Loxias-Colloques |  4. Camus: "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire) 

Jacqueline Assaël  : 

L’idée de l’exil d’Hélène, chez Euripide, chez Camus et chez Séféris

conférence du 25 mars 2013, CTEL

Résumé

Dans un petit essai intitulé « L’exil d’Hélène », Camus célèbre la civilisation grecque qui, à travers les causes données à la guerre de Troie, manifeste un profond attachement à la beauté. Pour lui, l’époque moderne au contraire s’en détourne, comme en atteste la laideur de la seconde guerre mondiale qu’il vient de traverser. En fait, l’analyse de la caractérisation d’Hélène chez Eschyle et du motif littéraire de son exil dans la tragédie d’Euripide témoigne d’une réflexion plus complexe selon laquelle la séduction de ce personnage mythologique apparaît comme un piège. Toutefois, au terme d’une dialectique, Camus et Euripide peuvent s’accorder dans une perspective optimiste restituant à l’artiste ou au philosophe le pouvoir de recréer des conduites humaines et une philosophie du beau et de la mesure. Dans le même cadre de pensée, Georges Séféris exprime au contraire beaucoup de désenchantement.

Index

Mots-clés : beauté , Camus (Albert), Euripide, exil, Hélène, mesure, raison, Séféris (Georges), tragédie

Géographique : Chypre , Grèce, Méditerranée, Pharos

Chronologique : Antiquité , XXe siècle

Plan

Texte intégral

Camus évoque volontiers des héros et des créatures mythologiques, dans son œuvre. Sisyphe est bien sûr le personnage le plus connu qu’il ait choisi de représenter. Mais, dans son recueil L’été, composé de très courts essais, le philosophe cite aussi le Minotaure ou Prométhée, notamment. Évidemment, son objectif n’est pas seulement de produire une référence culturelle. Mais, pour Camus, ces figures antiques demandent à être habitées et à porter des idées modernes :

Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions. Qu’un seul homme au monde réponde à leur appel et ils nous offrent leur sève intacte1.

Le philosophe exprime ainsi le sentiment de conforter sa pensée en empruntant en quelque sorte l’énergie en sommeil de héros millénaires. Le procédé qu’il applique consiste, d’une certaine manière, à se projeter dans ces personnages mythologiques, à s’introduire dans l’idée qu’ils représentent et à la restituer, renouvelée, dans le cadre de la réflexion contemporaine, en bénéficiant du capital initial de leur puissance symbolique.

Parmi ces références aux légendes grecques, Camus fait quelques allusions essentielles à Prométhée et à Hélène qu’il investit des valeurs de noblesse et de beauté. Le dessin de tels personnages dans la littérature antique témoigne, aux yeux du philosophe, du rayonnement d’un idéal humaniste dont il déplore l’abandon à l’époque moderne. C’est pourquoi il exhume ces silhouettes, afin de ressusciter leur éclat et de proposer ce souvenir à la nostalgie active de ses contemporains. Dans l’essai intitulé « L’exil d’Hélène », Camus exprime tout spécialement son admiration pour les Grecs qui ont su apprécier le merveilleux équilibre esthétique que l’invention mythologique de la reine de Sparte porte imaginairement au jour. Il interprète ainsi le déclenchement de la guerre de Troie comme la poursuite acharnée et la défense parfaitement fondée d’une beauté accomplie sur tous les plans de l’humain.

En fait, en procédant ainsi, il s’empare hâtivement des données d’un mythe que les auteurs grecs de l’Antiquité ont traitées en développant une dramatique plus complexe. Car, pour leur part, ils représentent tantôt une Hélène vilipendée pour sa malhonnêteté séductrice, tantôt un personnage fantomatique, évanescent, qui, ainsi vidé de sa substance, ne saurait incarner en plénitude l’enjeu d’une conquête philosophiquement glorieuse. Camus, quant à lui, épure et stylise le propos. Sans doute se révèle-t-il ainsi infidèle à la complexité de la pensée antique. Cependant, paradoxalement, au terme des détours de l’analyse, peut-être apparaîtra-t-il que cet auteur moderne illustre schématiquement la même aspiration à un humanisme esthétique dont témoigne par ailleurs Euripide, metteur en scène d’une étrange Hélène accomplissant un parcours initiatique destiné à lui donner une nature divine. Car dans les deux cas, à plusieurs millénaires de distance, l’art crée différemment et stimule une humanité prête à se sublimer.

