Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 1 

La personnification de l’objet technique : stratégie narrative ou cognitive ?

p. 33-42

Index

Thématique : Agrippa (Menenius Latanus) , boulons, Campbell (John W.), destinée, dialogues, émerveillement, empathie, enchantement, épique, épopée, génie, Gernsback (Hugo), gothique, guerre, Gunga (déesse), Haggard (Henry Rider), hard science fiction, Heinlein (Robert A.), Hugo (Victor), imaginaire, Inde, induction, ingénieur, L'Enfance de l'air, La Guerre du Feu, Le Navire qui trouva sa voix, Les Bâtisseurs de ponts, Les Travailleurs de la mer, magie, métal, métaphore, nouveauté, objet technique, personnification, proto-science-fiction, Rosny Aîné (Joseph-Henri), Sans fil, show don't tell !, vis, vocabulaire, Westfahl (Gary), William Shakespeare (V. Hugo)

Plan

Texte intégral

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1Avant d’ouvrir la première session, Éric Picholle rappelle que, si les débats devront être découpés en sessions liées au contexte historique et politique dans lequel s’inscrit l’œuvre de Rudyard Kipling, leurs thèmes spécifiques s’entendront dans un sens très large et dans l’optique transversale caractéristique des Journées interdisciplinaires Sciences & Fictions de Peyresq: étudier comment la fiction, notamment littéraire, constitue un élément de diffusion de la culture scientifique, et contribue à susciter un désir de science.

2L’œuvre de Kipling, dans cette perspective, sera moins un sujet d’études systématiques qu’un outil de questionnement des rapports entre sciences (naturelles, sociales et humaines) et fictions, comme l’avait été celle de Robert Heinlein lors de la précédente édition de ces Journées.


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3Pour tenter d’identifier les stratégies narratives de Rudyard Kipling, puis d’évaluer dans quelle mesure elles rejoignent celles qui seront développées ensuite par la science-fiction moderne, il convient d’abord de savoir pour qui il écrit. S’agit-il de lecteurs sans formation technique particulière,ou d’ingénieurs? D’Européens, ou de citoyens anglo-indiens?

4Roland C. Wagner rappelle que Kipling écrit quelque quarante ans avant la création de Modern Electrics parHugo Gernsback, toute première revue destinée à un public de jeunes passionnés de techniques et de science. Il ne s’agit pas encore pour Kipling de viser le genre de public, déjà “demandeur” d’enchantement technique, auquel est habituée la science-fiction moderne. Il envisage par conséquent ses techniques narratives différemment des auteurs de science-fiction ultérieurs.

Proto-SF, mode d’emploi

5Kipling sait parler d’un objet technique en termes clairs et compréhensibles par un lectorat non-spécialisé. Il réalise souvent l’exploit littéraire de provoquer, de façon presque paradoxale, un enchantement à partir d’un “mode d’emploi”. Il recourt rarement à la spéculation: la description de l’objet technique, envisagé dans sa nouveauté, le fascine en tant que telle et suffit à sa jubilation. À ce titre, ses textes qui mettent en scène un objet technique incarnent une branche rarement mentionnée de la “proto-science-fiction”. Tout en demeurant dans le cadre strictement réaliste de son temps, Kipling utilise pourtant des techniques narratives qui seront, plus tard, celles de la science-fiction. L’un des exemples les plus intéressant en est fourni par « Les Bâtisseurs de ponts ».

6Claude Ecken donne lecture d’un extrait du texte :

