Loxias-Colloques |  4. Camus: "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire) 

Pierre Grouix  : 

Coin neutre (Camus / Cerdan)

conférence du 18 mars 2013, CTEL

Résumé

Le début de cette biographie croisée (les chapitres 1 à 3) a été publié dans un collectif Pourquoi Camus ?, publié chez Philippe Rey en 2013. Le parallèle entre Camus et Cerdan se poursuit dans différents domaines, comme pour Paris ou l’Amérique.

Index

Mots-clés : biographie , boxe, Camus (Albert), Cerdan (Marcel)

Géographique : Algérie , France, Maroc

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Père, mère

(Les parents)

1Les parents de Cerdan mourront avant lui, pourtant disparu jeune, alors que la mère de Camus survivra à son fils neuf mois et dix-huit jours. Celle de Cerdan meurt quand son fils a dix-neuf ans à peine, Antoine Cerdan quand il en a trente et qu’il n’est pas encore champion du monde. Surtout, le père de Camus, lui-même orphelin à l’âge d’un an, disparaît alors que son fils a dix mois à peine. La mort au front à vingt-neuf ans de Lucien Camus est un événement majeur dont les répercussions sont incalculables pour l’orphelin. Elle influencera et sa vie d’homme et son existence d’écrivain.

2Chez les Camus, chez les Cerdan, proches par leurs origines sociales, nationales et méditerranéennes, le modèle familial est conventionnel : le père travaille et gagne l’argent du ménage tandis que la mère élève les enfants, ce que, dans une certaine mesure, Cerdan et Camus reproduiront une génération plus tard dans leur propre couple. Enfant au père absent, bientôt pupille de la nation, Camus n’a pour ainsi dire pas connu son père. Le temps pour le fils de naître et c’est pour le père celui de mourir. Envoyé en métropole le jour même de la déclaration de guerre, Lucien Camus est tué deux mois plus tard. Découvrant la France pour y périr, il est enterré à Saint-Brieuc. Et ce n’est qu’une fois adulte, en 1947, que Camus, par l’entremise de son professeur de philosophie Jean Grenier qui, par un hasard décisif, vit dans la même ville armoricaine, se rendra sur sa tombe militaire.

3Si le père de Camus est, c’est l’un des sens possibles du titre du dernier roman, le « premier homme », il est aussi l’inconnu. Avant de se porter de lui-même sur ses traces et à sa rencontre, Camus n’apprendra de lui que le peu qu’on lui en dira. Pour l’heure, il grandit dans un univers féminin, celui d’une famille dont la structure vient d’être brutalement remaniée. Un souvenir rapporté par sa mère, un lien ténu, le rattache toutefois à son père : ayant assisté à l’exécution capitale de Pirette en 1914, Lucien Camus était rentré pris de nausée. Farouche opposant à la peine de mort, son abolitionniste de fils se dressera lui de tous ses mots contre la peine de mort. Dans une famille elle-même bientôt décapitée, ni le père ni le fils ne supportaient qu’on tranche la tête d’un homme.

4Les Cerdan, eux, sont au complet. La dominante de la famille n’est pas, comme chez les Camus, féminine, mais bien masculine, puisque, outre la figure sévère du « pater familias », le Père Cerdan, comme son fils l’appelait, trois aînés, dont le plus âgé a dix ans de plus que le cadet, la composent. Cerdan, qui aura trois fils et pas de fille, a toutefois une cadette. Dans la relation entre père et fils telle qu’Antoine Cerdan la conçoit, et qu’il a sans doute connue avec son propre père Vicente, il s’attend à être obéi. Question de génération et de condition sociale, le père est roi, son autorité indiscutée.

5D’un côté, en Algérie, une famille que la guerre en métropole, la mère patrie, aura féminisée, en apparence du moins ; de l’autre, au Maroc, une autre, écrasée par la figure centrale et autoritaire d’Antoine Cerdan, et résolument masculine, virile même, puisque le sujet central des discussions est un sport d’homme s’il en est. La boxe. À table, Marcel et ses frères, comme le cinéma de boxe filmera Rocco et les siens, parlent enthousiastes de « jab », de « cross », de « swing. » Des mots anglais. Et d’« uppercut », le plus beau des coups de la boxe, sa poésie.

6La langue que Cerdan comprendra le mieux sera toujours la « langue de boxeurs », qu’il parlera d’instinct avec Joe Louis quand les deux champions se rencontreront aux USA puisque l’International Boxing Club Inc, l’organisation du légendaire combattant noir, parrainera sa rencontre pour le championnat du monde. Presque sans mots, dans leur dialogue d’altitude, leur colloque de bombardiers, les deux géants iront à l’essentiel. Et comme ils se reconnaîtront du même monde, des mêmes épreuves, ils se comprendront sans parler. Leur sympathie sera immédiate, réciproque.

7Par tempérament, Cerdan enfant se tourne vers sa mère. Son amour est méditerranéen, mais aussi universel pour celle qui, par sa gentillesse, tempère la dureté du père. Elle est l’amie de son fils, sa confidente. En cas de conflit entre lui et son mari, elle intervient. Ainsi, au moment d’une crise aiguë, la principale de la jeunesse du héros, lorsque Cerdan père somme Cerdan fils d’abandonner le football au profit de la boxe, c’est parce que sa mère lui a demandé, par amour pour elle, de céder au diktat paternel que, la mort dans l’âme, le cœur crevé, le fils obtempère.

