Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 1 

Élodie Raimbault  : 

L’âme et la machine

les rouages de l’interprétation des images chez Rudyard Kipling
p. 43-57

Index

Thématique : .007 , animaux, antropomorphisme, apologue, artefact, Aux termes du voyage, boulons, chemin de fer, cinégénie, cinéma, conte, destinée, dialogues, Dimbula, émerveillement, Empire (britannique), esprit humain, expérience (humaine), expérimentation scientifique, fantastique, franc-maçonnerie, Frankenstein, génie, gothique, Haggard (Henry Rider), Hagiioannu (Andrew), Hanquart-Turner (Evelyn), héros, illusion, imaginaire, imaginaire scientifique et technique, invisible, James (Henry), Keats (John), Kim, Le Livre de la Jungle, Le Navire qui trouva sa voix, Lewis (C. S.), liberté, Madame Bathurst, Mason (Philip), médium, merveilleux, merveilleux scientifique, métal, Morin (Edgar), moyen de communication, Norton (Grace), objet technique, occultisme, passivité, psychologie, Sans fil, sex-appeal, The Day's Work, Tommy, vis, vocabulaire, Wells (Herbert G.)

Plan

Texte intégral

1Les images liées aux machines et à la mécanique sont fréquemment utilisées chez Kipling pour évoquer métaphoriquement des phénomènes psychiques, même dans des textes où il n’est par ailleurs pas principalement question de technique. À travers ces images s’exprime l’idée que l’esprit humain possède certaines similitudes de fonctionnement avec les moteurs et les machines en général, ce qui n’est pas sans conséquence sur les représentations de l’âme et de la pensée comme essentiellement humaines. La vision kiplingienne de l’être humain a été critiquée à cause de cette approche mécaniste présente dans certains textes, réduisant la psyché à un ensemble d’éléments qui interagissent de façon mécanique. L’intérêt que Kipling portait aux machines a d’ailleurs semblé dégradant à certains de ses lecteurs et critiques, notamment Henry James qui, dès 1897, dénonce dans sa correspondance privée une simplification excessive dans les sujets choisis par son ami :

In his earliest time I thought he perhaps contained the seeds of an English Balzac ; but I have quite given that up in proportion as he has come down steadily from the less simple in subject to the more simple, — from the Anglo-Indians to the natives, from the natives to the Tommies, from the Tommies to the quadrupeds, from the quadrupeds to the fish, and from the fish to the engines and screws1.

Une comédie humaine pourrait certes difficilement intégrer des artefacts parmi son réseau de personnages, mais l’incompréhension grandissante d’une partie du lectorat de Kipling, dont cette lettre n’est qu’un exemple, n’a cependant pas été générale. Cette représentation nouvelle a aussi beaucoup impressionné des personnalités comme H.G. Wells, qui parle à propos de Kipling de la « merveilleuse découverte des machines »2. Le rapprochement opéré par Kipling entre le domaine de la psychologie et celui de la technique permet d’ouvrir le champ d’investigation d’un auteur à la fois attiré par les nouvelles technologies et amateur d’atmosphères fantastiques, ainsi que de renouveler l’approche sur ces deux domaines. Ce questionnement entre aussi en résonance avec l’influence grandissante des mouvement spiritualistes des dernières années du XIXe siècle: la sœur de Kipling était un médium assez connu à l’époque, membre de la Society for Psychical Research, et son grand ami Henry Rider Haggard voulait à tout prix faire reconnaître à l’ironique auteur de contes fantastiques indiens la vérité de la réincarnation. L’alliance de ces croyances et de l’emploi de plus en plus répandu de nouvelles techniques de communication comme la télégraphie sans fil et le cinématographe doit nous permettre d’aborder les récits techniques de Kipling dans leur contexte particulier.

2Dans les nouvelles centrées sur les moyens de communication modernes, Kipling explore plus avant la question du lien entre technique et surnaturel: dans «Au terme du voyage» et «Madame Bathurst»3 en particulier, l’émerveillement du lecteur passe à la fois par la contemplation des objets techniques et par l’entrée dans un monde imaginaire dont toutes les règles ne sont pas scientifiquement compréhensibles. Les limitations de ce merveilleux scientifique sont liées à l’idée que la science et la technique peuvent finalement, si l’homme parvient à exploiter pleinement leurs possibilités, déchiffrer le monde sans rencontrer aucun obstacle.