À dire vrai, tout le faix du travail avait pesé sur Findlayson et son adjoint, ce jeune homme qu’il avait choisi à cause de son inexpérience, afin de le rompre à ses propres besoins. Il y avait là cinquante entrepreneurs de travaux, ajusteurs et riveurs européens, empruntés aux ateliers des chemins de fer, avec peut-être vingt subordonnés ou métis, pour diriger, dirigés eux-mêmes, les équipes d’ouvriers, mais nul mieux que ces deux-là, en leur confiance mutuelle, ne savait le peu de confiance qu’il fallait accorder aux subalternes. Ils avaient essuyé maintes fois l’épreuve de crises soudaines, glissement de chaînes, bris de poulies, accident aux grues, sans compter le courroux du fleuve, mais nulle de ces occurrences n’avait mis en lumière parmi ceux-là un homme auquel Findlayson et Hitchcock eussent fait l’honneur de le soumettre au travail opiniâtre qu’ils s’imposaient à eux-mêmes. Findlayson se remémora les choses depuis le commencement : les calculs préalables de plusieurs mois ruinés d’un coup lorsque le gouvernement de l’Inde, au dernier moment, avait ajouté deux pieds à la largeur de la construction, sans doute avec l’idée qu’un pont ça se découpe dans du papier, réduisant ainsi à néant un demi-âcre au moins d’épures, de sorte que Hitchcock, novice en matière de déceptions, avait mis sa tête dans ses mains et pleuré ; les retards désespérants avant la signature des contrats en Angleterre, les correspondances fastidieuses où miroitaient les offres de grosses commissions dans le cas où se conclurait une adjudication, une seule, de caractère douteux; la guerre qui suivit le refus; à l’autre bout, l’obstruction prudente et polie qui avait suivi la guerre, si bien que le jeune Hitchcock, ajoutant un mois de congé à un autre, et empruntant dix jours à Findlayson, avait dépensé ses pauvres économies d’un an à courir à Londres, où comme il l’affirmait lui-même et comme devait le prouver les adjudications, il avait mis la crainte de Dieu au cœur d’un homme dont la puissance était telle qu’il ne craignait que le Parlement, ce dont il se vanta jusqu’au moment où Hitchcock l’entreprit à sa propre table... et où il se mit à craindre aussi le pont de Kashi et tous ceux qui parlaient en son nom. Puis, il y eut le choléra qui vint, une nuit, au village près des travaux du pont; et après le choléra, la petite vérole. Quant à la fièvre, elle ne les quitta jamais. Hitchcock s’était vu nommer magistrat de première classe avec droit de fouet, pour le plus grand bien de la communauté, et Findlayson l’observait exerçant ses pouvoirs avec modération, apprenant ce qu’on peut excuser et ce qu’il faut punir. Ce fut une longue, très longue rêverie;elle mêlait orages, crues soudaines, la mort sous toutes ses formes, rappels de fureurs enrayées lorsque les bureaux poussaient à la frénésie l’esprit qui sait l’urgence d’autres soins ; sécheresse, hygiène, administration, naissances, mariages, décès, rixes dans le village entre vingt castes ennemies, arguments, remontrances, persuasion, et les désespoirs mornes sur lesquels on se couche, heureux que son fusil soit démonté dans sa boite. Derrière tout cela, montait la silhouette noire du pont de Kashi, plaque par plaque, boulon par boulon, portée par portée, et chaque pile en rappelait Hitchcock, l’homme à tout faire, dont le chef avait senti le dévouement coude à coude, sans lassitude, depuis le premier moment jusqu’à la fin que voilà.

7La description du pont par Kipling préfigure le “Show, don’t tell” qui sera plus tard prôné par les auteurs anglo-saxons de science-fiction. Lorsque l’auteur détourne l’attention du lecteur en mettant en scène un combat entre le pont et les dieux de l’Inde, il fait passer les informations techniques, depuis la résistance des boulons jusqu’à la hauteur des haubans, sans jamais interrompre le fil de son récit. Claude Ecken identifie les techniques narratives de Kipling comme relevant de “l’immersion” : les personnages sont présentés “en situation” et c’est l’avancement de l’histoire qui permet la compréhension transversale de l’univers dans lequel ils s’inscrivent. Il en va d’ailleurs de même pour son vocabulaire: Rudyard Kipling a  toujours refusé d’adjoindre des glossaires à ses romans, souligne Élodie Raimbault. L’information passe dans le récit et, plus précisément, dans les dialogues. La fiction, ici, est une pédagogie du réel, selon l’expression déjà associée à Robert A. Heinlein lors des premières Journées Sciences & Fictions de Peyresq.