8Par amour pour lui, elle coudra cette fameuse culotte bleue à parement blanc que Cerdan arborera au long de sa carrière, et dans laquelle il insérera une médaille de l’Enfant Jésus. C’est que pour Cerdan, la religion compte, mais peut-être plus encore la superstition, et celle-ci est notamment vestimentaire. Avec le vieux peignoir bleu élimé, le flottant devient au fil du temps un talisman ignorant la défaite. Quand Cerdan ne le portera plus, à cause des retransmissions télévisuelles américaines qui ont leur code particulier de couleurs, il le placera sous le flottant blanc à parement noir qui fit sa légende. Et c’est au long des matchs comme si sa mère, même morte, le protégeait encore.

9Pour un fils qui perd son père, sa mère devient tout, et jusqu’au sens, au centre du monde. En 1957, en Suède, Camus choquera en disant qu’il la préfère à la justice, alors que ces propos, qui scandaliseront aussi parce qu’ils ont été tirés de leur contexte, traduisent surtout radicalement sa piété filiale. Le sentiment pour sa mère, telle qu’il se donne à voir dans les carnets préparatoires du Premier homme, est la clé de toute sa sensibilité. L’amour filial est, chez lui, proche de l’épure. Le vrai couple camusien est formé par la mère et son fils. La mère est la source et l’origine de tout, l’alpha et l’oméga. La convergence.

10 Mère camusienne sans mots surtout, assourdissant silence. Cette femme reste des heures sans rien dire, et, lorsqu’elle tente comme elle le peut, souvent mal, de s’exprimer avec son vocabulaire de quatre cents mots, elle se fait à peine comprendre. Le dialogue avec elle s’accomplit pour une bonne part loin des mots. D’autant plus qu’elle est, dans la maison pauvre, soumise à l’autorité de sa propre mère, bien plus rude, décrite par Camus comme un personnage masculin, le vrai chef. Elle-même socialement brutalisée, l’aïeule règne durement sur son monde.

11Dans les deux familles, en Algérie, au Maroc, une personne domine donc, exerce une autorité malaisée à contredire, lève la main et la voix. Et, de la même manière qu’Assomption Cerdan avait donné son avis à un moment clé de la vie de son fils, décidant de sa carrière, Catherine Sintès sortira de son mutisme quand il s’agira pour le sien de poursuivre des études au lycée, débutant à cette époque en 6e. Échappant pour une unique fois à ce silence minéral qui stupéfie son fils cadet en même temps qu’il lui tire des larmes, elle brave l’autorité de sa mère, obtient gain de cause. Ainsi, aussi bien la mère de Cerdan que celle de Camus sont intervenues alors que l’avenir de leur fils était directement en jeu.

12Cerdan a fait son entrée dans le monde de la boxe professionnelle deux ans avant le décès de sa mère, qui meurt le jour même des dix-neuf ans de son fils, dont le rêve aurait été qu’elle assiste à sa gloire. C’est la raison pour laquelle Cerdan ne célèbrera plus jamais son anniversaire, puisque cette date est désormais celle de la mort de la femme à laquelle il pense à l’entame de ses matchs ou dans les moments difficiles. Seul Antoine Cerdan a donc pu imprimer sa marque à son fils. Celui-ci a en effet déclaré tout lui devoir, alors que le père de Camus, par la force noire des choses, a brillé par son absence.

13Là où Lucien Camus n’est qu’une image, une photographie, quasiment une absence, la présence soutenue d’Antoine Cerdan aux côtés de son cadet est au contraire une constante. Peu importe que le fils Cerdan se tourne d’instinct vers les terrains de football. C’est vers le ring, sur lequel, très tôt, ses coups font mal – au point qu’un de ses antagonistes, persuadé qu’il met des billes d’acier dans ses gants, exigera d’en voir l’intérieur – qu’il le mènera. Même s’il doit pour cela le pendre par les pieds ou user de la « zerouata », la trique, qui, à Alger, sous les mains de la grand-mère, s’appelle « sucre d’orge ». Avant de porter des coups, Cerdan en a reçu. Dès qu’Antoine Cerdan réalise que ce fils-là peut mener une carrière d’exception, il n’aura de cesse, avec une main de fer dans un gant de boxe, de le pousser à combattre. À une génération de là, le rêve d’ascension sociale chez les Espagnols était celui du torero né dans les familles les plus humbles et ralliant la gloire absolue – une parabole que le journaliste sportif Jacques Goddet évoquera au lendemain de la mort de Cerdan.

14Et c’est le même parcours de l’ombre à la lumière que, projetant par compensation ses rêves inaboutis sur ses quatre fils, Antoine Cerdan imagine pour eux. Peu importe celui d’entre eux qui réussit. En lui, quelque chose de Joe Kennedy. Au continent et à la richesse près, Marcel Cerdan naît d’ailleurs un an avant JFK. Pour autant, chez les Cerdan, la dureté n’empêche pas la complicité. Le père sera aussi le maître de boxe du fils à qui il apprendra ce qu’il sait, tout ce que ses trois garçons et lui connaissent de l’art de porter les coups. Autant il n’a pas poussé son cadet aux études, autant il est désireux d’en faire un sportif accompli, le meilleur dans son domaine.

15Dans les milliers d’heures vécues en commun sur le ring passe donc quelque chose d’un profond amour paternel. Cerdan père est aux côtés de son fils lors des exhibitions puis des matchs. Dans son coin. Il se soucie de lui. « Accélère, Marcel, termine-le » : cette voix inquiète qu’on entend crier au bord des cordes qui chavirent, c’est la sienne ; ces mains qui passent une éponge sur le visage noyé de sueur du boxeur, qui tirent sur sa culotte, ce sont les siennes. Attentif au moindre désir d’un fils dont il sait ce que le choix de la boxe lui a coûté, il le manage, le ménage. Il l’aime. Maintes fois évoquée, la dureté paternelle ne se sépare pas d’une indéfectible affection réciproque.

