Loxias-Colloques |  10. Figures du voyage 

Margaret Gray  : 

Parti pour nulle part : Parodie du récit de voyage dans Je m’en vais (1999) de Jean Echenoz

Résumé

Figure de rhétorique classique, la parodie est profondément à l’œuvre dans la thématique du voyage qu’annonce le titre du roman d’Echenoz : titre, voire déclaration, que reprend la première phrase du récit même. Cette thématique obsédante inaugure l’excès de voyages qui attendent le lecteur : voyages de recherche, voyages de fuite, errances identitaires, dérives et déchéances socioéconomiques (dont une pérégrination qui dépasse les confins mêmes de Je m’en vais, faite par un personnage qui « voyage » entre deux romans d’Echenoz). Pourtant, l’acte de voyager prend une dimension parodique, se voit ironiser par la vacuité foncière qui caractérise le protagoniste, quels que soient ses déplacements. Même une mission en Arctique ne peut réussir à secouer Ferrer, qui paraît traverser le récit tel un somnambule, alors que – miroir ironique – son associé, en fuite, erre à travers la France et l’Espagne. Car, même en dehors du voyage au grand Nord (où le rapport au réel paraît être garanti dans les minutieuses descriptions des paquebots, guides eskimos, traîneaux, équipes de chiens) Ferrer « voyage » d’appartement en appartement, comme de femme en femme, semblant incapable de progresser dans sa vie. Malgré tous ses déplacements physiques et sentimentaux, pourtant, Ferrer aboutit, dans les dernières lignes du roman, à son point de départ—la maison qu’il avait quittée au début –où il clôture le récit en prononçant encore une fois les mots « Je m’en vais. » Quel progrès aura-t-il fait, entre le début et la fin du roman ? Cette reprise du voyage à la Godot sert d’hommage, bien sûr, au grand prédécesseur de chez « Minuit », mais va plus loin ; tout comme la pièce de Beckett, elle interroge certaines notions fondamentales dans l’acte de voyager, à commencer par le déplacement spatial même. Car Ferrer, même s’il voyage physiquement – contrairement à Vladimir et Estragon – se fige dans l’immobilité d’un retour répété au même, à peu de chose près : immobilité qui voue à l’échec toute métamorphose, car quel que soit le voyage extérieur – spatial ou sentimental, déplacement physique ou affectif – il n’entraîne aucun voyage intérieur, aucune transformation. La très forte thématisation du voyage dans Je m’en vais ne sert donc qu’à parodier l’acte de voyager, en posant d’inquiétantes questions sur ses prémisses les plus fondamentales. Ironie qui hante – peut-être – la littérature de voyage en général, car, bien avant les déboires de Ferrer, un autre avait demandé, « À quoi sert de voyager si tu t’emmènes avec toi ? C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat » (Sénèque). Interroger les procédés parodiques mis en œuvre par Echenoz dans Je m’en vais permet de mettre en lumière un certain nombre d’implications inquiétantes pour tout récit de voyage.

Abstract

Parody, a figure of classical rhetoric, is deeply at work in the travel thematic announced by Echenoz’s title, I’m Leaving: itself a declaration renewed in the novel’s first line. Such an obsessive thematic launches the range of voyages that await the reader : research trips, escapist trips, identitarian wanderings, drifts and socioeconomic descents (including one peregrination that exceeds the confines themselves of Je m’en vais, carried out by a character who « travels » between two Echenoz novels). However, as I hope to demonstrate, the act of traveling takes on a parodic dimension as it becomes ironized by the protagonist’s vacuity, whatever his displacements. Even a mission to the Arctic fails to succeed in shaking the soporific Ferrer, who appears to sleepwalk through the narrative while his treacherous associate purposefully hides out by wandering across France and Spain. For, even beyond the trip to the Far North (where the relation to the real seems guaranteed by the minute descriptions of freighters, eskimo guides, dogsleds and dog teams), Ferrer « travels » from apartment to apartment as he does from woman to woman, appearing unable to progress in any arena. Despite all his physical and sentimental displacements, however, Ferrer ends up, in the novel’s final lines, at his point of departure—the house he had left at the beginning—where he closes the narrative by pronouncing once again the words, « I’m leaving. » What progress will he have made, between the beginning and the end of the novel ? This reprise of traveling à la Godot serves as an hommage, of course, to Echenoz’s great predecessor with the Editions Minuit, but goes further ; like Beckett’s play itself, the repetition of « Je m’en vais » questions certain fundamental notions defining traveling, beginning with spatial displacement itself. For Ferrer, even though he travels physically—unlike Vladimir et Estragon—becomes fixed within the immobility of a repeated return to the same. Such immobility dooms to failure any metamorphosis, for whatever the ostensible voyage—spatial or sentimental, physical or affective displacement—it entails no inner voyage, no transformation. The heavy thematisation of traveling in Je m’en vais serves thus only to parody the act of traveling, in posing worrisome questions about its most fundamental assumptions. Such irony may well haunt travel literature in general—for, well before Ferrer’s aimless escapades, another had asked, « What purpose does traveling serve if you take yourself with you ? It’s the soul that must be changed, not the climate » (Seneca). Exploring the parodic strategies employed by Echenoz in Je m’en vais brings to light certain worrisome implications for any travel narrative.

