Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 6 

Claude Ecken  : 

Désir de science

p. 160-170

Index

Thématique : astronomie , authenticité, autorité, Boyer (Olivier), Cohen (José), Comte (Auguste), coupure du réel, dessin, éducation, effet de réel, émerveillement, enchantement, Ernst (Sophie), expérience (humaine), expérimentation scientifique, Freinet (Célestin), génie, idée de soi, imaginaire, jeu, Kremer-Marietta (Angèle), lacanien, LAMAP, langue, Le Navire qui trouva sa voix, Léna (Pierre), liberté, loi, nouveauté, observateur, Pinhas (Richard), plaisir, positivisme, robot, savant, théories scientifiques

Texte intégral

1Comment créer un désir de science chez les jeunes? La question demande de définir au préalable les causes du désintérêt pour les sciences. Si celles-ci sont clairement identifiées, il sera plus facile de chercher des solutions. Diverses lectures et des recherches sur Internet m’ont permis de rapporter de quoi faire un rapide tour de la question.

2Sophie Ernst, formatrice de maîtres, dans un intéressant exposé, se demande : « pourquoi le désir de science qui a porté les siècles précédents semble-t-il nous avoir déserté, au moment où nous aurions de quoi le nourrir et le canaliser efficacement, dans l’idéal d’un vrai partage ? »

3Certes, l’image de la science (et l’on s’est précisément penché, au cours de ces journées, sur les représentations de la science) est fortement dégradée de nos jours : elle demeure ambivalente, à la fois triomphante (on sait ce qu’on lui doit), et asséchante. Son efficacité et sa puissance la rangent au rang des dangers reconnus. Mais cela ne suffit pas pour en faire un repoussoir : l’ambivalence, la dangerosité, suscitent curiosité voire fascination. Sophie Ernst relève que les scientifiques et enseignants déplorant ce désintérêt cherchent les causes dans la science ou la pédagogie de la science, comme si la faute en incombait aux instances scientifiques. Pour elle, la cause relève d’un fait social plus large et plus complexe.

4J’ai tendance à abonder dans son sens : les littéraires, qui cherchent à intéresser les jeunes à la lecture, sont en proie aux mêmes questionnements et aux mêmes stratégies de séduction pour parvenir à transmettre, un peu, quelque chose de notre héritage culturel. Il en va de même pour les autres disciplines, même la musique, celle traditionnelle ou classique, alors que la musique est omniprésente chez les jeunes au point que certains trouvent angoissant de devoir s’en passer —mais il s’agit d’une musique véhiculée par la mode du moment. Comme si les jeunes ne vivaient que dans une bulle de présent, sans connexion avec le passé et donc sans projection vers l’avenir.

5La question qui se pose aujourd’hui se résumerait donc plutôt à : comment communiquer un désir de culture, un désir tout court ?

6L’approche de Sophie Ernst est celle d’une pédagogue scolaire qui s’est attachée à questionner le rapport des enfants à l’école et au savoir, certes, mais aussi à élargir cette réflexion en examinant le rapport de la société au savoir en général et pas seulement aux sciences. Car l’attitude de l’un détermine la façon d’enseigner de l’autre. Résumons son éclairante analyse : l’enseignement de la science, mais aussi sa pratique, sont souvent à l’opposé de ce qu’elle a été et devrait être.

7Méthode : La science suppose une méthode. Jadis, elle était profusion, imagination, désordre (on garde à l’esprit l’image du savant bouillonnant propagée par les romans populaires), à présent elle impose rigueur, méthode, distance critique. La science est longue, difficile, stricte; elle suppose un apprentissage incontournable de savoirs à acquérir. Elle suppose la patience : c’est la science des technocrates.

