Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Annexes 

Danièle André, Daniel Tron et Aurélie Villers  : 

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles travesties par des gueux pour exciter des sots

Traduire Kipling
p. 201-211

Index

Thématique : anglicisme , animaux, barbe à pointe, compétence, Dans le même bateau, dessin, Dimbula, effet de réel, ingénieur, Keats (John), L'Enfance de l'air, La Sestine de la Tramp-Royale, langue, Le Navire qui trouva sa voix, magie, Maurois (André), métonymie, novum, phonétique, race, Sans fil, Si, théories scientifiques, vocabulaire

Plan

Texte intégral

If you can bear to hear the truth you’ve spoken
wisted by knaves to make a trap for fools
1

1Les nouvelles du recueil Sans fil, et autres récits de science-fiction, ont été traduites à six mains, chacun reprenant la traduction de l’autre. Le but de la méthode était qu’au moins un traducteur travaille à partir du français afin de se concentrer sur la langue cible. Un des principaux écueils de la traduction est l’attraction du texte source. La volonté de coller à la syntaxe de la langue d’origine conduit souvent à des anglicismes et à des décalages de niveaux de langue. La théorie laissant vite place à la réalité, une fois passées les premières lectures, les allers-retours de l’anglais au français se sont multipliés dans un sympathique chaos de notes et de remarques. Nous ne révélerons pas de qui émane chaque remarque ou version pour deux raisons. D’une part, la traduction est souvent une perturbatrice de syntaxe, nous ne voudrions pas révéler qui a défendu les expressions les plus saugrenues. D’autre part, nous en sommes incapables dans la plupart des cas, les versions s’étant succédées de plus en plus rapidement.

2Kipling ne nous a pas facilité la tâche, mais dans le cas contraire, nous n’aurions pas vu l’intérêt de le traduire. Les difficultés particulières, dont nous allons examiner quelques exemples concernent :

  • les accents et l’argot qu’il attribue aux personnages,

  • les termes professionnels et techniques,

  • les néologismes,

  • les décalages de contexte,

  • les onomatopées,

  • les morceaux de bravoure tendant vers les effets d’optique et la poésie.

3Nous n’estimons pas que nos traductions soient définitives ou ne puissent pas être améliorées. Elles ont beaucoup profité des discussions et tables rondes et nul doute que bien des choix qui nous ont paru judicieux ne seront pas du goût de tous les lecteurs. Nous avons cependant cherché à aller plus loin que les traductions que nous avions à notre disposition en ne reculant devant aucune des difficultés mentionnées ci-dessus. Espérons que nous n’ayons pas été trop gueux ou que nos lecteurs soient assez sots…

Accents et couleur locale

4Dans « Le Navire qui trouva sa voix », l’ingénieur en chef skipper, M. Buchanan, est l’employé d’une firme Écossaise sur le point de mettre à l’eau un bateau à Liverpool, et son accent est reproduit dans les fragments soulignés :

“For a ship, ye’ll obsairve, Miss Frazier, is in no sense a reegid body closed at both ends. She’s a highly complex structure o’ vari­ous an’ conflictin’ strains, we’ tissues that must give ’antak’ accor­din’ to her personal modulus of elasteecity”. Mr. Buchanan, the chief engineer, was coming towards them. “I’m sayin’ to Miss Frazier, here, that our little Dimbula has to be sweetened yet, and nothin’ but a gale will do it”.

5Il faut en premier lieu distinguer les effets liés à la langue orale et ceux liés à l’origine du personnage. Les élisions des <g> finaux des terminaisons en <ing> correspondent à une règle phonétique de l’anglais parlé puisqu’on ne les prononce pas. Cependant, cette règle ne nécessite pas d’être reproduite et le caractère systématique du passage signale bien une prononciation particulière. La modification des voyelles accentuées reproduit l’accent écossais ou, plutôt, un accent du nord du Royaume-Uni. Les variations d’accent sont nombreuses et il est parfois malaisé de distinguer certaines variantes sans les entendre, d’autant plus que Liverpool est proche de la frontière Ecossaise. Les voyelles employées « obs[ai]rve/ r[ee]gid / t[a]k / elast[ee]city » semblent cependant renvoyer à l’Ecosse, d’autant que le nombre d’élisions insiste sur la différence d’intonation.

