Loxias-Colloques |  5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire 

Béatrice Didier  : 

La création, du côté des femmes

Un Dictionnaire des Créatrices vient de paraître

Résumé

Béatrice Didier, qui vient de publier, avec A. Fouque et M. Calle-Gruber, le premier Dictionnaire universel des Créatrices, explique comment on peut concevoir un tel ouvrage, quels en sont les principes, les choix, et comment s’organise matériellement une entreprise aussi vaste.

Texte intégral

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1Depuis longtemps j’avais été frappée par une injustice : les dictionnaires, qu’ils soient de littérature, d’art, de musique, ne laissent qu’une place restreinte aux femmes créatrices. À quoi on me répondait qu’elles avaient été peu nombreuses, qu’il y avait beaucoup de domaines où elles n’avaient pas de véritable capacité, ainsi dans les sciences, dans la dramaturgie, dans la philosophie. Il n’y avait pas de Newton ni de Bach au féminin… Mais si les dictionnaires, qui sont des ouvrages de synthèse, sont forcément un peu en retard sur la recherche dans la mesure où ils viennent après elle et se contentent de réunir ses conclusions, des chercheurs isolés et des groupes de recherche dans le monde entier découvraient que cette création des femmes était beaucoup plus abondante qu’on ne l’avait dit jusque-là. Le féminisme joua son rôle, et parfois de façon trop agressive, mais il a eu au moins le mérite, entre autres, de réveiller l’attention du public. Les Nord-Américaines ont été très actives, mais ne sont pas les seules à avoir exploré ces « terrae incognitae ». Parallèlement à la recherche, la création des femmes, libérées dans beaucoup de pays, fut de plus en plus abondante.

2Mon désir de faire un grand dictionnaire qui aurait donné une idée de cette créativité ne faisait qu’augmenter. Je le projetais très vaste, puisque je voulais englober, même un peu rapidement, tous les pays, toutes les civilisations, depuis leurs origines jusqu’à nos jours. Je concevais aussi la création dans son sens le plus vaste, c’est-à-dire que sont créatrices non seulement les écrivaines, les peintres, les compositrices, les cinéastes, mais aussi les scientifiques, si elles ont inventé ou découvert, les sportives de haut niveau, les artisanes, les interprètes, qu’elles soient des musiciennes, ou des actrices, quand elles renouvellent une œuvre musicale ou dramatique. Plus j’y réfléchissais, plus je trouvais le projet passionnant, mais terrifiant.

3Il faisait peur aux éditeurs, surtout dans cette période de crise que nous traversons ; je l’avais proposé à plusieurs qui semblaient fort intéressés, m’accueillaient avec enthousiasme, puis ils faisaient leurs comptes, dressaient un devis, même approximatif, et au bout de quelque temps renonçaient. J’en étais là, lorsque, il y a six ans, j’eus l’idée de m’adresser à Antoinette Fouque et aux éditions Des Femmes. Et là, l’enthousiasme ne fléchit pas. Courageusement, Antoinette accepta le projet et me donna les moyens de le mener à bien1. Hélas, ce livre aura été le dernier qu’elle ait publié, et elle est disparue peu de temps après la parution d’un ouvrage qui lui tenait à cœur.

4Évidemment, un travail d’une telle ampleur ne peut être que collectif. Nous étions trois directrices générales : Antoinette Fouque, Mireille Calle-Gruber et moi-même ; Christiane Pérez a assuré le secrétariat général et a été en quelque sorte l’architecte du projet. Il a fallu recruter une centaine de responsables de secteur qui eux-mêmes ont recruté un millier d’auteurs d’article. C’est dire l’importance de cette entreprise, et aussi la diversité et l’ampleur de la création féminine si on veut l’envisager à toutes les époques, dans tous les pays, dans tous les domaines, artistiques, scientifique, social, etc.

