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Iryna Sobchenko  : 

Minimalisme de l’écriture concentrationnaire : les cas de Varlam Chalamov et de Jean Cayrol

Résumé

Du point de vue du questionnement sur les modes de représentation conformes au vécu, les œuvres de Varlam Chalamov et de Jean Cayrol se rapprochent, malgré la distance géographique et culturelle qui sépare leurs expériences personnelles. La lecture transversale des œuvres de deux auteurs, russe et français, vise à étudier la transformation du romanesque dans la littérature d’après-guerre et à tracer les liens entre l’écriture minimaliste et l’expérience extrême prenant en considération les procédés stylistiques et les images récurrentes, aussi bien que les structures discursives qui marquent les positions des écrivains par rapport à l’expérience concentrationnaire.

Abstract

From the perspective of questioning on the modes of representation consistent with the living experience, the literary works of Varlam Chalamov and Jean Cayrol enter into a dialogue, despite the geographical and cultural distance between their personal backgrounds. The comparative reading of these writers, a Russian and a French, aims at studying the transformation of writing techniques in the post-war literature and at drawing the links between minimalist writing and experience of the extreme, taking into consideration some stylistic features, recurrent images and discursive structures that outline the writers’ positions in regard to the reality of the concentration camps they both witnessed.

Index

Mots-clés : Cayrol (Jean) , Chalamov (Varlam), écriture concentrationnaire, minimalisme littéraire

Géographique : France , Russie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Le roman de Jean Cayrol, Je vivrai l’amour des autres, qui a reçu le Prix Renaudot juste après sa publication en 1947, et l’essai intitulé Lazare parmi nous, marquent de son influence le milieu littéraire et intellectuel des années 1950. Ce sont les textes clés de L’Œuvre lazaréenne, l’ensemble d’ouvrages fictionnels et critiques, réunis par l’idée de l’écriture concentrationnaire et la figure symbolique de Lazare. Arrêté en 1942 pour son activité de Résistance et déporté au camp de concentration de Mauthausen-Gusen, le poète Jean Cayrol aborde la prose romanesque après son retour du camp. Il trace un nouveau chemin dans la littérature, en introduisant la notion du « roman lazaréen », c’est-à-dire, le roman où le personnage est associé à l’image de Lazare, l’être humain qui est passé par la mort et cherche la réconciliation avec la vie. Cette vie après la catastrophe est troublée par les rêves concentrationnaires et les fantômes de l’enfer qui hantent le présent.

2Varlam Chalamov, l’auteur des Récits de la Kolyma, a passé presque vingt ans dans les camps de travail de Goulag, condamné pour « trotskisme ». Les Récits, qui se composent de quelques cycles, ont été créés entre 1954 et 1973, après son retour de la Kolyma. L’œuvre de Chalamov est un témoignage d’une extrême sincérité : rescapé de « l’enfer blanc », il désigne son expérience comme « l’école négative de la vie1 » que personne ne doit jamais subir, et consacre le reste de sa vie à la révélation de la vérité concentrationnaire. En décrivant le monde de la Kolyma dans tous ses détails atroces, où l’existence humaine est réduite aux besoins les plus élémentaires, Varlam Chalamov met en évidence la différence du monde concentrationnaire par rapport à la vie « normale », son altérité radicale, face à laquelle le dispositif littéraire habituel s’avère impuissant.

3Dans le corpus de la littérature concentrationnaire, ces deux auteurs remarquables méritent une attention particulière. Bien que Varlam Chalamov et Jean Cayrol aient été des écrivains et des poètes de talent, reconnus par le milieu intellectuel de leur temps, ils se tenaient tous deux plutôt à l’écart par rapport aux autres auteurs de la littérature du concentrationnaire. Cela concerne particulièrement l’œuvre de Chalamov, qui gagne sa reconnaissance internationale plus tard que Soljénitsyne et reste longtemps dans l’ombre de celui dernier. Aussi l’œuvre de Jean Cayrol, figure emblématique de la littérature française de l’après-guerre, est-elle redécouverte au cours de la dernière décennie. Les deux auteurs ont choisi la littérature comme carrière et fréquentaient les cercles littéraires de leur temps avant la déportation aux camps, et chacun d’eux conceptualise son approche à l’écriture et expose ses réflexions sur la littérature après les camps sous forme de textes manifestaires.

4Les enjeux de la lecture transversale de deux écrivains, russe et français, sont d’étudier la transformation du romanesque dans la littérature d’après-guerre et d’explorer la liaison entre l’écriture minimaliste et l’expérience extrême à travers les procédés stylistiques et les structures de l’imaginaire récurrentes. Dans ce contexte, les œuvres de Varlam Chalamov et de Jean Cayrol se rapprochent malgré l’appartenance aux espaces culturels différents du fait qu’elles abordent la quête des modes de représentation conformes au vécu, d’une écriture qui, à la fois, questionne le littéraire et dévoile l’idéologique. Tout d’abord, notre article vise à explorer l’usage des formes de l’économie (dépouillement, blanchiment, simplification, etc.) de l’écriture chez des auteurs des Récits de la Kolyma et de L’Œuvre lazaréenne, notamment sous l’angle de choix du dispositif de l’écriture et de l’éthos auctorial, vu que les deux auteurs ont exposé leurs conceptions de la littérature dans un ensemble d’essais (Manifeste sur la nouvelle prose, De la prose de Varlam Chalamov, Les Rêves lazaréens, Pour un romanesque lazaréen de Jean Cayrol).