Index

Mots-clés : Echenoz (Jean) , immobilité, parodie, vacuité, voyage

Plan

Texte intégral

L’importance du voyage dans Je m’en vais de Jean Echenoz – roman qui a valu le Prix Goncourt à son auteur en 1999 – s’annonce dès le titre même : titre, voire déclaration, que reprend la première phrase du récit : « Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte1 ». Incipit qui sert également de clôture, puisque repris par les derniers mots du récit : « Je prends juste un verre et je m’en vais2. » Y aurait-il éventuellement, dans une telle insistance, un certain excès, une certaine exagération ? Cette thématique obsédante inaugure l’excès de voyages qui attendent le lecteur3 : voyages de recherche, voyages de fuite, errances identitaires, dérives et déchéances socioéconomiques (dont une pérégrination qui va jusqu’à dépasser les confins mêmes de Je m’en vais, car faite par un personnage qui « voyage » – tout comme le protagoniste, Ferrer, lui-même – entre deux romans d’Echenoz)4. Comme l’affirme Echenoz, « Je ne peux pas imaginer des personnages qui ne soient pas en mouvement ; que ce soit géographiquement ou du côté d’une psychologie non pas démonstrative mais induite, comportementaliste ; ils ne tiennent pas en place5. » Ailleurs, Echenoz ira encore plus loin en reliant l’idée du « mouvement » à sa vision du genre romanesque même : « Je ne peux pas concevoir un roman sans mouvement6. » Ce roman “en mouvement”, pourtant, qui s’essoufle à poursuivre le protagoniste dans ses innombrables déplacements, finit par “en faire trop” – pour reprendre une formule de l’auteur – et bascule dans la parodie.

Cette insistance si manifeste sur l’acte de voyager se prête facilement à la présence de figures dans le récit. La définition de « figure » comporte précisément la distance : élément crucial à tout voyage, serait-ce des plus minimes. « Produire une figure » selon Marc Bonhomme « consiste à se distancier des canevas standard de communication » ; à produire une « forme déviante » ; un « détour énonciatif » (je souligne)7. Dans le roman Je m’en vais, les multiples distances, déviances, déplacements et détours frénétiques (allant, comme nous avons signalé, jusqu’à quitter les confins du récit même) nous invitent à nous pencher de plus près sur les excès auxquels se livre le récit, pour y flairer une allure burlesque, caricaturale, ou encore satirique. C’est-à-dire que nous nous trouvons en pleine définition de parodie, figure de rhétorique classique, selon la définition du Grand Robert : « Imitation burlesque, contrefaçon ridicule ».

Du mot grec « parôdia », composé de « para » (à côté) et « ode » (chant), la parodie – si discrète soit-elle sous la plume d’Echenoz – se trahit dans Je m’en vais de nombreuses façons. L’acte de voyager se voit ironiser par la vacuité foncière qui caractérise le protagoniste Ferrer, quels que soient ses déplacements. Même une mission en Arctique ne peut réussir à le secouer, lui qui paraît traverser le récit tel un somnambule (alors que – miroir ironique et sinistre – son associé traître, en fuite, erre à travers la France et l’Espagne). En plus du voyage au grand Nord (où le rapport au réel paraît être garanti dans les minutieuses descriptions des paquebots, guides esquimaux, traîneaux, équipes de chiens), Ferrer « voyage » d’appartement en appartement, comme de femme en femme, semblant incapable de progresser dans sa vie. On imagine avec quelle délectation Echenoz a dû choisir, pour ce personnage si absent, si vide – descendant du Frédéric flaubertien de L’Éducation sentimentale – le nom de Félix Ferrer : « Félix », du latin felicitas (chance, ou bonheur), et « Ferrer » du mot « fer », nom qui pourrait donc se traduire comme « fermement heureux » : étiquette dont on voit mal le lien avec ce protagoniste si foncièrement passif et absent8.