16Du point de vue du fils Cerdan, une des manifestations de la dette envers le père est le refus de prendre un de ces pseudonymes que Camus, conscient que la fiction d’un second nom n’efface pas le premier, n’hésitera pas à multiplier à l’époque de sa jeunesse théâtrale algéroise. Kid, Young, Battling : à l’époque, les anglicismes, en fait des américanismes, sont à la mode. Ainsi pour ce Victor Young Pérez, fleuron de la boxe nord-africaine, tunisienne cette fois, et juive tout autant, champion du monde à vingt ans et huit jours qui, sous le matricule 157178, finira sa vie à Auschwitz, où séjourna également le boxeur grec Salamo Arouch.

17En changeant son nom, en le réinventant au besoin, on se construit une légende. Ainsi personne ne sait comment s’appelle en réalité le mystérieux Young Gitan. Mais pas question pour Cerdan de céder à la mode. Le pseudonyme de Kid Rabat, proposé par le « matchmaker »Paul Lafrance, ne verra pas le jour et ne gommera pas le nom paternel. Pas de Kid Cerdan donc. Et surtout pas de Kid Marcel, puisqu’un redoutable adversaire dont Cerdan dispose pourtant aux points en 1937 porte déjà ce nom. Le temps de son combat à Taza contre lui, Cerdan est au miroir de lui-même.

18De fait, le nom qui compte, celui du père, est inscrit aussi bien sur son peignoir de boxeur qu’à la devanture du café que Cerdan possède. Et la mort d’Antoine Cerdan en 1946, alors que le titre mondial est une réalité désormais envisageable pour un fils qui a écrit « Jamais je n’aurais abandonné le nom que m’avait donné mon père », prête à la suprématie planétaire un goût d’inachevé. Cerdan accède au rêve du boxeur – se faire un nom – mais doit renoncer à celui du fils, triompher absolument devant son père. Il faut avoir un nom : le titre est celui d’un texte longtemps égaré de Camus et publié en 2008, mais l’idée est bien celle de Cerdan.

19Dans le « coin » Camus, Le premier homme est le livre des retrouvailles. Retour à l’Afrique du Nord, au père. Alors que la mère était omniprésente, le père n’était jamais là. Semblable au fils d’Ulysse, Télémaque, le fils Camus s’élance sur les traces de son père. Le dernier roman est la recherche camusienne du père, un livre d’hommage filial, rendu possible par une page d’anthologie, la visite du fils sur la tombe de son ascendant direct, scène shakespearienne aussi par la profondeur de son retentissement. L’ordre cosmique est remis en cause. Rendant visite sur le tard à la tombe paternelle, Jacques Cormery se découvre plus âgé que son père lorsqu’il mourut. Les écailles lui tombent du cœur. Cette apocalypse, au double sens de révélation et de destruction, décide de son destin filial. Bouleversé, le personnage saisit qu’il ne sait rien de l’homme dont il est le fils et que, tant qu’il n’aura pas mené à bien cette enquête – en fait, une quête religieuse –, il sera à lui-même un mystère.

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21Autant qu’ils sont des hommes, Cerdan et Camus sont des fils. Le mot de famille leur est sacré. Ils ne pensent pas à eux comme à un être seul mais comme à une personne reliée aux autres, et avant tout aux autres familiaux sur plusieurs générations. La pensée de leurs aînés ne les quitte pas. Dans les deux cas, l’un des parents a une importance plus marquée. La mère en Algérie, nom féminin ; le père au Maroc, nom masculin. En attendant, d’autres personnes essentielles vont intervenir dans leur parcours et affûter leur vocation. Uniquement des hommes cette fois-ci. Plus que des amis, des proches, ils seront de vrais pères de substitution.

D’autres pères

(Les mentors)

22Marquée par l’absence du père dans le cas de Camus, par sa prééminence du côté Cerdan, la structure familiale perdure. Au Maroc. En Algérie. Mais d’autres personnes, des hommes, des métropolitains, vont influer sur la vie des deux jeunes garçons.Sile boxeur et l’écrivain sont marqués par la vocation, à tel point qu’ils la susciteront chez les autres, à l’image du jeune Jean-Paul Belmondo courant chausser les gants à l’Avia-Club au lendemain du titre mondial de Cerdan, ou de l’adolescent Mario Vargas-Llossa, « sonné » au Pérou par la lecture de Camus, leur vocation propre n’aurait pu s’affermir sans la présence active d’autres hommes à leurs côtés.

23D’un côté, de l’autre, aucune figure de substitution féminine ou maternelle. Édith Piaf a beau mentir en répondant aux reporters trop curieux qu’elle éprouve pour Cerdan une « affection maternelle », elle n’a qu’… un an de plus que lui. Et même si la femme de Paul Genser, l’ami parisien par excellence de Cerdan, l’appelle « mon fils », tel n’est pas le cas. Pour Camus, remplacer sa mère alors que Catherine Sintès est encore vivante équivaudrait à une faute dans ce monde moral camusien si exigeant. À une trahison. Le mot « mère », c’est ainsi, ignore le pluriel.

24Cerdan naît dans une famille de boxeurs, sport tout désigné pour lui, même si la chose n’aurait pas été bien loin sans ses exceptionnelles aptitudes et ce punch dévastateur dont il découvrit la force chemin faisant. Mais Camus, dont la vocation fut plus tardive à se dessiner, et peut-être plus personnelle aussi, s’est lui réalisé dans un domaine radicalement étranger à son milieu familial et social de départ. Née des loisirs de l’aristocratie anglaise, la boxe est aussi un sport de pauvres. Populaire. L’équipement de boxe était prêt à la naissance de Cerdan alors que rien de l’écriture n’attendait son vis-à-vis algérien.

