Loxias-Colloques | 9. Entre Haïti et ailleurs. Louis-Philippe Dalembert
Renée Clémentine Lucien :
La littérature de la Caraïbe, de la Grande Caraïbe, ou des Caraïbes ?
Résumé
Co-organisatrice de la Journée d’Etudes, Renée Clémentine Lucien propose comme introduction une synthétique présentation de la littérature des Caraïbes ou de la Grande Caraïbe.
Index
Mots-clés : Dalembert (Louis-Philippe) , diaspora, digenèse, identités, littérature des Caraïbes, Relation, vagabondage
Géographique : Grande Caraïbe , Haïti
Chronologique : Période contemporaine
Plan
Texte intégral
1Mes remerciements s’adressent en premier lieu à mes co-organisatrices de cette Journée d’étude, Sylvie Bouffartigue, de l’Université de Saint-Quentin-en Yvelines, et Dominique Diard, de l’Université de Caen Basse-Normandie. Notre gratitude va tout naturellement à l’écrivain haïtien, Louis-Philippe Dalembert, notre invité insigne dont la présence parmi nous me réjouit pour des raisons qui tiennent tant à des affinités électives que je ressens à la lecture de son œuvre qu’à l’imprégnation de ses romans par une vitalité propre à la région caribéenne dont il est issu, ontologiquement alchimique, réfractaire à la « racine unique totalitaire1 ». Homme et écrivain de la diaspora, cette vitalité singulière lui permet de vivre de manière féconde dans un ailleurs, en cherchant l’Autre et en le regardant intensément : « Je peux changer, en échangeant avec l’Autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer2 », comme le dirait un autre Caribéen, l’écrivain et penseur martiniquais, Édouard Glissant. Je voudrais aussi témoigner ma gratitude aux contributeurs fidèles et éminents chercheurs qui continuent inlassablement à creuser avec conviction un sillon caribéen d’un infrangible grain de vigueur, dont Sylvie Bouffartigue, qui a ravivé une flamme qu’elle avait allumée avec Françoise Moulin-Civil et Christiane Chaulet-Achour en 2005, autour d’Haïti, déjà objet d’étude du GRIAHAL, lors d’un colloque international organisé à l’Université de Cergy-Pontoise, Présences haïtiennes. Haïti est comme chacun le sait, cette réelle présence, ainsi que le dirait George Steiner, ce brûlot toujours incandescent dans la constellation des préoccupations de ceux qu’anime un intérêt envers cette région du monde. On ne peut nier que ce pays demeure l’un des berceaux des identités et de la culture de cet écosystème de la Grande Caraïbe, si l’on étend la perspective à la Caraïbe continentale, en mettant davantage l’accent sur l’unité de celle-ci que sur ses dissimilitudes, comme s’y applique René Depestre3, tant fut cruciale la part de la première République des Amériques dans la dynamique émancipatrice du XIXe siècle.
2C’est une gageure que de se livrer à l’exercice d’introduire cette Journée d’Étude par une mise en perspective tracée à très gros traits, forcément réductrice, tant la littérature de la Grande Caraïbe ou des Caraïbes, selon que l’écrivain s’accepte ou non comme membre de cet « écosystème » identitaire, prospère comme l’une des plus inventives qui soit, au sens qu’elle est sans cesse travaillée par un bouillonnement de formes, pour des mises en récit de vies individuelles et collectives portées par la langue ou les langues qu’elle façonne et qui, à rebours, la façonnent ontologiquement ainsi que les imaginaires et les représentations des lieux dont elle se nourrit. Elle est aussi source d’interrogation vivante pour ceux qui lisent cette littérature que Milan Kundera, qui avait découvert la Martinique après son départ de Tchécoslovaquie, « l’île d’Aimé Césaire », selon ses propres mots4, a intégrée dans la Weltliteratur, dans son bel essai, Le Rideau, c’est-à-dire celle qui trouve sa place légitime et méritée dans les littératures du monde entier, celle de Depestre, de Jacques Stephen Alexis, tous des écrivains capitaux pour « l’art moderne du roman », né de leurs rêves, de leur capacité d’invention et de leur immense fantaisie après l’oubli du passé engendré dans la cale des bateaux négriers5.