L’exil d’Hélène chez Camus

L’été fut publié, aux éditions Gallimard, dans le même volume que Noces, qui chante aussi l’été méditerranéen. Les deux œuvres, à la fois philosophiques et littéraires, célèbrent la beauté de la nature non seulement pour elle-même, mais aussi dans la mesure où elle constitue l’aimantation nécessaire et bénéfique des conduites humaines. À l’intérieur de ce recueil, Camus écrit « L’exil d’Hélène », en 1948, comme une réflexion sur l’histoire récente qui, de son point de vue, ne doit susciter au contraire que répulsion à une conscience saine. Il ne fait cependant pas d’allusions précises ni circonstanciées aux événements précis de son époque, sans doute pour corroborer et mettre en pratique sa thèse selon laquelle il ne faut pas donner de l’intérêt à une telle histoire, témoignage de l’indignité des hommes, mais la disqualifier. En quelque sorte, Camus ne veut pas introduire le visage de la laideur dans la production de sa pensée. Il évoque donc son époque contemporaine à travers un jugement analytique abstrait, avec les méthodes du philosophe. Sa démonstration consiste à opposer la seconde guerre mondiale qu’il dénonce comme répugnante, entreprise au nom d’une raison devenue folle, à la motivation de la guerre de Troie dans laquelle les Achéens sont censés s’être engagés comme un seul homme pour ne pas perdre et abandonner la beauté d’Hélène. Son point de vue est synthétisé dans cette formule frappante :

Nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armes pour elle2.

Dans sa démarche philosophique, Camus confère donc une valeur symbolique absolue à cet événement mythologique. Son point de vue constitue une pétition de principe, fondée sur une image emblématique de la beauté d’Hélène qu’il statufie et fige comme un concept, afin d’édifier un système d’interprétation comparatif entre deux ères de l’histoire.

Du point de vue du philosophe, l’attachement à la beauté d’Hélène résume et symbolise une forme de reconnaissance de la souveraineté fondamentale de la nature. Car la beauté dont il est question représente une réalité que l’homme ne peut pas créer par lui-même ; il ne peut pas se rendre maître des lois de cet équilibre parfait. Ce charme illustre donc, en quelque sorte, un phénomène miraculeux, dans la mesure où il se situe en-dehors du domaine de pouvoir de la raison.

Ainsi, dans le système de pensée mis en place par Camus, deux catégories de vocabulaire s’opposent : l’une constitue le registre des notions qui se rapportent à la beauté d’Hélène, tandis que l’autre regroupe les concepts en relation avec la représentation d’une raison conquérante et tyrannique. D’un côté, se développe donc une réflexion sur l’impuissance humaine à créer, analyser et reproduire tout ce qui relève de la nature et la contemplation s’impose alors comme le seul comportement approprié. Cette attitude n’implique d’ailleurs pas la sérénité de la conscience, car pour Camus, devant une telle perfection inaccessible, l’homme éprouve au contraire l’impression d’être en butte à un ordre de réalité oppressant et désespérant, sentiment qu’il n’est possible de dépasser que par l’art. Mais, dans un premier temps, les humains ne peuvent constater qu’une forme d’impuissance qui les caractérise. En conséquence, surgissent l’idée des limites de leur condition et celle d’une mesure à garder. Le philosophe n’a évidemment aucune difficulté à montrer que ce type de sagesse est fondamental dans la pensée grecque qui professe en toute occasion que la mesure s’impose non seulement aux mortels, mais aussi à la nature. En effet, comme le rappelle Camus, pour Héraclite notamment, le parcours du soleil est lui-même strictement défini. Un champ infini de la nature échappe ainsi à la connaissance, puisque l’ordre du monde solaire et astral, réglementé dans ses orbites, s’inscrit dans un Chaos insondable pour les facultés intellectives des hommes. En conséquence, Camus approuve comme la seule attitude philosophique valable, l’humilité socratique et son aveu d’ignorance : « je sais que je ne sais rien ». Ce type de réflexion aboutit donc à une prise de conscience des limites de la condition et de la raison humaines.