Dans ces récits de cinéma et de photographie, Kipling s’affranchit au contraire du désir d’expliquer absolument le monde et réinjecte du merveilleux traditionnel dans des intrigues reposant sur l’exploration des nouveaux moyens de communication.

La fable mécaniste, ou les rouages de l’âme

3L’apologue est la forme la plus simple employée par Kipling pour représenter mécaniquement le fonctionnement de l’esprit, et il le fait notamment dans deux nouvelles de The Day’s Work, «Le Navire qui trouva sa voix», dont le personnage principal est un bateau, et «.007», où il s’agit d’une locomotive. L’interprétation morale de ces deux fables est balisée thématiquement par le titre même du recueil et, dans un article consacré à «Le Navire qui trouva sa voix», Evelyne Hanquart-Turner identifie clairement quelle filiation littéraire et morale sous-tend le texte :

Bien évidemment, solidarité, devoir et travail se combinent pour faire de la nouvelle une version moderne de la fable des membres et de l’estomac, fable que l’on retrouve sous de multiples formes dans la littérature ancienne avec laquelle Kipling, en homme de son temps, était si familier. Tout comme ce thème parabolique, elle s’inscrit dans une conception de la société hiérarchisée et ordonnée, mais aussi dans celle de la liberté stoïcienne4.

4Il est important de noter qu’entre la tradition et sa réécriture par Kipling, la représentation métaphorique du corps social change, littéralement, de véhicule : au corps humain succède une machine, un moyen de transport plus précisément. La nature composite de cet objet permet de transposer l’idée d’un dialogue conflictuel entre ses parties, mais Kipling exploite aussi, de façon paradoxale, la nature non humaine de son personnage. Comme le dit le capitaine : « she’s just irons and rivets and plates put into the form of a ship. (…) But there’s more than engines to a ship. Every inch of her, ye’ll understand, has to be livened up and made to work wi’ its neighbour – sweetenin’ her, we call it, technically »5. Avant de prendre la mer, le navire n’est qu’un objet inanimé, il doit ensuite s’humaniser et prendre vie, pour devenir un véritable bateau : comme une créature de Frankenstein faite de métal, la Dimbula est un monstre composite, sans âme jusqu’à ce qu’elle trouve sa voix, c’est-à-dire sa personnalité propre. L’emploi du vocabulaire de la psychologie par le capitaine est paradoxalement qualifié de parlertechnique, brouillant les frontières entre des domaines a priori hétérogènes.

5La comparaison entre le métal et le corps vivant se poursuit ainsi : « she’s a highly complex structure o’ various an’ conflictin’ strains, wi’ tissues that must give an’ tak’ according to her personal modulus of elasteecity »6. Le métal possède dès lors les qualités des tissus vivants, perdant sa rigidité pour acquérir une certaine élasticité et la capacité de s’adapter aux circonstances extérieures, presque même de se mouvoir de son propre chef. Or, ce changement ne peut s’effectuer que lors d’un voyage initiatique, ajoutant à la fable une épaisseur supplémentaire par référence à la tradition des récits de formation.

6*

7Kipling attribue à chaque partie du bateau une voix distincte, un caractère défini par sa fonction, ses inventeurs, sa matière : « Stringers always consider themselves most important, because they are so long » ; « Patent things always use the longest words they can. It is a trick that they pick up from their inventors »7. La personnalisation anthropomorphe des parties du bateau s’apparente ici à la satire, rappelant les Plain Tales From the Hills.À l’issue de sa première traversée, toutefois, le bateau lui-même fait entendre sa voix, faisant taire le tumulte des conversations cacophoniques de ses parties :

Then a new, big voice said slowly and thickly, as though the owner had just waked up : “It’s my conviction that I have made a fool of myself”.
The Steam knew what had happened at once ; for when a ship finds herself all the talking of the separate piecesceases and melts into one voice, which is the soul of the ship8.

8Kipling invente ici un nouveau type de héros, la machine anthropomorphe, mais cette fable morale reste assez maigre du point de vue psychologique, surtout si on la compare à la richesse des fables qui figurent dans les Jungle Books. Les objets ont certes une âme, mais sont limités par leurs fonctions, contrairement aux animaux de la jungle.

9C’est que Kipling, comme l’explique H. Sussman, ne crée ce personnage que dans le but d’illustrer une éthique de l’obéissance et du devoir :

Kipling used the engine often as a symbol of perfect obedience, for the machine is true not only to the laws of nature, but to its immediate superior, the engineer. (…) Losing one’s identity is often exceptionally pleasant, and Kipling’s writings shine with the joy of belonging9.