S’interrogeant sur la situation de Je m’en vais dans la tradition romanesque, Marie Fournou identifie « comme une vampirisation du romanesque traditionnel : assimilation et transformation de la substance du roman9. » Parlant lui-même de sa relation au « romanesque traditionnel », Echenoz se servira pourtant d’une métaphore opposée, et bien moins pittoresque : « une couche d’air » qui opère une « mise à distance », plutôt qu’une « assimilation ».

Et puis, il y a la dimension ironique, dont je ne peux pas me passer. À un moment, l’efficacité du récit me paraît bizarrement plus satisfaisante si elle passe par une espèce de couche d’air, qui relève à la fois de la mise à distance et du sourire. C’est aussi une tendance naturelle à souhaiter échapper au pathos10.

Cette « couche d’air » évoque la prédilection d’Echenoz pour des « non-lieux »11 – au sens figuré comme au sens propre –, nous encourageant à situer ses récits en zone intermédiaire entre « réactivation romanesque et liquidation parodique12 ». Chez Echenoz, pourtant, cette distinction n’est pas toujours perceptible, d’autant plus qu’il a lui-même fait remarquer, pour le milieu de l’art moderne – contexte dans lequel se déroule le récit de Je m’en vais que « parfois même la réalité en fait trop13 » ; la réalité comporte quelquefois sa propre parodie. L’artiste spécialiste de sculptures en sucre glace, qui subit l’effondrement de toute son œuvre sous une fuite d’eau dans la galerie : comment ne pas se demander si une telle catastrophe tragicomique ne tient pas de la parodie, tellement elle paraît se moquer de certaines modes artistiques contemporaines ? Tout comme Echenoz « manipule la logistique narrative avec beaucoup de rouerie », selon Sylviane Coyault14, la charge parodique de ses récits n’est pas toujours facile à distinguer d’un certain réalisme mordant qui « en fait trop15 ».

À l’intérieur de cette figure de rhétorique, la parodie, se trouvent d’autres figures qui viennent également appuyer la thématique du voyage, à commencer par des structures et figures de distanciation. Je pose comme principe de base l’impératif – constitutif au récit de voyage – de marquer la différence entre l’« ici » et l’« ailleurs ». Participant de cet effort pour appuyer la distance entre le même et l’autre (que cette distance soit géographique, psychologique, imaginaire, ou autre), le discours de Je m’en vais aura recours à la description précise afin de rendre d’autant plus réel l’ailleurs exotique. Qu’il soit grand admirateur de Balzac, Echenoz le démontre, par exemple, dans les détails ultra-réalistes du brise-glace qui emmène le protagoniste vers le Grand Nord, « un brise-glace long de cent mètres et large de vingt : huit moteurs de locomotive couplés développant 13 600 chevaux, vitesse maximum 16,20 nœuds, tirant d’eau 7,16 m16. » Pour aller encore plus loin dans la description, l’hypotypose – figure de style qui cherche à renforcer l’effet frappant du réel en multipliant les détails précis – s’exprime dans le tableau d’un cadavre de mastodonte, préservé par le froid, et dévoré par la meute de chiens à traîneau :

Malgré les exclamations, jurons et claquements de fouet des deux guides, les chiens fondirent avec enthousiasme sur le mastodonte et ce qui suivit ne fut que craquements haletants, gluants et répugnants de mâchoires affairées17.

Mais chez Echenoz, même l’hypotypose parfois « en fait trop ». Comme il l’avoue, « Il y a une ambiguïté de la démarche hyperréaliste qui me plaît assez : extrêmement obéissante à l’égard des apparences, elle est en même temps moqueuse18 ». Une démarche en même temps obéissante et moqueuse : l’auteur ne frôle-t-il pas ici une définition implicite de la parodie ? Dans son analyse de cette figure, Fredric Jameson insiste sur une telle ambiguïté. Serait parodie, selon Jameson, une imitation qui se moque de l’œuvre originale – mais les meilleurs parodistes, précise-t-il, trahissent toujours une certaine sympathie secrète pour l’œuvre originale19.