Face à cette attitude de sagesse, Camus dénonce ce qui définit et disqualifie à ses yeux l’époque moderne. De son point de vue, l’abandon de la contemplation de la nature entraîne une déification de la raison, qu’il rejette âprement. Il englobe ainsi dans la même exclusion l’histoire, en tant que succession d’événements produits par des initiatives humaines, et l’image de la ville. En effet, les bâtiments urbains créent un cadre de vie qui, dans son optique, enferme les hommes hors de la nature et s’oppose ainsi à elle. Pour Camus, la démarche de la modernité consiste donc à satisfaire une raison conquérante, exorbitée, qui croit pouvoir s’affranchir de toute limite. Le philosophe reproche d’ailleurs à son époque d’adopter un fonctionnement psychologique abolissant les vrais fondements de la raison. Car il analyse le comportement de ses contemporains comme un élan qui les lance dans une aventure dont leur volonté constitue le dynamisme initial et la seule justification. A contrario, la pensée grecque lui paraît mieux orientée, puisqu’elle place au principe de son raisonnement des valeurs fondant l’exercice de la volonté.

Au terme d’une telle conquête, propre à son siècle, que Camus juge folle et tyrannique, le philosophe entrevoit la vengeance des Érinyes. Il use encore des représentations antiques pour illustrer son propos, régénérant l’image de ces déesses implacables dont les Grecs craignent terriblement les interventions, car elles punissent de châtiments sanglants ceux qui outrepassent les bornes des lois humaines et divines. Le vocabulaire vient des mythes grecs ou de la tradition biblique et Camus menace ses contemporains d’un désastre apocalyptique, sous la forme d’une guerre atomique qui détruirait ce monde et sa démesure incontrôlée.

À ce moment de la réflexion, la question se pose de savoir si cette civilisation peut être préservée. Le philosophe ne désespère pas, à cet égard. Car, pour lui, l’artiste peut sauver cette société contemporaine et il a d’ailleurs vocation à le faire. Une des motivations qui peuvent l’animer relève de la morale, en quelque sorte :

cette époque est la nôtre et nous ne pouvons vivre en nous haïssant3.

Mais la raison essentielle vient du fait que, du point de vue de Camus, la démesure qui caractérise cette période n’est blâmable qu’en tant qu’excès, c’est-à-dire sur le plan quantitatif, et non pas dans sa nature profonde, qui correspond à une aspiration de grandeur au bénéfice de l’humanité. Le philosophe nuance donc son évaluation :

Elle n’est tombée si bas que par l’excès de ses vertus autant que la grandeur de ses défauts4.

En définitive, l’artiste ne consent pas à se désolidariser de cette engeance humaine dont il fait partie intégrante et dans laquelle son privilège consiste seulement à avoir conscience qu’il faut rechercher la mesure et l’équilibre.

Dans « L’exil d’Hélène », l’artiste (et le philosophe)5 se voient donc attribuer pour mission de renouer les fils de l’histoire, d’indiquer et d’entamer la construction d’un nouveau futur, alors même que l’humanité paraît avoir détruit ses droits à l’existence :

Nous lutterons pour celle de ses vertus qui vient de loin. Quelle vertu ? Les chevaux de Patrocle pleurent leur maître mort dans la bataille. Tout est perdu. Mais le combat reprend avec Achille et la victoire est au bout, parce que l’amitié vient d’être assassinée : l’amitié est une vertu »6.

Dans cette perspective, l’humanisme est salvateur et le sentiment d’appartenir à une même espèce produit comme disposition une bienveillance inconditionnelle vis-à-vis des autres mortels. Ainsi, des solutions de continuité qui semblent irrémédiables peuvent s’instaurer dans l’histoire, mais de nouvelles voies sont cependant reconstituées ex nihilo, par les secrets de recréation dont dispose l’artiste, capable de faire surgir à nouveau l’intelligence et le souffle de vraies valeurs humaines. L’essai s’achève donc sur une courte période lyrique :

D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. O pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ! Cette fois encore, les murs tomberont pour livrer, « âme sereine comme le calme des mers », la beauté d’Hélène7.