Notion d’écriture minimaliste et son côté « extrême »

5Le concept du minimalisme, hérité du domaine de l’art visuel et de la musique, s’introduit dans la littérature en tant que notion hétérogène, qui, dans la critique littéraire française, est employée tantôt pour désigner un groupement éditorial, tantôt pour décrire les poétiques diverses et même opposées, tantôt pour comparer les textes des auteurs français aux pratiques littéraires et artistiques étrangères2. Notre approche du minimalisme littéraire se base sur l’usage fonctionnel du terme pour l’ensemble des stratégies de l’écriture, des procédés formels et des effets stylistiques, réunis par le principe de l’économie. On préfère ce terme aux autres, parce que le suffixe « -isme », une marque de la conceptualisation, est important pour traiter le phénomène de la réduction et de l’économie expressive du point de vue de la situation d’énonciation, dans laquelle le côté anthropologique de l’écriture, sa visée pragmatique induisent les choix poétiques. Ainsi peut-on repérer au sein du texte littéraire et dans ses marges les arguments auctoriaux par rapport à l’usage des modes particuliers de l’écriture. Le minimalisme est aussi l’effet de la lecture, de la réception du silence, de la simplicité, de la réduction dans le texte littéraire. Cette acception du minimalisme renvoie à ses origines de l’art plastique, car dans l’Art minimal, l’objet artistique devient l’œuvre ouverte du point de vue de son interprétation, pas de son destinataire, et la simplicité de la forme vise à libérer l’acte de la réception, le rendre plus autonome, atteignant ainsi la complexité de l’expérience. Et c’est premièrement dans le contexte de l’expérience extrême que le minimalisme interprétatif revêt une valeur éthique.

6Dans la critique littéraire française, les procédés minimalistes sont considérés plutôt dans le contexte de l’écriture blanche, et l’interférence de ces deux termes est une question à part. Rappelons-nous que c’est dans Le Degré zéro de l’écriture que Barthes associe le nom de Cayrol, avec ceux de Blanchot, Camus et Queneau, à l’écriture blanche, qu’il désigne comme « parole transparente », « absence de style », « état neutre de la forme » :

La nouvelle écriture neutre se place au milieu de ces cris et de ces jugements, sans participer à aucun d’eux ; elle est faite précisément de leur absence ; mais cette absence est totale, elle n’implique aucun refuge, aucun secret ; on ne peut donc dire que c’est une écriture impassible ; c’est plutôt une écriture innocente. Il s’agit de dépasser ici la Littérature en se confiant à une sorte de langue basique, également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit3.

7La définition barthienne de l’écriture blanche porte un caractère paradigmatique, elle est formulée a contrario, par l’opposition et la comparaison à « l’ordre marqué du langage4 ». Le développement historique de la littérature présume donc l’apparition du style neutre et transparent qui redéfinit l’idée même de la Littérature comme l’usage privilégié et conventionné de la langue. Dans son essai, Barthes passe à côté de l’expérience concentrationnaire, mais ce qui est important pour la visée éthique du minimalisme que nous sommes en train de problématiser, c’est que l’innocence et la neutralité de l’écriture blanche ne sont pas de l’ordre purement esthétique, mais impliquent, au moins dans la perspective utopique, l’engagement humaniste et la responsabilité de la forme :

On voit se dessiner par là l’aire possible d’un nouvel humanisme : à la suspicion générale qui atteint le langage tout au long de la littérature moderne, se substituerait une réconciliation du verbe de l’écrivain et du verbe des hommes. C’est seulement alors, que l’écrivain pourrait se dire entièrement engagé, lorsque sa liberté poétique se placerait à l’intérieur d’une condition verbale dont les limites seraient celles de la société et non celles d’une convention ou d’un public […]. C’est parce qu’il n’y a pas de pensée sans langage que la Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire, et c’est parce que la société n’est pas réconciliée que le langage, nécessaire et nécessairement dirigé, institue pour l’écrivain une condition déchirée5.

8Dominique Viart note que les notions de la blancheur et de l’écriture blanche « jouent sur un registre plus sensible que conceptuel6 », et c’est la catégorie de l’innocence, par l’opposition de la culpabilité, qui engage le plus de contexte éthique. En paraphrasant le titre de Minima moralia de Theodor W. Adorno, Dominique Viart donne une définition convaincante de l’écriture blanche dont « les modes et les modalités » s’approchent « de réflexions non pas exactement sur la vie mutilée, mais, grâce à cette autre acception du mot « réflexion » qui dit à la fois l’image, le reflet, et la pensée, de réflexions de la vie mutilée7 ». Ainsi peut-on cerner la filiation entre le minimalisme et l’écriture blanche, tout en envisageant la flexibilité et l’hétérogénéité du champ : on peut supposer que par l’écriture blanche le minimalisme devient une forme de la représentation (ou bien de la réflexion) de l’expérience extrême.