10Les personnages-machines sont, contrairement à ses animaux, de simples types et non des individus: tous les rivets ont la même personnalité, ils sont définis par leur fonction et leur plus grand désir est de faire leur devoir de rivets: «I’m here to do my work » ; « When in doubt, hold on » ; « we’re put here to hold you, and we’re going to do it »10. Toutefois, grâce à l’expérience gagnée lors de cette première traversée, les parties du navire comprennent que leur devoir n’est pas seulement d’exercer leur propre fonction mais aussi de prendre en compte les circonstances, de s’adapter à elles afin de mener à bien le projet collectif. Les rivets doivent donc céder d’une fraction de pouce, pour laisser jouer les autres parties quand le bateau est malmené par la tempête: Kipling dessine donc ici les contours d’une morale fondée sur l’exercice pragmatique d’une fonction, plutôt que sur une interprétation étroite de la notion de devoir.

11On retrouve ici les principes de sa conception politique liée à la gestion de l’Empire, mettant en avant le respect des règles mais aussi les capacités d’initiative et d’adaptation. Comme l’explique Andrew Hagiioannu11, l’impérialisme de Kipling s’exprime avant tout dans le souhait d’un retour aux méthodes pragmatiques mises en œuvre par l’ancien gouverneur paternaliste de la province du Punjab, John Lawrence. Dans ce système appelé “non-regulation”, il s’agissait de mettre en avant la responsabilité personnelle des administrateurs. Kipling voyait aussi l’Empire idéal comme un agencement complexe d’entités formant une unité malgré leurs spécificités, comme une mosaïque de nations travaillant ensemble. La Dimbula peut alors être comprise comme une figuration de cet idéal d’empire, ensemble composite dont les parties tendent à revendiquer leurs intérêts propres mais qui doivent apprendre à s’entraider.

12De nombreux textes renversent toutefois le rapport d’analogie entre le moteur et l’espritpar rapport à ce que nous venons de voir à propos des fables mécanistes : Kipling ne nous montre plus seulement des moteurs qui fonctionnent comme l’esprit humain, mais bien des personnages dont les modes de pensée ressemblent à des mécanismes. Dans Kim, par exemple, les trains, les armes à feu et un phonographe sont les rares objets mécaniques que l’on croise, mais l’esprit du héros est décrit comme un moteur, ou plus spécifiquement un embrayage, dans le chapitre 15 :

All that while he felt, thought he could not put it into words, that his soul was out of gear with its surroundings — a cog-wheel unconnected with any machinery, just like the idle cog-wheel of a cheap Beheea sugar-crusher laid by in a corner. (…)
“I am Kim. I am Kim. And what is Kim ?” His soul repeated it again and again.
He did not want to cry, — had never felt less like crying in his life, — but of a sudden easy, stupid tears trickled down his nose, and with an almost audible click he felt the wheels of his being lock up anew on the world without12.

13Avant le déclic, l’âme de Kim tourne à vide, la répétition infinie de la question identitaire imitant presque le bruit régulier d’un moteur débrayé. L’image du moteur tournant sans prise sur rien correspond à la répétition d’une même question trop abstraite pour que l’on puisse y répondre. L’impasse est surmontée au moment où Kim retrouve un contact concret avec le monde, à la fois à travers la sensation physique retrouvée grâce à ses larmes et dans une conscience renouvelée de ce qui l’entoure. L’expression « an almost audible click » suggère un mécanisme immatériel, un mécanisme de l’esprit qui s’enclenche presque malgré Kim: de même, les larmes coulent sans qu’il le veuille, sans même qu’il se rende compte qu’elles viennent, comme si son corps agissait automatiquement.

14Kim est pourtant un personnage qui s’oppose radicalement à l’inaction durant tout le roman: incapable de rester en place, il est le voyageur insatiable qui ne supporte l’enfermement scolaire qu’en contrepartie de promesses de périples aventureux. La stase de la fin du roman, imposée par la fatigue physique et l’angoisse identitaire, ne lui est pas naturelle, ce qui explique pourquoi la réaction d’enclenchement peut être lue comme un mécanisme de survie. Son inaction paraît même morbide, comme en témoignent les expressions « unnerved brain » ou « strange eyes unable to take up the size and proportion of things ». La privation de ses capacités intellectuelles et sensorielles est donc décrite en termes mécaniques de débrayage : le moteur qui tourne à vide suggère aussi la notion d’obsession, traduction psychologique de la répétitivité mécanique. C’est quand Kim est en danger et qu’il perd ses moyens que les réactions mécaniques peuvent le sauver, plutôt que sa subtilité habituelle.

