Loxias-Colloques |  14. Tolérance(s) I : Regards croisés sur la tolérance 

Maria Maïlat  : 

Tolérance et conflit : lecture d’anthropologie politique

Résumé

L’article propose une réflexion d’anthropologie politique avec des exemples concrets, fondée sur les apports de la philosophie concernant la tolérance et son utilité dans les situations qui mettent à l’épreuve l’équilibre de la paix et de l’entendement dans notre société.

Abstract

The paper sets forth a reflexion in the field of political anthropology on tolerance and its usefulness in situations where society’s balance is at risk. 

Index

Mots-clés : accompagnement , anthropologie, droit, femmes, religion, tolérance, violence

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

La tolérance, un concept d’anthropologie politique à l’échelle mondiale

1« Spinoza et Locke, différemment, pensent la dimension politique de la tolérance, mais aussi sa dimension épistémologique1 ». Locke contribue à la philosophie de la tolérance religieuse en Europe. Il la rattache à l’histoire, précisément à la période charnière où se prépare la fin de la guerre des religions. Il cherche à établir une série de postulats rationnels nécessaires à l’établissement de la paix au moment où des centaines de milliers de personnes avaient été déjà massacrées. Il se situe dans l’histoire de l’Inquisition, des croisades et de la guerre en Europe mais sans qu’il puisse exprimer une critique ouverte contre l’Église. Il affirme cependant, avec beaucoup de courage, que la religion ne peut pas être imposée par la force ou par une puissance mais qu’elle est le résultat d’un choix personnel, le fruit de la croyance intime qui pousse la personne à accomplir des actions qui assurent son salut. Locke affirme que lorsqu’un individu pratique une religion par peur en obéissant à un pouvoir coercitif, cela est contraire à l’essence même de la religion. Il distingue la religion de la médecine en disant que si le médecin prescrit un traitement, même si le malade ne croit pas dans ses effets, il peut guérir. En revanche, si la personne n’adhère pas à la doctrine religieuse, la forcer pour y adhérer, c’est commettre un péché contre Dieu.

2Par la suite, la tolérance a été sécularisée et, petit à petit, le mot est rentré dans la politique de plusieurs pays et à l’échelle des organisations mondiales. Dans le langage ordinaire, il signifie « admettre quelque chose », « accepter quelqu’un qui présente des opinions ou des actions qui s’écartent de la norme ou de la loi. » L’émergence d’une prise de conscience du pluralisme culturel et politique dans les démocraties modernes a renforcé la place de la tolérance dans la gouvernance des pays dont les États-Unis où la mise en œuvre de l’égalité entre les Blancs et les communautés « de couleurs » a provoqué une véritable mutation anthropologique. En France, pays attaché à l’idée d’une nation unique, « creuset » de l’intégration de toutes les autres cultures, le tabou d’affirmer le pluralisme persiste (bien qu’il soit un fait social et religieux prégnant dans les villes et les communes). La notion de tolérance reste non seulement floue mais entourée d’une certaine méfiance.

3En revanche, la France a ratifié la Déclaration de Principe sur la Tolérance, promulguée par l’UNESCO en 1995, qui affirme : « La tolérance est la clé de voûte des droits de l’homme, du pluralisme (y compris du pluralisme culturel), de la démocratie et de l’État de droit2. »

4Cette valeur est mise en évidence par différents moments marquants. Ainsi, l’année 1995 a été déclarée Année des Nations Unies pour la tolérance. Et chaque année, le 16 novembre, on célèbre la Journée internationale de la tolérance. La tolérance occupe une place prépondérante dans les débats. Elle est même « la vertu reine du pluralisme3. » La tolérance relève d’une conception politique qui ne se limite pas aux déclarations mais appelle un agir politique qui devrait se concrétiser dans l’éducation, les activités sociales, sportives, culturelles au sein des institutions, des collectivités territoriales et des espaces publics. Il s’agirait

d’enraciner la tolérance, comprise comme une attitude, non seulement dans l’esprit de tous et chacun, mais encore dans les dispositifs du fonctionnement social et politique […] [en promouvant] le respect, l’acceptation et l’appréciation de la richesse et de la diversité des cultures de notre monde et, en général, de nos diverses manières d’être humains4.