“Eh, well, we must go down to the deep watters, an’ earn Miss Frazier her deevidends. Will you not come to my cabin for tea?” said the skipper. “We’ll be in dock the night, and when you’re goin’ back to Glasgie ye can think of us loadin’ her down an’ drivin’ her forth — all for ’your sake”.

— Bon, eh bien y’a plus qu’à faire route vers les grand fonds et gagner la commission de Miss Frazier. Viendrez-vous prendre le thé dans ma cabine ?, demanda le skipper. On reste à quai pour la nuit, et quand vous r’partirez pour Glasguiow, z’aurez qu’à nous imaginer la charger et la manœuvrer, tout pour votre bénéfice.

6Une fois ces questions résolues, le problème reste entier. Il est impossible de retranscrire une variante de l’anglais, dont la compréhension tient à l’accent tonique, en français, qui n’a pas de syllabes désaccentuées. La multiplication des élisions en français tend à rendre l’accent rural, mais indéterminé géographiquement, ou à provoquer des connotations de manque d’éducation en contresens avec les compétences du personnage traduites par les termes techniques parfaitement compréhensibles.

7La solution retenue fut de limiter le nombre d’élisions aux endroits naturels en français et de reprendre le trait saillant de l’accent écossais perçu par un francophone (et qui n’est pas forcément le trait qu’un anglophone trouverait définitoire) : le [r] roulé.

« Parce qu’un navire, remarrrquez bien Miss Frazier, c’est sûrement pas un corps roide fermé aux deux bouts. C’est une strrructure très complexe de forrrces variées et opposées, ‘vec des tissus qui doivent tendre et céder, ’fonction d’son coefficient perrrsonnel d’élastisssitée. »
Mr Buchanan, le mécanicien en chef, vint à leur rencontre.
« J’disais à Miss Frazier, là, qu’notre p’tite Dimbula ne s’était pas encore faite, et qu’y a rien d’tel qu’un grand vent pour ça. »

8Restele cas « d’élastisssité » mis en avant dans le texte. Il était impossible de rendre la modification de la voyelle normale en voyelle longue et tendue, faute d’équivalent français au son [I] court en anglais qui se prononce entre le [i] et le [é]. Le résultat est un compromis, il ne renvoie pas à un accent réel, ou alors par hasard, mais il met le terme en exergue comme dans le texte original et attire l’attention sur un terme technique dont la nouvelle exploite les ressorts.

Problèmes d’archaïsmes : sémantisme et pilosité

9Le passage suivant, au début de « Sans fil », concentre certaines difficultés classiques et parmi les meilleurs errements de la traduction. La phrase soulignée contient deux exemples : un faux-ami et un sens archaïque. Si le faux-ami ne résiste pas à un usage avisé du dictionnaire —quelle merveilleuse invention— le sens archaïque est resté une énigme, laissée au prochain, jusqu’à ce que le dernier se plonge dans le plus gros des dictionnaires, le Oxford Dictionary of English, OED pour les intimes, et résolve des tentatives à la limite du non-sens. “Fair” dont les sens les plus courants sont “équitable”, “blond”, a ici le sens archaïque de “direct”, “sans obstacle”.

‘They ought to take these poultry in — all knocked about like that,’ said Mr. Shaynor. ‘Doesn’t it make you feel fair perishing ? See that old hare! The wind’s nearly blowing the fur off him’.
I saw the belly-fur of the dead beast blown apart in ridges and streaks as the wind caught it, showing bluish skin underneath. ‘Bitter cold,’ said Mr. Shaynor, shuddering. ‘Fancy going out on a night like this
! Oh, here’s young Mr. Cashell.’
The door of the inner office behind the dispensary opened, and an energetic, spade-bearded man stepped forth, rubbing his hands.
‘I want a bit of tin-foil, Shaynor,’ he said.

« Tout de même, ils devraient rentrer ces volailles qui gigotent comme ça à tous les vents ! conclua M.Shaynor. L’idée de périr ne vous semble-t-elle pas alors inéquitable ? } [Pour “to be perishing”, j’ai trouvé “être frigorifié”, “crever de froid”] [[Ca ne vous fait pas ressentir Ne ressentez vous pas la morsure du froid/ du gel]] Regardez ce pauvre lièvre ! Le vent lui a pratiquement arraché sa fourrure. »
Je vis la fourrure ventrale [fourrure ventrale” ne sonne pas terrible + je pense que tu peux raccourcir -> je vis le vent creuser des sillons dans la fourrure de son/du ventre, laissant apparaître là une peau bleuie au-dessous] de l’animal être mise en pièces par le vent, elle fut dépecée au point de laisser apparaître sa viande bleuie. « Il fait vraiment un froid de canard, répéta M. Shaynor en frissonant. Vous vous imaginez sortir par un temps pareil ! Tiens, voilà le jeune M.Cashell. »
La porte de l’officine arrière s’ouvrit, et un homme à l’allure énergique, à la barbe à une pointe [[taillée en pointe]], s’avança en se frottant les mains.
- Shaynor, j’ai besoin de papier aluminium [/il me faudrait un morceau de].