25Les membres de la famille Camus auraient d’ailleurs eu bien du mal à l’aider, à l’image de cette mère qui reste si longtemps sans prononcer un mot, vraie statue de silence, ou de l’oncle Ernest qui, s’il n’est pas un simple d’esprit, n’en est pas moins singulièrement fâché avec l’expression. Ainsi ni Catherine Sintès ni son frère ne sont à même d’assister l’enfant, de le mener vers l’écriture, la connaissance. Ces citoyens du silence, ces « Muets » (terme que Camus élargira à l’ensemble de sa famille puis aux pauvres dans l’histoire) rendent encore plus urgent chez le fils le besoin d’exprimer ce qu’il ressent.

26Chez les Cerdan, l’aide décisive est familiale ; chez les Camus, elle vient du dehors tant le minuscule balcon n’ouvre pas sur l’horizon de la littérature Pour que la chose soit possible, il aura fallu une autre rencontre. Et d’abord un lieu. L’éloignement de Camus avec son milieu familial et social a alors pour cadre l’école. Alors que Cerdan la déserte, lui s’y réalise. L’écolier de l’établissement pour garçons de la rue Aumerat d’Alger, qu’il fréquente à partir de 1918, est plus doué et attentif que l’absentéiste à répétition de l’école de Ferme Blanche à Casa. Les résultats suivent, les classes se succèdent. C’est un temps heureux.

27L’école nourrit la curiosité en éveil de l’enfant, son envie d’apprendre, le prépare à une rupture avec les siens certes douloureuse, nourrie même de culpabilité, mais lui fournira bien, par le biais privilégié de l’écriture, le moyen de les traduire du silence. Quoi qu’il en soit, la prise de champ par rapport aux siens et l’accès à l’école participe d’un même mouvement radicalement ambigu, si profondément ancré en Camus qu’il va jusqu’à convoquer les figures de la trahison et du reniement : « une immense peine d’enfant lui tordait le cœur comme s’il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres. »

28Pour un boxeur, le football est une pratique extrêmement périlleuse. Il y travaille certes ses souffles : le premier, qui fait cruellement défaut à Camus, et le second, souvent refusé aux « jeunes gants », qui permet d’aligner les rounds et de « tenir la distance ». Mais les risques de se blesser sur le terrain sont bien réels pour un combattant. Armand Cerdan, qui a interrompu sa carrière à cause d’eux, en sait quelque chose. En écartant de force son fils du ballon rond pour le mener vers le ring, en s’en faisant le premier instructeur, Antoine Cerdan n’excède pas son rôle de père, il le réalise. Il est à la fois père et manager.

29Car quand bien même aurait-il perdu mille fois ses deux parents, un boxeur ne peut en effet être entièrement orphelin. Il ne l’est pas, ne peut pas l’être, dans la mesure où son manager l’assiste. « Qui dit boxeur dit manager » chante Montand dans Battling Joe, la chanson du temps sur la boxe, et ce couple est comparable à celui du père et du fils. Le Père Cerdan intervient dans la vie de son fils, et ses traits se confondent avec ceux d’un autre père, le manager. La relation entre celui-ci et son poulain est d’essence paternelle. Les managers parlent de leur « boy », de leur « gars. » Sportivement parlant, François Descamps était le père du poids lourd national Georges Carpentier, comme le sera pour Cerdan un ami d’Antoine Cerdan, arrivé la même année à Casa. Mais lui de France. Marcel Roupp. 

30Perte du père oblige, le besoin d’une figure masculine de substitution est nécessairement plus fort du côté camusien. Si l’oncle Ernest ne peut remplir ce rôle, il en va autrement, hors du cercle familial, de l’instituteur Louis Germain, qui apparaît sous le nom de Monsieur Bernard dans Le premier homme, la personne dont – Camus tient à ce mot – l’« intercession » est décisive. Dans le primaire, la scolarité de l’enfant ne posait pas problème. Mais sa poursuite dans le secondaire est moins évidente. Des élèves après tout commencent à travailler tôt. Le grief est net pour la grand-mère, très directe : de la même façon que le football use les chaussures, qui « coûtent », l’école ne rapporte rien. Pour le moment, la mère n’a pas son mot à dire et, là comme ailleurs, sans doute pas d’avis sur la question. On ne lui demande d’ailleurs pas. Le donnerait-elle, on ne l’écouterait pas.

31Enseignant par vocation, épris de son métier, l’instituteur Louis Germain, maître aimé et admiré, ne voit pas les choses ainsi, n’envisage pas qu’un de ses meilleurs sujets, tellement prometteur, s’arrête là. Quel gâchis ce serait ! Non seulement il le présente au concours des bourses des lycées et collèges mais, prenant sur son temps, le voici qui l’entraîne deux heures par jour après la classe en compagnie de trois camarades. Il est alors exceptionnel, inenvisageable presque, que les enfants de ce quartier se rendent au Grand Lycée, près de Bab-el-Oued, où ils sont d’ailleurs taxés de « pouilleux de Belcourt. » Le parcours géographique en tramway CFRA (Chemins de fer sur route d’Algérie) dans les rues d’Alger sera aussi un trajet social. Le même que, plus tard, son professeur Jean Grenier parcourra en sens inverse afin de rendre visite à un élève pauvre dont il était sans nouvelle, le plongeant dans la stupéfaction et l’embarras. La gêne.

32Pour autant, même le succès à l’examen se révèlera inutile si l’aïeule ne donne pas son aval. Germain n’hésite pas alors à braver cette femme si différente de lui, issue d’un milieu tellement autre, à la convaincre avec l’aide exceptionnelle de sa fille. En intervenant à ce moment précis, une vraie rupture de charge, celle qui sépare le primaire du secondaire, le maître de l’école laïque et républicaine joue un rôle déterminant pour modifier l’avenir entier de Camus. Passerelle entre Belcourt et le Lycée, entre la métropole et l’Algérie, entre l’Europe et l’Afrique, Germain fait de même le lien entre les étapes du parcours scolaire. En pesant de tout son poids d’homme, il offre au futur écrivain les moyens de l’écriture. L’école. Il se fait créateur de destin.