8Kipling ne cherche-t-il pas, plus modestement, à rendre sensible à ses lecteurs la complexité des objets techniques, sans nécessairement prétendre l’expliquer ? C’est l’hypothèse que met en avant Estelle Blanquet en s’appuyant sur «Le Navire qui trouva sa voix »: le jeu narratif entre les différentes pièces ne met nullement le lecteur en capacité de reconstruire un bateau. C’est l’une des raisons pour lesquelles Sylvie Denis qualifie la SF de Kipling de “partielle” : celle-ci porte sur un objet technique auquel le lecteur peut prêter une âme, ce qui est certes nouveau et fascinant, mais Kipling ne franchit pas le stade où, à partir de cet objet, il donne naissance à une civilisation, ce qui, précisément, est pour elle l’un des tropes de la science-fiction.

9Pour Roland Wagner, la science-fiction plus récente, d’essence spéculative, n’a pas perdu cette capacité à émerveiller au sujet de l’objet technique en lui-même, bien que les occurrences textuelles soient finalement peu nombreuses. Cela peut s’expliquer par deux considérations : d’une part, l’objet technique est devenu une donnée quotidienne ; d’autre part, la science-fiction qui concentrait son propos sur l’objet technique en lui-même est considérée de nos jours comme “ringarde”. Roland Wagner cite, à l’appui de son propos, l’essai de Gary Westfahl, Cosmic Engineers1.

10Avant la première guerre mondiale, les techniques de présentation de l’objet technique restent hésitantes: pour preuve, Rosny aîné ne fait que reprendre les techniques du roman historique pour écrire La Guerre du Feu ou Les Navigateurs de l’Infini. Éric Picholle rappelle cependant que Kipling a utilisé certaines de ces techniques balbutiantes sans les avoir clairement identifiées.

11C’est seulement avec l’arrivée de John W. Campbell, rédacteur en chef d’Astounding, que seront inventées des techniques narratives spécifiquesqui permettront de faire de la littérature à partir de l’extrapolation spéculative des données scientifiques elles-mêmes, et non plus seulement à partir de l’insertion d’objets techniques dans le récit. L’œuvre de Robert A. Heinlein en sera le modèle.

Empathie

12L’un des moyens narratifs privilégiés par Kipling consiste à instaurer un « lien d’empathie du lecteur avec l’objet technique lui-même », ce qui passe par la « personnification » de l’objet en question, conçu comme un acteur à part entière du récit. L’un des exemples les plus frappants est donné par «Le Navire qui trouva sa voix». Le défi est ardu: faire dialoguer les différentes parties d’un bateau avant de décrire l’émergence d’une conscience commune qui les pousse à aller de concert. Même lorsque Sylvie Denis précise que l’identification avec un objet, fut-il technique, ne lui a jamais posé problème, elle admet réagir en tant qu’auteur de SF, accoutumée à l’exercice.

13Simon Bréan se demande si la personnification d’un objet (technique) est vraiment liée à la science-fiction et préfère revenir sur la question centrale de l’empathie: ce lien que crée Kipling entre le lecteur et l’objet technique rend moins opaque, voire moins inquiétant, l’objet en question. L’empathie a donc chez Kipling une fonction pédagogique : le lecteur se familiarise avec l’objet, au sens propre du terme. Cela fonctionne qu’il s’agisse d’un pont, d’un bateau ou d’une locomotive.

14Dans «Le Navire qui trouva sa voix», le personnage de la jeune fille naïve n’est finalement là que pour servir de relais et disparaît rapidement au profit des voix, d’abord distinctes, puis accordées et enfin unies, du navire en lui-même.

15Estelle Blanquet considère plutôt qu’il y a bien une démarche scientifique chez Kipling: en faisant s’exprimer successivement les différentes parties du navire, l’auteur propose à ses lecteurs un chemin didactique. Éric Picholle ajoute que les textes de Kipling portent aussi témoignage d’une époque où le métal devient la matière première de l’industrie; à ce titre, Kipling rend également sensibles les profondes évolutions que cela provoque en terme de représentations et de communication, dont la tour de Gustave Eiffel, édifiée pour l’exposition universelle de 1889 et utilisée comme émetteur hertzien, sera le symbole.

