impact du ddt et des pesticides de synthèse sur l’environnement naturel et la santé humaine. Son livre rencontre un immense succès et modifie profondément la perception par les États-Unis des questions environnementales, qui deviennent dès lors une question d’une importance cruciale. Rachel Carson fait l’objet d’attaques d’une grande violence, ses détracteurs l’accusant notamment de n’être qu’une dilettante sans connaissances réelles. Cependant, compte tenu des liens existant alors entre le monde académique et l’industrie agrochimique, aurait-il été imaginable qu’un spécialiste (entomologiste, agronome, chimiste ou médecin) ait pu signer une telle dénonciation ?

16Entre la parution en 1864 de Man and nature; or, Physical geography as modified by human action de George Perkins Marsh (1801-1882), la première tentative d’inventaire de l’impact de l’homme sur son environnement, et la naissance conjointe de la biologie de la conservation et de l’écologie politique à la fin des années 1960, la plupart des spécialistes des questions environnementales sont extérieurs au monde scientifique ou, du moins, se situent à ces marges.

17Seuls quelques géographes (comme Ernst Friedrich ou Jean Brunhes), quelques agronomes (tels Hugh Hammond Bennett ou André Aubréville) ou quelques écologistes (tels Paul Bigelow Sears ou Sir Julian Huxley) explorent les difficiles questions environnementales. Le plus souvent, les scientifiques doivent s’aventurer au-delà des connaissances fournies par leur propre discipline pour traiter des questions parfois toute différente : Aldo Leopold (1887-1948) de formation forestière et spécialiste de la gestion du gibier, est l’auteur de textes sur les relations entre l’homme et la nature qui sont devenus des classiques de l’écologie politique. C’est aussi le cas de William Vogt (1902-1968), un ornithologue quasiment autodidacte, qui devient après la Seconde Guerre mondiale, le champion des questions du contrôle démographique. Parfois, l’activité de ces spécialistes est directement financée par des structures n’ayant rien à voir avec la science traditionnelle : Raymond Fredric Dasmann (1919-2002) a occupé successivement des fonctions au sein d’universités et d’ong. Dans les années 1960, une nouvelle génération de biologistes comme Edward Osborne Wilson, Paul Ralph Ehrlich ou Jean Dorst vont s’affirmer comme des spécialistes des enjeux environnementaux, ce flou entre leur champ d’expertise scientifique et les questions qu’ils abordent est souvent exploité par leurs détracteurs qui leur reprochent en vrac leur vision anti-humaniste ou leur tendance à biologiser le comportement humain, parmi bien d’autres choses.

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19Ainsi, pister les amateurs dans le vaste champ de l’histoire naturelle contribue à enrichir la compréhension de l’histoire de cette discipline et de son rôle dans la révolution intellectuelle que constitue la découverte des questions environnementales et de leur complexité. Loin d’être un fait anecdotique de l’histoire des sciences, la difficile question de l’amateurisme renvoie à la définition même des disciplines scientifiques et de ces praticiens, à la place de la formation de l’expertise scientifique, au rôle des sciences au sein des sociétés... Encore faut-il accepter de dépasser l’apparence des choses et le confort des définitions superficielles des mots. Le plus important est que les questions environnementales nécessitent, ipso facto, une approche holistique ou globale tout à fait contraire à la spécialisation croissante des sciences. Les questions que posent la protection d’une espèce, l’impact des techniques agricoles ou le mode de développement des villes ne correspondent pas au cadre étroit d’une discipline. Celui qui cherche à étudier ces problématiques se voit contraint de s’aventurer dans d’autres champs intellectuels, d’autres méthodes de travail et de construction des connaissances, d’autres façons de percevoir le réel ; il s’expose alors et inévitablement à quitter le confort de sa spécialisation pour n’être qu’un simple amateur.

Pour citer cet article

Valérie Chansigaud, « De l’histoire naturelle à l’environnementalisme : les enjeux de l’amateur », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, De l’histoire naturelle à l’environnementalisme : les enjeux de l’amateur, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3252.


Auteurs

Valérie Chansigaud

Après des études en sciences de l’environnement, s’est spécialisée dans l’histoire de l’environnement. Elle s’intéresse à l’histoire de la découverte de la biodiversité et aux origines de sa protection. Elle est l’auteur aux éditions Delachaux et Niestlé de : Histoire de l’ornithologie (2007), Histoire de l’illustration naturaliste (2009), Des hommes et des oiseaux (2012, à paraître). Par ailleurs, Valérie Chansigaud prépare un atlas historique sur la destruction de la biodiversité.