Chez Echenoz, cette « obéissance » – cette sympathie clandestine – s’exprime en obsession de l’hyper-réel, révélant un auteur qui, ayant fait des études de sociologie et pris l’habitude de se documenter20, se passionne pour l’authenticité. Ainsi, les noms des guides de Ferrer – Angoutretok et Napaseekadlak – sont de vrais noms esquimaux, tout comme le point de chute du protagoniste au Grand Nord, le village de Port Radium – d’où Ferrer s’embarquera avec traîneau à chiens et guides esquimaux, à la recherche du navire la Nechilik et son trésor d’artefacts indigènes. Ailleurs, Echenoz insiste sur l’authenticité du nom de Port Radium : nom curieux pour de telles latitudes, et qui paraît diffuser de la chaleur, alors qu’il s’agit d’un hameau proche du cercle polaire. Cette documentation assidue qui certifie l’authenticité, et qui fonde ainsi l’altérité de l’autre – l’indiscutable vérité de son exotisme – risque par moments de sembler de l’invention, de la fantaisie parodique la plus pure – comme le suggère le ton pince-sans-rire d’une proposition subordonnée qui foisonne de syllabes exotiques : « Une fois Angoutretok et Napaseekadlak remerciés, payés et repartis vers Tuktoyaktuk […]21 ». Ces vrais noms, de personnes comme de lieux, semblent plus invraisemblables, plus fantaisistes que des noms inventés. On dirait qu’Echenoz ne se documente si assidûment qu’afin de repérer des références de la plus grande invraisemblance, quoique tout à fait authentiques. Ce qui n’est pas sans évoquer l’amour décadent de l’artifice ; on songe au personnage de Huysmans, Des Esseintes, qui aimait les oiseaux de paradis précisément parce que ces fleurs authentiques, vivantes, paraissent bien plus fausses – plus artificielles – que réelles. On flaire une tendance analogue chez Echenoz, qui paraît adorer, dans la réalité, un hyper-réel si extrême qu’il paraît faux.

La distance réduite

Tout en s’acharnant à établir la différence, voire la distance, entre le même et l’autre – distance qui définit tout voyage –, le narrateur paraît simultanément s’amuser à la réduire. On assiste, par exemple, à un certain effet de chiasme, qui veut que Paris soit comme le Grand Nord, le Grand Nord soit comme Paris – comme dans cette comparaison quelque peu oxymorique : « ce dimanche d’été, le silence de Paris rappelait celui de la banquise22 ». D’autres paradoxes viennent implicitement appuyer la thématique du voyage à nulle part, reflet d’une intériorité absente chez Ferrer. La cabine de Ferrer à bord du brise-glace est munie d’un « petit ventilateur paradoxal vu que le chauffage était à fond, produisant une canicule d’une trentaine de degrés comme dans tous les équipements polaires, qu’ils soient navire, cabine de tracteur ou bâtiment23 ».

Ce paradoxe, à savoir la réduction de toute différence entre les régions polaires et la France actuelle de Ferrer, se poursuit – en tournant, pourtant, à la parodie. En décrivant les nombreuses qualités du phoque, le narrateur se livre à une liste quelque peu extatique :

sa chair se grille, se poche, se mijote, son sang au goût de blanc d’œuf donne un boudin correct, sa graisse permet de s’éclairer et de se chauffer, on fait de sa peau d’excellentes toiles de tente, ses os donnent des aiguilles et ses tendons du fil, on fabrique même avec ses intestins de jolis voilages transparents pour la maison24.

Arrivant au bout de cette phrase et emportés par le lyrisme enthousiaste du narrateur, les lecteurs habitués aux jolis voilages français risquent d’accepter sans difficulté leur analogue polaire au Grand Nord – des voilages faits d’intestins de phoque – tout en oubliant que dans les igloos où cette exploitation si exhaustive du phoque se produit, il n’y a pas de fenêtres. À quoi serviraient, donc, « de jolis voilages transparents pour la maison25 » ? Ayant séduit le lecteur par l’hyperréalisme archi-détaillé de ses descriptions, le narrateur se complaît ensuite à jouer de notre crédulité, tout en aplatissant l’exotisme de la différence polaire.