5Plusieurs philosophes contemporains insistent sur le fait que la tolérance ne devrait pas être cantonnée à une attitude affective individuelle mais mise en œuvre dans la vie publique et dans les programmes politiques, éducatifs et sociaux. Ainsi, quelle éducation à de tolérance est intégrée dans la politique de la laïcité à l’école, par exemple ? Quelle tolérance dans l’accueil des immigrés en France ? Et dans les politiques familiales, quelle influence a le principe de tolérance dans l’application de la loi du 17 mai 2013 du mariage pour tous ? En France, nous avons pu constater que la proposition de cette loi a déclenché une vague d’intolérance non seulement chez des individus, mais au cours des manifestations collectives. Au moment de ces manifestations qui dissimulaient à peine l’intolérance dirigée contre les personnes de même sexe en général, ce que l’on nomme homophobie, je suis allée en Afrique du Sud à Cape Town, la ville de Nelson Mandela. J’ai pu constater l’étonnement amusé et entendre les remarques ironiques de mes hôtes concernant les slogans d’intolérance que les manifestants français brandissaient dans les rues contre le principe d’égalité, alors que la France s’efforçait de donner l’image d’une « championne » des droits de l’homme. À Cape Town, les mariages entre les personnes de même sexe sont célébrés ouvertement depuis longtemps sans que cela provoque une quelconque manifestation. Le drapeau arc-en-ciel est un des emblèmes nationaux. Arrivé au pouvoir, Nelson Mandela a œuvré pour inscrire dans la Constitution sud-africaine l’interdiction de discrimination concernant toute personne en y incluant les LGBT. Par 230 voix contre 41, en 1993, les parlementaires ont fait de l’Afrique du Sud le cinquième pays au monde et le premier du continent africain à rendre légal le mariage entre des personnes de même sexe. En même temps, son gouvernement a inscrit le droit à l’avortement dans la Constitution sud-africaine.

6Les questions de société qui émergent au XXIe siècle ne peuvent pas être abordées sans intégrer d’une manière claire une réflexion rattachée aux pratiques de tolérance. L’élément nouveau que l’on peut identifier en tant qu’anthropologue consiste dans le fait que la tolérance est évoquée surtout dans des situations qui provoquent des réactions de discriminations et mettent en danger les principes fondateurs de la nation, comme le principe d’égalité, de fraternité et les droits de l’homme. Il est donc question dans la tolérance du rôle et de la responsabilité assumés par l’État. Dans ce sens, la Déclaration de l’UNESCO précise à l’Art. 2 :

Le rôle de l’État : La tolérance au niveau de l’État exige la justice et l’impartialité en matière de législation, d’application de la loi et d’exercice du pouvoir judiciaire et administratif. Elle exige également que chacun puisse bénéficier de chances économiques et sociales sans aucune discrimination. L’exclusion et la marginalisation peuvent conduire à la frustration, à l’hostilité et au fanatisme5.

7L’intervention des pouvoirs publics devrait introduire dans les débats publics des éléments de pondération en faisant appel à des arguments rationnels qui posent des limites au « pathos » populiste. La tolérance est un instrument de la raison au-delà de l’empathie et de l’antipathie suscitées par tel ou tel mode de vie ou fait social. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, lors des manifestations contre la loi du 17 mai 2013, un des arguments de raison fondée sur la tolérance a été le fait que cette loi respecte scrupuleusement le principe d’égalité et ne diminue en rien le droit de toutes les autres personnes à se marier et à fonder une famille. La tolérance ne peut pas être décrochée d’un processus de raisonnement, bien au contraire, elle est efficace lorsqu’elle est mise en mouvement dans une réflexion menée collectivement avec des personnes impliquées ou confrontées à des situations difficiles et conflictuelles.