10La “barbe à une pointe” est un de nos meilleurs souvenirs. Le terme “spade” désigne soit une bêche, soit la couleur pique des cartes à jouer (par extension, “spade” est aussi employé comme insulte raciste, équivalent à “négro”). “Spade-bearded” peut désigner deux types de barbes par rapport à l’un ou l’autre des sens : soit une barbe longue au bout carré, soit une barbe arrondies vers le haut et pointue en bas. C’est après un travail documentaire de plusieurs heures, découvrant l’étendue de l’art des barbiers et les distinctions entre les styles de pilosités faciales au tournant du siècle, que le premier choix est tombé sur “barbe à une pointe” provoquant l’hilarité des deux autres traducteurs. C’est par respect pour le travail initial, et la description des différents styles existant à deux ou trois pointes, avec ou sans moustaches, que “taillé en pointe” a été choisi. Le problème était de ne pas trahir un effet de réel en le rendant exotique dans le texte français. Reste que cette barbe pourrait avoir l’autre forme de “spade”. Le choix a été dicté par la possibilité d’employer une formule courte. Le bout carré nous aurait contraint à une description que nous voulions éviter. En outre, Édouard Branly portait moustache, ainsi que Kipling, Marconi ne portait ni barbe ni moustache. Seul Oliver Lodge, le maillon entre Édouard Branly et Marconi, portait la barbe et ses différentes photographies montrent, qu’en plus d’être difficiles à décrire au XXIe siècle, les barbes et moustaches ont une tendance à pousser et à se moquer de nos distinctions subtiles.

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Sir Oliver Lodge

11Un problème capillaire de même nature s’est posé avec « Dans le même bateau » lors de la description de la coiffure de Miss Henschil. Une traduction n’étant jamais finie, ce sont des points sur lesquels nous reviendrons sûrement en allant demander conseils et vocabulaire à un spécialiste : un coiffeur.

Problèmes techniques

12Le cohéreur dans « Sans fil » a posé ses propres problèmes. La description de Kipling est tout à fait précise mais la chose était pour nous aussi exotique qu’un moteur hyperluminique, voire plus encore. C’est l’arrière-arrière-arrière petit-fils du cohéreur lui-même qui nous a permis de visualiser l’inconnu : le modem. Un grand merci aux sites de physiciens, d’historiens des sciences, de radio amateurs, de musées des arts et techniques d’avoir permis aux anglicistes que nous sommes de visualiser l’objet. Une image valant mieux qu’un long discours, ce sont les formules les plus simples qui ont été retenues, preuve de l’influence de ces sources cartésiennes qui regorgent de dessins, photos et schémas.

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- Ah, si vous saviez ce que c’est [si vous le saviez], vous connaitriez quelque chose que personne ne connaît [/ une grande inconnue ?]. On peut juste en dire ça de ce que nous appelons Electricité }, mais la magie, les manifestations, les ondes hertziennes sont toutes détectées par cette chose-ci. [/ Il y a « ça / cette entité » (ce que nous appelons Electricité), mais le grand secret (ses manifestations, les ondes Hertziennes) est révélé par ceci] Nous l’appelons le cohéreur [(j’ai trouvé « radioconducteur » comme trad sur le net)].
Il saisit un tube de verre, pas plus épais qu’un thermomètre, dans lequel se trouvaient deux minuscules électrodes/pistons } [électrodes me semble mieux coller à la description donnée] [[pistons]] en argent qui se touchaient presque et qui étaient entourées [-> « between » => séparées par] [[entre eux, se trouvait d’]] une quantité infinitésimale de poudre métallique.