La structure même du récit en boucle menace la possibilité de tout progrès définitif. Revenu à son point de départ, Ferrer et son récit aboutissent ensemble à la maison conjugale quittée dans les premières lignes du roman – maison maintenant habitée par des inconnus en train de réveillonner. Invité à se joindre à eux, Ferrer déclare, « Je prends juste un verre et je m’en vais26 » – retournant, avec ces mots, à la case départ, c’est-à-dire, à la première phrase du roman. D’autres détails témoignent de l’effondrement de toute distance, de toute différence. Le narrateur se livre à une description minutieuse de l’équipement archi-contemporain des deux guides « esquimaux », « vêtus d’édredon matelassé, de fibre polaire en synchilla, de sous-vêtements respirants en capilène, de combinaisons fluorescentes et de gants équipés d’un système chauffant27 ». La précision dans les détails de l’équipement ultra-sophistiqué des guides nommés Angoutretok et Napaseekadlak, une précision qui bascule dans l’hyperréalisme, ne peut que susciter une certaine méfiance chez le lecteur. Le narrateur se moque-t-il de nous autres lecteurs ? Se moque-t-il des Esquimaux contemporains en passe de perdre leur culture ? Se moque-t-il d’une globalisation, qui, tout comme ce récit, s’acharne à effacer les différences culturelles ? Pendant l’expertise des œuvres d’art ramenés de la Nechilik, l’assistante parisienne manipule avec adresse et son paquet de cigarettes, et son portable ; elle finit par s’embrouiller pourtant, parlant un instant à son paquet de cigarettes28. Ce zeugma comique matérialise – en mettant ces deux objets si différents sur le même plan – la réduction qu’opère le roman d’Echenoz peuplé, entre autres, d’Esquimaux qui portent des « gants équipés d’un système chauffant. »

Reprenant la scène ludique qui abolit toute différence, toute distance, entre cigarettes et portable dans les mains d’une femme, l’on peut remarquer qu’une telle équivalence figure et anticipe l’abolition analogue de toute différence entre diverses femmes dans les mains, pour ainsi dire, de Ferrer. Car la vie affective de Ferrer se réduit à un interminable voyage vers nulle part, comme le précisent les questions rhétoriques du narrateur : « Mais ne serait-il pas temps que Ferrer se fixe un peu ? Va-t-il éternellement collectionner ces aventures dérisoires dont il connaît d’avance l’issue […] ?29 ». À la recherche d’une compagne, « après de longues recherches vaines au cours desquelles Ferrer a exploré des cercles concentriques de plus en plus éloignés de la rue d’Amsterdam, il finit par trouver ce qu’il cherchait en la personne de sa voisine de palier30. » Ici, l’analogie implicite aux canaux concentriques de la ville d’Amsterdam – allusion quelque peu exotique pour le Parisien qu’est Ferrer – se réduit au même dans ce retour à son propre palier. Malgré ses nombreux déplacements, Ferrer, paraît-il, ne peut que retourner à son point de départ, inchangé – mettant en question la possibilité de toute évolution personnelle foncière. Quelle que soit la destination géographique ou affective de Ferrer, il ne finira – comme les canaux concentriques d’Amsterdam – que par tourner en rond.

Les incessants cercles concentriques que fait Ferrer en aller-retour depuis la maison conjugale, comme depuis son appartement rue d’Amsterdam, incorporent non seulement le Grand Nord, mais également l’Espagne. Car, s’intercalant dans le récit des voyages de Ferrer, le périple du mystérieux personnage Baumgartner surgit dans le texte sans explication – alors que Ferrer, précise le récit, « piétine sur la banquise31 ». En parallèle au récit exotique et polaire de Ferrer, se déroule le périple indéchiffrable de Baumgartner, sans que nous sachions pourquoi le récit s’y intéresse – car, précise le texte, ce personnage indéchiffrable « ne paraîtra pas obéir à un dessein particulier, agir suivant un plan précis […] Parfois il roulera au hasard pendant des heures, regardant à peine le paysage32 ». Le lecteur n’apprendra que bien plus tard la trahison sinistre de ce personnage mystérieux, ancien associé de Ferrer, et qui se révèle – en fin de compte – voleur des trésors ramenés par Ferrer de la Nechilik. Fonctionnant en miroir néfaste de son ancien patron, Baumgartner voyage d’une façon autre que Ferrer. Son périple sans destination ni objectif se révèle fuite stratégique ; son errance vide cache un objectif criminel. Alors que Ferrer, vide, absent, somnambule, s’embarque vers le pôle nord en mission artistique, Baumgartner, motivé par un dessein criminel mais caché, paraît errer sans but à travers le récit. En miroirs curieux l’un de l’autre, le personnage évacué –vide, absent – est doté d’objectif, alors que le personnage criminel en paraît, dans ses errances, privé.