15Les fonctionnements de l’esprit humain peuvent ressembler chez Kipling à ceux d’une machine lorsque le personnage est dans un état second, comme on le voit aussi dans «Sans fil», nouvelle qui met en regard une expérience de télégraphie sans fil avec ce qui semble être de la transmission de pensée. Dans ce texte, de nombreux critiques ont lu une représentation métaphorique de l’inspiration et de la création littéraire, notamment Philip Mason :

[Kipling] would have liked to find that creative imagination worked like electricity ; but this is on the materialistic side of the argument in which he was engaged all his life. He would make a story of the idea ; but it was not one of his profound beliefs.
Indeed, it was contrary to his deepest beliefs. He surely always believed in the individuality, the complexity, the diversity and the responsibility of man. He did not really believe in rays that put words into a man’s mouth ; he never believed that man was an automaton, obedient to every impulse of circumstance13.

16Kipling construit en effet un imaginaire matériel autour des phénomènes psychiques, et trouve dans l’invention du télégraphe une concrétisation de ces intuitions: une telle circulation invisible de l’information, vérifiable scientifiquement, ne peut qu’intéresser celui qui se décrit écrivant sous la dictée d’un Daemon14.

17Le point commun entre Kim et le personnage de Shaynor dans « Sans fil », assistant pharmacien qui reçoit comme par transmission sans fil le texte altéré d’un poème de Keats, est que tous deux peuvent avoir un fonctionnement mental mécanique. Shaynor se transforme littéralement en récepteur: il n’est plus attentif qu’aux mots qu’il capte, les répétant de façon obsessionnelle lui aussi, et son corps est parcouru de soubresauts et de tremblements sous l’effet de la transmission, « he shivered as he wrote ».Le terme même de machine est utilisé pour décrire les mouvements saccadés de Shaynor : « The head, moving machine-like, turned right to the advertisement where the Blaudett’s Cathedral pastille reeked abominably »15. Ce corps soumis aux chocs électriques et utilisé comme une partie d’un mécanisme rappelle ce que Nicholas Daly décrit du corps victorien soumis au voyage en train.

In general, the railway journey is described as a constant assault on the fragile nervous system of the traveller, which recalls the way in which reading the sensation novel was characterized. The traveller, like the reader of sensation fiction (and perhaps the audience for sensation drama), is thought to be harnessed into a particular apparatus. The novel threatened to couple the reader to its mechanism, the reader being “compelled to go on to the end, whether he likes it or not”, as Mansel puts it, by its powerful narrative motor (…) The train incorporates the traveller as a sort of human cushion or shock-absorber. In both cases, the subject is thought to be reduced to a position of passive reception, but also to be over-stimulated by this experience, to be rendered uneasy, even fearful16.

18Comme le voyageur et le lecteur, Shaynor se trouve inséré dans un mécanisme, soumis à ses mouvements heurtés, déshumanisé en partie puisqu’il n’est plus alors que la mise en œuvre d’une fonction précise, celle d’enregistrer par écrit les mots qu’il reçoit. Son corps adopte des rythmes mécaniques et des sons métalliques comme on le voit dans l’expression « the rattle of his breathing », ou encore dans la comparaison entre l’âme de Shaynor et le mercure du thermomètre, « it mounted like mercury in the tube. It lighted his face from within »17. La passivité du récepteur s’allie à sa tension extrême, ressentie simultanément par le narrateur qui a conscience d’assister à un événement extraordinaire, faisant le double portrait du mal de la fin-de-siècle que Nicholas Daly décrit plus haut, ce choc nerveux subi par l’utilisateur des techniques modernes qui, au lieu de contraindre son outil à sa propre volonté, se transforme en une partie de cet outil. Un grand tremblement met fin à la transmission, à la fois acmé et souffrance, durant lequel Shaynor est inconscient de sa force physique. Shaynor est l’instrument de l’expérience presque scientifique menée par le narrateur, il ne connaît plus son corps ni son esprit, il appartient au montage technique mis en place pour étudier les ondes radios et, donc, ne s’appartient plus. Restant inconscient de ce qui vient de se passer, il ne bénéficie pas de la découverte à laquelle il a participé. Il a été transporté par la technique de son monde, hors de son corps et de son esprit.