8Interdits : Jadis brouillonne dans son élaboration, faite de curiosité et passion, elle est aujourd’hui synonyme d’ascèse, ce qui conduit à un simulacre de science, où celle-ci est dévitalisée (mais le passionné, tout entier tourné vers l’objet de sa passion, est considéré par autrui comme un ascète qui néglige les autres plaisirs de la vie), synonyme d’asepsie, car désinfectée, planifiée, claire, nette, carrée, et pour tout dire castratrice. Nous sommes dans le fantasme de pureté ; éliminant ce qui fait désordre et trouble la lecture d’un phénomène, la science devient totalitaire : les idéologies totalitaires du XXe siècle étaient largement scientistes.

9À la suite de Sophie Ernst, j’ajouterais que les impératifs actuels de sécurité ont achevé de figer cette nouvelle image de la science. Le fantasme de zéro défaut, parce qu’il est utopique, implique qu’on se prémunit des risques par une sécurité totale, et finalement totalitaire : l’individu, infantilisé car au comportement jugé irresponsable, est protégé de lui-même par une série de lois et mesures répressives qui sont autant de restrictions des libertés individuelles. Au niveau industriel, on est tenu de concevoir des objets parfaitement inoffensifs (peu importe si leur efficacité s’en trouve amoindrie). En sciences, l’individu irresponsable, dangereux pour lui-même et autrui, correspond au savant fou ou à l’inventeur qui ne mesure pas la conséquence de ses découvertes, et qu’il convient de surveiller et de brider dans ses élans de créativité brouillonne. Ce qui conduit à limiter la recherche par des mesures propres à écarter tout danger potentiel. Initiative et créativité s’en trouvent contrariées. Du temps de l’émergence du nucléaire civil, on avait tendance à accuser la météo, entre autres maux, d’être victime des “savants avec leur expériences” sans que cette opinion ne se traduise autrement dans les faits —la seconde génération de réacteurs verra des associations de riverains militer plus activement sinon contre le nucléaire du moins en faveur de la prévention des risques. À la fin du XXe siècle, à peine opérationnelles, la science du clonage, les révolutions de la génétique, font l’objet de lois sur la bioéthique. Il est symptomatique de constater aujourd’hui, à propos de la science émergente de la nanotechnologie, que, pour la première fois, des associations et des politiques ont lancé des débats sur leur éventuelle nocivité avant même que les premières applications pratiques aient vu le jour. La société, après avoir supporté des catastrophes provoquées par une science mal maîtrisée, s’est progressivement enquis de la nocivité de l’existant, puis des projets, et à présent de recherches dont les retombées restent virtuelles : on constate combien le regard de la société sur la science a changé en même temps que la société évoluait.

10De même, Olivier Boyer, professeur des universités et praticien hospitalier, et José Cohen, directeur de recherche à l’INSERM, dans un article précisément intitulé «Susciter le désir de science»1, regrettent qu’on accole à la science un impératif d’excellence considéré comme objectif consensuel de la recherche et impropre selon eux à pousser aux carrières scientifiques : viser l’excellence, c’est aussi « conforter la jeunesse dans le sentiment que la science est un domaine dans lequel bien peu trouveront une place et un lieu d’accomplissement de soi». « La recherche est un monde exigeant », « nul ne se fixe la médiocrité comme ambition », mais il faut se garder de faire de l’excellence un « prérequis absolu» ou « un mode d’organisation exclusif », trop élitiste.

11On conçoit là que le regard sur la science est également intimidant. La science, ce ne sont pas seulement les grandes découvertes qui changent le monde, ce n’est pas forcément le domaine d’expression des génies insurpassables…

12Pierre Léna, astrophysicien et membre de l’Académie des sciences, un des initiateurs de LAMAP (La Main à la pâte, militant pour l’enseignement des sciences à l’école primaire) relève une autre série de représentations négatives de la science :

  • son intransigeance, marque d’autorité absolue : quand la science a dit que... tout le monde est censé se taire. “Il a été prouvé que…” est tellement sans appel que même les charlatans s’en servent pour vanter leurs dons ou leurs produits miracle. Elle interdit la prise de parole, l’échange, le débat et se montre ici aussi totalitaire.

