Loxias-Colloques |  12. Le Diversel
Universel ou « Diversel », Tout-Monde ou « Multivers » à l’œuvre dans la fiction caribéenne contemporaine
 |  Ecrire le diversel: Dominique Deblaine (écrivaine invitée) 

Dominique Deblaine  : 

Archipel diversel…

Texte intégral

1Voici mes premiers mots entremêlés, résister-kenbérèd-esperar-hope, tels doucine du matin, dodine du soir ; mots ignés semblables aux papillons moirés, aux lucioles coruscantes, trahissant des envies cryptiques. On dirait des mots venus de continents irréels, d’océans si calmes qu’on a du mal à le croire, de vents si légers qu’ils ne sont que caresses ; on dirait la tendresse du bruissement d’un jeune arbre et le rayonnement d’un soleil aussi doux que les matins amoureux. Quelquefois, il me semble qu’ils envahissent l’air comme le rose de l’aurore ou le bleu de la nuit, qu’ils bâtissent une voûte apaisante au-dessus des rancœurs, jalousies, combats, maux sans fond, ou qu’ils font naître un berceau lénitif d’une plaine herbeuse1.

2Et me voici, île frontière, deux pas d’homme, lieu insignifiant et incontournable de crépuscules affolants, de nuits sans fond, d’aubes stupéfiantes ; île calcaire et volcanique, tout entière offerte, concédant entrailles fécondes en pamplemousses, ignames, cythères et corossols, octroyant cascatelles éblouissantes en eaux bleues de baignade et consentant bombances, festins, répits et sommeils. Fragment d’archipel peuplé de sucriers matinaux, grenouilles nocturnes, malfinis diurnes, crabes senestres, me voici île territoire frétillant. Mêlant aux vivants senteurs d’allamandas jaunes et pourpres, de six mois vert six mois rouge, de baraguettes et de caféiers, splendeur des sabliers et immortels, douceur des palmiers céleri, des tamarins bâtards, et beauté des nénuphars, me voici île admirable sous la brise plus bruissante que palmes de cocoteraies, plus odorante que frangipaniers. Mes oiseaux aventureux, voguant de plaines en mornes, louent la grâce de mes pâturages d’hivernage, s’émerveillent de mes offrandes, saluent ma munificence et ma mansuétude même s’ils s’affolent parfois de mon avarice et déplorent la défaillance de mes miettes d’herbes en carême2.

3On dit que mon temps est lourd, immuable, que mes heures sont plus longues que les dernières minutes d’un condamné, que mes années sont des éternités et qu’il n’y a rien à espérer de moi, paradis et enfer.

4Pourtant, autrefois, moi, la peuplée, dépeuplée, repeuplée, l’éventrée, la pillée, vivant de monstruosités, d’images à Crusoé, on a voulu me dominer,
on m’a exigé nouvelles plantations, nouveau monde
on m’a ordonné richesses et ravages, mensonges et calamités
on m’a imposé souffrances, turpitudes, larmes de sang et d’eau
on m’a régentée comme l’on fait des femmes
on m’a sommé de renaître et grandir dans la violence d’une langue bâtarde et brave
on a trafiqué, on trafique encore, ma mémoire,
on combine dans mon dos, on s’arrange avec mon histoire,
on manigance inlassablement,
on spécule faussement, naïvement, sur mon devenir,
on ourdit complots, on souffle sur mes braises,
on trame archives, journal officiel, lignage de mes assujettis3.

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6On joue aussi avec moi4. …Moi, île bonté, île têtue, île refuge ; moi île alcool, île poussière, île boucan, île vomissure, île aux abois ; île lassitude, île solitude, c’est moi que l’on prend, que l’on pille, que l’on souille, que l’on fait sienne, puis qu’on roule dans la boue5.