La tolérance dans le processus de reconnaissance

8Nous nous proposons de penser davantage le concept de tolérance en l’articulant aux notions de conflit et de liberté dans l’histoire contemporaine. Spinoza, le philosophe qui élabore un argumentaire logique pour fonder conjointement les notions de tolérance et de liberté, nous est utile : « Dans une libre république chacun a toute latitude de penser et de s’exprimer6. »

9L’auteur sait par expérience que « l’État le plus libéral qui soit a toujours tendance, lors de crises politiques, à privilégier sa raison au détriment de la raison7. » La raison que l’anthropologue élabore ne peut pas être « hors sol », décrochée des courants d’opinion et des orientations politiques. Nous partageons avec Hannah Arendt l’idée que « la possibilité de la faculté de juger est la présence des autres, l’espace public8. » L’enjeu est de situer la tolérance au cœur des problèmes de notre société. Pour cela, il est nécessaire de mieux comprendre la notion de conflit : Georg Simmel, à la suite de Hegel, considère que le conflit est inhérent à toute société, il fait partie de la lutte pour la reconnaissance, non seulement entre des individus mais dans les systèmes économiques et socio-politiques. Simmel se place dans la tradition millénaire fondée par Héraclite qui voit dans la guerre « le père de tout développement ». Polemos pater panton. La pensée simmélienne creuse ce filon. Simmel vit et travaille dans une époque où la majorité des auteurs sont influencés par des courants politiques militaristes d’observance hégélienne et nationaliste qui prônaient, eux aussi, des valeurs guerrières au nom du développement national ou racial. La lutte, tout le monde en parlait à l’époque où le darwinisme social était à l’ordre du jour. On transposait (comme aujourd’hui encore) l’idée de supériorité et d’infériorité des cultures (et des races) en prônant l’idée darwinienne d’évolution d’une espèce inférieure vers une autre supérieure. Mais l’entre-soi d’une culture (fût-elle considérée comme « supérieure ») menait inéluctablement vers un appauvrissement et une auto-destruction dont parlaient déjà les philosophes de l’Antiquité. Pour dépasser le « repli sur soi » destructeur, Hegel pense que la conscience de soi est le résultat de la reconnaissance par l’autre. Cette reconnaissance par l’autre est érigée en impératif de mon existence. Ma volonté est d’obtenir la reconnaissance de l’autre, néanmoins, cet autre, je ne veux pas le reconnaître. Pourtant, l’autre a besoin d’être reconnu, mais sans être obligé de me reconnaître. Du côté de la conscience, une lutte s’engage et exacerbe les besoins d’estime et de reconnaissance. Cette lutte mortelle pour la reconnaissance est pour Hegel le moteur de toute l’histoire de l’humanité :

Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent (bewähren) elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort. Elles doivent nécessairement engager cette lutte... L’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne ; mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d’une conscience indépendante9.

10Sous l’angle de la lutte pour la reconnaissance, la tolérance peut être envisagée en tant qu’espace symbolique de rencontre et de négociation dans la création de l’entendement. La reconnaissance n’a de valeur que si elle est accomplie par un homme libre. Cependant, il est plus aisé de reconnaître celui qui appartient à la même catégorie sociale ou culturelle que moi. Ou reconnaître aussi celui qui exerce le pouvoir de domination dans l’environnement qui est le mien.

11De point de vue de la philosophie de l’histoire et de l’anthropologie, le conflit est fondateur de la démocratie (démo-kratos), contenu même dans l’étymologie de ce concept10. Dans les rapports inter-individuels autant qu’au niveau macro-social, le conflit revêt différentes formes. Dans la société française, sensible à la violence et où les politiques stipulent un état de paix en rejetant la pensée de la guerre à l’extérieur de l’Hexagone, la tolérance est devenue un leitmotiv mais aussi un fourre-tout. Si on suit la tradition des Lumières, la tolérance pourrait être située à l’intersection entre « la pratique de la liberté et la pratique de la responsabilité11 » en y ajoutant (dans une logique de triangulation hégélienne) la question du devoir. Par « tolérance moderne », nous entendons la forme de tolérance pensée par Spinoza, Locke, Voltaire (mais aussi par Pierre Bayle12) puis Ricoeur et Lévinas. Ces courants de pensée aboutissent à penser la tolérance moderne de la manière suivante :

Tolérer, c’est consentir qu’au nom de la liberté, en principe reconnue à tous, d’autres hommes pensent et agissent selon des principes que nous ne partageons pas ou avec lesquels nous sommes en désaccord. En d’autres termes, la tolérance est le corollaire de la liberté13.