Évidemment, le système de pensée mis en œuvre par Camus a sa cohérence. Toutefois, sa prophétie n’est pas de bonne foi lorsqu’il renvoie, à travers la dernière phrase de cette citation, à la tragédie d’Eschyle, Agamemnon, qui fait allusion à la chute de Troie et à la reconquête de la reine de Sparte enlevée par Pâris. En effet, le philosophe utilise l’image d’Hélène comme la représentation d’une grâce absolue. Pour saisir ce que l’interprétation camusienne de la pièce grecque a de tendancieux, il suffit de lire le contexte immédiat dans lequel s’insère cet extrait. La perspective du poète antique apparaît en effet plus complexe, et son personnage n’est pas évoqué sans ambiguïté :

Ce qui d’abord entra dans Ilion, ce fut, si je puis dire, la paix d’une embellie que ne trouble aucun vent, un doux joyau qui rehausse un trésor, un tendre trait qui vise aux yeux, une fleur de désir qui enivre les cœurs. Mais soudain tout change ; amer est le dénouement des noces ; c’est pour perdre qui la reçoit, c’est pour perdre qui l’approche qu’elle est venue aux Priamides ; Zeus hospitalier conduisait cette Érinys dotée de pleurs8.

Cette vision du mythe ne remet donc pas en cause la réflexion de Camus sur l’attitude de la civilisation européenne contemporaine quant au bannissement de la beauté, de la raison ou de la mesure. Mais il n’est cependant peut-être pas tout à fait anecdotique de remarquer que son illustration de l’évolution des comportements humains par les idées de l’exil ou de la reconquête d’Hélène ne paraît pas très judicieuse, a priori.Car pour les Grecs, le charme de la reine de Sparte ne fait agir que leurre et perversion. L’idée demande tout au moins à être prise en compte, pour que la référence soit parfaitement justifiée.

Les décalages de la réflexion des Grecs de l’Antiquité sur la beauté d’Hélène, par rapport à la symbolique qu’en tire Camus

La citation tronquée empruntée par Camus à la pièce d’Eschyle montre, lorsqu’elle est rétablie dans son intégralité, que dans la perspective antique, la beauté d’Hélène a des conséquences tragiques. Lorsque le philosophe moderne emploie cette notion, il évoque le sentiment qui s’éveille en l’homme lorsque lui est révélée l’existence d’un domaine se situant au-delà des limites de la raison et échappant à ses capacités de perception et de connaissance. Mais le terme a une autre signification dans la pensée grecque : en effet, Hélène y est reconnue comme la femme volage dont l’enlèvement suscite la guerre de Troie et sa tragédie entraînant la chute d’un monde ainsi que la mort de toute une population. Ainsi, dans ce cadre de réflexion, Hélène ne représente qu’une beauté superficielle, extérieure, et, par ailleurs, la laideur morale, la perversité d’une inconstance funeste. L’interprétation produite par Camus, avec notamment son prophétisme final, ne semble donc pas pouvoir s’accommoder de cette vision tragique qui se développe autour de ce personnage, ni pouvoir s’y accorder.

Or, en choisissant cette méthode de stylisation, de manière à donner une preuve, à travers l’image de la reconquête d’Hélène, de l’idéal esthétique, rationnel et mesuré des Grecs, le philosophe moderne ignore délibérément non seulement la portée tragique de cette légende, mais aussi l’esprit du mythe qui justifie l’agencement de ses épisodes. En effet, dans ses analyses comparatistes, G. Dumézil classe le personnage de la belle Spartiate dans la catégorie des « fiancées fatales » que les peuples indo-européens ont inventées pour représenter le piège maléfique envoyé par les dieux parmi les hommes, lorsqu’une communauté prend trop de pouvoir à la surface de la terre9. Car l’arrivée d’une telle créature provoque des rivalités sanglantes, un affaiblissement des forces en présence, et l’anéantissement de ce danger craint par les puissances célestes. Dans cette série figurent notamment Pandora qui, selon Hésiode, répand l’influence fallacieuse de l’espoir parmi les hommes10, et Hélène pour la séduction de laquelle se déchirent les Grecs et les Troyens. À partir de cette ligne mythologique de représentation, la pensée antique développe donc une réflexion sur le thème de l’opposition entre l’apparence et la réalité ou la vérité.

Manifestement, en procédant comme il le fait, Camus veut ignorer que, d’un point de vue philosophique, le nec plus ultra de l’accomplissement humain n’est pas incarné par Hélène, mais par la laideur de Socrate qui enferme et dissimule la quintessence du savoir. Ainsi, de manière un peu provocatrice, pour contester la démonstration schématique de Camus, il serait possible de soutenir que, d’une certaine manière, les Grecs ont eu comme idéal la laideur des apparences. Mais, en fait, évidemment, cette assertion n’est valable que si cet aspect extérieur est transcendé par un travail noétique de perfectionnement intérieur de l’être.