7Si on m’en veut, si on me reproche d’avoir hâtivement plié bagages, c’est que très tôt, j’avais eu mon compte d’ennuis et de mauvaises rencontres. J’ai croisé des menteurs, des crâneurs, des frimeurs, des profiteurs, des imposteurs, des écornifleurs, des arrogants, des insolents, des pédants, des enjôleurs, et peu de généreux, d’affectueux, de prévenants, d’indulgents, de bienveillants ou encore de conciliants. J’ai vu les uns cracher sur les autres à peine le dos tourné ; j’ai entendu des mots vils, des mots retors, des serments factices, des promesses feintes ; j’ai assisté à des fourberies sans nom, des perfidies innommables, des calculs nauséabonds ; j’ai surpris la duplicité des tartuffes, des saintes nitouches, des bonimenteurs et faussaires en tous genres. Rien de plus, rien de moins6. Mais, puisqu’on dit qu’un bon pied peut sauver un mauvais corps, que seule la mort n’a pas de remède et qu’un bateau qui coule n’empêche pas les autres de naviguer, je n’ai pas de ressentiment7.

8Des médisants…

9…ont le sentiment que je ne suis rien. Mais j’ai écrit Cœurs créoles, Balles d’or, Cette igname brisée qu’est ma terre natale, La Mulâtresse Solitude, Pluie et vent sur Télumée Miracle ! J’ai écrit Pawòl en bouch, Débris de silences, Traversée de la mangrove, Soufrières ! J’ai même écrit Les Grenouilles du mont Kimbo et peut-être aussi Éloges ou Anabase. J’ai écrit ! J’ai peint ! Compagnons du soleil, Déstructuration 1, Pleurs silencieux. J’ai produit des imaginaires et des rêves. J’ai érigé des statues mémorielles, Solitude, Éboué, Bissette, Schœlcher, Carnot, Delgrès, et même Saint-John Perse. Je danse gwoka, biguine, calypso, méringué, zouk. Je mange viande cochon et bananes vertes, colombo, accras, matété, langoustes, ciriques, vivaneau, grand-gueule, thazard, morue en chiquetaille et zavocat, fruit à pain, igname, madère, riz, pois d’angole, mangues, quénettes ; je bois jus, eau de coco, alcool de canne et alcool de territoires lointains8. J’ai tout pris, n’ai rien demandé, quémandé, pour faire le surprenant migan qui me caractérise9… Et je suis encore tant de choses que des siècles ne suffiraient pas à les évoquer10

10Mais, quand bien même la colère m’a souvent accompagnée, ce que l’on dit de moi n’est pas tout. Si ma voix trahit une certaine suffisance, un rien de désinvolture dans mon allure et mes gestes devrait me sauver des jugements trop rudes, car je peux passer des heures à regarder les cumulus aux contours nets prendre la forme de mamelons, les cirrus s’étirer en fines plumes blanches, les énormes volutes et les panaches des cumulonimbus vagabonder sans se soucier de ce qui se passe sur terre et sans que rien ne puisse troubler leur course ; je peux voguer des heures durant sur des mers furieuses ou calmes ; je peux suivre des vents changeants, des caps incertains, des routes nouvelles, des sillages inédits, des ballets de poissons volants et des tortues solitaires11. Je déconcerte, c’est vrai, mais qui aurait vécu ce que j’ai traversé ne serait guère différent12. Parfois, je m’oblige à chantonner une romance bien que le ciel ne répande qu’une lueur vespérale, bien que les nuages n’aient pas leur éclat habituel et que la mer brasille tandis que l’air vrombissant se leste de senteurs tels d’étranges souvenirs, puisqu’on dit que ceux qui ne sont pas passés par des chemins de traverse, n’ont pas risqué les égratignures, ne verront jamais le soleil se lever réellement13.

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12Une vie, ça dépend comment on la chante ou comment on la raconte, parfois flèche de canne comme une splendeur, parfois crabe en déroute comme une solitude et parfois encore mer étale comme une mémoire lactescente. Ça dépend comment on l’arrime aux souvenirs, tantôt plaisirs perdus et parfums insolites, tantôt nasse repue tirée des fonds, tantôt laminaires rebelles ou vaincues. Mais c’est toujours un rythme glapissant des bords marins, un roulis d’écume14.