Distanciation et voix narrative

De toutes les distances effacées, voire ironisées dans le récit d’Echenoz, il y en a une, pourtant, qui résiste à toute réduction, c’est la distance qui sépare le narrateur de son protagoniste. N’intervenant explicitement que rarement dans sa narration, le narrateur s’exprime à la première personne, sans que la relation entre ce « je » narrant et l’histoire qu’il raconte ne soit jamais claire. Par moments, cette voix paraît se livrer au discours indirect libre si cher à Flaubert. Invité par une famille esquimau à passer la nuit dans la chambre de leur fille, Ferrer cède à leurs instances : « il faisait chaud, le poêle ronflait, tout le monde rigolait, la jeune fille lui souriait, ah, parlez-moi de Port Radium33 ». Comment lire cette effusion qui paraît résumer le bien-être de Ferrer jouissant de l’hospitalité des Esquimaux : hospitalité qui va jusqu’à lui proposer leur fille comme compagne nocturne ? La vague apostrophe « ah, parlez-moi de Port Radium » reste ambiguë. Serait-ce un discours indirect libre vocalisant la pensée de Ferrer ? Ou serait-ce plutôt une exclamation enthousiasmée de la part du narrateur, ravi et rêveur à l’idée du bien-être qu’évoque cette scène ? Comme on voit mal, pourtant, l’impassible Ferrer s’épancher de la sorte, on est obligé de conclure qu’il ne peut s’agir ici que de la voix du narrateur. Cette logique, basée sur la psychologie évacuée de Ferrer, ne peut que souligner la différence entre le protagoniste et la voix narrative, appuyant la distance affective qui caractérise Ferrer.

Cette distance affective s’accuse au retour de son voyage au Grand Nord lorsque Ferrer découvre le départ, en son absence, de la dernière des femmes en série qui jalonnent son existence. On ne s’étonne pas de la conclusion flegmatique de Ferrer au constat de ce départ : « Plus de femme immédiatement disponible, donc » – réaction ironisée par le narrateur : « Ferrer prit modérément bien la chose34 ». La distance que la voix narrative s’attache à établir autour de Ferrer, distance sentimentale et psychologique qui caractérise ce protagoniste quelque peu endormi, voire anesthésié, se poursuit lorsque la voix narrative paraît se confondre avec celle de Ferrer sur la question d’inviter une femme à dîner : « dès le lendemain ou le surlendemain, dans la semaine, je ne sais pas moi, il me semble que ça se fait », où la voix du narrateur paraît épouser le monologue intérieur de Ferrer en discours direct libre. Mais la phrase suivante rappelle la distinction entre le narrateur et son personnage, rétablissant la distance habituelle qui les sépare – tout en soulignant la passivité du ce dernier : « Ferrer en convient35 ». De toutes les distances parcourues dans le roman, pourtant, c’est celle qui sépare narrateur et protagoniste qui reste la plus infranchissable : écart qui, en réduisant et objectivant Ferrer en spécimen de vacuité, annule encore plus définitivement la possibilité de toute progression profonde, de tout changement, chez lui – et confirme l’immobilité foncière qui l’enracine malgré ses innombrables voyages.

Cet écart entre narrateur et personnage, seule distance infranchissable de tout le récit, réduit et ironise les multiples voyages entrepris par divers personnages, confirmant ainsi la parodie du récit de voyage réalisée par le roman. Suite au dîner avec Hélène qui a enfin lieu, le narrateur s’étonne de ce que Ferrer n’« entreprend » pas d’embrasser Hélène ; « rien de tel n’advint. Et toujours pas moyen de savoir si Ferrer est intimidé, s’il craint d’être repoussé ou si c’est juste qu’il n’y tient pas plus que ça36. » C’est-à-dire, selon la formule du texte même, qu’il n’y a « pas moyen de savoir » ce qui motive l’hésitation de Ferrer, dont la raison – timidité, intimidation ou indifférence – reste indéchiffrable. Bien plus intéressante, pourtant, que toute raison éventuelle de cette hésitation serait l’impossibilité d’en savoir la bonne : impossibilité qui accentue la distance entre le narrateur et Ferrer. Cette distance définitive et irréductible – la seule qui reste intacte de toutes les distances annulées dans le récit par un protagoniste si somnambule– achève la parodie du voyage dans Je m’en vais. Distance surprenante et imprévue entre le narrateur et le personnage dont il paraît connaître, jusqu’ici, les pensées les plus intimes – distance qui choque et déconcerte le lecteur, qui ne s’attend pas à un tel écart à l’intérieur de cette relation –, cette distance définitive et irréductible vaporise toutes les distances géographiques mais bien moins décisives des espaces parcourus par Ferrer.

