Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 1 

Aurélie Villers  : 

De la probité des raconteurs d'histoires

Voix, points de vue et narrations dans quelques nouvelles de Rudyard Kipling
p. 59-71

Index

Thématique : .007 , A.B.C., animaux, authenticité, Avec le courrier de nuit, bourgeoisie, Brunner (John), conte, conteur, Dans la maison de Suddhoo, Dans le même bateau, démocratie, dialogues, Dimbula, En marge de la profession, expérience (humaine), fantastique, franc-maçonnerie, Gottlieb (Robert), héros, ingénieur, invisible, journaliste, Keats (John), L'Enfance de l'air, L'OEil d'Allah, langue, Le Navire qui trouva sa voix, le Roi de l'arnaque, loi, manipulation (du lecteur), merveilleux, merveilleux scientifique, narrateur omniscient, observateur, parenthèses, passivité, personnages féminins, personnification, point de vue, proto-science-fiction, récit d'initiation, Sans fil, Un fait, vulgarisation

Texte intégral

1L’incipit de «Dans la maison de Suddhoo», première nouvelle du recueil Rudyard Kipling: Collected Stories, édité par Robert Gottlieb1, et l’une des toutes premières écrites par Kipling, est un long paragraphe dans lequel un narrateur présente, à la première personne, les habitants de cette maison. Il s’agit d’un narrateur omniscient (« I daresay this prophecy will come true ») qui, occasionnellement, s’adresse directement au lecteur (« You may recognize it (…)»). Ce type d’intervention sur le récit plonge le lecteur dans une atmosphère de conte, tout en la rendant la plus vivante possible, et bien que le narrateur prenne soin d’ancrer son histoire dans un pseudo-réel (l’habitation est localisée près de «Taksali Gate» et de «Peshawar»). Néanmoins, l’incipit se clôt sur le commentaire suivant, une fois tous les protagonistes présentés: «This lets you know as much as is necessary of the four principal tenants of the House of Suddhoo. Then there is Me of course ; but I am only the chorus that comes in at the end to explain things. So I do not count » (p. 6); aveu d’impuissance qui sera confirmé par son impossibilité d’agir à la fin de la nouvelle.

2Dans cette déclaration tient l’ambiguïté récurrente du statut du narrateur chez Kipling: il se présente comme un observateur, un témoin inactif qui ne fait que rapporter et commenter mais ne nie pas avoir une mainmise absolue sur son récit, quitte à le tronquer (« This lets you know as much as necessary ») et à manipuler son lecteur à loisir. C’est sur le statut de ces narrateurs que nous aimerions nous pencher dans le détail.

Les narrateurs de Kipling sont-ils bien aussi inutiles que celui-ci l’affirme ? L’ancien journaliste ne sait-il que mettre en scène des raconteurs qui laissent parler les faits et n’interviennent que rarement pour commenter et éclaircir le récit d’événements fabuleux? Les commentaires de fin de nouvelles seront-ils bien éclairants ?

3La tension entre journalisme et fiction, entre l’idée que l’on se fait d’une certaine neutralité et celle d’un récit orienté, est au cœur de «Un fait » («A Matter of Fact», 1893), la première nouvelle du recueil édité par John Brunner, The Science Fiction Stories of Rudyard Kipling. Cette dernière estune nouvelle hautement métafictionnelle. Les “faits” du titre et la “forme” que prendra le récit des événements, mentionnée en passant2, sont ce qui unit et désunit un groupe de journalistes, témoins inopinés de la mort d’une créature marine fabuleuse. Autant de journalistes, autant de manières de raconter l’événement: Zuyland, Sud-Africain, propriétaire et éditeur d’un journal, fait un récit sobre et objectif3 (listant les membres de l’équipage du bateau qu’il fait même jurer de la véracité des faits) et finit par déchirer son compte-rendu (“account”) et le jeter par-dessus bord pour des raisons semblables à celle que le narrateur présentera plus ou moins obscurément en fin de récit (s’amusant du précédent « but I am only the chorus that comes in at the end to explain things ») ; Keller, un Américain enthousiaste, se laisse griser par « the biggest scoop on record » (p.9) et emporter par sa propre prose4 ; reste enfin le compte-rendu d’un narrateur5 étrangement peu loquace, désabusé et individualiste (il refuse que tous mettent en commun leurs notes: «Nothing is gained by collaboration in journalism when we all deal with the same facts (…)», p.9). Le titre de la nouvelle est donc trompeur: tout n’est ici qu’affaire de forme, comme peut être trompeuse la profession de foi du narrateur qui s’amuse de l’enthousiasme d’un Keller prêt à se heurter aux codes de la presse britannique, dans laquelle il espère faire paraître son article.