3Il se trouve que la littérature d’Haïti dont il va être question aujourd’hui a été et demeure sans conteste une bannière emblématique que brandissent fièrement tous les originaires de la Caraïbe et ceux qui écrivent sur les bords de la Méditerranée caraïbe et dans tous les archipels (au sens glissantien du terme) des diasporas, car reconnue et plébiscitée par des prix littéraires et distinctions honorifiques.
4Pour aborder de manière raisonnée, commode, et forcément partielle, cette introduction à la littérature caribéenne, telle qu’elle s’écrit et se lit aujourd’hui, et sachant que la réception complexifie à l’infini et de manière imprévisible le sémiotope de tout texte, tant il s’y agrège et s’y fond toute la cosmovision du lecteur, je tenterai d’en ébaucher quelques traits majeurs et indiscutables, en y repérant des convergences, des chemins de traverse et des bifurcations des multiples sillons creusés par les écrivains caribéens.
5Quoi qu’elles fassent, ces littératures de pays aujourd’hui indépendants, mais restés indissolublement liés à un pays européen, ex-puissance coloniale, ou aux États-Unis d’Amérique du nord, sont tout d’abord toutes déterminées par leur rapport à une histoire ou mieux à des histoires troublées et s’appliquent à écrire leur propre récit où il s’agit désormais d’embrasser toute la complexité d’une histoire du vivre ensemble d’Amérindiens, d’Européens et d’Africains auxquels se sont mêlés des Asiatiques (Chinois, Indiens), des gens du Levant (Syro-libanais), des Juifs, toutes ces histoires en Relation, qu’il s’agit de mettre en résonance avec l’histoire hégémonique univoque des empires qu’elles ne cessent de questionner et dont elles voudraient se démarquer. Tant dans les littératures insulaires que continentales (d’auteurs colombiens, vénézuéliens et équatoriens), les écrivains prennent en charge ces problématiques qui requièrent une écriture polyphonique de l’histoire, une dialectique entre la déconstruction/reconstruction de l’Histoire, bien mise en lumière par les tenants du postcolonial, des Cultural studies, tel que Stuart Hall, originaire lui-même de l’île anglophone de la Jamaïque. Ensuite, qu’elles soient cubaine, haïtienne, dominicaise ou dominicaine, martiniquaise », guadeloupéenne ou jamaïcaine, elles sont tributaires de contextes socio-politiques, générateurs d’exil politique et/ou économique, de processus diasporiques, pour certaines, d’exil intérieur.
6Dès lors, les identités de sociétés forgées par des histoires nécessairement plurielles et plurivoques sont au cœur de ces littératures et si elles s’arc-boutent au passé qui a façonné leur présent, leurs auteurs interrogent désormais ce présent de leurs identités et de leurs sociétés créolisées, où la complexité du Tout-Monde se mesure et se jauge à l’aune du diversel plutôt que l’universel, en fourbissant d’autres armes que leurs prédécesseurs pour regarder résolument vers l’avenir.
7L’une des convergences de cette littérature revient ainsi à la quête et à la configuration de ce qu’il est convenu d’appeler la valeur littéraire, c’est-à-dire une modalité particulière d’écrire le monde. Celle-ci est à considérer à l’aune de traditions canoniques que la littérature caribéenne soumet à une transgression féconde, qu’elle s’écrive en terrain francophone, créolophone, anglophone ou hispanique. Le système ou plus précisément le systématique et la géométrie y laissent bel et bien la place à la liberté qu’octroient les constructions hybrides, au refus entêté de la linéarité discursive et narrative, faisant la part belle à l’oraliture et à la polyglossie. L’ubiquité ontologique des écrivains, habités par des langues composites toujours en arrière-plan, fait ainsi voler en éclats les carcans formels génériques et ceux des imaginaires.
8Comme dans un entrecroisement de lianes, il est vain de vouloir démêler parfois ce qui ressortit à une pensée spéculative au sens classique du terme et à la poétique dans le roman, le poème ou la nouvelle. Rétifs aux pensées de système, certains écrivains sont passés maîtres dans l’art de bâtir une philo-poétique, d’écrire de la fable à la fois philosophique, historique et même écologique, en y mêlant la fiction. Dans cette littérature de la Caraïbe, le roman a besoin d’être fragmenté à l’image d’écrivains vivant dans un ici et un ailleurs, et en permanente tentation de Relation inclusive, ce qui n’exclut pas le culte de la marge et l’inclination guerrière.