Réduction géographique qui se confirme lorsque – malgré tous ses déplacements physiques et sentimentaux –, Ferrer aboutit, dans les dernières lignes du roman, à son point de départ : la maison qu’il avait quittée au début – où il clôture le récit en prononçant encore une fois les mots « Je m’en vais. » Quel progrès aura-t-il réalisé, entre le début et la fin du roman ? Cette reprise du voyage à la Godot – « Alors, on y va ?/ Allons-y. Ils ne bougent pas37 » –, sert d’hommage, bien sûr, à Beckett, un des grands prédécesseurs d’Echenoz aux Éditions de Minuit, mais va plus loin38. Tout comme la pièce de Beckett, le roman d’Echenoz interroge certaines notions fondamentales à l’acte de voyager, à commencer par le déplacement spatial même. Car Ferrer, même s’il voyage physiquement – contrairement aux personnages beckettiens de Vladimir et Estragon, – se fige dans l’immobilité d’un retour répété au même, à peu de chose près : immobilité qui voue à l’échec toute métamorphose, car quel que soit le voyage extérieur – spatial ou sentimental, déplacement physique ou affectif – il n’entraîne aucun voyage intérieur, aucune transformation. La très forte thématisation du voyage dans Je m’en vais ne sert donc qu’à parodier l’acte de voyager, en posant d’inquiétantes questions sur ses prémisses les plus fondamentales. Ironie qui hante – peut-être – le récit de voyage en général, car, bien avant les déboires de Ferrer, Proust avait déclaré, « Le seul véritable voyage, [...] ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre39. » Et encore, bien avant Proust, Sénèque l’a dit de façon plus directe, voire brutale. « À quoi sert de voyager si tu t’emmènes avec toi ? C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat. » Les procédés parodiques mis en œuvre par Echenoz dans Je m’en vais finissent donc par mettre en lumière un certain nombre d’implications inquiétantes pour tout récit de voyage.

Notes de bas de page numériques

1 Jean Echenoz, Je m’en vais, Paris, Éditions de Minuit, 1999, p. 7.

2 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 253.

3 Dans son analyse magistrale de la « chronotopie » dans Je m’en vais, Marie Fournou étudie les paradoxes des déplacements de Ferrer, sans pour autant affirmer leur caractère parodique (Marie Fournou, « Chronotopie dans Je m’en vais de Jean Echenoz : une foi paradoxale ? », in Aline Mura-Brunel (dir.), Christian Oster et Cie : retour du romanesque, Amsterdam et NY, Rodopi, 2006).

4 Selon Warren Motte, les errances du protagoniste d’Un an – roman jumeau de Je m’en vais – « are figural of the way the novel as literary form wanders on our cultural topography » (Warren Motte, Fables of the Novel : French Fiction since 1990, Normal, Illinois, Dalkey Press, 2003, p. 68).

5 Sidonie Loubry-Carette, entretien avec Jean Echenoz, roman 20-50, n° 38, décembre 2004, p. 10.

6 M. Rémy, Entretien avec Jean Echenoz, Zooey magazine, n° 3, (2003), cité sur le site internet des Éditions de Minuit, http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Au_piano-1640-1-1-0-1.html (cons. le 16/05/2016).

7 Marc Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Honoré Champion, 2005, pp. 15-16.

8 Dans un entretien, Echenoz fait part de son admiration pour Flaubert : « Bouvard et Pécuchet est l’œuvre la plus importante pour moi, je l’ouvre au hasard, je lis deux pages et je la reprends toujours au début. » (Caroline Behague, « Littérature – Echenoz, la France et le roman », www.lepetitjournal.com - Buenos Aires, mardi 10 mai 2011).

9 Marie Fournou, « Chronotopie dans Je m’en vais de Jean Echenoz : une foi paradoxale ? », in Aline Mura-Brunel (dir.), Christian Oster et Cie : retour du romanesque, Amsterdam et NY, Rodopi, 2006, p. 31.

10 « Jean Echenoz : L’image du roman comme moteur de la fiction », un entretien avec Jean-Claude Lebrun pour L’Humanité en 1996 : http://remue.net/cont/echenozjcl.html (cons. le 10/07/2015).