La photographie et le cinéma : transports et communications

Espaces confinés, espaces fantastiques

19Une atmosphère de confinement est instaurée au début de «Au terme du voyage», qui met en scène quatre Anglo-indiens vivant dans une région reculée et ne pouvant se rencontrer pour jouer aux cartes qu’une fois par semaine, quatre Britanniques dans un monde d’Indiens, quatre représentants de l’Empire tentant d’administrer ses frontières malgré un mode de vie éprouvant. Non seulement ils se trouvent au fin fond de l’état du Gaudhari, mais ils s’enferment dans un bungalow sans lumière, essayant de supporter la chaleur. Le lien entre les quatre hommes est décrit comme une nécessité vitale, « they ardently desired to meet, as men without water desire to drink »18, plutôt que comme une relation d’amitié : la grande solitude qu’ils connaissent dans leurs fonctions au service de l’Empire ne peut être compensée que par ces rencontres hebdomadaires entre Blancs, entre Anglais, pour jouer au whist. Dans «Mrs Bathurst», quatre hommes se rencontrent aussi, cette fois dans un wagon près d’une plage d’Afrique du Sud. Le wagon est un lieu clos, et le narrateur anonyme nous décrit un décor très délimité dans l’espace lui aussi: la scène est enfermée par les collines, l’océan, la ligne de chemin de fer, un ruisseau et la ligne de marée. L’effet obtenu est une concentration sur le groupe des quatre narrateurs, qui se comprennent entre eux car ils font partie du même cercle.

20Ces circonstances sont propices aux confidences et aux récits d’événements extraordinaires, à la marge du fantastique: elles rappellent ce que C.S.Lewis identifiait comme l’un des motifs kiplingiens fondamentaux : « What [Kipling] loves better than anything in the world is the intimacy of the closed circle »19. Kipling étant lui-même franc-maçon, il est familier de ces sociétés fondées sur une dynamique double d’inclusion et d’exclusion, et les reproduit fréquemment à diverses échelles dans ses nouvelles. Les textes que nous abordons ici rassemblent à chaque fois des personnages liés par un intérêt ou un savoir commun, ce qui leur permet de ne s’exprimer parfois qu’à demi-mot, et accentue le mystère de ces intrigues dont la dimension fantastique n’est pas toujours affirmée.

21L’espace confiné est aussi celui de l’appareil photo Kodak utilisé par le médecin dans «Au terme du voyage», boîte noire et mystérieuse, capable de contenir les images tirées de la psyché d’un homme en proie au délire. Le monde fantastique se trouve condensé dans cette réplique moderne de la lampe d’Aladin ou de sa version sombre, la boîte de Pandore. La miniaturisation du monde qu’effectue le procédé photographique traduit une simple technique en termes fantastiques et mythologiques. De nombreux objets techniques prennent cette caractéristique de condensation symbolique chez Kipling: l’appareil photo, la pellicule, mais aussi l’écran de projection deviennent davantage que de simples objets en dépassant les limites de leur exploitation réaliste pour devenir les supports d’interprétations du monde fantastique. La projection cinématographique dans «Mrs Bathurst» a une telle puissance d’évocation que les personnages pourtant habitués de ce spectacle s’y trompent: «the pictures were the real thing – alive an’ movin’ »20. L’espace restreint de la représentation photographique ou, mieux encore, cinématographique donne l’illusion d’un monde miniature plus intense, comme si le cadrage, en délimitant le champ d’observation, permettait une intensification de la perception.

Transports d’images

22On peut identifier la photographie et le cinéma comme un prolongement radical de l’évolution technique et esthétique amorcée par le train, l’automobile et l’avion: les nouveaux moyens de transport déplacent les passagers dans des paysages qui deviennent des décors que les voyageurs regardent passer devant eux; la photographie et le cinéma deviennent des moyens de transport symboliques, permettant de voyager en pensée, mais aussi concrets, transportant quant à eux à la fois l’image jusqu’à son spectateur et le spectateur jusque dans le monde représenté s’il se laisse, comme l’on dit, “emporter par son imagination”. Les technologies de l’image entraînent un questionnement sur la relation du spectateur et de l’objet photographié à l’espace géographique. La question de savoir ce qui est transporté, de l’objet photographié, de la photographie ou bien du spectateur, est plus complexe qu’elle ne le semble en apparence.