Or, précisément, au bout de la réflexion philosophique et tragique, dans la pensée antique Hélène devient en quelque sorte un autre visage de Socrate. Diverses orientations sont prises, dans la littérature grecque, de manière à ce que la beauté de la reine de Sparte soit considérée avec un autre regard, pour ainsi dire. Ainsi, dans la pièce éponyme d’Euripide, Hélène déplore d’être à l’origine de la mort de tant de guerriers. Elle paraît en quelque sorte sujette à des troubles de la personnalité car son histoire meurtrière ne correspond nullement à sa volonté. Elle émet donc le souhait que les traits de son visage s’effacent et que sa beauté responsable de tous ces malheurs s’abolisse11. D’autre part, dans la version de Gorgias, le personnage est réhabilité, le sophiste travaillant en quelque sorte à accorder le physique d’Hélène à la beauté de son âme innocente12. Mais ce sont essentiellement les doctrines pythagorico-orphiques qui ont profondément transformé le statut symbolique du rayonnement d’Hélène. En effet, dans ce cadre de pensée initiatique, l’héroïne devient un être en voie d’accomplissement qui se dirige vers l’immortalité, de manière à correspondre en profondeur à ses origines divines et à sa beauté extérieure13.

Par différentes voies, en adaptant les formes mythologiques, les auteurs antiques, poètes ou philosophes, ont donc cherché le moyen d’établir une correspondance profonde, dans l’histoire légendaire d’Hélène, entre beauté d’apparence et intériorité de la richesse humaine.

La connivence plus ou moins fortuite entre Camus et Euripide autour de l’idée d’un exil d’Hélène

L’accord entre la pensée antique et la réflexion de Camus sur la valeur symbolique d’Hélène se noue, peut-être de manière fortuite, autour de l’œuvre d’Euripide. En réalité, le titre de cet essai, « L’exil d’Hélène », serait pleinement justifié en référence à l’Hélène de ce poète tragique. En effet, Camus rêve à la beauté de ce personnage à partir de réminiscences eschyléennes, comme le prouve sa citation de l’Agamemnon célébrant son « âme sereine comme le calme des mers », mais Euripide est le seul dramaturge à avoir situé les aventures de la reine de Sparte sur une île où elle est en exil, en quelque sorte, avant que Ménélas ne vienne la retrouver, au hasard de sa navigation de retour, après la chute de Troie14. Certes, la convergence entre le sens de la démonstration du philosophe moderne et la situation du personnage d’Euripide s’établit comme une conséquence paradoxale. Car rien n’atteste que Camus se soit intéressé à cette pièce antique et, de plus, l’idée d’un exil d’Hélène intervient dans son essai comme à contre-sens par rapport à la perspective euripidéenne. En effet, tandis que le philosophe définit la relégation de la reine de Sparte comme le rejet d’un idéal de beauté, de raison et de mesure, le poète tragique offre à son personnage, placé à l’écart du monde sur la lointaine île de Pharos, les conditions favorables à un accomplissement de son être. Hélène s’épanouit ainsi dans un accès à la plénitude de son identité et le poète propose ce modèle d’humanité parfaite au regard de ses spectateurs.

De fait, la dramaturgie d’Euripide est complexe, dans cette pièce, et la version de la légende qu’il illustre paraît fort étrange. Car il dépeint son personnage comme un être divisé en un eidôlon, silhouette vaine pour laquelle les Grecs et les Troyens s’affrontent, et une « véritable » Hélène, qui depuis dix-sept ans, exilée par les dieux en face de la côte égyptienne, cherche à reconstituer son unité et travaille à sa pureté intérieure, en attendant fidèlement Ménélas, avant d’être finalement divinisée, au terme d’un parcours comparable aux initiations d’Éleusis15. Ainsi, au-delà des détours de ces cheminements littéraires propres à Euripide et à Camus, et au-delà des malentendus de surface au sujet de l’interprétation et de l’utilisation de l’idée d’exil, cette thématique appliquée à Hélène constitue néanmoins un élément de jonction entre l’humanisme du philosophe et l’anthropologie du poète. En effet, les deux auteurs se retrouvent, dans l’objectif de représenter une régénération, après une phase d’aliénation de l’humain. L’aspect dynamique de cette dialectique constitue leur point commun. Car, dans les deux cas, l’exil d’Hélène n’est pas la dernière étape de son aventure. Pour sa part, Camus trouve dans la nature de l’homme, spécialement à travers les vertus de l’artiste et du philosophe, la possibilité d’une régénération, même après l’erreur essentielle de la mise en exil de la beauté. Parallèlement, même si la démonstration s’inscrit dans un autre cadre de pensée, Euripide suggérait, à son époque, comment un exil peut procurer la condition nécessaire à l’aboutissement d’une ascèse noétique au terme de laquelle un personnage réussit à accéder à un état de beauté plein de sens, correspondant à la fois à une esthétique et à une éthique de l’humain.