Une silhouette noire qui s’élève

16Claude Ecken revient sur la notion de personnification de l’objet technique à partir d’un nouvel extrait des « Bâtisseurs de ponts » :

Une plainte perçante courut le long de la ligne, achevée en hurlement, un cri mêlé de surprise et d’effroi ; la surface du fleuve blanchit d’une rive à l’autre entre les revêtements de pierre, et dans le lointain les môles disparurent sous les panaches d’écume. La Mère Gunga montait à fleur de rives, et un mur d’eau couleur chocolat l’annonçait en avant. Un grincement aigu domina le rugissement de l’eau : c’était la plainte des fermes retombées sur leurs amorces, tandis que la trombe du flot, emportant les soutiens de traverses, faisait le vide sous leur ventre de fer. On entendit les chalands gémir et moudre leurs bordages dans le tourbillon qui se forma au revers de la culée, leurs moignons de mâts montaient plus haut, plus haut, contre la ligne terne du ciel.

17Ici, à la résistance des piles et des rivets du pont, Kipling oppose la puissance des différents dieux de l’Inde. La crue symbolise la colère de la déesse Gunga, et c’est l’enjeu dramatique du récit qui permet, véritablement, la personnification de l’objet technique. Cela n’est toutefois guère scientifique. Dans l’esprit du lecteur, c’est moins l’énumération des éléments techniques, que cette « silhouette noire » du pont qui s’élève, prend vie, en défie les dieux, qui rend l’identification possible. La confrontation entre deux entités surréalistes relèverait presque du gothique.

18Roger Bozzetto propose une autre approche : cette « silhouette noire qui s’élève » constitue une passerelle narrative qui permet à l’auteur de passer du réel au surnaturel, et de faire la pédagogie des deux : Kipling, par l’intermédiaire du pont, met en scène les dieux de l’Inde. Anouk Arnal y décèle l’esquisse d’une mythologie moderne qui ne serait plus basée sur l’animisme de la Nature, mais sur l’animation des ouvrages façonnés par l’Homme à partir du métal. Kipling donne une âme à la modernité, en montrant à ses lecteurs « ce qui se cache derrière la machine ». La vapeurelle-même devient alors l’équivalent du “souffle divin” qui, jadis, enchantait le monde naturel.

19Dans «Le Navire qui trouva sa voix»,Kipling a une vision “organique”, au sens aristotélicien du terme, de l’objet technique : toutes ses parties internes sont interdépendantes, car elles remplissent chacune une fonction “vitale”. Simon Bréan évoque le discours d’Agrippa Menenius Latanus, patricien mandaté par le Sénat pour mettre fin à la sécession de la Plèbe, en 494 av. J.-C. La métaphore des différentes parties du corps humain y est employée pour montrer que la Cité ne peut pas exister sans la Plèbe, ni la Plèbe sans la Cité, ce qui a pu inspirer Kipling :

Un jour [...] les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le Sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde2.

20La fin du texte est significative : ayant pris conscience de son existence en tant qu’unité fondée sur des éléments hétérogènes, le navire acquiert le “je” et réalise qu’il appartient à une collectivité de navires, lorsqu’il arrive au port. La personnification amène la civilisation, même si celle-ci n’est qu’esquissée.

Dépertinence radiophonique

21Éric Picholle et Sylvie Denis amènent la discussion sur «Sans fil». Étonnamment, Kipling semble y renoncer à faire passer un message technique. Il joue sur la magie de la radio, de l’objet lui-même, des ondes qu’il génère et qui transportent l’information, mais évite l’explication technique. C’est avant tout un texte sur l’inspiration poétique.

22Claude Ecken cite toutefois un extrait qu’il juge contradictoire avec cette analyse :

Pour reprendre ce que je disais sur ce cohéreur avant qu’il ne nous interrompît, la pincée de poussière est en fait de la limaille de nickel. Les ondes hertziennes, voyez-vous, viennent du ciel par l’émetteur qui les dissémine, et toutes ces petites particules s’assemblent —en latin cohaerere — les unes aux autres aussi longtemps que le courant les traverse. À présent, il faut garder à l’esprit que le courant est produit par induction, et il existe de nombreuses sortes d’induction…

— Oui, mais qu’est-ce que l’induction ?