  • sa coupure du réel : c’est un monde de concepts, d’abstractions, dont le rapport avec les aspects pratiques n’est pas immédiatement perceptible (d’ailleurs bien des découvertes sont le fruit du hasard ou sont des retombées inattendues d’une application relevant d’un domaine éloigné —et ceci est devenu, sous une forme simpliste, une autre représentation de la science !).

13De là découlent des présupposés et des attentes erronées; la science est jugée à l’efficacité, le savoir pur n’est plus pris en compte (on se souvient des rengaines des élèves face aux matières scolaires : à quoi ça sert d’apprendre cela ?).

14Pierre Léna met le doigt sur un présupposé répandu : la science peut tout, résout tout.

15Il m’est arrivé, passant dans des écoles et parlant des dangers auxquels on doit s’attendre dans le futur, concernant surtout l’épuisement des ressources et la pollution, d’entendre des enfants à peine concernés par ces problèmes décréter : on trouvera bien quelque chose. De même, leur imaginaire les pousse à inventer, sous couvert de réalisations futures, des technologies totalement impossibles. Pierre Léna a bien raison de rappeler que « on ne soumet la nature qu’en lui obéissant ». « La vérité scientifique ne se décrète pas, c’est la nature qui vote ».

16Cette totipotence supposée fait qu’on se désintéresse de ce qui est en jeu, voire du problème, devenu secondaire, sachant qu’il existe forcément une solution non contraignante disponible dès lors que volonté politique et ressources financières sont au rendez-vous. Ce que Léna signale là est qu’on passe, dans nos sociétés surmédiatisées, « de la connaissance à l’information » : la science se résume à de la nouveauté, à l’effet de surprise suscité par l’innovation, remplacé par un autre dès lors que l’émotion s’émousse.

17J’ai relevé chez Angèle Kremer Marietti, à propos de la perception actuelle du positivisme2, que le concept de science au service de l’homme, jadis entendu dans une perspective humaniste, est, mal digéré, appliqué à la lettre dans le but d’obtention de résultats. Le propos de l’auteur, assez éloigné de notre sujet, s’y rattache dans la mesure où il déplore qu’on sépare la sphère de l’expérience humaine de la science. Prêchant pour l’unité de la science, il aborde le concept de l’encyclopédie sous divers considérations philosophiques; ce qui m’a paru pertinent à rapporter ici est que le recours à l’encyclopédisme implique le recours à une histoire des sciences, « et surtout aux sciences dans leur histoire ».

18Ramené à ce qui a été dit plus haut, il semble évident que le fil historique permet de donner du sens à un ensemble de concepts qui apparaissent sinon coupés du réel et de restaurer une logique inhérente à des découvertes éparses dès lors qu’elles sont réinsérées dans une conquête du savoir.

19De même, Pierre Léna, dans sa conférence donnée en novembre 1998 à l’IUFM de Nantes, trouve préoccupant le découpage du savoir « en tranches de saucisson infiniment étroites et qui ne communiquent guère les unes avec les autres ». L’histoire des sciences restaure une unité. Une histoire, n’importe quelle histoire, est un récit qui fait sens, et l’on voit déjà se profiler ici l’importance de la fiction comme mise en scène d’un savoir.

20Après ces diverses considérations sur la science, il reste à interroger la façon dont les jeunes perçoivent aujourd’hui un apprentissage. Sophie Ernst note quelques observations évidentes : un savoir ancien est perçu comme un savoir périmé ; un long apprentissage est forcément mal vécu et non souhaitable. Jadis, « la pédagogie reposait sur la fiction d’une table rase » : la subjectivité de l’enfant n’entrait pas en cause. Aujourd’hui, le post-modernisme place à l’avant-plan l’idée de soi. Il s’agit de favoriser l’expression d’une authenticité déjà là. C’est assez net dans le dessin, où l’apprentissage de l’observation et de la perspective, l’enseignement d’un savoir-faire, est abandonné au profit d’une mise à disposition de langages et de ressources, d’outils graphiques parfois très élaborés, dans le but de favoriser l’expression et stimuler la créativité, laquelle ne peut se faire que de façon désordonnée si rien ne vient la canaliser.