4Ainsi, aucune des trois versions du scoop du siècle ne sera publiée, celle de Keller étant refusée par tous les éditeurs britanniques. Que faire donc d’une histoire véridique mais incroyable? Cette question n’attend pas tant une réponse qu’un renversement: comment accueillir une fiction des plus farfelues? Le narrateur se confine au rôle que son comparse de «Dans la maison de Suddhoo» s’est prescrit et conclut ainsi métaphoriquement la nouvelle, après un bref dialogue avec Keller :

“What are we going to do ?
— Tell it as a lie.
— Fiction ?” This with the full-blooded disgust of a journalist for the illegitimate branch of the profession.
“You can call it that if you like. I shall call it a lie.”
And a lie it has become ; for Truth is a naked lady, and if by accident she is drawn from the bottom of the sea, it behooves a gentleman either to give her a print petticoat or to turn his face to the wall and vow that he did not see. (p. 13)

5Pour le lecteur averti, les leçons sont multiples et programmatiques en ce qui concerne les fictions courtes de Kipling: le journalisme est un échec, la vérité un serpent de mer, un mythe, et la fiction est ici présentée comme ce qui se rapproche le plus de la vérité, comme ayant toujours, aussi incroyable qu’elle paraisse, une base véridique. Le narrateur a finalement bien écrit son article: un retournement métaleptique en fait une nouvelle de onze pages, signée de Kipling, intitulée «Un fait», une profession de foi et un aveu absolu de manipulation du lecteur et des faits. Il ne saurait y avoir d’autre forme de récit. Le lecteur est prévenu. Cette profession de foi veut lui faire croire à l’objectivité et à la neutralité des récits (le narrateur n’est-il pas journaliste ?6) et permet à l’auteur de couvrir d’un voile de vérité les inventions et découvertes les plus fabuleuses: serpent de mer, bateaux volants, navires ou trains doués de parole et de raison, et autres que l’on rencontre dans cette anthologie. Auteur et narrateur, métiers exercés par l’auteur, journalisme et fiction, événements crédibles et événements fabuleux seront mêlés au plus haut point dans ces fictions à la brièveté d’articles de fond.

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7Le corpus qui nous occupe ici est majoritairement celui du recueil de John Brunner. Il s’agit de nouvelles et non de contes (récits pour lesquels Kipling est principalement connu). Ce sont également des récits dits de science-fiction (ou de proto-science-fiction) qui partagent avec les contes un aspect merveilleux, mais qui ici tient aux objets ou découvertes présentés, et non point tant à une forme littéraire codée. On peut dresser une typologie des nouvelles du recueil qui, en certaines occasions, sembleraient déjà mettre à mal l’opposition conte/nouvelle.

8L’essentiel des textes (sept nouvelles sur neuf) pourraient être rassemblés sous l’appellation « amongst gentlemen of the same trade » en ce que leurs diégèses sont basées sur un principeimmuable: un groupe d’hommes qui ont la même profession ou le même intérêt se trouvent rassemblés et vont partager une expérience digne d’être racontée. Ces histoires connaissent deux formes de narration: soit un participant au rang secondaire raconte les faits dont il est témoin, ce qui donne des récits intradiégétiques à la première personne du singulier, soit les faits sont rapportés à la troisième personne du singulier par un narrateur hétérodiégétique omniscient. S’affrontent alors, dans cette catégorie, les formes les plus opposées de la narration: un témoin véridique et garant de ce qu’il rapporte (le narrataire se l’imagine tout de suite journaliste) contre la narration la plus impersonnelle et désincarnée qui puisse être. Les nouvelles narrées à la première personne du singulier sont: «Un fait», «Sans fil», «Avec le courrier de nuit» et «L’Enfance de l’air». Les récits hétérodiégétiques regroupent «Dans le même bateau», «L’Œil d’Allah» et «En marge de la profession ».