— Il est très difficile de l’expliquer sans entrer dans la technique. Mais, en gros, lorsqu’un courant électrique traverse un filament de fer, il dégage un important flux magnétique, et si vous disposez un autre filament de fer parallèlement au premier, au sein de ce que nous appelons son champ magnétique, eh bien, alors le second filament de fer sera lui aussi chargé en électricité.

— De son propre fait?

— De son propre fait. 

23Éric Picholle ne voit là que le jeu traditionnel sur les mots de la science, dont l’importance avait été longuement évoquée lors des premières Journées de 2007. Kipling cherche à rendre son histoire crédible et juxtapose des termes techniques sur une réalité scientifique qu’il a beaucoup de mal à cerner, en vérité.

De l’exception spéculative chez Kipling

24Même si la fascination pour l’objet technique existe encore, elle est moindre, parce que l’objet technique est aujourd’hui considéré comme un dû. Ce qui intéresse le public, ce sont surtout les changements sociaux qu’il peut provoquer. Il faut admettre que Kipling ne s’avance guère sur ce terrain. Cependant, «Avec le courrier de nuit» et «L’Enfance de l’air» incarnent une merveilleuse, et très notable, exception dans la fiction de Kipling : l’exploration spéculative du futur et la mise en scène d’objets techniques plus fantaisistes.

25Le rayon qui propulse les dirigeables de «Avec le courrier de nuit» est le fruit d’un dispositif à hélices qui capte l’air à l’avant, le liquéfie, avant de le restituer, à l’arrière, sous forme gazeuse qui sert à le propulser. C’est une technique totalement imaginaire. Kipling s’aventure ici dans la description d’objets qui n’existent pas. Du coup, il évite soigneusement toute personnificationcar cette dernière ôterait instantanément toute crédibilité à son histoire. Il semble donc que Kipling distingue soigneusement deux enjeux littéraires, et évite de les cumuler : l’enchantement d’un objet technique, et l’invention d’un monde futur.

De la narration comme moyen pédagogique

26Dans «Le Navire qui trouva sa voix», l’émergence d’une conscience prouve, comme le souligne Sylvie Denis, que « le tout est supérieur à la somme des parties ». C’est un texte initiatique qui tend, rappelle Roger Bozzetto, à la valorisation d’un savoir technique. Mais s’agit-il ici d’une stratégie cognitive ou narrative? Pour l’une des traductrices du texte, Aurélie Villers, l’aspect cognitif reste limité: les explications fournies par Kipling ne portent que sur les choses simples, susceptibles d’être comprises par un esprit naïf. Simon Bréan semble abonder dans son sens: l’aspect cognitif, s’il existe, n’est pas ici technique. Il est plutôt pédagogique, au sens très général du terme: le but du texte est que le lecteur change de regard sur les navires qu’il verra à l’avenir et fasse sienne l’admiration, sinon la fascination, de l’auteur lui-même.

27Éric Picholle s’inscrit en faux: il existe de nombreuses situations dans lesquelles les lecteurs n’ont pas envie d’entrer dans des considérations techniques. Or l’empathie que la narration de Kipling provoque permet de les amener, tout en douceur et sous couvert de fiction, à réfléchir malgré tout à ces aspects cognitifs. Kipling met en place une « stratégie de facilitation de la compréhension », qui serait plus aisée une fois que l’on a réussi à s’identifier (ou du moins à reconnaître une personnalité intéressante) à l’objet technique. D’une certaine manière, Kipling marie la démarche de l’enseignant à celle de l’auteur. Estelle Blanquet, à l’appui de cette idée, rappelle qu’une des méthodes classiques d’enseignement technique, qu’elle-même utilise régulièrement, est justement de « faire parler les objets ».