13J’ai pleuré, gémi, souffert. Tout cela est banal. Il est difficile de croire à l’éclat de la vie quand on ne voit que sa cruauté. Les temps idylliques s’estompent souvent dès que les seins pointent ou que la barbe marque le visage et, à la fin de l’enfance, on se dresse avec anxiété à l’écoute de résonances nouvelles. Puis, plus tard, on a le sentiment que la vie devient un bourbier et l’on défigure le passé jusqu’à la musique des comptines qui rythmait nos jours et nos nuits d’antan. Chacun y va de sa petite vie ; des poussières, des riens qui s’agitent. C’est le sort de l’homme. Les vagues du temps s’écoulent sur les visages, les secondes sont comptées, les chemins se transforment en impasses15. Certains jours ne sont que de simples ciels de traîne, d’autres se chargent de nuages noirs qui frisent mon cœur, et les plus mauvais font monter en moi une houle puissante qui se mue en déferlantes. Sans cesse, j’oscille entre chagrin et quiétude, je tangue de lassitude, moi que rien n’éprouvait, moi qui voulais tout, l’exaltation, la fureur, la frénésie, la passion. Et ce n’était pas assez. J’ai longtemps vécu comme d’autres partent à la pêche, mais aujourd’hui, je me surprends à craindre l’éveil et le sommeil, car la désespérance est éreintante et l’espoir épuisant. Quand le jour décroît, que vient la nuit à pas de loup et que l’ivresse des espaces faits d’écume, de houle et de vent m’abandonne, je n’appareille plus que pour rejoindre ma couche semblable à un gouffre profond qu’alimentent le péché, la lassitude et le regret têtu. Je me traîne à la manière d’un animal blessé et m’affale simplement comme on le fait des voiles quand la bora ou l’aquilon forcissent16. Pourtant, j’aimerais malgré tout retrouver l’enivrement des senteurs et la caresse de l’air pour maquiller mes yeux cerclés par des nuits engluées dans des désespoirs banals ; je voudrais avoir de nouveau la souplesse et l’agilité de la mangouste, l’avidité du congre, le sursaut du poisson volant et la grâce du kio ; j’ai des envies de parfums têtus, âcres, amers, verts ; je guette des sourires tantôt comme des défaites, tantôt comme des défis ; je quête des rires semblables à ceux d’enfants ou de frères17.

14J’ai vu tant de choses étonnantes sur terre, tant d’histoires incroyables, surprenantes, insolites, qu’une vie ne suffirait pas pour les évoquer18. Certains me disent que s’il y a des abominations, tout n’est pas aussi exécrable que je le dis ; je veux bien les croire. D’autres m’assurent que c’est ainsi que la terre tourne, qu’il ne sert à rien de monter sur ses grands chevaux, de prendre la mouche pour un oui un non ou d’être abattue ; je veux bien les croire aussi. Mais vouloir est une chose, vivre en est une autre19. On parle de girouette et de vent, d’arbres pourris, du faible qui reçoit toujours les coups de pieds, du pain noir qui remplace trop vite le pain blanc, de la main que l’on donne et qui ne suffit jamais, de la différence entre amour et flatterie, etc., etc. Mais à la fin, pour certains, c’est toujours la même rengaine, comparable à un dépit, le chien aboie, la caravane passe ; pour d’autres, vouloir n’est pas pouvoir, et pour d’autres encore, le coq vaillant a beau avoir les yeux crevés, il continue le combat. Mais, pour la plupart, si les puces existent, il y a aussi les ongles pour les écraser ; et puis, ils disent aussi qu’avec un peu de patience on voit les mamelles d’une fourmi et que le temps de vivre n’est pas plus long que celui d’un orage20

15On dit

16qu’on choisit soi-même ses douleurs, mais quand le déni s’est répandu sur moi, je n’étais plus consciente tant les coups s’étaient déjà abattus sur mon dos courbé et pourtant insoumis ; je ne savais plus ni mon nom ni mon âge ni qui étaient mes parents. J’ai tremblé de la tête aux pieds, j’ai roulé des yeux comme une bête débusquée, j’ai serré les poings, j’ai mordu mes lèvres, et mon sang s’est répandu sur la terre, lui donnant l’aspect d’une belle argile de potier. Des hommes ont pissé sur mon sang en riant, m’ont injuriée, ont saisi un fouet, m’ont impitoyablement scarifié le dos, les fesses, les cuisses, et je ne savais plus ni d’où je venais ni qui étaient mes parents, mes frères, mes amis. Le noir et le froid ont fondu sur moi tandis que le vent séchait ma peau. Et quand la lumière m’a de nouveau enrobée, j’ai cherché le lieu secret de la mort pour me dissoudre comme un arc-en-ciel quand la pluie agonise doucement21.