5Il s’agit non d’une encyclopédie, mais d’un dictionnaire par ordre alphabétique, ce qui amène un brassage de tous les secteurs, avec des rapprochements parfois surprenants dictés par le seul ordre alphabétique. Le dictionnaire étant publié en français, nous suivons l’ordre de notre alphabet. Mais je voulais éviter qu’il soit franco-français, c’est-à-dire que, même si le domaine français est avantagé, pour répondre à l’horizon d’attente de nos lecteurs, il ne doit pas être envahissant ; tous les autres domaines linguistiques doivent être représentés, et l’on a suivi pour les transcriptions et translittérations les normes internationales. D’ailleurs, nous espérons que notre dictionnaire sera traduit, en anglais, en espagnol, mais peut-être aussi, et j’y tiens beaucoup, dans des langues asiatiques. Une version chinoise serait très intéressante. Ajoutons que si nous diffusons d’abord une version papier, dans un deuxième temps nous envisageons aussi une version informatique. On m’a demandé parfois : si vous faites une version informatique, pourquoi revoir d’abord une version papier ? Je crois que les deux formes de diffusion ont leur intérêt. Le livre-papier me semble avoir le côté rassurant de l’objet, et c’est un bel objet illustré par les amusantes lettrines de Sonia Rykiel.

6Une des grandes difficultés que nous avons rencontrée est celle du calibrage. Si courageuse qu’ait été notre éditrice, nous ne pouvions faire un dictionnaire en vingt volumes ! Trois gros volumes, c’était déjà bien. La répartition du calibrage entre chaque secteur est extrêmement difficile et, à l’intérieur d’un secteur, la répartition des longueurs prévues pour chaque article pose aussi des problèmes délicats. Disons d’abord que la longueur n’est pas un critère d’excellence, que ce n’est pas parce qu’un auteur a quelques lignes de plus qu’un autre que nous considérons qu’il est supérieur ; d’abord parce que nous ne dressons pas un palmarès, ensuite parce que le quantitatif n’est pas un critère. Cela dit, nous avons bien été obligées de prévoir une certaine étendue par secteur, et chaque directeur de secteur fut bien obligé, à son tour, de répartir entre les divers articles le calibrage qui lui a été imparti.

7Il y a deux types d’articles : des articles consacrés à une seule femme, des articles de synthèse regroupant une école, un courant, etc. Toutes les femmes créatrices ne peuvent avoir une « entrée » qui leur soit consacrée, pour cette raison pratique du calibrage, mais aussi parce que quelquefois le rôle créateur de telle ou telle sera mieux mis en valeur dans un article de synthèse, que par quelques lignes rapides sur sa biographie. Nous avons prévu, en effet, de ne pas nous étendre exagérément sur la biographie, de mettre davantage l’accent sur l’œuvre. Chaque article est suivi d’une bibliographie des œuvres, et de quelques études ; on se limite à l’essentiel. Les articles de synthèse ont aussi l’intérêt – outre de replacer telle créatrice dans un mouvement littéraire ou artistique, au sein d’un genre littéraire, permettant ainsi de mieux comprendre le sens de son œuvre – de faire place aussi aux créatrices anonymes, telles des tisseuses africaines, des conteuses dont les noms sont inconnus, ou tout un laboratoire de scientifiques dont on peut difficilement isoler un nom, parce qu’une découverte a vraiment été le résultat d’un travail d’équipe. Si donc une créatrice peut n’apparaître que dans un article de synthèse (avec cependant un système de renvois à son nom, quand on le connaît, dans l’ordre alphabétique), il arrive assez fréquemment qu’une femme se soit illustrée dans deux domaines différents, qu’elle soit à la fois peintre et poète, par exemple, ou poète et musicienne, et le cas est fréquent dans le domaine asiatique, mais se trouve aussi dans le domaine européen ; évidemment il n’y aura pas deux articles, mais l’article unique qui lui sera consacré pourra être divisé en deux parties et chaque auteur signe sa partie (la règle générale étant que chacun signe ce qu’il a écrit). Il arrive cependant que l’œuvre artistique mêle si profondément peinture et poésie (par exemple dans la calligraphie), ou poésie et musique (ainsi dans la chanson) que les deux domaines sont indissociables et sont donc être traités par un seul collaborateur.