23Dans «Mrs Bathurst», le fait que l’on voie la gare de Paddington dans une salle de spectacle du Cap ne signifie bien entendu pas que le monument ait bougé, ni que le spectateur se trouve soudain à Londres. Symboliquement, toutefois, la distance entre les deux lieux se trouve comme abolie le temps de la projection cinématographique. Edgar Morin analyse ce phénomène ainsi: «Le film à l’échelle du plan comme à l’échelle d’ensemble du montage, est un système d’ubiquité intégrale qui permet de transporter le spectateur en n’importe quel point du temps et de l’espace »21. La confusion des repères géographiques s’étend plus largement dans la nouvelle, comme si l’hésitation provoquée par cette projection à distance empêchait toute localisation précise: depuis le Cap, Vickery voit la gare de Paddingtonmais il y reconnaît surtout Mrs Bathurst, patronne d’un bar près d’Auckland en Nouvelle-Zélande. À la question naturelle que lui pose Pyecroft: « I wonder what she’s doin’ in England », Vickery répond« She’s lookin’ for me »22, réponse absurde géographiquement puisqu’il se trouve au Cap, mais compréhensible s’il se croit lui-même projeté symboliquement à Londres par le film. L’ubiquité provoquée par le cinéma est donc bien celle du spectateur avant tout, même si elle affecte aussi le personnage filmé dans la diégèse. Vickery est victime de la puissance d’illusionnisme de la projection cinématographique, puisqu’il se croit à Londres quand il voit le film qui y a été tourné.

24Durant ces projections, Vickery se trouve assimilé à une machine: il ne parle presque plus, répète chaque jour les mêmes actions dans le même ordre et sa façon d’exprimer des émotions est essentiellement de faire cliqueter son dentier, c’est-à-dire la partie la plus purement mécanique de son corps. Ce cliquetis est comparé à celui du télégraphe, « ’e was clickin’ ’is four false teeth like a Marconi ticker »23, comme si Vickery communiquait par signaux en morse avec l’image de Mrs Bathurst. Transporté dans ce monde sans distances, il subit le même type de transformation que le personnage de Shaynor dans «Sans fil» – il devient émetteur, l’assistant pharmacien se faisant quant à lui récepteur, mais l’image est la même. Il s’invente un mode de communication libéré des contraintes matérielles, devenant son propre outil, son propre instrument technique, et créant par là même un espace dans lequel imaginaire et réalité se rejoignent sans contradiction.

25«Au terme du voyage» raconte un transport d’image opéré par la photographie, mais il ne s’agit plus cette fois d’importer une image réelle dans une représentation imaginaire du monde, mais bien d’obtenir une photographie à partir d’une vision imaginaire: Hummil, épuisé par le travail et le climat indien, a des cauchemars et des visions d’horreur, au point d’en mourir de peur malgré les conseils et les médicaments de son ami médecin, Spurstow. Ce médecin prend une photographie de l’œil du mort, après une discussion avec deux autres amis sur cette mort inacceptable, à défaut d’être inexplicable :

“Tisn’t in medical science.”
“What ?”
“Things in a dead man’s eye.”
“For goodness’ sake leave that horror alone !” said Lowndes. “I’ve seen a native die of pure fright when a tiger chivvied him. I know what killed Hummil.”
“The deuce you do ! I’m going to try to see.”
And the doctor retreated into the bath-room with a Kodak camera. After a few minutes there was the sound of something being hammered to pieces, and he emerged, very white indeed.
“Have you got a picture?” said Mottram. “What does the thing look like ?”
“It was impossible, of course, you needn’t look, Mottram. I’ve torn up the films. There was nothing there. It was impossible.”
“That,” said Lowndes, very distinctly, watching the shaking hand striving to relight the pipe, “is a damned lie.”24

26Plusieurs causes de la mort sont avancées par le médecin au fil du récit —arrêt du cœur ou apoplexie due à la chaleur— ainsi que par le domestique indien —une lutte avec la Peur— mais aucune ne satisfait le médecin lui-même, à qui Hummil a raconté de façon très convaincante ses visions. Il s’en remet alors à la photographie pour, paradoxalement, donner à voir l’invisible, comme si la sensibilité de la pellicule était plus grande que celle de l’œil. Auparavant, en inspectant l’œil du mort, on n’y voyait que des traces grises et floues, ininterprétables. L’appareil photo semble pouvoir mettre au point ces ectoplasmes, le gros plan venant résoudre techniquement le problème du déchiffrage de l’image. Le face-à-face entre l’objectif et l’œil n’est pas représenté directement dans la nouvelle, le cliché n’est pas non plus décrit, puisque Spurstow le détruit immédiatement : comme dans d’autres textes à tonalité gothique, Kipling use ici de l’ellipse pour accentuer encore l’horreur suggérée. Cette nouvelle s’inscrit ainsi en droite ligne des croyances selon lesquelles la photographie a à voir avec le surnaturel, comme le rappelle Edgar Morin : 