9En plus de la pertinence conceptuelle du minimalisme de l’écriture de l’extrême, on envisage les stratégies minimalistes du point de vue des études comparées de la littérature concentrationnaire. Dans l’essai portant sur un corpus vaste d’auteurs européens, Luba Jurgenson démontre que l’expérience des camps se dit dans une langue particulière, qui est objectale, corporelle, « pauvre », et l’écriture concentrationnaire fournit la traduction de cette langue non-verbale. La langue du concentrationnaire est universelle pour ceux qui ont subi cette expérience, elle bouleverse l’ordre sémiotique de la langue « ordinaire » en y introduisant la parole essentielle : « La pauvreté lexicale de la langue du camp est, nous l’avons vu, inversement proportionnelle à la charge sémantique des mots. […] Une seule parole détient alors la totalité du langage8. » L’objectalité de la langue concentrationnaire veut dire que, d’un côté, « le réel du camp est à lui seul un langage9 », composé des objets et des rituels quotidiens, et de l’autre côté, qu’il y existe l’effacement de la limite entre l’humain et l’inhumain – le sujet, privé de sa volonté, devient l’objet, et en même temps « la chose est contaminée par l’humain10 ». Les caractéristiques du récit concentrationnaire, considérées par l’étude de Luba Jurgenson, en particulier chez Chalamov dont l’œuvre fait partie de son corpus, correspondent pour beaucoup à ce que nous entendons par l’écriture minimaliste : la pauvreté et la simplicité de l’expression, la déconstruction du sujet, la dépossession, l’objectalité et la corporalité qui marquent le glissement du sens vers le non-verbal, la répétition des motifs et des structures narratives, le recours au paradoxe et l’importance du primaire et du primitif.

Vers la syntaxe minimaliste : une parole « vivante » de Varlam Chalamov

10Dans les notes de Varlam Chalamov, écrites entre 1960 et 1975 et consacrées à la genèse des Récits de la Kolyma, il est remarquable de voir ressurgir, tant d’années après, l’ardeur de l’esprit avant-garde des années de sa jeunesse. Presque vingt ans des camps marquent l’abîme, la rupture tragique et irréversible du temps, qui ressuscite quand même dans l’écriture. Pour comprendre la vision littéraire de Varlam Chalamov dans le contexte de son temps, il faut noter que la période des années vingt a été d’une grande importance pour l’écrivain, dont témoignent ses souvenirs. C’était une époque de l’élan créateur et novateur, inspiré par la construction de la nouvelle société soviétique, mais en même temps troublé par l’émergence des mécanismes de la terreur stalinienne et le déploiement de l’État totalitaire. Dans les notes autobiographiques, rédigées dix ans après son retour du Goulag, Chalamov évoque cette vision prospective : « Nous regardions l’avenir en face, sans guère nous douter ni de l’ampleur ni de la cruauté que prendraient, en retour, les événements11. »

11Dans sa jeunesse, Chalamov ressentait le besoin de « prendre part aux luttes sociales de son temps12 », il participait dans les manifestations d’opposition et a été arrêté pour la première fois en 1929 pour la diffusion du Testament de Lénine, un document que le guide de prolétariat a écrit au cours de dernières années avant sa mort, en critiquant la structure du gouvernement soviétique et en prévenant du danger de l’usurpation du pouvoir par Staline. Avant sa première arrestation, Varlam Chalamov rejoint le cercle d’Ossip Brik qui réunissait à l’époque, autour de la revue LEF (« le Front gauche des Arts »), les écrivains et les artistes les plus remarquables de l’avant-garde soviétique. Faisant appel aux idées futuristes de l’actualisation radicale de l’art, le cercle du LEF prônait les idées de la littérature factuelle qui devrait remplacer la fiction, et de l’art correspondant aux demandes industrielles et sociales. C’est d’ailleurs les artistes constructivistes qui faisaient partie du LEF, Alexander Rodchenko et Vladimir Tatline, qui, après leur découverte dans les années 1960, sont devenus une référence importante pour l’Art minimal américain13. L’importance des propriétés matérielles et de la présence spatiale de l’objet, de sa reproductibilité, de la mise en jeu des formes et des couleurs primaires, de la série font résonner les œuvres des constructivistes soviétiques dans les pratiques artistiques américaines des années 1960. À mentionner aussi les concepts crées par David Kaufman (Dziga Vertov), ceux de la « ciné-vérité » et du « ciné-œil », qui marquent l’attachement au fait, au document, l’approche révolutionnaire à l’époque qui reflète le désir de créer une représentation vivante et fidèle de la réalité.

12Chalamov s’intéresse à la vie intellectuelle tourbillonnante et dense de Moscou des années 1920 et commence à publier, avec succès, ses premiers récits et poèmes au début des années 1930. Mais c’est après l’expérience des camps de la Kolyma qu’il a pu esquisser sa conception de l’écriture et de l’écrivain. Pour Chalamov, la poésie relève du destin, de la vocation et non du métier. Il trouvait les discussions au sein de LEF « vides » et prétentieuses, et, tout en respectant le génie de Maïakovski, il prenait conscience que « la poésie vivante […] ne pouvait trouver là son oxygène14 ». Un des concepts clés, un mot récurrent dans ses réflexions sur la littérature est d’ailleurs « vivant ». Tout en constatant la mort du roman qu’« aucune force au monde ne ressuscitera » parce qu’après « la révolution, la guerre, les camps de concentration, il n’y a pas de place pour le roman15 », Varlam Chalamov proclame la nécessité d’une prose nouvelle, celle de document « chargé d’émotion16 », qui pourrait saisir « le vif de la vie » d’une manière exacte, authentique et limpide. Chalamov insiste dans ses notes et ses lettres sur ce « vif de la vie » du témoignage et évoque la figure symbolique qui marque son engagement, celle de « Pluton remontant des enfers, non Orphée descendant aux enfers17 ». Comme Adorno, qui avoue l’échec fondamental de l’art et de la culture après Auschwitz18, Varlam Chalamov constate que la littérature ne peut plus subsister de la même manière après la Kolyma, et il cherche à répondre à ce défi.