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13L’autre domaine qui s’est avéré délicat est la médecine. Pour « Dans le même bateau », nous n’avons pas trouvé de solution satisfaisante à « The Horrors ». L’expression est familière, explicitement celle que n’emploierait pas un médecin, pour désigner un delirium tremens. Nous expliquons notre choix dans la note qui accompagne le texte et n’envisagerions pas de publier sans cette explication. Si quelqu’un trouve une expression correspondante, nous serions ravis de modifier la nôtre.

14Un autre produit nous a posé des problèmes dans « Sans fil » : « chloric ether ». Après avoir parcouru des traités de chimie, sans tous bien les comprendre, nous avons éliminé les substances qui auraient provoqué la mort des personnages par ingestion. Nous avons retenu le terme “éther”, le plus simple et le plus commun en français, qui désigne à la fois un liquide précis, l’éther diéthylique (C4H10O) et la famille des éthers à laquelle les deux produits appartiennent. “Éther” a l’avantage d’avoir une odeur caractéristique, familièredes lecteurs sans connaissance préalable en chimie et donc de rendre la synesthésie. Il renvoie aussi directement à la théorie de l’éther luminifère, de l’éther des romantiques et à l’anesthésie. Les autres traductions, “éthylène dichlorique” (C2H4Cl2) ou “Huile hollandaise”, sont plus précises mais produisent des effets étranges et surtout n’ont pas les connotations exploitées dans la nouvelle.

Néologismes

15Dans les textes de ce volume, la plupart des néologismes sont contenus dans « L’Enfance de l’air ». Kipling ne forge pas de néologismesà l’échelle des syllabes mais forme des mots composés. Ceux-ci, comme souvent, sont simples mais associés de manière inédite. Cette simplicité contribue au pseudo-réalisme, à l’insertion des novums dans le quotidien banal des personnages.

ground-circuited : sol-circuités
loop-circuit : boucle-circuiter,
forced timber : boisements forcés
agricultural implement : instrument agricole 
road-surfacing machines : parementeuses
levellers : niveleuses

16La traduction de “keels” a fait l’objet d’un rapide débat. « Il y a deux cent cinquante quilles là-haut, séparées de cinq milles. ». Métonymie familière pour désigner les aéronefs, un premier choix a été “coques”, plus parlant a priori et surtout connotant moins le bowling que “quilles”. Finalement, nous avons décidé de coller à l’expression de Kipling, estimant que c’était notre manque de culture maritime qui nous faisait rater l’image de cale sèche.

“All right, all ra-ight”, he repeated. “Come and lie down. Come below and take off your mask. Igive you my word, old friend, it is all right. They are my siege-lights. Little Victor Pirolo’s leetle lights. You know me ! I do not hurt people.”
« Tout va bien, tout va bi-en, répétait-il. Venez vous allonger. Descendez et enlevez votre masque. Vous pouvez me croire, mon ami, tout va bien. Ce sont mes phares de siège. Les “pitites” lumières du petit Victor Pirolo. Vous me connaissez ! Je ne fais de mal à personne. »

what Pirolo insisted on calling ‘my leetle godchild’ —that is to say, the new Victor Pirolo.
sur ce que Pirolo s’entêtait à appeler “mon pitit’ filleul”, c’est-à-dire le nouveau Victor Pirolo.

17On retrouve dans ce passage la même modification de voyelle que pour l’accent écossais dans « The Ship That Found Herself » : Little => leetle. L’effet n’est pas tout à fait le même ici, puisque le terme est écrit normalement en début de phrase. Avec la répétition, le second marque une variation familière et affectueuse tout en rendant l’accent italien de Pirolo.

Onomatopées

18Les onomatopées dont Kipling est coutumier posent aussi des problèmes au traducteur. Rappelons que si les coqs chantent “cocorico” en français, les mêmes oiseaux chantent “cock-a-doodle-do” en anglais. Dans « Le Navire qui trouva sa voie », Kipling transforme le son de la corne de brume en cris poussés par la vapeur.

“Hurraar ! Brrrraaah! Brrrrrrp!” roared the Steam through the fog-horn, till the decks quivered. “Don’t be frightened, below. It’s only me, just throwing out a few words, in case any one happens to be rolling round to-night.”

« Houhhhhh! Brouhhhhh! Brrrrreuh! rugit la Vapeur dans la corne de brume à en faire trembler les ponts. N’ayez pas peur, en-dessous. Ce n’est que moi qui envoie quelques mots au cas où quelqu’un arriverait ce soir. »

Le son Image7est alvéolaire et modifie le son des voyelles qui le précèdent. Ce son n’existant pas en français, l’allongement est transféré sur les voyelles, rendu par convention par la multiplication du <h> qui indique la tenue du souffle. Le choix des sons est un mélange entre une approximation entre les deux systèmes phonétiques et l’imagination et la mémoire auditive du traducteur.