Presque à sa naissance, dès 1861, la photographie a été happée par l’occultisme, c’est-à-dire un “digest” de croyances et de pratiques englobant aussi bien le spiritisme, la voyance, la chiromancie, la médecine des guérisseurs, que les diverses religions ou philosophies ésotériques. (…) la photographie est au sens strict du terme présence réelle de la personne représentée, on y peut lire son âme, sa maladie, sa destinée25.

27L’hypothèse selon laquelle Hummil serait mort fou est invalidée par la conclusion en demi-teinte de la nouvelle, puisque son délire semble s’inscrire matériellement sur la pellicule, prouvant la réalité de ses visions : plutôt que fou, il est hanté par cette “chose” innommable pour Mottram. C’est bien sa maladie que le médecin lit dans la photographie de son œil, même si le diagnostic lui semble interdit et indicible. La photographie a été dès ses débuts utilisée dans des recherches ésotériques, car l’on pensait qu’elle révèlerait l’invisible: c’est ce qui se passe ici, suppose-t-on sans autres preuves que le tremblement de Spurstow, que Lowndes attribue à sa frayeur devant la découverte de l’image qui hante encore la pupille de Hummil. L’appareil photographique devient le moyen transgressif qui permet au médecin d’entrer dans le monde imaginaire de son ami, au-delà de la mort, se transportant ainsi dans un espace irréel. Cette révélation implique aussi l’idée que l’œil du mort a conservé l’image des visions de Hummil, fonctionnant lui-même comme une photographie. L’œil est considéré comme une pellicule naturelle sur laquelle se serait imprimée l’image de ces visions, le corps humain se trouve donc ici encore décrit comme un objet technique: de même que la psyché de Kim fonctionnait comme un moteur, l’œil de Hummil est apparenté à un appareil photographique, même si son fonctionnement est imparfait car l’impression sur la pupille n’est pas développable, c’est-à-dire impossible à interpréter seule. L’analogie entre l’œil et la pellicule n’est pas poussée à son comble, mais l’incertitude épistémologique qui entoure l’ensemble de l’intrigue semble signaler la possibilité d’une résolution technique de l’énigme jusque là apparemment présentée sur le mode fantastique.

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29C’est donc la représentation du corps humain qui se trouve le plus fondamentalement redéfinie dans ces nouvelles mettant en scène les réactions de personnages humains confrontés à des techniques comme la photographie et le cinéma. Face à la projection, Vickery devient lui-même machine, tandis que l’œil de Hummil fonctionne comme un appareil photographique imparfait. Les fables comme «Le Navire qui trouva sa voix » annoncent déjà une conception mécaniste de l’homme et de la société, mais même dans des nouvelles plus subtiles et plus approfondies du point de vue psychologique, des correspondances fonctionnelles entre la machine et l’homme ressurgissent malgré des atmosphères fantastiques qui pourraient donner lieu à d’autres interprétations.

30Le corps humain n’est cependant pas entièrement réduit à une mécanique: au contraire, dans «Mrs Bathurst», Kipling met l’accent sur la cinégénie, le pouvoir majorant de l’image cinématographique d’un corps humain. Cette qualité particulière à la pellicule est désignée par le pronom “It”. Le personnage de Mrs Bathurst est entouré d’une aura, d’un halo indéfinissable : « ’Tisn’t beauty, so to speak, not good talk necessarily. It’s just It »26. C’est ce même pronom neutre qui est employé dans «Sans fil» pour désigner l’électricité, et à Hollywood à partir des années 1920 pour évoquer le mystérieux sex appeal des actrices. La technique est immédiatement soumise à des grilles d’interprétations sentimentales et sensuelles, loin des apparences de froideur et d’automatisme attendues.