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18Si j’oscille parfois encore entre colère et joie, espérance folle et abattement démesuré, si je regarde le monde avec stupéfaction, comme un cheval fou, comme un âne bâté maladroit, ce matin, je me laisse emporter par la majesté du paysage, par cette extravagance brodée. Je me sens comme un dévoreur de vie, un qui dit : « Place ! », car je crois que tout est possible puisqu’on n’a jamais vu un seul jour se lever sans amoureux dont les voix, mêlant des vocalises plurielles, s’enroulent autour des tailles. Et peu importe si tout cela n’est qu’illusion, je me dis qu’il faut la confiance et la défiance, l’orgueil et la sagesse, la tendresse et la violence dans les jours un peu fous, comme il faut connaître la pluie pour mesurer son absence22. Il paraît aussi qu’il faut être sur ses terres, parcourir des lieux et des lieux pour se perdre et se retrouver, que tout comme il y a un sentiment de l’arbre, il a aussi celui du chemin, car il arrive parfois, au moment où l’on va abandonner, que l’obscurité se change en clarté et que les jours d’ennui se muent magiquement en fête et en frénésie. C’est comme un miracle, on tremble, on n’y croit pas. L’exaltation vient comme une tortue sur la plage de sa naissance ou comme la germination d’une graine dans un champ en jachère. Lentement. Étrangement. On a des envies folles, on veut des dires obscurs et des univers de silences, des regards violents et des paroles douces ; on veut aborder de nouvelles côtes, caboter de jour et de nuit, bourlinguer, rayonner de cet air étrange des hommes sauvés après naufrage comme on dit sauvé des eaux, plonger dans un étang asséché, marcher sur un volcan réveillé, sauvegarder le goût des espoirs et le sentiment de la passion comme on lape de l’eau dans une main, car la tristesse n’a qu’un temps et se mentir ne dure qu’une saison23. Finalement, vivre n’est pas simplement flotter, mais nager à l’indienne à contre-courant, parfois en coulées douces, parfois en battements intenses24

19Plus fortes que mes exaspérations sont mes rêveries. Oui, j’ai des espoirs, des désirs. J’aimerais être de ceux qui marchent hardiment sans se soucier si leurs pas foulent de la marne, du bousin ou de la tourbe, accueillent les fantômes de leur enfance et de leurs premières amours, naviguent le jour au sextant et la nuit aux étoiles qui se reflètent dans leurs yeux, car aussi vrai qu’il faut le soleil, l’eau, la terre et les vents pour voir les paysages revivifiés, il faut un cœur heureux pour cheminer vaillamment25.

20Le sommeil m’a réconciliée avec mes rêves et la nuit a apaisé mes inquiétudes semblables à celles d’une mangouste affamée.

21J’ai rêvé de voyages mirifiques et inquiétants26.

22J’ai rêvé dans une langue que je ne connaissais pas, toute vibrante de sons gutturaux, éraillés, suaves et cristallins à la fois27.

23Comme la promeneuse vers le phare, j’ai eu ma vision ; et dans le même rêve, une chanson haïtienne accompagna mes pas, octroyant un plaisir trouble à mon repos : la pèson ô by-by, by-by, by-by … la pèson ô, by-by, by-by, by-by… papiyon nwè pran lari… kannòt chaviré… la pèson ô, by-by, by-by, by-by….28.