8Je passerai vite sur les problèmes généraux qui se posent pour tous les secteurs. Ainsi le risque de doublon, quand une femme a exercé ses dons de création dans plusieurs domaines artistiques ou dans plusieurs langues différentes. Il suffit d’une concertation entre les directeurs de secteur pour aboutir comme je le signalais plus haut, à avoir un seul article ; il faut cependant être particulièrement attentif à ces écrivaines asiatiques qui ont vécu en France ou aux U.S.A. et qui pourraient avoir produit des œuvres dans deux langues différentes. Evidemment la question se pose aussi bien à l’intérieur des langues européennes, et pour des créateurs comme pour des créatrices, ainsi Nabokov (russe et anglais), Green (anglais et français), etc.

9Une autre difficulté générale de notre dictionnaire est celle de l’intitulé des entrées des articles de synthèse. Ils sont délicats, ces articles ; notre dictionnaire n’est pas une encyclopédie, ils doivent être très synthétiques, mais le lecteur doit avoir une idée du contenu à la seule lecture de l’intitulé. Il faut aussi penser à l’effet produit lorsque tous les secteurs vont être mélangés. Un titre comme « féminisme » risque de se retrouver dans tous les secteurs, on aurait ainsi une suite d’entrées avec le même intitulé, de même une entrée « femmes », ou « écriture », ou « créatrices » risque de se répéter des dizaines de fois. Il faudra donc essayer de trouver des titres d’entrées qui déjà marquent une spécificité de tel ou tel pays, de tel ou tel cas ; ce n’est pas toujours facile. Faut-il prévoir des articles de synthèse internationaux ? Ils risquent de tomber dans des généralités assez vagues ; je préfère, en règle générale, le système des renvois, en laissant au lecteur la possibilité de synthèse – c’est le propre d’un dictionnaire que de laisser cette liberté au lecteur. Mais il faut l’orienter, et c’est pourquoi à la fin de chaque article on le renverra à d’autres articles. Il sera intéressant, par exemple, de rapprocher telle revue féministe coréenne de telle revue féministe japonaise ; lorsque, dans un article, on cite une écrivaine ou une artiste, même si elle appartient à un autre domaine, son nom est orné d’une étoile ; ainsi, par exemple, pour Marguerite Duras qui a eu une influence importante sur une jeune génération de romancières asiatiques.

10Il y a aussi, problème général mais ressenti peut-être de façon plus aiguë dans le domaine asiatique, la question des bibliographies en langues étrangères ; même si on écrit pour un public français, on ne pourra s’abstenir de citer une étude fondamentale dans une autre langue ; s’il s’agit de l’anglais ou de l’italien, pas de problème ; mais si c’est une étude en japonais ? Je crois qu’il vaut quand même mieux la signaler. Comprenne qui pourra... Se pose aussi, dans le cours des articles, la question des citations ; nous sommes limités par des problèmes de calibrage ; en général donc on a évité les citations ; mais pour ces écrivaines que le public français ne connaît pas, il peut sembler utile de citer une phrase, deux vers ; il faudra alors qu’ils soient traduits.

11Laissons maintenant ces problèmes qui sont généraux mais qui se font sentir davantage pour des domaines linguistiques très éloignés du français, et félicitons-nous si notre dictionnaire contribue à réduire une ignorance qui, heureusement, tend à diminuer depuis quelques années, grâce à la curiosité croissante du public, au travail de traducteurs et d’éditeurs (en particulier Actes Sud, Picquier, et d’autres), à l’enseignement dans l’Université et dans le secondaire.