9Une seconde catégorie de nouvelles rassemble «Le Navire qui trouva sa voix» et «.007». Toutes deux empruntent une forme bien référencée de la littérature du XIXe siècle, celle du Bildungsroman ou “récit d’initiation”, un tant soit peu pervertie néanmoins en raison de leur héros: non pas un jeune homme qui part découvrir le monde, mais une machine, fleuron technologique de l’ère de la vapeur, qui va faire son premier voyage : respectivement dans les deux nouvelles, un navire et une locomotive. Cette catégorie de ce que l’on pourrait appeler des “récits d’initiation prosopopéiques” est à rapprocher de la pratique littéraire du conte, puisqu’on y retrouve des objets parlants et agissants qui vivent dans une société qui côtoie la nôtre, pratique que Kipling a surtout mise en œuvre dans ses contes animaliers.

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11Dans cette catégorie, il faut bien considérer qu’il s’agit de jeux de voix, au sens propre comme au figuré. Ici, le narrateur s’efface pour mieux laisser place au merveilleux du sujet: des machines parlantes. Plus exactement, il semble s’agir d’un point de vue adopté, d’une entrée dans un autre monde enchâssé dans le nôtre où les machines sont régies par les mêmes lois et coutumes que les hommes. Cela, pour encore mieux célébrer le merveilleux du génie humain qui a produit ces machines. Le monde des hommes n’est jamais loin: cadre enchâssant dans «Le Navire qui trouva sa voix» (la nouvelle s’ouvre et se clôt presque sur un dialogue entre membres d’équipage), société ou caste annexe dont les membres se côtoient dans « .007 ». On a néanmoins l’impression que l’homme n’est qu’un principe créateur dans «Le Navire qui trouva sa voix» et disparaît complètement lors du voyage tandis que, dans «.007», hommes et machines ne se côtoient que lors des voyages.

12Kipling est un grand amateur de dialogues, auxquels il recourt fréquemment comme technique d’introduction et de vulgarisation. «Dans le même bateau» débute sur un dialogue entre un patient et son médecin, entre un homme passif en proie à un mal qu’il méconnaît et un homme de science avisé qui détient les clés de sa guérison. C’est un moyen économique et vivant d’entrer dans l’histoire, qui fait en outre l’économie d’une introduction longue et descriptive. À l’identique, presque, « Le Navire qui trouva sa voix» reprend la polarité que Kipling affectionne: un dialogue vulgarisateur entre des hommes de métier (le maître d’équipage et l’ingénieur en chef) et la naïve demoiselle, fille du propriétaire du bateau, à laquelle le narrataire s’identifie tout en prenant une distance amusée lorsqu’elle se fait trop ingénue. À la fin du voyage reprend le dialogue, mais le nombre de voix se réduit: la demoiselle, l’ingénue, n’est plus là, signe de l’expérience gagnée (le personnage de Miss Frazier redouble bien entendu la personnification du navire féminisé, la Dimbula), mais pas uniquement. Car tout, dans cette nouvelle, est histoire d’unification des voix. Le voyage aboutit sur une voix unique alors que, dans «.007», le premier voyage de la locomotive lui permet inversement d’avoir voix au chapitre et, avec l’expérience gagnée, d’acquérir un statut qui l’autorise à entrer dans le dialogue des autres locomotives.