13Dans la conception chalamovienne de la littérature, le texte-document semble être le contraire du minimalisme, et surtout de l’écriture blanche : il est non seulement « chargé d’émotion », mais aussi est-il marqué par une certaine idée de l’expansion, dans les termes de « plus qu’un document19 » et « mieux qu’un document20 ». Nous allons donc porter l’attention particulière aux caractéristiques de la prose nouvelle, qui correspondent aux formes d’économie et sont évoquées dans les notes de Varlam Chalamov en tant qu’outils indispensables de l’écriture : le laconisme, l’élimination du superflu, la simplicité, la précision et la pureté de ton. Nous citons plus bas les propos sur lesquels Chalamov insiste en répétitions passionnées, dans ses essais et ses lettres :

Le laconisme, l’élimination de tout ce qui est superflu ou canonisé passent nécessairement par la lutte contre toute forme d’écriture consacrée, au bénéfice du nouveau, seul critère d’un art authentique […]21.
La manie descriptive, la prolixité, l’emphase, sont autant de vices à proscrire, à exclure. […] User du paysage c’est en user avec économie. Lorsqu’un détail du paysage devient un symbole, un signe, et à cette condition seulement, il garde son sens, sa vivacité, sa nécessité22.
La prose doit être claire et simple. […] La prose doit être l’exposition simple et claire de ce qui est capital et vital23.
Dans le récit il ne faut rien de trop24.

14Il est évident que cette simplicité de la forme ne vaut pas la simplicité de l’expérience et n’implique non plus ni la pauvreté de l’expression ni l’impassibilité : il est crucial pour Varlam Chalamov de « ressusciter » l’émotion du lecteur à travers la clarté de l’exposé et la précision du détail, et de ce point de vue son approche relève de la rhétorique classique. Mais c’est la dimension visuelle de l’écriture qui est révolutionnaire chez Chalamov : pour faire le lecteur vivre le narré, il vise en premier lieu à recréer la présence. Ici la visualisation du récit à travers le laconisme et la précision de la description fait écho à l’importance de l’acte de la réception dans le minimalisme artistique. Le document vivant ne se limite pas à la dimension verbale, il doit frapper le lecteur par sa sincérité, lui rappeler d’une manière impérative que le narré fait partie de la réalité et de sa propre histoire :

Il va de soi que ces caractères de nouveauté, d’authenticité et de précision du détail forceront alors l’adhésion, inciteront à croire au récit, ainsi qu’à tout le reste, non comme une donnée d’information mais comme on croit devant une plaie ouverte au cœur25.

15De même, les limites du verbal sont franchies par le notion de pureté de ton que Chalamov emprunte à la peinture : il transpose l’utilisation des couleurs purs chez Gauguin en prose, où la manière fauviste devient l’épuration et la concentration du récit : il faut supprimer « tout ce qui est en trop dans les descriptions », les « demi-teintes » psychologiques et la redondance de composition, parce que, dit Chalamov, « toute autre solution ne peut qu’éloigner le récit de la vérité de la vie26 ». Aussi l’intermédialité de l’écriture chalamovienne a-t-elle une dimension sonore et rythmique : les répétitions volontaires, les contradictions, les coupures servent, selon l’auteur, à préserver l’authenticité du texte et permettent de rester fidèle au « premier jet » de l’écriture.

16L’idée de la matérialité de l’écriture, de sa présence vivante est ancrée profondément dans la réalité du camp, où le corps et le paysage deviennent l’instrument et l’espace de l’écriture. L’écriture, à son tour, se contente des outils « primitifs » dans L’instrument, un poème écrit en Kolyma :

Ils ne sont pas bien sorciers
Ces outils de notre métier :
Un cent de papier à dix sous,
Et un crayon qui se hâte –
C’est tout ce qu’il nous faut
Pour construire un château
De style très aérien
Au-dessus du destin27.

17Cette image de l’instrument primitif dans les mains du poète reflète la réalité concentrationnaire, réduite à l’extrême du minimum vital, au monde matériel. L’écrivain, doté de cet « instrument » particulier, partage pleinement son triste destin avec les autres : dans les camps il n’y a pas de « mission » ni de la place pour le spirituel. L’écrivain de la Kolyma devient « le virtuose de la pelle », comme se baptise ironiquement Chalamov (aussi, c’est le titre d’un des récits).

18Dans une lettre à son amie I.P. Sirotinskaya, en parlant du laconisme en tant qu’une de lois fondamentales de récit, Chalamov décrit le processus de la préparation à l’écriture en le comparant à « une technique primitive » du flottage de bois, qui permet de trier les grumes et de sélectionner celles qui flottent sur l’eau jusqu’à l’entrée à la scierie et donc sont en parfaite condition. Au bout de ce tri, l’écriture se déroule comme le sciage du bois : « Ces mots bien conditionnés sont compacts et denses. Et le sélectionneur les poussera, phrase par phrase, sur le châssis roulant de la scierie. Le sciage du bois a commencé. Le travail sur le mot a commencé28. » Dans cette image éloquente on ressent encore un écho des idées constructivistes et futuristes de l’art socialiste, industriel, technologique, mais l’auteur de ce manifeste individuel connait bien le prix du désir de la dépersonnalisation et de l’instrumentalisation de l’art. Ainsi, pour Chalamov, l’écriture est plutôt un procédé de réduction que d’amplification, mais cette réduction sert à amplifier la performance sémantique du texte.