12Venons-en à quelques questions soulevées par les articles des secteurs asiatiques qui pourront intéresser ce lecteur du curieux et de bonne foi qui j’espère consultera notre dictionnaire. Même s’il est fort ignorant de ces langues, il pourra être intrigué par la question de la marque du féminin si évidente en français, plus subtile ailleurs. Le « je » et le « tu » peuvent ne pas porter la marque de leur sexe, ce qui rend le travail du traducteur ardu, et peut brouiller les dialogues romanesques ; par ailleurs, si l’on se situe non pas au niveau du personnage, mais à celui de la créatrice, le lecteur sera intrigué par le fait qu’il existe des écritures, des alphabets créés par les femmes, distinctes de celles des hommes , et donc où la différence sexuelle est fortement marquée, avec cependant cette possibilité pour un homme de choisir une écriture de femmes. La question de la marque du féminin devra donc être repensée dans des perspectives différentes de nos habitudes, et nul doute que la réflexion y gagne.

13Le rapport de la création et de la politique se pose dans tous les pays, tous les pays malheureusement ont connu les guerres, les déchirements, les massacres ; le communisme a transformé la Chine, a divisé la Corée en deux ; quelles ont été les conséquences sur la création féminine ? Le communisme a-t-il libéré la femme ? A-t-il réduit la différence du masculin et du féminin ? Diminuer cette différence, est-ce forcément un encouragement à la création ? Une réponse uniforme serait simpliste. Le lecteur verra que la réponse n’est peut-être pas la même pour la Chine ou pour la Corée du Nord, pour l’URSS et l’Europe de l’Est, qu’il n’y a pas exactement un communisme, mais des communismes et que les incidences sur la création féminine sont variables.

14Le poids de la religion va se retrouver partout, mais sous des formes différentes. Le lecteur pourra comparer le confucianisme, le catholicisme, l’islam, dans la mesure où ces religions contribuent à enfermer la femme dans un rôle strictement familial, mais là encore une lecture attentive le mettra en garde contre des simplifications hâtives. Les femmes ont eu aussi un rôle créateur à l’intérieur des religions et puis le domaine du sacré est lui-même multiforme. On lira l’article très intéressant » chamanisme » en Corée où l’on voit le rôle prédominant des femmes et comment elles y développent des formes d’expression diverses : marionnettes, danse.

15Partout l’on constate le poids de la société sur les femmes ; mais aussi la variété de leurs stratégies pour, malgré tout, parvenir à créer. Souvent en restant un peu marginales. Les courtisanes, yujo, geisha ou kisaeng sont parfois des artistes, plus que ne l’étaient les courtisanes françaises, en tout cas dans un contexte différent – on n’oubliera pas cependant que, en Europe, pendant longtemps, la danseuse, la comédienne étaient considérées comme susceptibles d’être des femmes entretenues.

16Dans tous les pays les aristocrates ont pu plus facilement écrire que les paysannes ou même que les bourgeoises. Mais le phénomène des Mémoires de Cour semble avoir été particulièrement important au Japon ou en Corée. Murasaki Shikibu est bien connue en Europe, mais on connaît moins d’autres mémorialistes de Cours qui sont ses contemporaines. Le genre des Mémoires de Cours fleurit aussi en Corée et dans d’autres pays de l’Asie. Il s’agit d’un genre littéraire plutôt féminin, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il est toujours pratiqué par des femmes. Et l’on pourra à ce propos réfléchir sur la notion de « genre littéraire féminin », et sur l’utilisation de ce genre par des hommes.

17S’il est un thème commun que l’on retrouvera dans tous les secteurs de notre dictionnaire, c’est celui des difficultés des femmes à créer dans des sociétés qui, en général, ne sont pas favorables à cette création ; phénomène universel. C’est aussi bien un journaliste disant à George Sand « faites des enfants et non des livres » ; l’incompatibilité de ces deux formes de création a été ressentie plus fortement dans le passé que de nos jours, mais bien différemment suivant les sociétés. Et puis, même dans les pays qui affirment de nos jours l’égalité entre l’homme et la femme, il y a encore une grande distance entre la théorie et la pratique. Mais laissons ces évidences pour en venir à ce que notre dictionnaire pourra apporter pour une réflexion sur la création au féminin, et sur la façon dont la présence du monde entier dans ce dictionnaire amène à poser différemment les problématiques.