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25On dit que lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre. Et elle s’est ouverte, et le jour a submergé mes nuits, et j’ai cédé comme un orage en carême ou un pays en tempête. Le temps était venu de rendre la colère, de la laisser où elle devait rester : dans l’amertume et la solitude29. Mais quand je pense à ce qui a fait ma vie, je reste sans voix30. Je me mets à genoux, je compte sur mes doigts toutes mes pauvres attentes comme des cadavres alignés. J’ai cent ans, mille ans, j’ai des siècles et des siècles31. J’ai honte du temps passé où je n’ai rien compris. À maintes reprises, j’ai pris des routes trop lumineuses pour être honnêtes et j’ai souvent fait l’âne32. Il est vrai que je marche tantôt avec sérénité tantôt avec hargne ; j’effleure mon sol, piétine ma terre, plonge avec douceur ou fureur dans les vagues qui lèchent mon rivage, je traverse les lueurs aveuglantes et les lucidités tout comme l’obscurité et les mensonges les plus infâmes, je susurre douceurs comme sourires d’enfants, comme regards reflétant beauté, grâce et assurance d’innocents. Et dans le même temps je crie Infamie, Vilenie, Ignominie, Calomnie. Je ne peux retenir les huées qui montent et montent ; je crie, je pleure, j’étouffe d’indignité, d’affront, de flétrissure, de déshonneur et… je veux des musiques comme on n’en a jamais inventées, des musiques de fiançailles, d’épousailles, de chagrin, et d’autres encore à en crever33. Je voudrais que le temps s’accélère et se ralentisse, je voudrais être là et ailleurs, tout recommencer, tout reprendre à zéro, redessiner la carte de mes errances, parcourir de nouveau le monde, le gober et ne plus pignocher, chipoter, ni chicaner, pinailler et vétiller. Je crois que ma fureur ressemble à celle des désespérés qui vont mourir et veulent une dernière fois encore se gaver de délices, voir le soleil au creux des vagues, humer l’odeur de la mer quand elle s’affole, s’allonger sur le sable, si fin que duveteux, et en faire leur royaume34.

26Les marins disent qu’il existe des rives, des pontons, des rades où l’on peut se reposer quand la clarté diminue, qu’après les averses le soleil brille plus fort que jamais, qu’à la fin des tempêtes la nausée se mue en appétit et que lorsqu’on a réchappé d’un naufrage, on plonge dans une féerie invraisemblable de désirs simples : vivre des nuits et des jours sans se demander ni pourquoi ni comment, ne plus faire ce qui a déjà été fait, changer de cap, virer, remonter le vent, se mettre à la cape quand tout paraît insoutenable, et puis déserter les violences, les mépris, les moqueries et la suffisance. En somme, goûter simplement à l’écoulement des mois et jouir de la traversée du temps35. Ici et ailleurs, les hautes herbes folles envahissent toujours les chemins, les gués ne sont praticables qu’à certaines heures du jour, les branches tombent trop bas, mais les grands gosiers, ces oiseaux gloutons aux ventres lourds s’envolent toutefois, les tortues alertes en mer se risquent pesamment sur le sable pour vivre et revivre, et le monde demeure avec ses couleurs chatoyantes, mordorées et parfois ternes aussi36.

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28Pour tout dire, je sarcle, j’arrache avec élan les mauvaises herbes, j’ouvre mon cœur à des folies sans pour autant renoncer aux chimères37. Si la démesure m’obsède, si la fanfaronnade m’est parure, mon gloria demeure à tout jamais l’engagement. Véritablement, j’ose le dire, je suis résistance, survie, espoir ; à moi toute seule, je suis une histoire incroyable qui parle du stupéfiant, un texte hybride qui traite de siècles sidérants, un incipit violent, une préface haletante et une épigraphe polyvocale. Plus entêtée qu’ânesse bâtée, je suis de celles qui ne mollissent jamais et je ne crains pas de dire que je suis une virtuose de la vie comme de la musique38. Je ne veux pas être comme un chien attaché qui aimerait les coups ou comme un enragé qui s’obligerait à la quiétude et, pire encore, comme un fou qui ne voudrait pas de sa folie. Le soleil bruine dans mon cœur, les vents miroitent sur ma peau, les pluies font l’écume de mes jours et la terre attise ma fougue. Je me saoule de visions dantesques, oiseaux rouges, arbres jaunes, mornes blancs, rivières violettes, mers pourpres, coquillages plus bleus que bleu, et je m’imagine au creux d’un cratère plus doux que la sphaigne des pitons39.