33Dédié, par une sorte de dédicace impossible à une femme qui ne sait pas lire, Catherine Sintès, Le premier homme témoigne aussi d’une reconnaissance pleine de tendresse à l’école et à son représentant. Les nombreuses pages consacrées à l’univers scolaire, sur lequel Camus se proposait de renforcer encore plus l’accent dans les versions ultérieures, traduisent l’importance de ce lieu pour l’enfant. Un mois après son Nobel, Camus écrira à son ancien maître, la seconde personne à laquelle il a pensé après sa mère. Lui rendant hommage, il lui dédicacera même ses Discours de Suède. Ce faisant, il signale à nouveau avec gratitude que rien dans son parcours n’aurait été possible sans l’engagement franc, ouvert et désintéressé du dédicataire, auquel il transmettra également, avec une signature de l’auteur, le premier livre illustré qui lui est consacré, dû à son ami Jean-Claude Brisville en 1959.

34Albert Camus, lettre à Louis Germain, 1957 : « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. » Peu de jours après l’annonce de la nouvelle de son prix Nobel, Camus écrit à son ancien maître. Le mot d’intercesseur est si cher à Camus qu’il figurera à l’encre sur son papier à en-tête : « Albert Camus, intercesseur Vve Camus. » De l’écolier à l’écrivain, le chemin passe donc nécessairement par l’un des avatars, des ersatz du père, qui, de manière symbolique, vient de métropole.

35Ce sera aussi le cas d’une personne à laquelle Antoine Cerdan, conscient qu’il ne peut plus apprendre grand’chose à son fils, le confiera. Le Père Cerdan entend faire de son cadet un athlète de très haut niveau pour, le jour venu, l’emmener boxer à Paris, comme il l’avait fait avec son aîné. L’univers de la boxe est un petit monde et les amateurs se reconnaissent, surtout à Casa. Roupp et Cerdan se fréquentent à partir de 1932. Ces hommes s’apprécient. Le premier n’a pas d’expérience antérieure dans le managérat mais, à l’étage de son établissement, le garage Drude, il a construit une salle – les Américains diraient un « gym » – dans lequel s’entraînent des boxeurs. La douche est un bidon d’huile de deux cents litres, les poires de vitesse sont remplies de maïs : la structure est frustre mais s’améliorera avec le temps.

36Des années durant, le père a peaufiné le fils, qu’il va remettre entre de meilleures mains en le menant à Roupp, capable de lui enseigner de nouveaux coups, des techniques neuves. La venue de Marcel Cerdan au « gym » de Roupp a les dehors d’un passage de témoin. Alors qu’il n’a encore disputé que des exhibitions, des rencontres d’amateur, il se lance dans la boxe professionnelle, celle où l’on écrit son palmarès, où l’on touche de l’argent. Les cordes sont dans ses cordes : une fois qu’il s’est résolu aux gants, Cerdan ne cessera de boxer, en d’autres termes, d’éviter les « toquards » et d’affronter les champions. Ainsi, de la même façon que Germain a opéré la transition entre deux niveaux, le primaire et le secondaire, Roupp ménage celle, difficile, délicate, entre le monde amateur, où l’on boxe avec un casque, et le grand pays risqué où on le fait tête nue. La boxe professionnelle. À lui de polir le diamant.

37Maître d’école, maître de boxe, Marcel Cerdan et Lucien Roupp, Albert Camus et Louis Germain : la symétrie n’est pas parfaite. Roupp a accompagné Cerdan au long de la plus grande partie de son trajet de boxeur, du lever de rideau au haut de l’affiche, de l’amorce de sa carrière d’élite jusqu’au titre mondial, sans que leur tardif divorce professionnel entame leur amitié. Quand Marcel Cerdan conquiert le monde, Roupp est dans son coin, comme il l’était déjà dix ans plus tôt. À l’inverse, dès son entrée au Grand Lycée, Camus perdit un peu contact avec celui qui lui avait permis d’y rentrer. S’il n’omettra pas de saluer Germain lors de ses passages à Alger, celui-ci eut des relations moins fréquentes avec « [s]on petit Camus », ainsi qu’il l’appelait, le « petit » fût-il quadragénaire.

38Aussi bien Camus que Cerdan ont rencontré d’autres personnes déterminantes. À Paris, Paul Genser, chez qui Cerdan a table ouverte. Mais c’est du versant Camus, fils sans père, que d’autres figures de substitution interviennent, dont deux au moins furent importantes. La première est familiale par alliance : le fortuné et voltairien oncle Gustave Acault, un métropolitain qui a épousé Gabrielle, la sœur aînée de Catherine Sintès. Il offre des livres à son neveu, l’amenant notamment à lire Les Nourritures terrestres, titre si camusien d’André Gide. Il est, notera Camus, le seul homme qui lui ait fait imaginer un peu ce que pouvait être un père. Pour sa part, second intervenant essentiel, Jean Grenier, alias Malan dans Le premier homme, le maître des études, lui apportera aussi une aide significative en nourrissant ce besoin intensément et spécifiquement camusien d’admiration et de reconnaissance.

39Acault et plus encore Grenier eurent ainsi une influence nette sur le parcours de l’homme, même si, au fil du temps, le regard que Camus porte sur Grenier se teinte d’ambiguïté. Camus aime tout de Germain mais formulera quelques réserves, notamment politiques, sur Grenier. Acault prolonge même le geste de Germain, qui donna des livres à lire à l’enfant, notamment Les Croix de bois de Roland Dorgelès, récit de cette grande guerre dont, comme Lucien Camus, il a fait l’expérience. La leçon de Grenier est elle aussi décisive mais s’accomplira dans les années ultérieures de la formation de Camus, alors que celui-ci, devenu le premier bachelier de sa famille, a déjà acquis son autonomie intellectuelle.