12Nous sommes les héritiers d’une pensée de la tolérance avec sa fonction politique formulée dans un postulat célèbre par Voltaire. Ce postulat stipule que la tolérance est un « bien commun » qui « assure la paix et la prospérité » entre des hommes libres. Ainsi, la tolérance est érigée en « raison d’État », à savoir que l’État doit assurer les bases de construction d’une société multiple, composée de nombreuses entités très différentes mais qui accèdent au principe d’égalité et cela, malgré leurs différences. La lutte pour la reconnaissance ne suffit pas pour gouverner. La séparation de l’Église et de l’État a généré la sécularisation, voire la laïcisation, de nombreux mots et idées théologiques. Ainsi, la tolérance intègre dans sa fondation une dimension religieuse et de conviction intime. D’où l’importance de développer davantage une pensée politique visant la co-existence entre des individus libres et des groupes appartenant à différentes classes sociales et communautés ethniques. Afin de limiter la confusion et l’appauvrissement des notions d’ordre politique, il serait utile de comprendre quelles fonctions sont attribuées à la tolérance dans « les rapports qu’entretiennent l’État et les médias avec les individus, seuls ou collectivement14. » Les sociologues s’interrogent sur l’utilisation du concept de tolérance lorsqu’il s’agit d’analyser des actes de violence dans les espaces publics et avancent le constat que la violence est davantage tolérée et légitimée du côté des policiers contre les membres de la société civile que la violence exercée par des manifestants contre les policiers15. La réciprocité ne fonctionne pas. Cela n’est qu’un exemple qui indique le caractère politique et « manipulable » de ce concept. Pour sa part, Adam Smith associe le mot tolérance à celui de proximité et d’identité en explorant différents exemples tirés de la vie quotidienne :

S’il [l’individu] devait perdre son petit doigt, il n’en dormirait pas la nuit ; mais il ronflerait avec le plus profond sentiment de sécurité malgré la ruine de cent millions de ses frères, pourvu qu’il ne les ait jamais vus16.

13Rawls parle d’un « voile d’ignorance » à une époque où des réseaux d’information ne manquent pas de tenir au courant les individus à n’importe quel moment de leur journée et de leur nuit. Cependant ce « voile d’ignorance » est utilisé comme une forme d’auto-protection, de sorte que l’indignation devant un écran d’ordinateur remplace le réel engagement politique, associatif ou militant et contribue davantage à l’oubli (provoqué par une superposition impressionnante d’informations et de hoax17) qu’à l’élaboration d’une pensée politique.

La tolérance et immersion anthropologique dans les « vies minuscules »

14Notre expérience d’anthropologue sur le terrain permet de comprendre le fait que la tolérance participe aux différents processus conflictuels : mais de quelles manières ? La tolérance est un vecteur actif dans la reconfiguration de nouveaux « objets » d’affrontement et donc d’intolérance. Car il est difficile de ne pas réaliser que dans les « plis » du concept de tolérance se cachent des manifestations concrètes de mépris et d’intolérance qui rendent inopérant les principes d’égalité et d’accès à la dignité humaine. Où se situe la tolérance/intolérance dans les enjeux de reconnaissance socio-politique impliquant les femmes ? Nous nous proposons de partager dans cette communication l’expérience d’accompagnement concernant les récits de vie de deux jeunes femmes françaises converties à la religion musulmane qui sont parties en Syrie rejoindre des groupes djihadistes et puis sont revenues en France. À préciser que l’anthropologue a travaillé avec les professionnels organisés en réseau qui assurent l’accompagnement de ces deux femmes et d’autres personnes qui se trouvent dans la même situation. Notre réflexion focalisée sur la tolérance concerne l’analyse de contenu des discours et pratiques professionnels dans le cadre du programme « dé-radicalisation », un dispositif mis en place par l’État. Il ne s’agit donc pas de décrire les épreuves subies par ces jeunes femmes mais ce qui se passe à leur retour dans l’accompagnement des professionnels du « réseau d’écoute, de soutien, d’accompagnement ».