13L’idée fondatrice de «Le Navire qui trouva sa voix» est d’avoir personnifié à l’extrême un navire, c’est-à-dire d’avoir doté chacune des parties qui le composent de sa propre voix. La première traversée, symbolique, verra les voix et les constituants du navire s’unir et s’accorder, sous l’œil averti de “la Vapeur” qui le meut, pour que la Dimbula ne soit qu’une et trouve enfin sa propre voix, son “âme”. La nouvelle ne se clôt pas tout à fait sur le dialogue, mais sur un commentaire avisé de la Vapeur, qui en a tant vu. On peut avoir une lecture “sociale” de la nouvelle, en particulier parce que, selon leur “rang” et leur nombre, les constituants du navire ont un niveau de langue plus où moins soutenu7. Mais c’est davantage une lecture métafictionnelle qui nous intéresse ici. Des parties disparates qui s’accordent pour faire un tout cohérent, une instance au point du vue supérieur, impalpable, qui meut le tout et distille sa sagesse et son omniscience, un voyage qui entraîne le lecteur: on reconnaît là le fonctionnement même d’un texte. On peut aisément assimiler la Vapeur au ton souvent paternaliste à ce narrateur à la troisième personne8 qui alterne explications vulgarisatrices et comptes-rendus des événements au style indirect libre (et qui est donc, comme la vapeur, à la fois hors du navire et dedans). On peut pousser la comparaison jusqu’à voir, dans l’histoire de la Dimbula, celle du fonctionnement d’un texte littéraire qui, une fois lâché seul en pleine mer, affrontant son lecteur, devient une entité autonome, supérieure à toutes les voix qui le compose. Comme le dit l’ingénieur, « even after a pretty girl’s christened a ship it does not follow that there’s such a thing as a ship under the men that work her » (p. 17). Un texte de fiction est plus qu’un titre donné par l’auteur, et plus que ce qu’en fait son lecteur. C’est un ensemble de voix9 et d’images qui, en complète autonomie intradiégétique, trouvent leur voie/x.

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15Si les personnages féminins brillent par leur absence ou leur caractère secondaire (Mrs. Berners dans «En marge de la profession» et Miss Henschill dans «Dans le même bateau» (toutes deux étonnamment présentes dans les intrigues parce qu’elles sont souffrantes), la mystérieuse et séduisante Fanny Brand dans«Sans fil» ou encore une jeune campagnarde et une folle suicidaire dans «L’Enfance de l’air»), Miss Frazier a néanmoins de nombreux comparses masculins dans l’œuvre de Kipling. Les récits à la première personne du singulier mettent majoritairement en scène des découvreurs plus ou moins naïfs, mais aux motivations toujours troubles et obscures. Sur ses motivations, voici ce que dit le narrateur de «Sans fil»: «For reasons of my own, I was deeply interested in Marconiexperiments at their outset in England; and it was a piece of Mr. Cashell’s unvarying thoughtfulness that (…) he should (…) invite me to see the result »10. Une belle leçon de dissimulation cachée sous une apparence d’explication. Tout aussi vagues sont celles des narrateurs respectifs de «Avec le courrier de nuit» et «L’Enfance de l’air»11 : «My purpose was a run to Quebec in‘Postal Packet 162’» (p.68) nous informe laconiquement le narrateur de la première, tandis que le second est un peu plus explicite et, au moins, précise son statut : « as the Board’s Official Reporter, I am bound to tell my tale » (p. 89) ; citation qui nous renvoie immédiatement à l’ambiguïté du statut des récits instauré par «Un fait», à la fois rapport officiel (ce que doit produire un “Official Reporter”) et conte (“tale”) : fiction, journalisme, vérité et mensonge se retrouvent. Ceci, bien entendu, ne fait que porter le narrataire à s’interroger sur son propre rôle: lecteur de conte, de journal, de publication officielle, des mémoires? Si l’on attend de ces narrateurs à la première personne du singulier, intradiégétiques et non omniscients, une certaine spontanéité et un témoignage coloré de leur propre point de vue, leur absolue passivité et naïveté fréquente en feront des manipulateurs avertis qui se dissimulent sous leur probité de journalistes.