40*

41Figure décisive de remplacement, repère ou re-père, et c’est à peine jouer sur les mots, Germain a pris les choses à la racine. Son inexistence aurait représenté une perte pour le futur auteur. Et tout ne vient pas de la famille : si celle de Cerdan lui a fourni les moyens objectifs de sa formation, celle de Camus n’a pu le faire. L’« intercession » en somme miraculeuse de Germain change le sort de Camus. Cerdan aurait pu éclore sans Roupp, mais pas Camus sans Germain. C’est de ce côté que le besoin de père est criant. À fils orphelin, pères multiples. Et français. Les mères sont absentes, mais pas la ville mère, la métropole. Et d’abord sa capitale.

Paris

(L’ascension)

42Les Camus, comme les Cerdan, n’ont pas de rapport direct avec la capitale. La France des premiers est bordelaise, celle des seconds pyrénéenne. Plutôt au Sud dans les deux cas. La Ville Lumière est une découverte tardive. Seul Antoine Cerdan a accompli un séjour avec son fils Vincent dans la cité qui est pour lui la capitale incontestée de la boxe. Dans son entourage immédiat, Roupp, lui, était Parisien de naissance. Pour Cerdan, pour Camus, l’arrivée à Paris avait quelque chose de rêvé et allait dans le droit fil de leur carrière. Pour le pugiliste, affronter la crème des athlètes français était le moyen de se faire voir, apprécier, connaître. Un tremplin. Modeste, le début de la carrière de Cerdan se déroule en Algérie et au Maroc. Ses premiers combats professionnels se limitent à ces pays. Une préférence objective pour l’Algérie se fait vite jour. Le circuit de la boxe y est organisé pour des spectateurs fervents.

43En effet, quelle que soit l’affection de Cerdan pour Casa, ville qui eut ses champions (André Routis et ce Milou Pladner qui, une fois aveugle, devint masseur et, rien qu’à manipuler les jambes de Cerdan, découvrit son extraordinaire potentiel), son mécène (Louis Puech), son manager (l’ancien champion d’Europe Louis de Ponthieu), il a conscience que le rayonnement de sa cité d’adoption est limité dans ce domaine. Pour assouvir son rêve de boxer, il devra gagner l’Algérie dans un premier temps puis surtout la France. Songe-t-il déjà à l’Amérique ? Et son père avec lui ? Si tel est le cas, l’un et l’autre sont conscients que la route qui y mène passe par Paris, ses salles et son public. Cerdan, à commencer par un talent hors pair, et ce punch qui sera son ange gardien au fil coupant du temps, avait tout pour devenir boxeur.

44On est sérieux quand on a dix-sept ans : c’est l’âge auquel Cerdan amorce son virage professionnel et que, de manière plus confuse mais non moins sincère, Camus sent qu’il écrira : qu’on puisse transcrire la vie avec ses silences, ses mystères, comme y parvient grièvement André de Richaud dans son roman La Douleur (qui plus est avec des sujets qui tiennent à cœur à son jeune lecteur algérois) ou avec les splendeurs d’une beauté qui est l’interlocutrice de l’homme, comme le fait Jean Grenier – agira sur lui à la manière d’une révélation.

45Les premières publications de Camus s’accomplissent dans le cadre d’une nébuleuse rétrospectivement nommée École d’Alger, dont Casa ne connaît pas d’équivalent. Camus publie son premier texte en 1932 dans la revue Sud, et c’est autour de la librairie d’Edmond Charlot, boutique dont le nom est emprunté à Giono, Les vraies richesses, que gravitent certains écrivains et aspirants auteurs. C’est chez ce jeune éditeur enthousiaste, vite lucide sur les qualités du style de Camus, que celui-ci publie en 1937 son recueil initial, L’Envers et l’Endroit. Les textes d’Edmond Charlot ne sont pas vraiment distribués en France. Si Camus ne songe pas un instant à conquérir Paris, cette ville est clairement sa prochaine étape. Il découvre lui aussi d’abord la France par les images de l’école, par les livres et l’histoire, non par ce que lui en dit une famille silencieuse, à l’exception tardive, mais presque déjà extérieure à la famille, d’Acault. Et pour qui écrit en français, Paris, où vivent deux maîtres que Camus reconnaît librement pour siens, deux André, Gide et Malraux, reste le foyer de la culture. La capitale sera bientôt un des jalons importants de sa vie. Un beau jour, un autre, la porte d’un train s’ouvre Gare de Lyon.

46La venue en couple de Camus à Paris contraste avec l’arrivée en équipe de Cerdan et du « pool » de Roupp. Cette fois-ci, Papa Cerdan n’est pas du voyage. C’est le père de substitution, l’autre père de boxe, que Cerdan ne se résoudra jamais ni à tutoyer ni à appeler autrement que Monsieur Roupp, qui importe à Paris ce que la boxe marocaine propose de plus fort. De la même façon que le challenger provoque le champion (et ce couple est indissociable, au même titre que celui formé par le boxeur et son manager), les puncheurs d’AFN s’en viennent défier les meilleurs athlètes de métropole, qui relèvent le gant. Le surnom de « châtaigne marocaine », par lequel les journalistes sportifs parisiens désignent cette smala nord-africaine si solidaire qui les impressionne, dit assez que la qualité première de ce groupe bondissant est la vivacité lyrique, ce qui sera aussi vrai, l’année du Nobel de Camus, de « la terreur de Constantine », Alphonse Halimi, le poids coq champion du monde.