18Comment définir le féminin, et est-ce même possible ? J’étais plus affirmative lorsque j’écrivais, il y a déjà pas mal d’années L’Écriture-femme2. Les excursions dans les domaines asiatiques qu’encouragera notre dictionnaire, feront mieux saisir la complexité des problèmes (peut-être d’ailleurs pensera-t-on qu’il est aussi arbitraire de penser l’Asie que la femme comme des entités définissables). Les œuvres créées par des femmes ont-elles une liberté de ton plus grande, une plus grande attention à la vie quotidienne, se font-elles l’écho d’une souffrance plus constante dans la vie sentimentale (mariages forcés, violences subies, etc..) ? Quel rapport y a-t-il entre genre littéraire et genre au sens de « gender » ? Il existe des genres littéraires féminins. Mais ce sont justement dans les littératures où cette séparation entre genres masculins et genres féminins est la plus nette, que des hommes vont être tentés d’emprunter alphabet, langue, genre féminins, et parfois avec un grand succès, et jusqu’à rendre difficile et incertaine notre exploration.

19La forme du dictionnaire me semble être celle qui permet le mieux de poser les questions sans les résoudre, et finalement je crois que c’est plus honnête. Nous essayons de donner à notre lecteur des éléments d’information aussi précis et nombreux que possible, mais nous ne voulons pas écrire un pamphlet ni même un écrit de combat. Notre dictionnaire ne veut pas être un traité de féminisme. Nous ne cherchons pas à prouver systématiquement que les femmes sont créatrices, mais le lecteur, grâce à une masse d’informations aussi objectives que possible sera amené à cette conclusion incontournable que la création féminine existe, dans une grande variété de formes d’expression, dans une grande variété aussi suivant les langues, les pays, les époques. C’est justement le mérite des dictionnaires que d’apporter une information fragmentée, et diversifiée.

20Un grand mérite de la forme dictionnaire, c’est aussi de permettre la coexistence de points de vue différents, sinon même opposés. Nous veillons à une certaine cohérence dans les présentations, mais nous laissons à chaque collaborateur toute liberté d’exprimer son point de vue. L’exactitude des dates, des références historiques, des analyses à laquelle nous tenons beaucoup n’a pas pour corollaire un style terne et impersonnel. La personnalité de chaque collaborateur se fait sentir, s’adaptant aussi à la spécificité de chaque sujet traité, car il y a un rapport entre celui qui écrit et ce dont il traite. Les personnalités différentes des collaborateurs permettront de mieux saisir les différences fondamentales des situations, des histoires dans les différents pays. Les promenades que nous convions le lecteur à faire d’un article à un autre l’inciteront à voir comment une question peut être traitée différemment, à la fois parce qu’il s’agit d’un pays différent, et aussi parce que le point de vue choisi n’est pas le même.

21Prenons un exemple dans des secteurs moins connus du public français : la Chine, le Japon, la Corée ; les directeurs de secteur, Luo Tian, Midori Ogawa et Patrick Maurus ont travaillé admirablement. Midori Ogawa et Patrik Maurus ont pensé nécessaire, et à juste titre, d’analyser le rapport entre écriture des femmes et religion. Des articles de synthèse étaient certainement utiles, mais pouvaient être conçus très différemment. Le secteur Japon comporte un article (rédigé par Massayochi Kato) intitulé « Religion et littérature féminine (Japon) ». Il suit un plan historique et distingue la période du VIe au IXe siècle, avec l’introduction au Japon du bouddhisme qui donne aux femmes une place inférieure, puis aborde la question des femmes moines, et analyse certains passages du Genji monogatari, souligne la place de la religion dans le Journal de Sarashina « marqué par sa foi fervente qui motive son écriture ». La seconde partie de l’article traite de l’époque moderne et évoque des romancières chrétiennes (Yoshiya Nobuko, Sono Ayako), des romancières bouddhistes telle Setouchi Jakucho, qui devint une bonzesse de la secte de Tendai. « À partir de l’expérience personnelle de la vie sexuelle, elle a affirmé à la fois l’indépendance de la femme moderne et l’harmonie bouddhique qu’un être humain peut établir avec d’autres êtres vivants dans le monde. »