Deux récits de vie

15Une jeune femme (Nathalie18) est « issue d’une famille française dont la mère travaille dans une usine où elle est reconnue par ses collègues19 » et « le père est un ancien militaire à la retraite. » Nathalie est partie en Syrie pour suivre un homme qu’elle « a rencontré sur les réseaux sociaux et dont elle est tombée amoureuse. » Cette explication est donnée comme motif de son départ. Elle est passée par la Turquie et ensuite elle a été conduite vers un des sites d’extrémistes islamistes. Les conditions de son retour en France ne sont pas expliquées, elles sont gardées secrètes.

16Une des préoccupations des professionnels que je rencontre régulièrement est le fait qu’elle est enceinte. Et elle refuse toute perspective d’avortement thérapeutique. Les professionnels doutent de sa capacité non seulement à assumer le futur enfant mais aussi à prendre la décision de ne pas avorter, alors qu’elle est diagnostiquée comme étant « profondément traumatisée ». Sa décision de donner naissance à cet enfant et de le reconnaître se heurte à des discours contradictoires, structurés autour de la notion de tolérance : certains professionnels trouvent intolérable le fait qu’elle veuille garder l’enfant au motif que cette grossesse est « le résultat d’un viol d’un terroriste ». D’autres évoquent son droit inaliénable d’assumer cet enfant. Chaque partie avance ses arguments sans parvenir à un accord de principe.

17Puis, une deuxième personne (Sarah) est orientée vers ce même réseau de professionnels. Je précise que ces deux femmes ne se connaissent pas et que les rendez-vous sont programmés de telle façon qu’elles ne se rencontrent jamais.

18Sarah s’est convertie à la religion musulmane et a fait une tentative de quitter la France mais elle a été retenue à la frontière turque et rapatriée en France. Elle est issue d’une grande famille de gens du voyage sédentarisée dans la région et dont plusieurs membres « sont connus par les services sociaux et la police ». Cet élément de discours des professionnels provoque une modification visible dans les raisonnements et les pratiques, de sorte qu’au début de leur prise en charge, la tolérance est davantage présente dans l’accompagnement de Nathalie que du côté de Sarah.

19Sur un point précis, l’intolérance s’exprime de la même manière, à savoir lorsque les deux femmes refusent les rendez-vous avec un psychologue, alors que le « protocole » prévoit ce type d’accompagnement comme une obligation.

20Concernant Sarah, elle se heurte à une très violente intolérance de la part de sa famille croyante, pratiquant une religion chrétienne, qui rejette la religion musulmane. Sarah porte le voile comme Nathalie, elle prend les moyens de transport pour se rendre à la mosquée la plus proche. Le père de Sarah et son oncle tentent de l’enfermer dans la maison pour l’empêcher d’aller à la mosquée, lui confisquent son téléphone portable. La mère et la sœur de Sarah prennent la défense de celle-ci. Un conflit violent se déroule entre les hommes et les femmes de cette famille. Un soir, Sarah, sa mère et sa sœur quittent le domicile et demandent de l’aide aux services sociaux mais refusent de porter plainte contre les membres de leur famille. Cette situation conflictuelle engendre un surcroît de tension dans le réseau des professionnels qui sont eux-mêmes en difficulté. Certains affirment que Sarah devrait respecter les principes de son père et du moment qu’elle vit au domicile de ses parents, elle « doit obéir à son père ». De plus, elle ne sera majeure que dans quelques semaines. L’argument d’obéissance à l’autorité du père est utilisé pour minimiser les actes répressifs de séquestration et de violence physiques exercés par le père et l’oncle. Il nous semble déceler une forme de « tolérance répressive20 » qui, au nom de l’autorité paternelle, tolère la violence de ce père. Une autre partie du réseau de professionnels évoque les valeurs du féminisme et manifeste leur refus d’accepter (ou de tolérer) les agissements violents du père. Ces professionnels veulent appliquer le principe d’égalité entre hommes et femmes et affirment le droit de Sarah de pratiquer la religion qu’elle a choisie. Ils mettent en garde contre l’amalgame entre la pratique de la religion et le terrorisme. L’accompagnement de Sarah est traversé de contradictions et limité par l’absence de solution réelle à lui proposer. Entre temps, des négociations ont lieu à l’intérieur de la communauté des gens du voyage qui aboutissent au fait que la sœur et la mère de Sarah réintègrent leur domicile. Mais le père refuse catégoriquement de re-accueillir Sarah et celle-ci refuse à son tour tout dialogue avec les hommes de sa famille. Elle affirme son besoin de rompre avec son milieu familial. Le procureur de la République est informé de la situation de Sarah qui est encore mineure pour quelques semaines. Le procureur s’adresse au juge des enfants qui ordonne un placement pour six mois. Mais aucun foyer ne veut l’accueillir invoquant un « cas de radicalisation » qu’ils ne savent pas prendre en charge. Le Département paie son hébergement dans un motel au bord d’une autoroute, sans moyens de transport. Puis dans un centre d’hébergement pour les femmes victimes de violences conjugales. « Sarah, nous dit un des professionnels, est livrée à elle-même, vit dans une petite pièce sur un matelas posé par terre et n’ouvre jamais les volets. Elle se voile et pratique la religion musulmane mais sans se rendre à la mosquée qui se situe trop loin de ce lieu d’hébergement. » Pour la plupart des professionnels, « la solution pour Sarah sera d’intégrer sa communauté » car « elle n’a aucun projet d’autonomie à la majorité ». Étant donné qu’elle était déscolarisée depuis plusieurs années, les professionnels ne parviennent même pas à envisager un projet de formation et d’orientation professionnelle pour elle.