47Ces athlètes boxent, c’est-à-dire qu’ils ne poussent pas. Ils frappent. Dès 1938, Roupp dispose de la meilleure escouade française, dont il égrène par ordre de valeur les noms : Cerdan, El Houssine, Belkeir, Abad, Buratti, Mak Perez. D’autres encore. La plupart des voyageurs de Paris sont des compagnons de salle de Cerdan, ont été ou seront ses sparring-partners, même des lourds. Tous lui donneront la réplique. Et tous sans exception seront ses amis. Il faut en effet mal connaître la boxe pour croire qu’elle est un sport individuel. À sa manière, rude, elle est collective. À Casa, cinquante personnes pouvaient se croiser le soir dans la salle de Roupp, sans compter les adversaires imaginaires que tout boxeur se représente en face de lui. Le premier contact avec Paris est une nouveauté, mais Cerdan l’accomplit dans le cadre familier de son « team », dans un univers, la boxe, dont il connaît les clés. Si la France est autre, elle n’est pas le tout autre.

48Pour Camus, les villes s’opposent entre elles. Ainsi Oran et Alger. Cette rivalité sportive est vivace. Dans ses mémoires, l’Oranais Roblès a relaté à quel point les Algérois du RUA étaient – après l’arbitre que l’une et l’autre équipe chicanent à l’envi – les principaux ennemis de son équipe de football des Joyeusetés. Ainsi, appréhendée d’abord sous le signe de la désillusion, Paris s’oppose aussi à Alger. Les gens n’y sont pas gais, les rues dégagent une impression de tristesse. Paris la grise s’oppose à Alger la Blanche qui est aussi, sous la munificence solaire, Alger la blonde.

49Que, après un premier séjour en couple de mars à décembre 1940, Camus ait vécu en 1943 pour la seconde fois à Paris séparé de Francine Faure par la guerre, et par la ligne de démarcation, concourt à ce désenchantement, à cette grisaille, historique aussi, à cette lourde solitude. Alors, l’éteignoir parisien permet de saisir encore mieux, et pour les regretter, les « vraies richesses » d’Alger et, partant, de la Méditerranée, du monde heureux qui la peuple. Il est des lieux qui donnent tout (ainsi, dans l’Algérois, les ruines antiques de Tipasa, romaines mais habitées par l’esprit grec) et d’autres pas. Paris n’est pas Alger, pas Tipasa, et bientôt pas Lourmarin.

50À Paris, les lieux auxquels Cerdan et Camus reviendront seront différents. Pour Cerdan, ceux où il se produit et les salles de boxe où il s’entraîne. Le Boxing Club Villiers, rue d’Amsterdam, la désuète salle Wagram, le Vel d’Hiv’, le Palais des Sports, peut-être son arène préférée, l’Élysée Montmartre. Ou encore La Chope du nègre, le rendez-vous des boxeurs et de leurs amis. Camus n’aura pas vraiment de chez soi tandis que Cerdan, pour qui le besoin de familiarité est important, aura son « cozy corner » chez Paul Genser et sa femme, au bar Paul, rue d’Orcel. Camus a des lieux qu’il apprécie, des amis, dont bon nombre d’anciens camarades d’Alger, mais pas de telle base arrière, à moins que son entrée précoce, rapide, décisive, dans le dispositif des éditions Gallimard n’en tienne lieu.

51Camus est dans chacune de ces phrases comme Cerdan dans tous ses coups. L’un et l’autre s’imposent vite. Par sa sécheresse inhumaine, télégraphique, l’entame de L’Étranger est un coup de poing au cœur du lecteur. Transmis par Pascal Pia, insaisissable et ambigu homme de lettres, ancien rédacteur en chef de Camus, le manuscrit du roman est retenu aux éditions de la NRF, celle des maîtres Gide et Malraux. Camus rejoint vite le comité de lecture, devient un salarié de la maison d’édition. Ainsi, s’il fut un jeune et flamboyant rédacteur d’éditoriaux à Combat, pas toujours signés mais reconnaissables à leur timbre particulier, celui de leur époque, Camus fit également partie du monde de l’édition.

52Pour autant, le poids des idéologies se fera vite sentir à Saint-Germain. Au temps de la guerre froide, de l’opposition tranchée des esprits, l’espace de rattachement de Camus se fait le lieu des affrontements, des attaques personnelles. Un ring fou sans règles ni arbitre où les coups bas prolifèrent. Et, en dépit du cadre urbain, un monde sauvage. Paris est aussi la ville des polémiques, le plus souvent stériles, empêchant que Camus s’y sente tout à fait à l’aise. Comme s’il avait, écrit-il, quelque chose à se faire pardonner, des comptes à rendre. Les Parisiens, poursuit-il, ne sont pas « francs du collier ».

53La capitale se fait le cadre d’un travail acharné, des affres de la création, mais aussi le décor de l’épanouissement empêché. Réussite professionnelle ? Oui, sans conteste. Bonheur ? Non. À cette ville, du point devue camusien, il manquera toujours quelque chose. Paris se ramène, se réduit comme peau de chagrin aux dimensions modestes de Saint-Germain qui, en raison de ces querelles, sera unespace douloureux. Si peu camusien, le terme de haine ne convient pas du tout pour traduire le sentiment de l’auteur envers la ville, mais la négativité l’emporte bel et bien, notamment dans l’évocation de rapports humains si différents de la générosité chaleureuse d’Alger. Mais même si l’approche camusienne d’une ville ne se fait pas par l’architecture, si belle soit-elle, les splendeurs de Paris ne lui seront pas retirées, d’autant plus qu’elles ont été imaginées, rêvées de loin.