16Comme on peut le lire dans la tournure « I am bound to tell my tale », ces personnages-narrateurs sont absolument passifs, présents mais non agissants. Dans la première page de «Avec le courrier de nuit», on trouve par exemple des formules de ce type (p.68): «I stood » (personnage immobile), « my purpose was to » (et non, par exemple, « I aimed to »),« I was conducted by a courteous and wonderfully learned official » (tournure passive qui insiste, par contraste, sur le manque de connaissances du narrateur), « He introduced me to the Captain of ‘162’ » (et non « I met »), etc. Passivisation, tournures impersonnelles et insistance sur l’ingénuité du narrateur sont soulignées dans l’incipit. Ces personnages seront donc des naïfs, des questionneurs et des observateurs qui transcrivent ce que leurs sens ont perçu. Décrivant le raz-de-marée causé par le serpent de mer, le narrateur de «Un fait» ne se livre qu’à deux activités: parler et ressentir. Ses seuls actes, à la page 5, sont les suivants : « I saw it », « I argued », « I saw that much», «before I could catch breath or clear my eyes again», «I asked what had happened » et « I said ». En bons journalistes, l’essentiel de leur activité parlée consiste donc à poser des questions, comme dans «Sans fil»: « I began the first of a hundred questions » (p. 50).

17Au cœur de l’action, ce type de narrateur s’efface devant les événements, préférant laisser place aux conversations des protagonistes acteurs. Ses commentaires, pas toujours finaux comme l’aurait laissé penser l’affirmation du narrateur de «Dans la maison de Suddhoo», se font alternativement lors de descriptions des phénomènes inhabituels ou dans de rares passages vulgarisateurs derrière lesquels on sent poindre l’auteur. Le journaliste sait se faire poète lorsqu’il rapporte le phénomène12 et occasionnellement vulgarisateur, ce qui contredit son caractère naïf affiché13, mais sait aussi préserver le dynamisme du texte tout en se donnant davantage de garanties d’authenticité, cela en incluant des “documents” : le chant de MacDonough dans «L’Enfance de l’air», celui des locomotives de «.007» ou encore «‘Elsinore’ — the oldest of our chanteys » (p.86) dans «Avec le courrier de nuit». Ces chants, qui closent souvent les nouvelles, sont encore une marque de l’union des voix disparates.

18À l’unicité de ton de la voix qui rapporte ce dont elle est témoin, il faut néanmoins apporter un correctif de taille qui démontre encore la subtile habileté de l’auteur: on trouve, dans «Avec le courrier de nuit», un jeu sur les temps habituellement utilisés dans des textes de cette époque14 qui force à mettre en doute l’aspect “témoignage en direct” des faits rapportés à la première personne par un narrateur-journaliste. Si l’aventure aérienne de narrateur et de l’équipage du “162” est racontée au présent (effet d’immédiateté qui sous-entend: je vous raconte ceci au moment même où je le vis, et vous le vivez donc presque comme moi et en même temps que moi), l’aventure est toutefois enchâssée dans des considérations rapportées au prétérit, ce qui a pour effet de déplacer temporellement l’histoire et de nier l’effet d’immédiateté du segment enchâssé.

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20Il reste enfin à considérer les trois nouvelles restantes, «Dans le même bateau», «L’Œil d’Allah» et «En marge de la profession», dont les événements sont rapportés par des voix non identifiables, hétérodiégétiques mais omniscientes. De tels narrateurs, on attend des récits assurés qui ne laissent pas poindre le moindre doute, ces derniers sachant tout de l’époque, des protagonistes, de leurs pensées et motivations les plus intimes et également de l’issue de l’histoire. Mais sous couvert de cette omniscience qui va permettre de plonger le lecteur au cœur du récit et sous prétexte de le dynamiser et d’y introduire de la variété, ces raconteurs cachent de grands manipulateurs. Le personnage qui occupe le plus le narrateur de «Dans le même bateau» ne s’appelle-t-il pas “Conroy”, littéralement, “the king of con”, “le roi de l’arnaque” ?