Euripide, puis Camus, tracent donc tous les deux, chacun à sa manière, un parcours symbolique d’Hélène comprenant un même nombre d’étapes. En effet, dans les deux cas, par définition la reine de Sparte est tout d’abord admirée pour sa beauté, puis elle est exilée, et enfin régénérée. Le poète antique suit une voie mystérique, dans le progrès et les révélations d’une initiation. Par ailleurs, après la guerre Camus vit dans l’état d’esprit d’une nécessaire reconstruction pour laquelle surgira une énergie nouvelle.

L’exil d’Hélène chez Séféris : la cassure de la progression dialectique

Euripide, Camus, évoquent l’éclipse et le renouveau de la faveur accordée à la glorieuse beauté d’Hélène par la conscience humaine après avoir l’un et l’autre connu et éprouvé les horreurs d’une guerre. Dans la même situation, G. Séféris exprime pour sa part une tout autre vision, relativement désespérée, quant au regain de rayonnement reflété par ce personnage, dans la nuit des hommes.

Le poète compose en effet, sept ans après l’écriture de l’essai de Camus, en 1955, un texte de soixante-huit vers portant en titre le nom grec d’Hélène16. Comme dans la tragédie d’Euripide, la reine qui incarne toute la beauté humaine est en exil à Pharos. Séféris reprend fidèlement la version mythique illustrée par son prédécesseur antique, en opposant l’eidôlon d’Hélène et l’aspect véritable de son personnage ; mais l’interprétation de ce dualisme est plus schématique et moins techniquement ésotérique. En effet, le dédoublement du personnage permet au poète moderne de dénoncer la vanité des motifs de toute guerre qui est déclenchée « pour une tunique vide17 », c’est-à-dire pour le fantôme troyen, et de localiser à l’écart, sur l’île égyptienne, une Hélène qui représente la pulpe et la saveur de la vraie vie.

Cette création poétique se situe, comme pour Camus, dans le cadre historique de la seconde guerre mondiale qui s’est encore prolongée, en Grèce, par l’atrocité d’une guerre civile. L’œuvre de Séféris n’est jamais déconnectée d’une réflexion sur la réalité contemporaine. À l’époque où il publie le recueil Journal de bord III, dans lequel est inséré le texte de son Hélène, le poète grec exprime tout son désenchantement à l’idée d’une reconstruction possible d’une vie qui se réinstallerait sous le signe de la beauté. Car le regard qu’il porte sur sa société et sur la vie politique lui révèle que tout se reconstitue dans son pays dans la même atmosphère de corruption qu’auparavant18. Tel est bien le message de ces quelques vers, somptueusement cryptés par l’utilisation d’une métaphore céleste et zodiacale, qui dénoncent néanmoins la trahison ultime et fatale de la beauté :

La lune
A jailli de la mer comme Aphrodite,
Éclipsé la constellation de l’Archer et va maintenant
Vers le cœur du Scorpion, tout se métamorphose19.