Kipling vs. Hugo

28Le débat glisse sur une analyse comparative des mérites cognitifs et narratifs des œuvres de Kipling et de Hugo. Anouk Arnal rappelle que Les Travailleurs de la mer (1866) offre une magnifique description du bateau à vapeur. Chez les deux auteurs, la présentation de l’objet technique, qu’il s’agisse du navire à vapeur ou du scaphandre autonome, revêt une dimension pédagogique, donc cognitive. Sur le plan narrarif, le choix de l’épopée maritime est très classique. Louis Butin rappelle qu’au XVIIIe siècle, l’imaginaire maritime peuplait encore les océans de dieux, de tritons et de sirènes. Au XIXe, il cède le pas à un bestiaire technique: la mer est désormais envisagée comme un phénomène physique et la navigation devient, non plus un audacieux défi aux dieux capricieux des océans, mais une prouesse technique. À cette même époque, on assiste fréquemment à la personnalisation des navires qui, désormais, portent tous un nom. Ils sont, de plus en plus, considérés comme des organismes complexes, voire doués de conscience: ils affrontent les flots avec courage et, parfois, combattent au corps à corps. Il s’agit là d’un imaginaire entièrement refondé à partir d’éléments techniques. Hugo comme Kipling en portent témoignage et montrent l’émergence d’une nouvelle catégorie de créatures de métal.

29Dans Les Travailleurs de la mer, Hugo donne à voir un monstre technique qui crache de la vapeur et le confronte à une pieuvre gigantesque, monstre traditionnel. Toutefois, contrairement à Kipling, Hugo ne cherche à établir aucune forme d’empathie avec la machine. Cela s’explique avant tout, selon Roland Wagner, par les dates et les lieux qui séparent les auteurs : Kipling écrit plus tard, dans un contexte national où la révolution industrielle a commencé bien plus tôt, et où l’activité maritime est plus forte. Hugo, lui, évite l’aspect technique et, en dépit de la précision de ses descriptions, a recours à l’épique traditionnel. Ce qui est une constante de son œuvre : ainsi, dans son Shakespeare (1864), Hugo se place sur un pied d’égalité avec l’auteur éponyme et les génies de la science, ce qui lui permet d’échapper à l’obligation d’entrer dans les détails techniques. Cette « stratégie narrative hugolienne » est orthogonale à celle de Kipling qui, moins métaphorique, cherche à transmettre sa fascination pour le fonctionnement des objets techniques, et non à « faire une leçon de grandeur ».

30Pour Claude Ecken, la métaphore a une fonction moins idéologique chez Kipling que chez Hugo. Le premier met l’ingénieur en valeur, quand le second insiste sur l’impact de la machine sur le destin de l’humanité. Élodie Raimbault précise que cela dépend toutefois des nouvelles. Ainsi, sur le bateau à vapeur, «Leurs légitimes occupations»3 montre un petit vaisseau mis à l’écart pour mauvaise conduite qui veut montrer aux “grands” qu’il peut les atteindre, à la faveur du brouillard, en peignant des cibles sur leurs flancs.

Synthèse

31Cette première session permet d’atteindre un triple résultat qui pourra servir de socle aux débats suivants :

321) La personnification de l’objet technique est une stratégie narrative qui permet à Kipling de créer un lien d’empathie avec le lecteur. Celle-ci repose fréquemment sur l’émergence d’une conscience.

332) Cette “empathie“ permet à l’auteur, en détournant l’esprit du lecteur de l’aspect technique, précisément d’en faire la pédagogie : la stratégie narrative débouche donc sur une stratégie cognitive.

343) La spéculation propre à la science-fiction moderne est extrêmement rare chez Kipling, qui se concentre, pour des raisons contextuelles, sur l’objet technique dans sa nouveauté, plus que sur les conséquences sociales de sa production de masse.

Notes de bas de page numériques

1  G. Westfahl, Cosmic Engineers : A Study of Hard Science Fiction, Greenwood  Press, USA, 1996.

2  Aurélius Victor, Livre des Césars, trad. par P. Dufraigne, Les Belles Lettres éd., Paris, 1975.

3  « Their Lawful Occasions », 1903 (en deux parties) ; in Traffics and Discoveries  (Pléiade, tome III).

Annexes

Liste des participants

Roland C. Wagner

Claude Ecken

Elodie Raimbault

Estelle Blanquet

Sylvie Denis

Simon Bréan

Roger Bozzetto

Aurélie Villers

Anouk Arnal

Louis Butin

Pour citer cet article

« La personnification de l’objet technique : stratégie narrative ou cognitive ? », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 1, La personnification de l’objet technique : stratégie narrative ou cognitive ?, mis en ligne le 20 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=504.


Modérateurs

Eric Picholle

Physicien CNRS & IRH Nice, eric.picholle@unice.fr