9Cela n’empêche pas que l’essai formellement plus classique puisse y trouver une place, et l’on observe qu’il se centre généralement sur une interrogation sur les identités et la transculturalité, – les penseurs de la créolité, plus lucides quant à la vigueur fertile de leur métissage, ayant eu certain un impact non seulement sur les littératures francophones, mais également sur le sentiment d’une appartenance identitaire non plus uniquement surdéterminée par les liens avec l’Afrique ; la place des femmes dans des sociétés issues de la plantation et désireuses de dépasser le rôle de la poutre mère dans le cercle familial, non négligeable dans le roman et la nouvelle, a fait son apparition dans l’essai.
Quelle visibilité de cette littérature ?
10Si quelques phares des littératures de la modernité caribéenne ont gardé leur aura bien au-delà des frontières de la Caraïbe (les essais des grands penseurs de la décolonisation Franz Fanon, de la transculturation, Fernando Ortiz, René Depestre, le poème d’un Aimé Césaire et son théâtre, d’un Nicolás Guillén et d’une Nancy Morejón, la philo-poétique d’Edouard Glissant, l’impact d’un Derek Walcott, écrivain de Sainte-Lucie, prix Nobel de littérature en 1992, et de ses réécritures des modèles homériques transposés dans la Caraïbe, la portée du roman caribéen d’un Alejo Carpentier, d’un Gabriel García Márquez), il n’est pas douteux que la visibilité de la littérature publiée actuellement par les écrivains est subordonnée aux lois de l’édition et du marché du livre. Généralement sous contrat à l’extérieur du pays d’où ils écrivent ou dans le pays où ils vivent en diaspora, l’œuvre qu’ils créent garde sa force due à ce paramètre non négligeable, qui consiste en ce que s’accentue la tendance intrinsèque de cette littérature, celle de la répugnance à la fermeture et de l’avancée par la digenèse fertile. L’œuvre de l’écrivain que nous accueillons aujourd’hui nous en apporte la preuve.
Notes de bas de page numériques
1 Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 13.
2 Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Poétique V, Paris Gallimard, 2005, p. 25.
3 René Depestre, « Escribir el Caribe que somos », Encuentro de la cultura cubana, n° 20, Madrid, printemps 2001, p. 297-301.
4 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 184-185.
5 Milan Kundera, Le Rideau, p. 186.
Pour citer cet article
Renée Clémentine Lucien, « La littérature de la Caraïbe, de la Grande Caraïbe, ou des Caraïbes ? », paru dans Loxias-Colloques, 9. Entre Haïti et ailleurs. Louis-Philippe Dalembert, La littérature de la Caraïbe, de la Grande Caraïbe, ou des Caraïbes ?, mis en ligne le 20 janvier 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1008.
Auteurs
Renée Clémentine Lucien est agrégée d’espagnol, docteure en Études Romanes de l’Université Paris Sorbonne. Maître de Conférences et membre du CRIMIC et du GRIAHAL. Elle est spécialiste de civilisation, littérature et art de la Caraïbe (XIX-XXIè). Ses thèmes de recherche se centrent sur l’histoire de Cuba et de la Caraïbe, les migrations, les identités, l’interculturalité, la créolisation, les relations entre art et littérature. Elle a publié Résistance et cubanité (2006) et 1959-2009 : regards sur 50 ans de vie culturelle avec la Révolution cubaine (co-dir. avec Julie Amiot-Guillouet) (2012) et une cinquantaine d’articles sur l’oeuvre des écrivains cubains Francesco Sellén, Alejo Carpentier, Virgilio Piñera, Reinaldo Arenas, Eliseo Alberto, Ana María Rodríguez, Ronaldo Menéndez, Leonardo Padura, Abilio Estévez, Arturo Arango, le Colombien Roberto Burgos Cantor, le Portoricain Eduardo Lalo, les écrivains francophones Edouard Glissant, René Depestre. Ses travaux ont aussi porté sur l’oeuvre des artistes Wifredo Lam, Roberto Matta, Ana Mendieta, Sandra Ramos et Tania Bruguera.