21L’omniscience de ces raconteurs est frappante et transparaît à plusieurs niveaux. Dans «L’Œil d’Allah», le narrateur démontre sa parfaite connaissance de l’histoire globale du monde. Ainsi commente-t-il une affirmation : « (…) said John, not knowing he was a generation or so ahead of his time » (p.152) ; une telle remarque ne fait qu’entériner le propre savoir du narrateur. Mais il est tout autant au fait des motivations et pensées les plus intimes de chaque protagoniste : « John took note of the keen profile, and — it might serve as a note for the Great Luke [l’ouvrage sur lequel John travaille] — his hand moves to his bosom » (p.150). Cette incise mérite d’être détaillée. Rapporté par le narrateur au style indirect libre, la remarque se veut explicative des motivations et des actions de John, élément que le narrateur juge d’une si grande importance qu’il n’hésite pas à interrompre la phrase au beau milieu, accordant alors un niveau supérieur au commentaire qui vient masquer l’information livrée par la phrase première.

22Le narrateur omniscient ne parle donc pas d’une seule voix mais, au contraire, joue à superposer tous les éléments dont il a connaissance: les commentaires sur l’époque, les discours des personnages qui dialoguent (le narrateur respectant même leurs hésitations, auto-corrections ou interruptions), leurs pensées intimes, les explications vulgarisatrices avancées de façon neutre15, d’autres à visées comiques (en partie en raison de leur répétition)16, et éventuellement même, des didascalies lors de ces dialogues17. La superposition des voix, enfin, se retrouve essentiellement dans le point de vue adopté dans la narration: le narrateur passe allègrement —et cela est valable pour les trois nouvelles— des documents “authentiques” insérés ou cités dans le texte (la lettre du Dr. Gilbert à Conroy, par exemple, ou l’étiquette du flacon de Nadjolène dans «Dans le même bateau»), au style direct du dialogue, aux propos rapportés, au style indirect libre, à ses commentaires propres et même à d’autres commentaires encore moins neutres qui font de lui un conteur plus qu’un narrateur, comme on peut le voir dans les remarques suivantes à la syntaxe hautement manipulée: «So then, they did » (p.166) ou « Of Mr. Frost, she saw but little(…) » (p.172) dans «En marge de la profession». Dans une même perspective, on peut interpréter l’apparent refus de choisir un personnage unique comme centre de focalisation dans « Dans le même bateau», puisque le point de vue narratif, d’abord neutre dans le dialogue d’ouverture entre les deux protagonistes, passe alternativement de Gilbert (que l’on suit dans sa partie de golf) à Conroy (que l’on suit dans ses voyages et dans son retour intermédiaire à la vie “normale”).

23Tout ce jeu sur la superposition des voix, le changement de point de vue et les codes de la narration se trouve concentré dans deux derniers éléments : le rappel que tout n’est qu’affaire d’œil et d’observation, et un jeu sur le passage fréquent du microcosme au macrocosme, ou inversement. Au beau milieu de la description du phénomène dont les moines sont témoins dans «L’Œil d’Allah», le narrateur explique: «Thence the eye carried on to the insanely active backs of the downward-racing swine (…)» (p.153). Le narrateur reprend de la distance par cette formule indéterminée (il ne précise pas qu’il s’agit du regard de moines ni même des yeux d’un observateur) et rappelle que tout n’est qu’affaire d’observation, d’œil. Mais de quel œil ? Celui d’un personnage, d’un narrateur au point de vue divin comme semble l’intimer le titre de la nouvelle, ou l’œil du lecteur? Cette nouvelle met en scène la découverte de la mise en abyme des mondes, principe hautement dangereux et perturbant dont les protagonistes préfèreront faire disparaître toute trace.

24Dans chacune des neuf nouvelles du recueil, quel que soit le choix narratif de l’auteur, on retrouve de soudaines prises de distance (géographique) qui font passer du microcosme de l’histoire à d’autres considérations macrocosmiques : voyage en mer, prise d’altitude dans les airs sont propices à la relativisation des faits. Alors que Conroy est aux prises avec la crise qui s’annonce, le narrateur termine abruptement son paragraphe et débute ainsi le suivant : « The rest was darkness through which some distant planet spun while cymbals clashed. (Beyond Farnborough the 10.8 rolls out many empty milk-cans at every halt) » (p. 125). Littéralement enchâssé dans ces parenthèses, le monde de l’intrigue, que l’on veut rendre plus réaliste en la contant soudain au présent, se trouve relativisé dans un univers qui porte les marques du temps du récit (le prétérit, aussi bien temps du passé que de l’irréel en anglais). Où est l’intrigue? Où est le réel ? Tout cela est bien relatif.