Le personnage qui produit cette évocation est un marin grec, Teucros, personnage tout à fait falot dans la pièce d’Euripide, qui prend une importance considérable dans l’Hélène de Séféris car il incarne le personnage du poète, tombé amoureux de l’apparition de la reine de Sparte dans la nuit de Pharos. Sa description du ciel constellé d’étoiles reflète, en fait, une vision de la condition humaine, car cette poésie est marquée par un symbolisme savant. Effectivement, depuis le développement de la légende pythagoricienne d’Hélène, le nom grec de ce personnage (Hélènè) et celui de la lune, presque homonymes, mise à part l’initiale sifflante de Sélénè, sont mis en correspondance20. Dans ces quelques vers de Séféris, il faut donc comprendre qu’Hélène, la lune, rayonnant fallacieusement de la lumière empruntée à l’éclat reflété du soleil, dédaigne dans son voyage d’est en ouest dans le ciel, la constellation de l’Archer, le Sagittaire, représentant le personnage de Teucros, lui-même archer fameux parmi les guerriers ayant combattu contre Troie. Les vers suivants, dans ce poème, apportent la clé de cette identification :

Où est la vérité ?
Moi aussi j’étais Archer pendant la guerre ;
Mon destin, celui d’un homme qui manqua le but21.

La progression dramatique, d’autre part, qui montre les retrouvailles d’Hélène et de Ménélas, après le départ de Teucros, évincé, « éclipsé » par la lumière fuyante de la lune, indique la destination de ce mouvement qui, dans le ciel, porte la reine de Sparte vers les bras de son époux. Ainsi est élucidé le sens de la belle métaphore sauvage désignant « le cœur du Scorpion ». Par ailleurs, dans ses commentaires à l’Érotocritos, cette épopée de Cornaros qui a marqué toute la génération des poètes modernes de la Grèce, Séféris commente cette expression qu’il lui a empruntée22. Dans ces notes, il précise donc que l’image exprime l’idée du mal absolu23. Dans la vie politique, ce cœur sanglant du Scorpion est représenté par ces puissants envoyant au combat pour leur propre compte de pauvres hères qui y perdent leur vie ou qui, s’ils reviennent de la guerre, aspirant à jouir de cette saveur de l’existence qui devrait leur être accessible, constatent que la pulpe du bonheur n’échoit jamais qu’à ces riches influents auxquels tout revient24.

Ainsi Séféris renonce à imaginer une régénération d’Hélène. Dans son poème, comme dans sa pensée, l’exil de ce personnage n’est en rien fructueux, ne produit aucune métamorphose et, en dernier lieu, la beauté est comme toujours accaparée, confisquée par des puissants malfaisants qui avilissent son image. Le dynamisme camusien est aboli, dans l’esprit de Séféris, par la médiocrité des temps.

Conclusion

Ce thème de l’exil de la beauté est donc traité différemment chez Euripide, chez Camus ou chez Séféris, en fonction de l’atmosphère de la période dans laquelle ils vivent, ou de leur propre tempérament. Car, de fait, dans tous les cas, la relégation d’Hélène est en relation avec l’assombrissement de l’existence, en période de guerre.

Dans la tragédie antique, le personnage qui incarne la beauté réfléchit alors à sa responsabilité parmi les humains et cherche à transcender son éclat physique par la conquête initiatique d’une plénitude de son être.

Chez les auteurs modernes, le propos paraît plus simple, car il ne fait pas intervenir l’élaboration systématique d’une théosophie. La notion de beauté correspond alors seulement au registre des sensations et des perceptions qui peuvent être à l’origine d’un bonheur naturel et immédiat. Cependant, Camus conserve l’idée selon laquelle la contemplation de la beauté produit le sentiment du tragique, car elle révèle une harmonie dont l’homme est incapable de saisir et de maîtriser les règles ainsi que l’existence d’un ailleurs vertigineux, d’un autre ordre de réalité inconnu qu’il faut aller conquérir dans le respect de la mesure et dans un élan artiste de sublimation.

Chez Séféris s’exprime une révolte politique devant la confiscation de la beauté qu’aucune démarche transcendante ne permet de sauver. L’élégie poétique résonne cependant comme une aspiration nostalgique qui ne s’éteint pas.

L’idée de l’exil d’Hélène, inventée par Camus, fournit un repère particulièrement opératoire, lorsqu’il s’agit de mesurer les variations des pensées illustrant et faisant intervenir cette notion, de manière plus ou moins conceptuelle, plus ou moins poétique.

Notes de bas de page numériques

1  « Prométhée aux Enfers », L’été, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1959, p. 123.

2  « L’exil d’Hélène », L’été, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1959, p. 133.

3  « L’exil d’Hélène », p. 140.

4  « L’exil d’Hélène », p. 140.

5  Dans ce raisonnement d’Albert Camus, les deux mots « artistes » et « philosophes » sont interchangeables.

6  « L’exil d’Hélène », p. 140.