Rrrrrraaa ! Brraaaah ! Prrrrp ! : Reuhhhhh! Brouhhhhh! Preuhhhhh!

Grrraaaaaah ! Drrrraaaa ! Drrrp ! : Greuhhhhh! Drouhhhhh! Dreuhhhhh!

19Kipling emploie un procédé similaire à l’intérieur des mots, en multipliant certaines syllabes. Dans « Le Navire », il reproduit le fonctionnement du moteur à vapeur.

“If you’d been hammered as we’ve been this night, you wouldn’t be stiff - iff - iff; either. Theoreti - retti - retti - cally, of course, rigidity is the thing. Purrr - purr - practically, there has to be a little give and take. We found that out by working on our sides for five minutes at a stretch - chch - chh. How’s the weather ?”

« Si l’on vous avait martelée comme nous l’avons été cette nuit, vous ne seriez pas roide-oide-oide non plus. Théorique-rique-rique-ment, bien sûr, tout est dans la rigidité. Dans la prrra-prrra-pratique, il faut savoir faire des concessions. C’est ce que nous avons découvert en travaillant couchés sur le flanc pour cinq minutes d’affi-ffi-ffi-lée. Quel temps fait-il ? »

20La traduction s’attache à conserver la morphologie des bégaiements (retti – cally => rique-ment) et/ou la famille des sons,d’une fricative [chch-chh] à une autre [ffi-ffi]. Kipling se servant des effets sonores pour ajouter du sens, il n’a pas été possible de conserver “purr” qui signifie “ronronner” dans la version française. Dans « Sans fil », Kipling emploie le même procédé pour reproduire la mise sous tension puis les cliquetis du radiotélégraphe. Dans ce texte, nous avons pu conserver “kiss-kiss-kiss” puisque le terme est compréhensible pour la plupart des lecteurs français.

Poésie

21Les problèmes posés par la poésie ne sont pas spécifiques, ce sont les mêmes qu’en prose mais poussés à l’extrême. D’ailleurs, on ne peut limiter la poésie chez Kipling aux seuls passages en vers, comme en atteste le passage de Keats traduit en prose dans « Sans fil ». C’est pour cette raison que nous avons mentionné les “morceaux de bravoure”. Un des éléments les plus intéressants pour la traduction est la manière dont Kipling passe d’une langue très simple à des épisodes très travaillés, voire flamboyants. Pour les poèmes eux-mêmes, nous avons décidé de garder dans le second volume de ces actes, Sans fil et autres récits de science-fiction, deux versions de la « Sestine de la Tramp-Royale », afin de mettre en lumière la différence entre une traduction et une réécriture. Nous pensons cependant que la différence est spécieuse et tient à une conception restrictive de la fidélité au texte original. Toute traduction est une réécriture basée sur une interprétation et des compromis. Si une version semble prendre plus de liberté avec le texte original c’est pour mieux en rendre la structure rythmique sur laquelle est fondée la poésie anglaise. L’autre est plus proche du sens de certains mots et des structures de rimes, sacrifiant du même coup un élément majeur du texte original. Nous n’avons évidemment pas de réponse définitive : il nous semble cependant que produire un texte laid par soucis de fidélité est une trahison plus grave qu’un déplacement d’image. Tout est affaire de goût, d’époque de sensibilité et de principes remis en cause à chaque texte. Signalons les nombreuses traductions en français de « If… » accessibles sur Internet et très intéressantes à comparer.

22Ci-dessous se trouve le remaniement d’une traduction préexistante de Keats, autre auteur dont les traductions ont particulièrement besoin de nouvelles traductions.

Pomme confite, coin, prune et gourde, [[gourde et prunelle]] Des gelées plus onctueuses que la crème caillée,Et des sirops diaphanes colorés à la [[de]] cannelle, Manne et dattes, à bord de galion de l’Argos, importés [[à bord de l’Argos cheminant]]Depuis Fez; des mets délicats et épicés en provenance [[et des friandises épicées toutes venant]]De la soyeuse Samarcande ou du Liban des cèdres. [[De Samarcande la soyeuse, ou du berceau des cèdres, le Liban.]]