21Concernant Nathalie, elle est accompagnée par sa famille et par les professionnels dans le sens du droit commun pour accéder à un logement, pour passer son permis de conduire et pour envisager un stage de remise à niveau de ses connaissances. Nathalie finit par gagner la confiance des professionnels même si là encore, le conflit avec son père est présent. Le père de Nathalie refuse l’idée qu’elle demeure musulmane et aussi l’idée qu’elle aura bientôt un enfant. L’intolérance du père se retourne contre les professionnels : il les accuse de contribuer à ce que Nathalie « garde le bébé ». Il refuse d’ouvrir la porte lorsque les professionnels viennent rendre visite à Nathalie, de sorte que les rendez-vous se déroulent uniquement au service.

22Dans le cas de Sarah, les professionnels insistent sur deux notions : lui « poser des limites » et « maintenir le cadre », ce qui se traduit par une réaction stricte lorsque Sarah arrive en retard aux rendez-vous (alors qu’elle n’a pas de moyens de transport et son lieu d’hébergement est loin du service d’accompagnement). Et lorsqu’elle sort du foyer, elle doit obtenir un « permis », autrement elle est déclarée à la police comme étant « en fugue ». Tantôt elle est traitée comme « majeure », tantôt comme mineure, mais d’une manière aléatoire. On constate que lorsque Nathalie arrive aux rendez-vous en retard ou « oublie » de venir, les mêmes professionnels manifestent leur tolérance et trouvent des arrangements pour la recevoir et l’accompagner sans « poser des limites ».

Éléments de débat intégrant la notion de tolérance

23Les débats et échanges sur la notion de tolérance avec les professionnels nous amènent à distinguer trois types ou conceptions :

24- la tolérance restrictive déterminée par l’appartenance et la connaissance de la situation familiale ;

25- la tolérance structurée en fonction de l’empathie présente dans les relations interpersonnelles entre les jeunes femmes et les professionnels ;

26- la tolérance fondée sur les principes de droit.

27Ces trois types de tolérance sont enchevêtrés, nous les distinguons ici pour une meilleure compréhension. Le premier est influencé par le fait que la famille de Sarah a « un passé conflictuel avec les services et l’ordre public ». Cette information limite la tolérance. L’appartenance de Nathalie à une famille de la classe moyenne, intégrée, une « famille sans histoire », augmente le seuil de tolérance des professionnels.

28En ce qui concerne le deuxième type de tolérance, il s’avère que plusieurs professionnels expriment leur sympathie pour Sarah qu’ils qualifient de « jeune femme attachante, spontanée, belle ». Nathalie est décrite comme étant froide, « peu expressive, voire éteinte ». Et aussi : « difficile de savoir ce qu’elle pense réellement ». L’empathie atténue l’intolérance dans les discours mais n’améliore pas pour autant les propositions concrètes d’accompagnement de la personne.