7  « L’exil d’Hélène », p. 140.

8  Eschyle, Agamemnon, v. 740 sqq., Paris, C.U.F., trad. Paul Mazon, (1925) 19682.

9  Georges Dumézil, Le Festin d’immortalité. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Paris, Geuthner, 1924.

10  Cf. Jacqueline Assaël, « L’espoir maléfique chez Hésiode », à paraître dans la revue Quaderni Urbinati di Cultura Classica.

11  V. 262-266.

12  Cf. Gorgias, L’éloge d’Hélène, in Die Fragmente der Vorsokratiker II, Hermann Diels et Walther Kranz (ed.), Berlin, Weidmann, [1903] 1972, p. 288-294. Trad. Les Présocratiques, Daniel Delattre, Jean-Paul Dumont et Jean-Louis Poirier (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 1034 sqq.

13  Cf. Marcel Detienne, « La légende pythagoricienne d’Hélène », Revue de l’Histoire des Religions, 152, 2, 1957, p. 129-152 et, sur une période plus tardive, Bernard Pouderon, « Hélène et Ulysse comme deux âmes en peine : une symbolique gnostique, platonicienne ou orphico-pythagoricienne ? », Revue des Études Grecques, 116, 1, 2003, p. 132-151.

14  Sur ce point, Euripide s’inspire d’Hérodote, Histoires II, 113. Cf. Christian Froidefond, Le mirage égyptien, Aix-en-Provence, Ophrys, 1971, p. 209 sqq.

15  Cf. Jacqueline Assaël, « L’Hélène d’Euripide : un drame initiatique », La Parola del passato, 2012, à paraître, ou « Dans l’Hélène d’Euripide, comment l’eidôlon rejoint l’héroïne, au firmament », in Actes du colloque international : Héros Voyageurs et constructions identitaires, Perpignan, 21-23 novembre 2012, à paraître.

16  Georges Séféris, « Hélène », Journal de Bord III, in Poèmes (trad. Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki), Paris, Mercure de France, 1963, p. 141-144. Éd. grecque : ΠΟΙΗΜΑΤΑ, Athènes, Icaros, [1972] 1985, p. 239-242.

17  V. 68.

18  Cf. Mario Vitti, Introduction à la poésie de Georges Séféris, trad. Renée-Paule Debaisieux, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 214-215.

19  V. 16-19.

20  Cf. Marcel Detienne, « La légende pythagoricienne d’Hélène », Revue de l’Histoire des Religions,152, 2, 1957, p. 129-152, ici p. 131-132.

21  V. 20-22.

22  Érotocritos, III, v. 71.

23  Cf. Astérios Argyriou : « Il se peut que dans la langue de l’astronomie Antarès soit appelé cœur du Scorpion, mais dans la langue poétique les mots véhiculent le poids de leur origine. Par conséquent, ici, le cœur du Scorpion signifie : le foyer du mal qui empoisonne les situations humaines », (trad. Renée-Paule Debaisieux), Προτάσεις γιὰ τὴν ‘Κίχλη’, in Γιὰ τὸν Σεφέρη, Sur Séféris (éd. Nora Anagnostaki et alii), Athènes, 1961, p. 286 et Mario Vitti, Introduction à la poésie de Georges Séféris, op. cit., p. 214-215. Sur l’intérêt de Georges Séféris pour l’Érotocritos de Vintzentzos Cornaros, cf. l’édition de Denis Kohler publiée avec un dossier et une postface dont Séféris est l’auteur (Carouge, éd. Zoé, 2006).

24  Sur l’interprétation de ce passage, cf. Jacqueline Assaël, « Le lexique de l’espace céleste dans l’Hélène d’Euripide et dans celle de Séféris », in Actes du symposium sur l’invitation au voyage, Paris, 22 juin 2013, à paraître en ligne.

Pour citer cet article

Jacqueline Assaël, « L’idée de l’exil d’Hélène, chez Euripide, chez Camus et chez Séféris », paru dans Loxias-Colloques, 4. Camus: "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire), L’idée de l’exil d’Hélène, chez Euripide, chez Camus et chez Séféris, mis en ligne le 07 novembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=465.

Auteurs

Jacqueline Assaël

Professeur de langue et littérature grecques. Université Nice Sophia Antipolis, CTEL.