21Un exemple beaucoup plus récent permet d’abonder dans ce sens : lors des débats sur la réforme de l’enseignement primaire, qui préconise le retour à des “fondamentaux” (lecture, écriture, calcul) et au “par cœur”, des enseignants ont redouté de faire des enfants des robots et se sont insurgés contre le fait de faire apprendre des règles avant qu’elles ne soient comprises et acceptées par l’enfant de façon à ce qu’il reconnaisse la nécessité de les savoir par cœur : on suppose donc qu’il est capable d’effectuer ce jugement par lui-même. On mesure là l’importance de la subjectivité et la place accordée à l’individu dans l’apprentissage d’un savoir.

22Faut-il le déplorer et regretter l’éducation à l’ancienne ? Sophie Ernst ne confronte pas les extrêmes mais souligne quelques dangers : dès lors qu’on n’enseigne plus de vérité générale mais qu’on valorise des vérités particulières, une expression du moi, le monde massif du savoir scientifique s’oppose aux vérités personnelles, au risque de voir se développer une préférence à faire le deuil de savoirs rationnels pour ne pas avoir à sacrifier sa personnalité.

23Pierre Léna fait probablement un constat similaire quand il préconise, dans ses manipulations scientifiques, « de faire percevoir à l’enfant que les choses ne nous obéissent pas » : la vérité subjective s’efface devant la confrontation au réel. En ce sens, il commence à donner des solutions. Son objectif est de rappeler les rapports de la science à des points fondamentaux qui font partie de la construction de l’individu :

  • le rapport au réel est incontournable (j’ajouterais que de regrettables accidents le rappellent parfois brutalement) ;

  • le rapport à l’universel : le fait scientifique est le même pour tous ;

  • le rapport à la vérité : seule la nature dit juste ; la science élabore sans cesse des vérités partielles amenées à être réexaminées ou corrigées un jour, mais ne décrète pas, ni n’exerce de compromis.

24Inutile de rappeler le nombre de fois où il est fait des entorses à ces principes, ne serait-ce que parce que l’adulte a d’énormes difficultés à répondre à une question d’enfant : je ne sais pas.

25La méthode de Pierre Léna pour susciter le désir de science est triple :

  • utiliser le vécu : donner place de choix dans l’expérience du réel vécu et observé permet le rapport au réel ;

  • préférer le naturel : utiliser la langue naturelle et non un jargon savant souvent utilisé comme leurre pour donner de la science une image déformée, sérieuse, complexe, difficilement accessible, etc. ;

  • susciter la curiosité, ce qui implique de nourrir convenablement, et de façon mesurée, l’enfant avec du savoir.

26À cet égard, Pierre Léna parle de façon pertinente de la télévision et du savoir de l’enfant, dont on nous dit sur un ton rassurant qu’il voit et sait beaucoup de choses grâce à elle : la télévision ne nourrit pas de façon active ; elle donne à l’enfant des connaissances mais pas de savoirs. Et l’appétence est tuée par la saturation.

27Il est facile de partager son point de vue selon lequel une société d’abondance, où l’offre culturelle est pléthorique, et surtout disponible en totalité, partout et toujours, éteint le désir. Paradoxalement, l’abondance autour de soi crée du vide en soi. On ne peut pas désirer ce qui est là.

28Pour Pierre Léna, la curiosité est importante à nourrir non pas pour fournir l’occasion de remplir un esprit de connaissances diverses et variées mais parce qu’elle participe à la construction de la personnalité, en établissant « un rapport juste au monde des objets, au monde des choses, au monde de la nature ». Et il note par ailleurs que «longtemps, la science s’est construite sur ce mécanisme d’interrogation».