31Si le corps se trouve modernisé au contact des nouvelles techniques qu’il côtoie, sa sensualité et son animalité sont paradoxalement mises en exergue par un vocabulaire relativement technique. La machine photographique, ou cinématographique, parvient à révéler de façon plus prégnante encore que l’œil les caractères physiques du sujet photographié, les interprétant du point de vue de l’âme. La photographie vient prouver dans «Au terme du voyage» la véracité des visions d’horreur de Hummil et, dans «MrsBathurst», le cinéma vient donner un supplément d’âme au personnage éponyme et exacerber sa sensualité, alors même qu’elle n’apparaît pourtant jamais en chair et en os dans la diégèse. L’âme et la machine sont l’une pour l’autre la clef du déchiffrement partiel des énigmes posées par la confrontation d’un imaginaire fantastique et d’une modernité orientée par la technique. Ces nouvelles n’apportent pas de certitude quant à l’interprétation d’un monde encore mystérieux, mais elles explorent les limites de la technique, du surnaturel et de la psychologie humaine, à la frontière de l’expérimentation scientifique, de l’enquête policière et de la séance spirite.

Élodie Raimbault

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Notes de bas de page numériques

1  Henry James, Lettre à Grace Norton du 25 déc. 1897 ; in Letters, Leon Edel dir., vol. 4, 1895–1916, Harvard Un. Press, 1984, p. 70.

2 « In the middle nineties this spectacled and moustached little figure with its heavy chin and its general effect of vehement gesticulation, its wild shouts of boyish enthusiasm for effective force, its lyric delight in the sounds and colours, in the very odours of Empire, its wonderful discovery of machinery and cotton waste and the under-officer and the engineer, and “shop” as a poetic dialect, became almost a national symbol » ; H.G. Wells, The New Machiavelli, John Lane éd., Londres, 1911, pp. 128-129.

3 Respectivement « At The End of the Passage », 1892, in Life’s Handicaps,The Bombay Edition, vol. 15 ; et « Mrs Bathurst », 1904, in Traffic and Discoveries, id., vol. 17.

4 Evelyne Hanquart-Turner, «Devoir et liberté: “The Ship that Found Herself” de Kipling », in Cahiers victoriens et édouardiens, 33, avril 1991, p. 39.

5  R. Kipling, « Le Navire qui trouva sa voix », in The Day’s Work, The Bombay Edition, vol.13, pp. 64-65.

6  « Le Navire qui trouva sa voix », op. cit., p. 65.

7  Ibid. p. 67 et p. 70.

8  Ibid. p. 81.

9 Herbert L. Sussman, Victorians and the Machine, the Literary Response to Technology, Harvard Un. Press, Cambridge, 1968, pp. 201–202.

10  « Le Navire qui trouva sa voix », op. cit., pp. 69, 70 et 73 resp.

11 Andrew Hagiioannu, The Man Who Would Be Kipling. The Colonial Fiction and the Frontiers of Exile, Palgrave Macmillan éd., Basingstoke, 2003.

12 Kim, The Bombay Edition, vol.15, pp. 324-325.

13 Philip Mason, « Kipling’s “Wireless”. Further Thoughts on the Individual Nature of Poetic Inspiration », Kipling Journal, 273, mars 1995, p. 12.

14 Kipling écrit ainsi dans son autobiographie : « When your Daemon is in charge, do not try to think consciously. Drift, wait, and obey » (Something of Myself, Thomas Pinney dir., Cambridge Un. Press, 1990, p. 123) ; précisant toutefois que toute inspiration n’est pas bonne à prendre : « I had learned to distinguish between the peremptory motions of my Daemon, and the ‘carry-over’ or induced electricity, which comes of what you might call mere ‘frictional’ writing » (op. cit., p. 68).

15 « Wireless », in Traffics and Discoveries, The Bombay Ed., vol. 17, pp. 195–196.

16 Nicholas Daly, Literature, Technology, and Modernity, 1860-2000, Cambridge Un. Press, 2004, p. 44.

17  « Wireless », op. cit., p. 196 et p. 201 resp.

18 « At The End of the Passage », op. cit., p. 149.

19 C. S. Lewis, « Kipling’s World »,in Kipling and the Critics, Elliot L. Gilbert dir., New York Un. Press, 1965, p. 112.

20 « Mrs Bathurst », op. cit., p. 304.

21  Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’Anthropologie Sociologique, Éd. Minuit, Paris, 1956, p. 70.

22 « Mrs Bathurst », op. cit. p. 306.

23  Ibid.

24 « At The End of the Passage », op. cit. p. 169.

25 Edgar Morin, op. cit. p. 28.

26 « Mrs Bathurst », op. cit. p. 277.

Pour citer cet article

Élodie Raimbault, « L’âme et la machine », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 1, L’âme et la machine, mis en ligne le 21 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=508.


Auteurs

Élodie Raimbault

Angliciste, Université de Paris III Sorbonne Nouvelle, elodie.raimbault@free.fr