29Je ne m’accommode pas d’inappétence. Je ne peux renoncer à mes utopies. C’est mon empreinte, l’estampille de ma carrure, la marque de mon opiniâtreté, le sceau de ma témérité. C’est le stigmate de ma bravoure, la cicatrice de ma vaillance. Je ne m’acclimate ni à l’aberrante ineptie ni à l’impudente lâcheté40. J’ai la vigueur des haleurs de gommiers, la patience des pêcheurs de poulpes, l’adresse des maîtres-oursins, l’aisance des marchandes, la majesté des frégates, la témérité des merles et la nonchalance des jours après la tourmente des nuits. Je ne suis pas quiétude naïve ou assurance criarde, ce n’est que mon fier orgueil qui me donne l’apparence d’une insupportable scandaleuse41.

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31Il est vrai que de simples herbes folles font d’un chemin pierreux une allée exquise, car la vie ne peut se résumer à marcher la tête en bas, à se mortifier pour un si ou un peut-être. Avoir des ailes, ce n’est pas entrer dans une plénitude ou une béatitude, mais traverser la mer et les airs pour gagner un rivage inconnu, ressentir la joie et la peur d’être à nouveau englouti par des passions, avoir des yeux qui roulent, des lèvres qui frémissent, un cœur qui bat sans comprendre, des mains qui tremblent ; en somme, goûter simplement la volupté manifeste de la vie42. Il est des jours comme des nuits où terreur et frayeur ne veulent rien dire, où larmes et sanglots hoquetés semblent de telles inepties que je me demande comment j’ai pu y croire. Je me moque allègrement de mes craintes, de mes peurs, j’en ris, et je me prends à rêver d’une joie sans fin. Je vois les coquillages ailes de dindon rivaliser avec les tellines lever de soleil et ressembler à des papillons irisés quand ils entrouvrent leurs valves ; les bijoux aux oreilles des femmes comme des troques ou des lunes blanches de la mer caraïbe ; la démarche des garçons qui prennent leur densité d’homme comme des envols de frégates. Le monde est paré et sa cadence ressemble à celle des vagues qui frappent les côtes, fouettent les récifs, raclent les fonds43.

32Je veux me parer, à l’image du monde, de fleurs rouges aux corolles exubérantes, d’arbres et de fougères rivalisant avec les nuages, de fleuves aussi larges que des deltas, de cris et de chants plus puissants que tous les tafias… et de murmures plus vaporeux que les cotonnades des endimanchées. Oui, j’ai l’excitation des mangeurs de madère râpé, la prévoyance de l’assoiffé et la fierté des chiens en canot. On dit que l’arc-en-ciel n’est pas un ruban, que le palmier n’a pas la chance du cocotier, que les bananes jaunes ne reverdissent pas, qu’on ne doit pas vendre du vent pour acheter de l’air et que le diable lui-même porte son sac, mais je veux bien avoir la sottise de croire le contraire puisqu’on dit aussi que se reposer assis n’est pas se reposer, que deux gouttes d’eau ne sont pas un déluge, que demain est un imbécile, que derrière le dos de chacun il y a la place pour tout un pays. Je me repais de ces paroles de délassement, de sérénité, de présent, de quiétude, même si le chien caressé peut mordre, car je veux toujours croire à l’azur, avoir des espoirs d’enfants et vivre des émerveillements d’aventuriers44. On dit que les parlottes n’intéressent personne, mais s’il est vrai que le ciel est bleu le matin, que les fleurs sont odorantes, que l’air n’est pas toujours exécrable, que le paysage peut être accueillant, que le ronflement du vent peut disperser les craintes et donner la sensation de l’imminence d’un bonheur à l’image d’un beau matin calme, je veux bien jauger ma vigueur, ma lâcheté et mes manques, puisqu’on dit aussi que les errances raffermissent les attaches et que celui qui a besoin de feu, doit marcher dans la fumée. Je veux entendre le monde dans une douceur frémissante, entrer dans un autre sillage, bannir les arrogances, vivre dans une douce tourmente, parler avec une ardeur qui refléterait une maladresse attachante ou une assurance déroutante, et contempler des lunes rousses45. Je prends racine, j’essaie, face aux mornes, de croire au bruissement des feuilles moins étrange que celui du battement de la mer et de mon cœur46.

33Ainsi,
je grandis, je patiente et vieillis47.