29Le troisième type de tolérance repose sur la mise en pratique des droits fondamentaux de l’homme (de la femme) ainsi que sur l’égalité homme/femme. Les professionnels considèrent que l’accès à la dignité, à un logement décent et autonome préservant l’intimité de la personne, ainsi que l’accès à la formation et donc à l’autonomie, sont inaliénables et ne devraient pas être sanctionnés par le fait que ces deux jeunes femmes ont pris, à un moment donné, un chemin vers la Syrie et les mouvements terroristes. Le fait de se convertir à la religion musulmane est également considéré comme un droit à respecter. De même, la décision de mettre au monde et de reconnaître l’enfant sont mieux accueillies et comprises lorsqu’on met en œuvre les principes de droit. La tolérance apporte un apaisement et favorise la pensée de la naissance : nous avons pu faire la distinction entre l’acte sexuel violent subi par la femme et son désir de mettre au monde un enfant dont la conception ne se limite pas et ne doit pas être surplombée ou écrasée par le violeur. Il s’agit d’accompagner la jeune femme du côté de la vie en accueillant avec bienveillance son désir de devenir mère qui ne devrait pas être enfermé dans le traumatisme. La tolérance fait partie de la création d’un processus de résilience que la personne peut accomplir à condition que l’entourage la soutienne. L’enfant a le droit d’être inscrit dans d’autres paradigmes que celui qui le condamne à être stigmatisé avant même de naître comme le « fruit d’un viol ». Ce préjugé coriace a pu être dépassé au cours de l’élaboration des postures professionnelles. L’anthropologie alimente le débat concernant le choix des paradigmes ou des théories utilisées et leur impact éthique sur la vie d’un enfant à naître. Les adultes ne sont pas obligés de confondre telle ou telle théorie dominante avec la vérité et de la sacraliser. La tolérance est un vecteur de la déconstruction des croyances nichées dans les théories appliquées à l’humain.

Conclusions : penser la tolérance dans l’accompagnement des personnes

30La fragilité de la tolérance constitue en même temps sa force. La tolérance se détruit elle-même si elle reste isolée dans la dichotomie tolérance/intolérance. En tant que valeur-variable, en mouvement, la tolérance devrait être mise en lien avec d’autres notions présentes dans les expériences d’accompagnement, de dialogue et de construction des liens sociaux. Il s’agit de situations complexes conflictuelles dans lesquelles on ne peut pas appliquer un jugement rigide. L’approche anthropologique s’intéresse à la tolérance du troisième type évoquée dans cet article, celle qui met en mouvement les principes de droit, dont le principe innovant d’égalité de chance interrogeant les conditions concrètes de vie des personnes confrontées à la violence de leur famille ou celle présente dans leur milieu socio-professionnel. La tolérance participe à d’élaboration de l’accompagnement des personnes isolées ou marginalisées. L’exercice de la tolérance aide à desserrer l’étau des représentations fatalistes pour penser le droit à l’autonomie et aux choix de vie des personnes qui ont traversé des épreuves très difficiles. Par ailleurs, la tolérance enrichit le dialogue entre les religions et la laïcité. Ce sont ces débats nécessaires à l’entendement que l’anthropologue peut accompagner modestement. Il (elle) s’oriente vers les lieux où les situations de crises et d’absence de débats appauvrissent les raisons du vivre-ensemble. La liberté du chercheur se définit avant tout par sa capacité de penser avec d’autres le monde dans lequel nous vivons et transmettons nos expériences et savoirs.

Notes de bas de page numériques

1 Jean-Michel Vienne, « La Tolérance, de Spinoza à Locke », Études littéraires, vol. 32, n° 1-2, printemps 2000, p. 131.

2 UNESCO, Déclaration de principe sur la Tolérance. Article premier - Signification de la tolérance : 1.1 La tolérance est le respect, l’acceptation et l’appréciation de la richesse et de la diversité des cultures de notre monde, de nos modes d’expression et de nos manières d’exprimer notre qualité d’êtres humains. Elle est encouragée par la connaissance, l’ouverture d’esprit, la communication et la liberté de pensée, de conscience et de croyance. La tolérance est l’harmonie dans la différence. Elle n’est pas seulement une obligation d’ordre éthique ; elle est également une nécessité politique et juridique. La tolérance est une vertu qui rend la paix possible et contribue à substituer une culture de la paix à la culture de la guerre. http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13175&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