22Dans le secteur Corée, la question des rapports entre religion et création féminine est abordée différemment. Il y a l’article « Chamanisme et littérature coréenne » dont j’ai déjà dit qu’il était passionnant. « Malgré le mépris des élites et l’attirance-répulsion des religions constituées, il semble bien que le substrat religieux principal de la culture coréenne soit le chamanisme », annonce l’article de P. Maurus. Puis il évoque les créations artistiques des femmes chamanes que nous ne connaissons guère que par des textes sauvés et réécrits par Sin Chaehyo à la fin du XIXe siècle et par les cérémonies chamaniques. Il montre comment les récits fantastiques des chamanes ont donné naissance à des bandes dessinées modernes, à des films, etc. Pour ce qui est du confucianisme, P. Maurus n’a pas jugé nécessaire de lui consacrer un article, peut-être parce que le confucianisme n’encourage guère la création féminine ; on retrouvera la question abordée dans plusieurs articles, ainsi l’article « Littérature féminine coréenne » qui commence par cette phrase : « Il existe naturellement une contradiction dans les termes entre société confucianiste et littérature féminine. Les règles d’obéissance imposées aux femmes les ont confinées dans des rôles assez inconciliables avec ce qu’exige une littérature, une éducation, une culture, un public » ; cependant l’article ensuite montre comment dans les périodes anciennes, les femmes ont pu exceller dans trois domaines : « la littérature de cour ou de gynécée, les pratiques populaires paysannes ou chamaniques, et les poèmes des courtisanes ». Pour ce qui est de l’époque moderne, on trouvera des éléments dans divers articles où la création féminine semble s’être affirmée grâce à une libération des exigences du confucianisme. Il est probable, mais je laisse mes collègues plus compétents d’en décider, que la question du rapport entre religion et littérature féminine ne se pose pas de la même façon dans les deux pays, mais l’on voit surtout deux types d’approche différents, tous deux parfaitement légitimes : une analyse plutôt sociologique du phénomène religieux en Corée ; au Japon, des jalons pour une étude littéraire de textes écrits par des écrivaines qui trouvent leur inspiration dans le christianisme ou le bouddhisme. On voit aussi deux façons un peu différentes de se servir de la formule du dictionnaire, et de la répartition entre articles de synthèse et articles consacrés à une seule écrivaine. Cette diversité me semble un élément tout à fait positif qui permet d’aborder les questions avec souplesse et adéquation à des situations qui ne sont jamais absolument identiques. Le lecteur pointilleux objectera peut-être que la religion a été aussi au Japon un frein pour la création féminine, qu’il y a aussi des écrivaines mystiques en Corée ; ces aspects ne sont pas niés par le dictionnaire, simplement ils ne sont pas mis en relief de la même façon : le calibrage ne permet pas d’être exhaustif, il a fallu faire un choix et par conséquent adopter un point de vue. Que ce point de vue ne soit pas unique, mais multiple, c’est justement la richesse d’un dictionnaire.

23Pour la Chine, se posait le problème de l’énormité de l’étendue géographique et de la longueur de l’Histoire. La création féminine n’a cessé de croître, mais il ne fallait pas négliger les quelques femmes qui avaient pu s’exprimer dans des temps anciens, ne pas négliger non plus les minorités, et cependant arriver à un équilibre. J’admire le travail qui a été fait par Luo Tian et par toute l’équipe qu’elle a réunie et je les remercie vivement. Bien sûr, on ne peut pas être exhaustif, et on pourrait faire un dictionnaire des créatrices pour la seule Chine qui serait déjà un gros volume. Et pour la Chine, plus encore que pour d’autres pays, le prodigieux élan économique actuel entraîne un développement culturel et un accroissement constant d’œuvres féminines. Un dictionnaire n’est pas un cimetière, nous voulons que les femmes vivantes actuellement soient présentes, mais le choix est très difficile, et l’on ne sait pas toujours ce que deviendra la force créatrice de telle jeune femme. Nous ne pouvons faire de l’anticipation.