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26Conteur un jour, conteur toujours. Qu’elles soient narratives ou syntaxiques, les caractéristiques du conte se retrouvent dans presque toutes les nouvelles du recueil. Mais certaines nouvelles sont d’une interprétation particulièrement complexe parce que, contrairement aux attentes, elles ne sont pas contées par une voix unique qui assènerait une morale univoque à la fin. «L’Enfance de l’air», par exemple, pose une interrogation cruciale sur la nature de la démocratie. Cependant, c’est aussi une histoire de science-fiction aux trouvailles qui feraient pâlir les grands de l’âge d’or (et dont ces derniers auraient su se contenter), et met aussi en regard deux grandes nations (deux mondes, même, l’ancien et le nouveau) par l’intermédiaire de deux villes jugées représentatives, Chicago et Londres. Parce que tous les protagonistes (membres de l’A.B.C., observateurs d’autres pays, reporter témoin, administrateurs de Chicago, membres de la sédition, responsable des spectacles de Londres) ont la parole, il est malaisé de discerner une démonstration univoque de la part de l’auteur. Certes, Kipling est un auteur qui sait user des tropes du conteavec bonheur : écrire une nouvelle captivante pour tout type de lectorat sur le principe d’un navire parlant n’est pas chose aisée. Mais il fut aussi journaliste et sait mettre en scène des narrateurs qui s’effacent devant les faits et propos des acteurs principaux. Il reste surtout auteur de fiction. Le meilleur moyen qu’il a su trouver pour ne pas avoir à tourner le tête vers le mur, comme le dit le narrateur de «Un fait», tient donc à superposer les conventions narratives du récit et à jouer avec elles: voix, points de vue et types de narration alternent et sont détournés avec une habileté fascinante.

27Polyphoniste18 et écrivain de science-fiction avant l’heure, Kipling s’amuse à multiplier les voix, mais offre par là même à son lecteur autant de prises sur son récit, le forçant à interpréter seul un texte dans lequel il a su l’impliquer au plus haut point, pour finir par laisser ce texte, comme la Dimbula, affronter seul son lecteur, en sachant que la cacophonie, dont la Vapeur s’amuse, finira par s’unifier harmonieusement.

Aurélie Villers

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Notes de bas de page numériques

1  « In the House of Suddhoo », 1886 ; in Rudyard Kipling : Collected Stories, Robert Gottlieb dir., Everyman’s Library éd., New York, 1994.

2  En parlant d’histoires célèbres dans le milieu du journalisme, le narrateur indique au début du texte : « We told them all as a matter of form, with all their local and specific variants which are surprising » (p. 3, c’est nous qui soulignons), semblant assimiler et reléguer au second rang ce qui a trait à la forme, aux convenances, aux civilités. Cette indication de pagination et toutes les suivantes renvoient aux textes originaux, dans le recueil de J. Brunner.

3  « Zuyland took a heavy column and a half, giving approximate lengths and breadths, and the whole list of the crew whom, he had sworn on oath to testify to his facts », pp. 9-10.

4 « Keller triple-headed his account, talked about our “gallant captain”, and wound up with an allusion to American enterprise in that it was a citizen of Dayton, Ohio, that had seen the sea-serpent. This sort of thing would have discredited the Creation, much more a mere sea-tale, but as a specimen of the picture-writing of a half-civilized people it was very interesting », p. 9.

5 « I wrote three-quarters of a leaded bourgeois column, roughly speaking, and refrained from putting any journalese into it for reasons that had begun to appear to me », p. 10 ; raisons qu’il n’explicitera jamais clairement.