34 

35Dans mes errances, j’ai vu des êtres ignobles, des gens perdus, mais également des hommes et des femmes aussi surprenants, aussi charmants et désarmants que je l’espérais. Quand je me demande, pour ces derniers, ce qu’ils ont de commun, je soupèse, je m’interroge et je me dis qu’ils ont la mer, les fleuves, les déserts, les montagnes, les volcans aux gueules soufrées ou sommets chapeautés, la terre glaise, l’air vibrionnant, les nuits stridentes ou silencieuses… et l’espoir ancré48.

36…Et me voilà île intérieure chemins de montagne, traces balisées semblables à des cortèges de fourmis-bâtisseuses affairées ; arbres chétifs en carême, exubérants en hivernage, savane indigente sous soleil d’avril. Lambinant pire que tortue de février à juin, m’agitant sous les pluies de juillet, je m’affole en septembre49. Île des coumbites, lewòz lévé-o-ka, des enfants voisinage s’invitant dans les cases tantantes, mabos, das, cousines, pas cousines, familles, pas familles ; île offrande de mangos, poyos, bananes jaunes, pommes malaca, fleurs si épaisses que grasses, si légères que dentelle, ti-punchs, sorbets-coco, shrubbs ; île simplicité, modestie, je confère prodigalité et partage50. J’aime la lumière blanchâtre ou étincelante, le tonnerre du vent, le murmure de la pluie, les nuages flottants. Je crois au scintillement des étoiles, au brasillement de la mer, à la fluorescence des lucioles, aux chants des grenouilles, aux parfums des jasmins et même parfois “aux lendemains qui chantent”, car je crois qu’on peut se sauver des eaux tumultueuses, des torrents impétueux ou des vagues scélérates51.

37 

38La pluie fifine sur moi…52.
Il pleuvasse…
        sur les cœurs des femmes et des hommes qui ne peuvent pas faire couple, qui ne savent pas que un et un font un, qui ignorent la connivence et créent finalement des guerres imaginaires pour se persuader qu’ils sont bien vivants. Préjugés, sottises, flagorneries, lubricités, lâchetés et trahisons repoussent indéfiniment les véritables épousailles, celles qui accordent harmonieusement les respirations au vent du soir, font murmurer comme la mer lorsqu’elle est docile et exhalent des fragrances de sueur et de sexe semblables à l’odeur de l’humus53.
Il fifine sur les hommes en errance54.

39 

40        * * * * * *

Notes de bas de page numériques

1 Dominique Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, Paris, éd. Riveneuve, 2011, p. 42-43.

2 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 9.

3 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 21-22.

4 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 59.

5 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 21.

6 D. Deblaine, La Rumeur des rives, Paris, éd. Riveneuve, 2017, p. 71.

7 D. Deblaine, Le Raconteur, Paris, éd. Riveneuve, 2014, p. 110.

8 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 40.

9 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 47-48.

10 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 40.

11 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 70-71.

12 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 47-48.

13 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 121.

14 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 9.

15 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 66-67.

16 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 132-133.

17 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 119-120.

18 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 150.

19 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 71-72.

20 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 124-125.

21 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 106-107.

22 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 101-102.

23 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 56-57.

24 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 120.

25 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 110.

26 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 100.

27 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 86-87.

28 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 99.

29 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 99.

30 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 100.

31 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 119.

32 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 26.

33 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 73.

34 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., 125-126.

35 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 17.

36 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 125.

37 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 99-100.

38 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 47-48.

39 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 103-104.

40 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 76.

41 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 10.

42 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 67-68.

43 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 105.

44 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 106.

45 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 55-56.

46 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., 119.

47 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 46.

48 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 99.

49 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 10.

50 D. Deblaine, Paroles d’une île vagabonde, op. cit., p. 21.

51 D. Deblaine, La Rumeur des rives, op. cit., p. 71.

52 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 108.

53 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 109.

54 D. Deblaine, Le Raconteur, op. cit., p. 107.

Pour citer cet article

Dominique Deblaine, « Archipel diversel… », paru dans Loxias-Colloques, 12. Le Diversel
Universel ou « Diversel », Tout-Monde ou « Multivers » à l’œuvre dans la fiction caribéenne contemporaine
, Ecrire le diversel: Dominique Deblaine (écrivaine invitée), Archipel diversel…,
mis en ligne le 15 avril 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1216.


Auteurs

Dominique Deblaine

Écrivaine de Guadeloupe.
Université de Bordeaux, CELFA