24Les articles abordent des périodes très variées : ainsi « Plate-forme d’action de Pékin (1995) » traite de la plate-forme adoptée lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes, le 15 septembre 1995, et donc d’un événement assez récent, qui concerne la situation des femmes dans le monde, et n’est pas conséquent pas axé sur la littérature chinoise, et un article « Zhang Yuniang » est consacré à la poétesse chinoise du XIIIe siècle. Par-delà un certain nombre d’informations, des problèmes littéraires y sont évoqués sans pouvoir être absolument résolus, mais il est nécessaire de poser ces questions : on ne sait pas grand’chose de sa vie, mais on connaît ce qui est plus important, son œuvre. Cependant l’auteur de l’article (Liu K) avance prudemment : « Ces sentiments sont concrétisés par des images poétiques traditionnelles, telles que le clair de lune, le miroir aux losanges, les canards mandarins, les chatons du saule ou les oies sauvages. Toutefois, il n’est pas évident de juger si ces images s’inspirent de l’expérience personnelle de la poétesse ou relèvent des clichés exigés par le genre littéraire lui-même ». Réel problème de toute poésie, mais davantage dans des époques anciennes. Un autre problème qu’évoque discrètement cet article, est celui de la réception de l’œuvre et de ses variations : « C’est sans doute ce dépassement de soi qui lui vaut sa notoriété actuelle, même si, pendant longtemps, ses biographes et exégètes l’ont surtout glorifiée en insistant sur sa fidélité légendaire à son fiancé ». C’est là un phénomène fréquent de la réception des œuvres de femmes : elles ont d’abord été analysées en fonction de la biographie, et le plus souvent de la relation de la femme avec l’homme (ainsi G. Sand et Musset, G. Sand et Chopin, etc.) avant que l’on prenne en compte, ce qui justement nous intéresse maintenant : l’œuvre.

25Nous espérons bien que ce dictionnaire suscitera des controverses. Il est pratiquement certain que nous aurons des lecteurs qui nous reprocheront tel ou tel oubli presque inévitable étant donné l’ampleur de notre enquête, et les difficultés auxquelles elle se heurte. Par exemple pour la Corée du Nord, il est difficile d’avoir des renseignements, de même pour l’Afghanistan et plusieurs ex-républiques soviétiques. Pour les périodes anciennes, beaucoup de documents ont été détruits, et plus encore pour la littérature féminine que pour la littérature masculine. Pour la création contemporaine, on se heurte à un autre type de difficulté : sa surabondance. Comment faire un choix ? Comment savoir, parmi nos contemporaines, celles qui sembleront vraiment importantes dans quelques années ? Un dictionnaire, même s’il essaie de voir loin, est forcément daté ; les points de vue changent, des créations nouvelles surgissent chaque jour. Nous espérons que des rééditions permettront une mise à jour ; l’informatisation rendra aussi cette mise à jour constante plus facile. Un dictionnaire est une œuvre collective, perpétuellement en chantier.

Notes de bas de page numériques

1 Le Dictionnaire universel des créatrices, sous la direction de Béatrice Didier, Antoinette Fouque et Mireille Calle-Gruber, Lettrines dessinées par Sonia Rykiel, Éditions des Femmes-Antoinette Fouque, diffusion Belin, novembre 2013, 3 vol., près de 5 000 pages, 165 euros.

2 P.U.F, 1981, plusieurs rééditions, 3e éd.1999.

Pour citer cet article

Béatrice Didier, « La création, du côté des femmes », paru dans Loxias-Colloques, 5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire, La création, du côté des femmes, mis en ligne le 30 mai 2014, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=505.


Auteurs

Béatrice Didier

École Normale Supérieure