6  La nouvelle est encore programmatique en ce qu’elle utilise une technique d’ouverture que Kipling reprendra maintes fois : celle de la vérité générale avec laquelle le récit va s’amuser (la confirmera-t-il ou l’infirmera-t-il ?) : « Once a priest, always a priest ; once a mason, always a mason ; but once a journalist, always and forever a journalist » (p. 2). Kipling fut bien journaliste et franc-maçon. Le narrataire est dès lors poussé à assimiler auteur et narrateur. L’ouverture sur la profession la plus digne de probité (la prêtrise) place au plus haut point l’honnêteté de celui qui la pratique et est appelée à déteindre sur les suivantes. Mais toute l’espièglerie de l’auteur se retrouve dans ce “but” contrastif et ironique, là où la suite de la phrase tend à un faire un renforcement (« always and forever »), et où la conclusion de la nouvelle amènerait l’affirmation « once a journalist, then a writer of fiction ».

7 Ainsi, par exemple : « “Should I open, you would immediately be swamped. This is incontrovertible !” Patent things always use the longest words they can. It is a trick that they pick up from their inventors » (p. 21). On peut par ailleurs remarquer qu’il est difficile d’attribuer ce commentaire, qui pourrait autant être le fait du narrateur que de la Vapeur.

8  La Vapeur, comme les personnages-narrateurs qui connaissent les rouages des nouvelles du recueil, sait se faire vulgarisatrice mais aussi mystérieuse (« There is no sense in telling too much truth », p. 24).

9 Ainsi sur la Dimbula, « you will hear hundreds of little voices in every direction, thrilling and buzzing, and whispering and popping, and gurgling and sobbing and squeaking » (p. 17).

10  p. 49, c’est nous qui soulignons.

11  Les deux nouvelles étant placées dans le même univers (une Terre du futur régie par l’A.B.C.), on pourrait penser que leurs narrateurs respectifs ne font qu’un, étant donnés la similitude de leur point de vue et le manque caractéristique de traits permettant de les identifier.

12  Dans « As Easy as A.B.C. » : « We saw, we heard, but I think we were in some sort swooning. The two hundred and fifty beams shifted, re-formed, straddled and split, narrowed, widened, rippled in ribbons, broke into a thousand white-hot parallel lines, melted end revolved in interwoven rings like old-fashioned engine turning, flung up to the zenith, made as if to descend and renew the torment, halted at the last instant, twizzled insanely round the horizon, and vanished, to bring back for the hundredth time darkness more shattering than their instantly renewed light over all Illinois » (p. 97). On notera néanmoins son souci didactique dans les fréquentes comparaisons.

13  Connaisseur en matière de produits pharmaceutiques, le narrateur de « Sans fil » concocte un remède contre l’affection de Mr. Cashell : « (…) by the aid of a few cardamoms, ground ginger, chloric-ether, and dilute alcohol, [I] manufactured a new and wildish drink » (p. 51). Notons par ailleurs que ce narrateur amateur de phénomènes scientifiques est un lettré qui connait son Keats par cœur. Ceci contraste avec le reste de son questionnement naïf : « “But what is it ?” I asked. “Electricity is out of my beat altogether” » (p. 51), par exemple.

14  L’emploi du présent de narration caractérise plutôt la littérature moderne du milieu du XXe siècle.

15  Par exemple : « “And Brother Thomas” (this was the Infirmarian in charge of the monastery hospital) “he needs —” » (p. 142).

16  Cinq lignes plus bas que la citation précédente, on trouve : « (…) Brother Thomas (St. Illods’ meek but deadly persistent Infirmarian) (…) » (p. 143).

17 « “But if the little animal of Varro be invisible” — this was Roger of Salerno to Thomas — “how are we any near to a cure ?” »(p. 150).

18  Au sens bakhtinien, c’est-à-dire laissant libre cours à pluralité des voix, à la confrontation des discours et des idéologies, sans apporter de conclusion ni de synthèse, sans “monologisme”.

Pour citer cet article

Aurélie Villers, « De la probité des raconteurs d'histoires », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 1, De la probité des raconteurs d'histoires, mis en ligne le 21 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=511.


Auteurs

Aurélie Villers

Angliciste, Université de Lyon II, aurelie.villers@wanadoo.fr