La parole de Lazare : l’écriture blanche de Jean Cayrol

19À cause de sa personnalité discrète, Jean Cayrol se met à l’écart de la visibilité publique, prenant pourtant un part actif dans la vie littéraire, en commençant par sa première revue littéraire à l’âge de 16 ans jusqu’à son travail à l’académie Goncourt et ses collaborations cinématographiques. « Un de plus grands éditeurs de l’après-guerre avec Jérôme Lindon29 », il était étroitement lié avec les éditions du Seuil. Avant l’occupation, Jean Cayrol se rapproche des surréalistes, Paul Éluard et Louis Aragon, attiré par leur engagement politique et poétique30, à cette époque, il découvre Kafka et ressent l’admiration et l’affinité par rapport à son œuvre31. Il va dédier à Aragon les Poèmes de la nuit et du brouillard (1946), mais en 1949, quand Aragon prend une position négationniste par rapport aux premiers témoignages de Goulag, Cayrol s’y oppose avec la réserve et la discrétion qu’il garde par rapport aux querelles politiques. De même, il préfère de se tenir à l’écart des recherches expérimentales du Nouveau Roman32, mais il reste proche avec Albert Camus et aussi avec Roland Barthes, qu’il découvre pour le public grâce à son goût éditorial.

20Capturé par la Gestapo pour son activité au sein d’un réseau clandestin, en même temps que son frère Pierre, Jean Cayrol ressent le désespoir du prisonnier dans cette « antichambre du camp concentrationnaire », qu’il comparera à la situation de Joseph K. dans Les Rêves lazaréens. L’univers se rétrécit aux limites de la cellule, la communication avec les proches et le monde extérieur se réduit au minimum, à la limite du verbal : « Il apprenait le langage des murs ; sa cellule devenait vivante : il pouvait être pris en flagrant délit soit d’écriture dans l’ourlet de ses mouchoirs, soit de conversations dans les tuyaux d’eau, soit de lecture33. » Le langage, l’écriture, les mots sont menacés. Cette expérience est retracée dans l’ouvrage biographique de Michel Pateau à l’aide du vocabulaire emblématique de l’appauvrissement : « Dans sa cellule, Jean se dit qu’il lui faut sauver ses mots, son langage, qu’il craint de perdre à jamais34 » ; « tout se mêle et exprime la panique sur ces minuscules bouts de papier qui obligent à dire le maximum en un minimum de place35 » – à propos de petits messages que Jean Cayrol passe de la prison à sa famille.

21Après le retour, le poète devient romancier, et son premier roman, Je vivrai l’amour des autres, écrit en 1946 et publié en 1947, « explose à la manière d’une bombe à fragmentation dans le milieu littéraire de l’après-guerre36 », selon Michel Pateau. La narration fragmentaire, la conscience éclatée, l’espace-labyrinthe, le personnage aliéné dans son existence inerte, perdu dans les recherches désespérées de la joie de la vie, reflètent le monde après la catastrophe, la vision partagée d’ailleurs par les existentialistes et la littérature de l’absurde. Jean Cayrol expose les principes de l’art lazaréen dans un texte intitulé Pour un romanesque lazaréen (1950) (publié d’abord sous le titre D’un romanesque concentrationnaire). Ce texte, qui devient un jalon important dans la littérature de l’après-guerre, est une déclaration au statut ambigu, comme le note Marie-Laure Basuyaux, il « semble hésiter entre une vocation descriptive et une vocation prescriptive à l’égard de la littérature37 », entre l’essai de la théorie littéraire et le manifeste.

22Selon Cayrol, le romanesque lazaréen se caractérise par le dédoublement du personnage entre la réalité et le rêve, où il trouve sa consolation. Toute manifestation de l’univers éclaté, marqué par la décomposition de l’humain, est perçue d’une manière impassible, car « l’étonnement, la surprise, l’inédit n’existent pas dans un milieu lazaréen38 ». La désintégration sentimentale, le malaise social, l’aliénation, l’incommunicabilité et la solitude « à cran d’arrêt » accompagnent l’existence de l’être lazaréenne, qui, faute de l’affection des semblables, se met à l’abri des choses et cherche à « se perdre dans un objet39 ».

23Les stratégies minimalistes ne sont pas si évidentes chez Cayrol, mais pourtant repérables. Il caractérise le romanesque lazaréen comme « chaste », « ascétique » et même « castré40 », pour marquer l’absence de la volonté, le manque, l’effacement du désir vital. « C’était le principe des vieux concentrationnaires : vivre obscur avec le minimum de pensées ou de sentiments41 », dit-il à propos de la pauvreté de l’existence concentrationnaire où toute réminiscence du monde libre est insupportable, sauf dans les rêves. Tout comme chez les détenus de la Kolyma, on s’aperçoit de l’insensibilité et de l’effacement des traits particuliers : « La couleur des yeux lui échappe42 ». Il est vrai que dans l’écriture de Chalamov la couleur, aussi bien que « la pureté de ton » deviennent le moyen de l’expressivité, mais cela ne concerne que les choses, l’être humain est effacé de cette palette : « En Kolyma les yeux sont sans couleur. Ce n’est pas une aberration de ma mémoire, c’est une réalité propre à cette vie-là43 ». Il y a encore une ressemblance avec l’objectalité et la minéralité de la description dans les Récits de la Kolyma : la description concentrationnaire du personnage, selon Cayrol, sera « une peinture comme celle d’une nature morte, fixe, pétrifiée44 ». Comme dans le paysage chalamovien, l’objectal remplace le psychologique, ce sont les objets qui peuplent le monde concentrationnaire, qui peuvent avoir « une enfance, un caractère, une vieillesse45 ». L’affection qu’éprouve pour son veston Armand de Je vivrai l’amour des autres porte la trace silencieuse du vécu, à propos duquel le personnage cayrolien préfère se taire, et qu’on reconnaît dans l’attachement du bagnard de la Kolyma à son écharpe précieuse, d’une importance vitale quand il fait – 50°C.