3 Manuel Toscano-Méndez, « La tolérance et le conflit des raisons », Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, tome 98, n° 1, 2000. pp. 27-46. En conclusion, l’auteur affirme qu’« une société pluraliste exige de ses citoyens un bilan de raisons toujours plus complexe, et non simplement de bons sentiments, de bonnes intentions ou de bonnes paroles. »

4 UNESCO, Déclaration de principe sur la tolérance, le 16 novembre 1995, http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13175&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

5 UNESCO, Déclaration de principe sur la tolérance, le 16 novembre 1995, http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13175&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

6 Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, in Œuvres Complètes de Spinoza, éd. et trad. du latin et du néerlandais par Roland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, ch. 20, p. 896.

7 Alain Billecoq, « Spinoza et l’idée de tolérance », Philosophique, no.1 | 1998, mis en ligne le 01 octobre 2011 ; URL : http://journals.openedition.org/philosophique/269 ; DOI : 10.4000/philosophique.269.

8 Hannah Arendt, Journal de pensée, 1950-1973, trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2005, p. 764.

9 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Éditions Aubier-Montaigne, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, t. 1, p. 159.

10 Nicole Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Le Seuil, 2007.

11 Christian Kristen, « Réponse à Anthony Smith. La déréglementation : vers une nouvelle tolérance répressive », Communication. Information Médias Théories, volume 7 n° 2, printemps 1985, pp. 101-107, ici p. 105.

12 Pierre Bayle, De la Tolérance. Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer », 1686.

13 Ghislain Waterlot, « Les droits de l’homme et le destin de la tolérance », Diogène, n° 176, octobre-décembre 1996, p. 176.

14 Christian Kristen, « Réponse à Anthony Smith. La déréglementation : vers une nouvelle tolérance répressive », Communication. Information Médias Théories, volume 7 n° 2, printemps 1985, pp. 101-107, ici p. 101.

15 Jean-Michel Muglioni, « Démocratie et tolérance à la violence », revue Mezetuelle, article publié le 20 février 2019 : http://www.mezetulle.fr/democratie-et-tolerance-a-la-violence/

16 Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Presses universitaires de France, 1999. DOI : 10.1017/CBO9780511800153. À lire aussi : Jean-Daniel Boyer, « Le système d’Adam Smith », Revue des sciences sociales [En ligne], 56 | 2016, mis en ligne le 10 juillet 2018, consulté le 09 septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/revss/426 ; DOI : 10.4000/revss.426

17 « Un hoax est une information fausse, périmée ou invérifiable propagée spontanément par les internautes. Il peut concerner tout sujet susceptible de déclencher une émotion positive ou négative chez l’utilisateur : alerte virus, disparition d’enfant, promesse de bonheur, pétition, etc. » http://www.hoaxkiller.fr/questce/

18 Les prénoms sont fictifs.

19 Les mots mis entre guillemets sont des citations des propos tenus par les professionnels (travailleurs sociaux, psychologues).

20 Christian Kristen, « Réponse à Anthony Smith. La déréglementation : vers une nouvelle tolérance répressive », p. 101.

Pour citer cet article

Maria Maïlat, « Tolérance et conflit : lecture d’anthropologie politique », paru dans Loxias-Colloques, 14. Tolérance(s) I : Regards croisés sur la tolérance, Tolérance et conflit : lecture d’anthropologie politique, mis en ligne le 06 octobre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1341.


Auteurs

Maria Maïlat

Anthropologue, écrivain, réalisatrice de films documentaires, directrice du Centre de recherche et formation ARTEFA, maître de conférence associé à l’Université de La Réunion, ancien maître de conférence à Paris 5 et Paris 8. Auteur de plusieurs livres publiés aux éditions Julliard, Belfond, Laffont, Fayard et de nombreux articles résultant des travaux dans le domaine de l’anthropologie appliquée à la société contemporaine, notamment dans les situations de crise impliquant les experts et les membres de la société civile, dans les domaines de l’enfance, de la famille, dans les questions de santé publique et de l’accueil des immigrés.