54Mais ce n’est pas à cette aune que Camus jauge une ville même si, dans la fable qu’est La Chute, la géographie concentrique d’Amsterdam, évoquant les cercles de l’Enfer de Dante, joue un rôle clé. Le problème n’est pas tant Paris, d’ailleurs, que ces Parisiens superficiels, une certaine froideur qu’ils ont, un ensemble de défauts rendant difficile et pénible la vie dans leur ville. Dans le trajet de son existence, au nom d’une lucidité instinctive, Camus ne cherche pas tant à investir le cœur de Paris qu’à s’en dégager au plus tôt à partir du moment où ce cœur menace trop le sien et les valeurs qui lui sont chères. En voyant ce qu’il n’aime pas à Paris, Camus définit encore mieux ce à quoi il tient.

55Cerdan, lui, peut s’imaginer parisien. Au temps de la liaison avec Piaf, Paris sera même le théâtre d’amours de moins en moins secrètes. Quelque chose du rapport à la ville se joue lorsque le chauffeur de la chanteuse – elle, on ne peut plus parisienne – vient rechercher, sans trop de ménagement semble-t-il, les affaires de Cerdan, qui passe ainsi de l’hôtel des Genser à l’hôtel particulier de Piaf, et d’un monde à l’autre. À cette époque, avec Édith Piaf, grâce à elle, Cerdan fréquente le Tout-Paris. L’ancien gamin du quartier Cuba de Casa est même devenu le Parisien le plus connu.

56Pour Cerdan, pour Camus, Paris est le lieu de la reconnaissance. Chacun dans leur domaine, ils conquièrent la ville. Dans ce monde éditorial où il est si dur de se tailler une place, Camus s’impose d’emblée par la multiplicité et la solidité de ses dons. Mais s’il a, lui, vécu en famille à Paris, où ses jumeaux naissent en 1945, il n’entend pourtant pas y rester pour toujours et, quand la manne financière accompagnant le Nobel rendra possible un rêve qu’il caresse depuis 1947, il choisira à partir d’octobre 1958 de vivre en province, à Lourmarin, loin du gris triste, dans une lumière provençale qui l’enchante. C’est d’ailleurs lors d’un trajet en auto entre son récent village d’adoption et la capitale qu’il perd la vie.

57De même, Cerdan ne connaît pas la défaite sur le sol parisien. S’il est du Maroc, un « sale bicot » ira même jusqu’à l’insulter sans prendre de gants son adversaire et pourtant grand ami Charron, « Robert le Diable », avant de chausser les siens devant 37 000 spectateurs sous la pluie d’un Parc des Princes qui, pour la toute première fois, accueille des boxeurs lors d’une lutte à dix-sept millions d’AF de recette qui passionnera la France entière, il est perçu comme l’essence même du boxeur français, plus encore parisien. Dans ce milieu et cette génération si denses des poids moyens français « agricheurs » (Robert Villemain, « le French Bulldog » qui battit La Motta, le futur vainqueur de Cerdan, Laurent Dauthuille, « le Tarzan de Buzenval », qui fut à treize secondes d’en faire de même, et Robert Charron) que les Américains s’accordent à tenir pour tenaces, Cerdan s’impose jusqu’à devenir le champion, même s’il ne rencontra pas Dauthuille. Mais peut-être aussi valait-il mieux ne pas trop s’abîmer entre Français avant d’aller affronter les Américains sur leur sol.

58Si le triomphe de Cerdan en terre américaine a plus de sens au niveau de la boxe, une victoire pour le titre à Paris, pour et devant son public, aurait été son couronnement. Lors de ses succès dans les critériums Interallié à Alger puis à Rome pendant la guerre, qui ont beaucoup fait pour sa notoriété aux USA, il avait déjà connu son triomphe romain. Mais la cérémonie intime que lui réserve sa deuxième ville à son retour victorieux d’Amérique dépasse tout. Le héros qu’on veut voir, et plus simplement entendre à la radio, est espéré à l’aérodrome d’Orly avec la même ferveur que Carpentier, pourtant vaincu, le fut à Saint-Lazare en 1921, voire que l’aviateur Charles Lindbergh, huit ans plus tard, lors de sa traversée inaugurale de l’Atlantique, au Bourget. Une telle liesse laisse Cerdan pantois, souffle court, bouche bée : « J’étais KO debout. Paris par son accueil m’avait porté le plus fort des coups. Un coup au cœur. Un coup que je sentirai longtemps. Toute ma vie. » Il traverse la capitale dans l’immense Maybach qui, en 1940, avait servi à Hitler pour remonter jusqu’à l’Étoile.

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60Paris n’a pas le même sens pour Cerdan et pour Camus. La capitale est l’étape décisive d’un parcours sportif pour l’un, qui y affermit sa carrière et obtient le droit d’aller combattre plus loin, en Amérique, la patrie incontestée de la boxe, tandis que l’autre se fixe à demeure à Paris mais n’en apprécie pas la vie pour autant, se réservant le droit de s’en aller. Signe que la ville est une étape de leur parcours dans le sport ou dans l’encre, ni Camus ni Cerdan n’ont songé à une installation définitive à Paris, décidément un lieu où l’on passe. Notamment, là aussi dans des conditions et pour une durée différente, vers le Nouveau Monde. L’Amérique.

Bibliographie

Castillo Eduardo (dir.), Pourquoi Camus ?, Philippe Rey, 2013

Pour citer cet article

Pierre Grouix, « Coin neutre (Camus / Cerdan) », paru dans Loxias-Colloques, 4. Camus: "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire), Coin neutre (Camus / Cerdan), mis en ligne le 07 novembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=481.


Auteurs

Pierre Grouix

Pierre Grouix est auteur et traducteur. Il a collaboré au dictionnaire Camus (Laffont, Bouquins, 2009).