23Pour finir, nous vous offrons une page de travail, rédigée pendant la traduction de la seconde description de l’officine, transfigurée par les ampoules. Ce passage est un de ceux qui a demandé le plus de travail, comme en témoigne les notes croisées qui ne rendent pas justice à certains débats mémorables sur la teneur en alcool de l’acide chlorhydrique ou la toxicomanie du mariposa tigre.

24De l’autre côté de la rue, en se fermant, des volets aveugles transformaient les flammes des lumières en taches de suie /de l’autre côté de la rue, des volets aveugles qui se fermaient renvoyèrent de froids éclats de la lumière au gaz (pourquoi « taches de suie » ?) ; la violence du vent « scouring » -> abrasif? => la force abrasive du vent violent (tu as oublié « savage ») décapait le trottoir séché qui paraissait avoir la chair de poule à être ainsi malmené je pense que « rough up » est à comprendre au sens de « ébouriffé » et est donc redondant avec « chair de poule », et, bien avant qu’il ne passât, nous pouvions/pûmes entendre le policier se réchauffer en se tapotant les bras. À l’intérieur, les effluves de cardamomes et d’acide chlorique d’étherchloré se disputaient à celles le formule me gène en français : on dispute quelque chose à quelqu’un Mais je ne trouve pas mieux que « s’opposaient àcelles »des pastilles et autres « a score of » = une vingtaine de médicaments, parfums et savons. Nos lumières électriques, installées « set low » pourrait vouloir dire « mis au minimum, baissé »tout en bas des vitrines devant les panses tonneaux des bocaux de Rosamund les bocaux de Rosamund, pansus comme des tonneaux, projetèrent vers l’intérieur des trois gribouillis (daub = barbouillage) éclaboussures monstrueuses formes rouges, bleues et vertes qui éclatéèrent en un kaléidoscope (de lumières peut être enlevé, ce sens est compris dans kaléidoscope) sur les boutons à facettes des tiroirs de médicaments, sur les grandes bouteilles de parfum les bonbonnes à parfum en cristal taillé, et sur les ballons des bonbonnes sparklet/et les ballons des bouteilles à eau de Seltz (d’après mes recherches sur le net, ces « capsules » servent à faire du « soda-water », donc de l’eau de Setlz). Elles teintèrent le sol blanc carrelé de magnifiques taches rouges, c’est « elles » l’antécédent, pas les taches, donc virgule et pas de « qui » qui éclaboussèrent se répandirent le long du jusqu’au « along », littéralement : sur toute sa longueur rail -> barre, tringle du comptoir en argentan et donnèrent aux panneaux en acajou ciré le grain l’apparence élaborée des blocs de marbre de porphyre et de malachite d’après ce que je crois comprendre de la syntaxe, je propose : et donnèrent aux panneaux en acajou brillant du comptoir l’apparence de billes savamment veinées : (on peut étoffer par « on aurait dit des ») des plaques de porphyre et de malachite. [...] Il avait tiré/ramenéles 2 vont; je préfère ramené la couverture autrichienne sur ses épaules , et au milieu de ces lumières conflictuelles warring = contradictoire, en opposition. Je propose « divergentes » il semblait être plus que jamais l’incarnation d’un papillon de nuit drugged => intoxiqué, ivre, d’après moi un mariposa tigre pour tiger-moth, j’ai trouvé (un) écaille, phalène tigrée (vient de la trad de Keats) sous psychotrope ok, je n’avais pas vu que tu l’avais gardé pour la fin. Mais la formule en « sous » me semble un peu anachronique.

Daniel Tron, Aurélie Villers et Danièle André

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Notes de bas de page numériques

1  Rudyard Kipling, «If», 1895 (traduction : André Maurois).

Pour citer cet article

Danièle André, Daniel Tron et Aurélie Villers , « Si tu peux supporter d’entendre tes paroles travesties par des gueux pour exciter des sots », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Annexes, Si tu peux supporter d’entendre tes paroles travesties par des gueux pour exciter des sots, mis en ligne le 30 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=546.


Auteurs

Danièle André

Angliciste, Université Pasquale Paoli, Corte. andre.daniele@wanado.fr

Daniel Tron

Angliciste, Université de Tours. daniel.tron@free.fr

Aurélie Villers

Angliciste, Université de Lyon II. aurelie.villers@wanadoo.fr