11 Dans son analyse de ce qu’elle considère – selon la définition de l’ethnologue Marc Augé – comme un « non-lieu », Monique Galloway se penche sur l’effet aliénant de ces lieux de passage chez Echenoz : « We have here [dans la description de Charles de Gaulle/Roissy] not only an accurate definition of an airport as a non-place,but also of the alienating effect it has on the person passing through it » (« Planes, Trains, Automobiles and …Space Shuttles : The Function of Travel in the Fiction of Jean Echenoz », eSharp : Electronic Social Sciences, Humanities, and Arts Review for Postgraduates, 2005 Spring ; vol. 4, p. 7).

12 Bruno Blanckeman, Les récits indécidables. Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Lille, Presses universitaires du Septentrion (Perspectives), 2000, p. 27.

13 Jean Echenoz, Entretien, « La réalité en fait trop, il faut la calmer », propos recueillis par Jean-Baptiste Harang, 1999, http://remue.net/spip.php ?article3131 (cons. le 29/03/2016).

14 Sylviane Coyault, « Le mouvement perpétuel », entretien avec Jean Echenoz, in Christine Jérusalem et Jean-Bernard Vray (dir.), Une tentative modeste de description du monde, Publications de l’U. de Saint-Etienne, 2006.

15 Jean Echenoz, Entretien, « La réalité en fait trop, il faut la calmer », propos recueillis par Jean-Baptiste Harang, 1999, http://remue.net/spip.php ?article3131 (cons. le 29/03/2016).

16 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 18.

17 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 63.

18 Sidonie Loubry-Carette, entretien avec Jean Echenoz, roman 20-50, n° 38, décembre 2004, p. 7.

19 Fredric Jameson, « Postmodernism and Consumer Society », http://art.ucsc.edu/sites/default/files/Jameson_Postmodernism_and_Consumer_Society.pdf, consulté le 26/9/2016.

20 Sidonie Loubry-Carette, entretien avec Jean Echenoz, roman 20-50, n° 38, décembre 2004, p. 11.

21 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 95.

22 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 113.

23 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 18.

24 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 67.

25 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 67

26 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 253.

27 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 52.

28 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 117.

29 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 127.

30 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 62.

31 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 86.

32 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 106.

33 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 100.

34 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 113.

35 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 179.

36 Jean Echenoz, Je m’en vais, Éditions de Minuit, 1999, p. 184.

37 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1953.

38 Selon Echenoz, “Beckett, je l’ai aperçu deux ou trois fois aux Éditions de Minuit, je ne lui ai pratiquement jamais parlé, sauf une fois où j’ai peut-être bredouillé quelques mots. Mais ce fut une sorte de malentendu. C’était à l’automne 1983, le soir où j’ai reçu le prix Médicis, Jérôme Lindon a présenté à Samuel Becket ‘ce jeune homme qui vient d’avoir le prix”. J’étais terrorisé, mort de trac, le sol se dérobait entre moi et cet homme immense que j’admire. Le soir Beckett a dit à Lindon, “Ça a l’air de l’avoir impressionné, Echenoz, le prix Médicis” (Jean Echenoz, Entretien, « La réalité en fait trop, il faut la calmer », propos recueillis par Jean-Baptiste Harang, 1999, http://remue.net/spip.php ?article3131 (cons. le 29/03/2016), p. 2).

39 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. III, 1988, p. 762.

Pour citer cet article

Margaret Gray, « Parti pour nulle part : Parodie du récit de voyage dans Je m’en vais (1999) de Jean Echenoz », paru dans Loxias-Colloques, 10. Figures du voyage, Parti pour nulle part : Parodie du récit de voyage dans Je m’en vais (1999) de Jean Echenoz, mis en ligne le 19 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1044.

Auteurs

Margaret Gray

Margaret GRAY est professeure associée de littérature française à Indiana University, Bloomington, USA. Postmodern Proust, qu’elle publie en 1992, marque le point de départ d’une réflexion plus générale sur la dynamique du récit de fiction, et en particulier concernant l’héritage discursif proustien chez un certain nombre de romanciers du vingtième siècle. Dans cette perspective, elle a publié sur Colette, Beckett, Camus, Simone de Beauvoir, Jean-Philippe Toussaint, Calixthe Beyala et Noémi Lefebvre. Elle rédige à l’heure actuelle un ouvrage consacré aux constructions narratives qui se donnent en spectacle et surtout aux tensions ainsi mises en scène, qui, à travers divers types de discours romanesques – grands classiques, récits francophones, romans policiers – visent des objectifs de résistance au regard dominateur du lecteur/spectateur.

Indiana University/Bloomington, USA