24Cayrol prête moins d’attention au style que Chalamov dans son commentaire : il mentionne la « recherche de phrases lapidaires », « le mutisme », aussi bien que le dialogue « simplifié à l’excès46 », mais ce ne sont que des procédés parmi les autres. Comme le minimalisme met en jeu les proportions et les échelles, il est important de noter la distorsion de la liaison entre le particulier et le total dans la tendance de la dépersonnalisation dont parle Cayrol : « C’est toujours une foule que le personnage lazaréen a devant ses yeux, même dans le plus simple visage47 ». Le changement d’optique, la focalisation sur le petit, simple, quotidien peut s’opposer à ce regard concentrationnaire, à la généralisation totalitaire qui considère l’être humain dans les termes de masses, non de visages. De ce point de vue, la simplicité et l’objectalité de l’écriture blanche ne se limitent pas à la représentation du manque, mais peuvent servir de moyen pour le combler. Comme le note Laurent Jenny, le chosisme dans les romans de Cayrol, à la différence du Nouveau Roman, a quand même son côté humain : « Dans l’univers lazaréen, des êtres dépossédés d’eux-mêmes espèrent dans les choses pour y abriter un peu d’identité et de relations aux autres hommes. Mais cet espoir n’est guère comblé48 ». C’est d’ailleurs dans la poésie, l’espace de rêve, que la sensation de la présence au monde est rétablie :

Mais il se distingue des poètes modernes pour qui la solitude du mot entraîne une explosion polysémique. Chez Cayrol le mot s’en tient à une simplicité première, il nomme les choses du monde. Il s’ancre dans un acte de référence élémentaire. […] En poésie, Lazare est heureux, les mots lui servent à recréer un jardin terrestre et à y trouver habitation49.

25Marie-Laure Basuyaux50 analyse d’une manière substantielle « la blancheur » de l’écriture lazaréenne de Cayrol et met en question certaines de ses implications. Elle évoque les aspects de l’écriture de Cayrol qu’on peut associer avec la blancheur (et éventuellement avec l’écriture minimaliste) : simplicité stylistique, prédominance de la syntaxe paratactique, rythme saccadé du texte, « description minutieuse, presque myope » du quotidien, personnages marginaux, instabilité des instances narratives, traces d’oralité, neutralité du protagoniste, et, finalement, refus des « procédés de la séduction » du lecteur. Une des caractéristiques qu’elle donne à l’écriture de Cayrol saisit d’une manière très exacte la différence des stratégies minimalistes de deux écrivains, même s’il ne s’agit pas directement de Chalamov : « […] loin d’être la recherche d’une efficacité, d’une brièveté percutante (souci effectivement classique), la blancheur est le signe d’un épuisement. L’écriture cayrolienne dit moins une pureté qu’une perte de couleurs, un état exsangue51 ».

Entre le camp et l’exil

26Quelle que soit la distance entre deux ans dans un camp nazi et vingt ans dans un camp de Goulag (peut-on comparer les enfers du point de vue de leurs décors et leur durée ?), il est évident que les deux écrivains trouvent cette expérience tragiquement absurde. Mais c’est Varlam Chalamov qui s’oppose d’une manière très explicite et radicale à la mythification de l’expérience concentrationnaire et notamment à l’auréole romantique que les critiques littéraires tentent de créer autour de son expérience du Grand Nord, en prétendant que c’est le destin du martyr qui éveille la muse de l’écrivain. Chalamov estime que le dommage irréparable de l’expérience concentrationnaire, irréversible comme les gelures du froid mortel de la Kolyma, est de l’ordre social, puisqu’il compromet le cadre éthique et social de l’être humain en faisant de lui un « prosélyte d’une totale absence de principes52 » sans tenir compte de sa culture et son niveau intellectuel. Les conclusions de Chalamov revêtent une grande importance pour les sociétés post-concentrationnaires, et surtout pour l’espace post-soviétique, où l’omniprésence du concentrationnat détermine l’existence des plusieurs générations – l’idéologie de la terreur, des truands et des indics dépasse les barbelés et les miradors et devient une partie intégrante de la vie quotidienne (Chalamov en rend compte, en particulier, dans les Essais sur le monde du crime53).

27Le destinataire de Chalamov est impersonnel et intemporel, l’écrivain, semble-t-il, s’efforce de rendre accessible le témoignage vivant plutôt pour les générations à venir que pour ses contemporains parmi lesquels il y a trop de complices. Mais les personnages de Carol cherchent la réconciliation avec l’autrui, la rédemption. On note l’importance de l’acte de prise de la parole chez Cayrol, et même si cette parole est principalement monologique, il y a de l’espoir dans la solitude du personnage lazaréen, qui se lit dans l’épigraphe biblique de la première partie du roman, « On vous parle », est tiré du Livre de Job : « Toi aussi, il te retirera de ta détresse pour te mettre au large, en pleine liberté, et ta table sera dressée54… ». La différence majeure des regards de deux écrivains consiste surtout à prendre de la distance par rapport à l’événement ; se distinguent deux modes de la narration, deux modèles génériques – celui du témoignage, rétrospectif et factuel, et du journal intime, synchronique et réflexif. Si pour Varlam Chalamov l’acte de témoignage est de première importance, et il le prend pour le point de départ de sa théorie de l’écriture, il y a l’absence étonnante du témoignage direct chez Cayrol, dont Laurent Jenny rend compte55, aussi bien que Catherine Coquio56, en constatant le déplacement de l’écriture « du génocide vers l’exil post-génocidaire » dans l’évitement du témoignage propre à l’œuvre de Cayrol.