29Curiosité, interrogation… Il ne s’agit pas d’inculquer grâce à cela le sens de l’effort : quand on a le goût de quelque chose, on n’a pas la sensation de fournir des efforts. La curiosité n’est là que pour mobiliser.

30C’est la même idée que l’on retrouve chez Sophie Ernst qui estime que pour susciter le désir de science, il faut un enjeu. Quand on a quelque chose à gagner ou à perdre, l’esprit est mobilisé par le problème à résoudre. Elle aussi estime que l’histoire des sciences constitue un excellent vecteur à son apprentissage : expliquer qu’il n’y a pas une succession d’idées géniales mais un lent cheminement, des tâtonnements jalonnés d’erreurs et de méprises, essentiels à l’acquisition d’un savoir, permet de se familiariser avec la science, de la montrer moins écrasante, et d’apprendre la patience.

31L’enjeu de la fiction est une autre façon ludique de susciter un désir de science, quand celle-ci est par exemple au centre de la résolution d’une énigme policière. Le désir de savoir pousse à décrypter : dans cette perspective, la lecture de Sherlock Holmes est pour Sophie Ernst préférable à celle d’un manuel scolaire.

32Avec l’histoire des sciences, tout n’est pas donné d’un coup, formules savantes et explications qui forcent l’évidence. Comme dans un roman, la solution est au bout. Le temps est un élément essentiel du désir : c’est celui de l’attente, qui déploie les rêves et stimulent l’imagination.

33Dans une interview, le très “deleuzien” compositeur Richard Pinhas a évoqué un texte de Serge Leclaire titré « La Réalité du désir »3 qu’il confronte à une théorie lacanienne. Rien à voir avec la science, donc, mais il se trouve précisément que l’analyse des trois temps du désir exposés par Pinhas est parfaitement adaptable à notre propos :

  • le temps de regarder est celui de la perception, qui n’est qu’un pur désir affirmatif, qu’on pourrait traduire par l’émerveillement devant un objet scientifique, ou, en littérature de science-fiction, la suspension de l’incrédulité ;

  • le temps de comprendre est le temps qui permet de faire des liens, pas forcément logiques ni pertinents, car ces liens ne délivrent pas obligatoirement un sens, mais ils ont l’avantage de mettre en perspective la perception, d’en faire une perception consciente, active ;

  • le temps de conclure est celui où le désir devient besoin et se traduit par une théorisation, une axiomatisation : le sens est à présent ordonné, un désir producteur est né, celui du désir de science.

34La science est un flux, elle suscite autant de questions qu’elle en apporte, elle suppose un incessant va-et-vient de l’observation à la réflexion, de la théorie à l’expérimentation. Cette circularité est à préserver, elle est à l’opposé de la science figée, immobile, telle qu’on l’enseigne ou telle qu’on se la représente. Et il semble qu’elle se résume parfaitement dans ces trois temps, qui rappellent des principes à l’œuvre dans la pédagogie Freinet ou dans La Main à la pâte, et ailleurs : Montrer, expliquer, conclure.

35Tous les auteurs cités ici ont évoqué à leur manière le besoin de susciter le désir de science aux jeunes par la fascination, l’étonnement qui éveille la curiosité et le désir de comprendre. Ils ont aussi conscience que cela ne suffit pas. Par quoi poursuivre l’enchantement ?

36On a compris aujourd’hui qu’on n’apprend bien qu’en s’amusant : les approches ludiques se sont multipliées partout ; les tentatives de séduction, parfois racoleuses, se trouvent associées à de multiples projets didactiques, mais on reste souvent à la marge, la frontière n’est pas forcément franchie car la curiosité n’est pas entretenue ni orientée vers l’objet qui l’a suscité. Il n’y a qu’à se promener dans les musées actuels, qui proposent, par le biais d’écrans interactifs, de jeux instructifs, d’expériences étonnantes, de casques proposant des parcours, un savoir dépoussiéré de l’ancienne conception des lieux de rassemblement du savoir, expositions mornes et figées à parcourir en silence, pour réaliser à quel point il ne suffit pas d’user d’effets spéciaux spectaculaires pour gagner la partie : comme des volées de moineaux, une classe de lycéens s’abat sur les bornes et autour des expositions animées, appuie en aveugle sur des boutons et s’égaille dans la salle suivante avant même d’avoir observé le résultat de ses manipulations si celui-ci s’est fait attendre.