28Quand même, à l’instar de Chalamov, Jean Cayrol ne manque pas d’exprimer ses doutes par rapport aux « témoignages pathétiques » qui « ne montraient qu’un visage des camps57 ». Si Cayrol évite le genre de témoignage (à l’exception du commentaire de Nuit et Brouillard, qui est son texte le plus documentaire), la question de la littérature capable de rendre compte de la réalité concentrationnaire se pose chez lui d’une manière aussi fondamentale :

Y a-t-il un style, un romanesque concentrationnaires en dehors des victimes qui n’ont plus rien à exprimer, un romanesque dans lequel tous les événements, même les plus familiers, nous demeurent incompréhensibles, répréhensibles, rebutants, irritants et si peu révélateurs pour le non-initié, – pour le lecteur qui se refuse à entrer dans le jeu infernal de cet émiettement du concentrationnat et brise à tout prix n’importe quel miroir de son propre mal, afin de se réfugier dans une béate indignation et dans la paix douillette de son âme58 ?

29Parmi les rêves post-concentrationnaires de Cayrol, on en trouve un, celui où le camp est perçu comme une initiation nécessaire : « Pour devenir un homme et être accepté comme tel dans la société moderne, chacun doit passer par une sorte de travaux forcés et supporter certaines dégradations corporelles59 ». Ce rêve, ou plutôt ce cauchemar kafkaïen, est partagé par Chalamov qui rend compte de sa réalité, celle de l’institutionnalisation du concentrationnaire dans l’État soviétique. « Pluton, descendant aux enfers » de Chalamov, est-il donc l’opposé de Lazare, qui en revient et cherche à le transcender ? S’il n’y a pas de post-concentrationnaire chez Chalamov, il est plutôt le double de Sisyphe camusien, acceptant avec l’audace et la dignité son destin absurde. Mais ils ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, car, selon Barthes, « il y a une bien grande parenté entre le Sisyphe de Camus et le Lazare de Cayrol, mais c’est une parenté de départ, de condition, d’histoire, car l’un trouve le bonheur et l’autre cherche la Joie60 ».

Conclusions

30En confrontant les projets de l’écriture et les poétiques de Jean Cayrol et de Varlam Chalamov, on met en évidence non seulement leur choix stylistiques et esthétiques, leurs manières d’aborder l’expérience concentrationnaire en rétrospective, mais aussi leurs visions prospectives de la littérature et de nouvelle condition humaine.

31Dans les textes de Chalamov l’appartenance au genre du manifeste est soulignée au niveau du titre (Manifeste sur la nouvelle prose) aussi bien qu’au niveau de la tonalité impérative de ses définitions de la « prose nouvelle », il développe ses propos à la base de sa propre écriture et défend sa conception littéraire. En revanche, Jean Cayrol esquisse un phénomène qu’il est en train de découvrir chez les autres écrivains et dans les récits des déportés, il inclut son propre œuvre dans ce corpus. Il n’est pas trop militant quant à ses idées littéraires, mais si à Varlam Chalamov la position anti-staliniste a coûté la liberté, Jean Cayrol fait preuve de l’engagement politique dans la Résistance et de l’honnêteté par rapport aux choix politiques de son temps. Jusqu’à sa mort l’écrivain russe ressent la pression de la machine totalitaire qui ne cesse de le traquer et de veiller sur lui. Mais son confrère français, qui retrouve un monde « libre », confronte l’aliénation, l’oubli, l’incompréhension et le silence de l’époque de l’après-guerre et répond à ce défi par son écriture.

32Les deux auteurs ont recours aux stratégies minimalistes de l’écriture, mais dans des niveaux textuels et sous des registres différents. Pour Varlam Chalamov, la précision et la clarté de l’expression sont les qualités indispensables du témoignage vivant qui amènent le lecteur à croire la vérité, à ressentir sa présence. La clarté chalamovienne signifie aussi l’implacabilité de l’écrivain en tant que « juge de son temps », car, si le système n’épargne pas l’homme, la parole persiste. Pour Jean Cayrol c’est plutôt le langage de la simplicité, de l’humilité, du manque et de la répétition obsessive qui traduit l’expérience concentrationnaire, mais aussi la transparence de l’écriture blanche qui fait face au trauma.

33Contrairement au pessimisme chalamovien, Jean Cayrol voit dans le phénomène lazaréen « le témoignage de l’invulnérabilité de l’âme61 », et il doit, en outre, cette foi à son appartenance religieuse qu’il hérite de sa mère catholique. Fils d’un prêtre russe orthodoxe, mais très progressiste, Varlam Chalamov n’expose pas sa croyance et son imaginaire semble être beaucoup plus matérialiste que celui de Cayrol, qui se préoccupe du spirituel, du sublime. L’un attaque le système, celle du stalinisme, de la société totalitaire où le camp sert de modèle fonctionnel, l’autre explore le concentrationnaire au niveau de la réminiscence, du subconscient, du refoulé (on peut lire les Rêves lazaréens comme une étude psychologique), et il va de soi que chacun est ancré dans les dispositifs idéologiques et culturels de leurs mondes. Pourtant, à cause de l’ampleur sinistre de sa cartographie en XXe siècle, l’expérience concentrationnaire unit les pôles et les cultures et s’impose en tant qu’une langue globale, non seulement au sens du Lagersprache, mais aussi dans les termes de mêmes sensations, mêmes visions, mêmes rêves. L’aspect important de cette langue, qui définit son « vocabulaire », est l’expression du manque, de la réduction, de l’appauvrissement de l’existence, de la différence radicale de l’expérience concentrationnaire qui est, par essence, extrême pour l’être humain, un tragique « excès d’une vie62 », comme l’a dit Jean Cayrol.