37Il reste donc à savoir comment et surtout par quel moyen la prolonger. Quelles stratégies adopter pour continuer à cultiver cet intérêt et le transformer en activité structurante de la personnalité et constituante de savoir ?

38Cet état des lieux de la façon dont est considérée la science et perçu son apprentissage n’est peut-être pas tout à fait exact ni complet, mais il pose déjà un certain nombre de questions susceptibles de nourrir des débats. Il pose celle de la production du désir ; encore faut-il bien distinguer, dans l’élaboration de stratégies, le désir de science dans et hors l’école. Il ne s’agit pas de considérer les choses sous le seul angle de la pédagogie scolaire.

39Parmi les approches ludiques, celle de la fiction romanesque paraît constituer un bon tremplin. De nombreuses personnalités parmi les spationautes et les astrophysiciens ont avoué avoir trouvé leur vocation après la lecture du diptyque de Tintin Objectif Lune et On a marché sur la Lune. On pourrait relever sans peine d’autres exemples. La science mise en scène dans la fiction éveille l’intérêt, lui donne des couleurs, et l’imaginaire qui se nourrit de science apparaît souvent plus fascinant que celle déconnectée du réel.

40Il reste à examiner les stratégies adoptées par Kipling dans ses œuvres pour mettre en scène la science ? Il y a chez Kipling un effet de réel indéniable, l’exposition de connaissances dans des domaines très variés.

41Porte-t-il également un regard critique sur la science de son époque ou bien se contente-t-il de l’utiliser au gré des besoins ? Ici aussi, sa position envers la science paraît moins univoque qu’au premier abord, ne serait-ce que parce que cet auteur a toujours su mêler les mythes et légendes à ses récits aux couleurs pourtant très réalistes ; sous les dehors d’une science triomphante, représentative de l’esprit pragmatique du civilisateur, cette approche métaphysique, spirituelle de la même réalité, n’est pas anodine.

42De même, suscite-t-il un désir de science par ses textes ? La science, et plus particulièrement la technique dont il s’est fait l’observateur minutieux, est-elle un enjeu au sein de ses intrigues ou un simple décor à l’arrière-plan ? Sans se montrer d’un didactisme pesant, Kipling parvient à expliquer, avec un art consommé de la narration, un mécanisme complexe (celui d’un train ou d’un navire) voire un objet technologique comme un pont, sur lequel personne ne s’attarde ni ne s’extasie malgré les prouesses ayant présidé à sa conception ; il apparaît qu’il sait parfaitement donner de la cohérence à un ensemble et expliquer un mécanisme là où d’autres se contentent de le décrire. Les moyens qu’il met en œuvre, les outils qu’il utilise méritent d’être relevés. On peut également se demander s’ils sont encore valables aujourd’hui ou quelles autres techniques sont venues en renfort.

43Bref, à un siècle de distance, Kipling a assurément encore des choses à nous apprendre.

Roland C. Wagner et Claude Ecken

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Notes de bas de page numériques

1  Les Échos, 28 décembre 2007.

2  A. Kremer Marietti, « De l’unité de la science à la science unifiée : de Comte à Neurath », in Auguste Comte, Trajectoires du positivisme, L’Harmattan, 2003.

3  S. Leclaire, « La Réalité du désir », 1965 ; in Écrits pour la psychanalyse I, Seuil, coll. Arcanes, 1998.

Pour citer cet article

Claude Ecken, « Désir de science », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 6, Désir de science, mis en ligne le 27 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=541.


Auteurs

Claude Ecken

Ecrivain, Béziers, ecken@tiscali.fr