Notes de bas de page numériques

1 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier, 1993, coll. « Slovo », p. 30.

2 Voir Marc Dambre, Bruno Blanckeman (dir.), Romanciers minimalistes 1979 - 2003. Colloque de Cerisy, Paris, Presse Sorbonne Nouvelle, 2012 ; Sabrinelle Bedrane, Françoise Revaz et Michel Viegnes (dir.), Le Récit minimal. Du minime au minimalisme. Littérature, arts, médias, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012 ; Dominique Rabaté, Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, coll. « Lire au présent » ; Warren Motte, Small Worlds : Minimalism in Contemporary French Literature, Nebraska, University of Nebraska Press, 1999 ; Fieke Shoots, Passer en douce à la douane. L’écriture minimaliste de Minuit, Amsterdam, Rodopi, 1997.

3 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1972, coll. « Points. Essais, 35 », p. 60.

4 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, p. 59.

5 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1972, coll. « Points. Essais, 35 », p. 64.

6 Dominique Viart, « Ouverture. Blancheurs et minimalismes littéraires », in Dominique Rabaté, Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, coll. « Lire au présent », pp. 7-26, ici p. 7.

7 Dominique Viart, « Ouverture. Blancheurs et minimalismes littéraires », in Dominique Rabaté, Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, coll. « Lire au présent », pp. 7-26, ici p. 26.

8 Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 128.

9 Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, p. 153.

10 Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, p. 297.

11 Varlam Chalamov, Les années vingt, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier Poche, 2008, p. 48.

12 Varlam Chalamov, Les années vingt, p. 47.

13 Gregory Battcock (ed.), Minimal Art. A Critical Anthology, University of California Press, 1995, p. 224.

14 Varlam Chalamov, Les années vingt, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier Poche, 2008, p. 100.

15 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier, 1993, coll. « Slovo », p. 25.

16 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 48.

17 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 35.

18 « Écrire un poème après Auschwitz est barbare », voir Theodor W. Adorno, Prismes. Critique de la culture et de la société, trad. Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 2003, p. 26.

19 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 28.

20 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 38.

21 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 24.

22 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 26.

23 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 36.

24 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier, 1993, coll. « Slovo », p. 69.

25 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 36.

26 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 37.

27 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, p. 171. On cite ici le fragment de la traduction mot à mot du poème dont le mètre trochaïque n’est pas gardé, mais dans les deux premier vers du texte source il y a des mots « primitif » et « simpliste », périphrasés dans la traduction citée, qui nous semblent pourtant dignes de remarque (« До чего же примитивен / Инструмент нехитрый наш », « Qu’il est primitif, / notre instrument simpliste »).

28 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier, 1993, coll. « Slovo », p. 45.

29 Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 23.

30 Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, p. 104.

31 Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, p. 105.

32 Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, p. 233.

33 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 778.

34 Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, p. 128.

35 Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 129.

36 Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, p. 195.

37 Marie-Laure Basuyaux, « Les années 1950 : Jean Cayrol et la figure de Lazare », Fabula / Les colloques, L’idée de littérature dans les années 1950, http://www.fabula.org/colloques/document61.php (cons. le 18 juin 2016).

38 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 809.

39 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 814.

40 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 813.

41 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 793.

42 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 813.

43 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier, 1993, coll. « Slovo », p. 57.

44 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 813.

45 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 821.

46 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 818.

47 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 816.

48 Laurent Jenny, « Jean Cayrol poète de Barthes : une écriture innocente » in Marina Galletti (dir.), Jean Cayrol, dalla notte e dalla nebbia : la scrittura dell’esperienza, Torino, Kaplan, 2010, pp. 55-65, Archive ouverte de l’UNIGE, http://archive-ouverte.unige.ch/unige :21701 (cons. le 18 juin 2016).

49 Laurent Jenny, « Jean Cayrol poète de Barthes : une écriture innocente », http://archive-ouverte.unige.ch/unige :21701 (cons. le 18 juin 2016).

50 Marie-Laure Basyaux, « Écriture blanche et écriture lazaréenne » in Dominique Rabaté, Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, coll. « Lire au présent », pp. 83-95.

51 Marie-Laure Basyaux, « Écriture blanche et écriture lazaréenne », in Dominique Rabaté, Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, coll. « Lire au présent », p. 94.

52 Varlam Chalamov, Tout ou rien. Cahier I : L’écriture, trad. Christiane Loré, Lagrasse, Éditions Verdier, 1993, coll. « Slovo », p. 39.

53 Varlam Chalamov, « Essais sur le monde du crime » in Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, trad. Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, Lagrasse, Éditions Verdier, 2003, coll. « Slovo », pp. 869-989.

54 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 19.

55 Laurent Jenny, « Jean Cayrol poète de Barthes : une écriture innocente » in Marina Galletti (dir.), Jean Cayrol, dalla notte e dalla nebbia : la scrittura dell’esperienza, Torino, Kaplan, 2010, pp. 55-65, Archive ouverte de l’UNIGE, http://archive-ouverte.unige.ch/unige :21701 (cons. le 18 juin 2016).

56 Catherine Coquio, « La littérature selon Lazare » in Pierre Bayard (dir.), Écrire l’extrême. La littérature et l’art face aux crimes de masse, Europe, n° 926-927, juin-juillet 2006, pp. 16-33.

57 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 803.

58 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 805.

59 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 796.

60 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 764.

61 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 756.

62 Jean Cayrol, Œuvre lazaréenne, p. 811.

Bibliographie

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Œuvres de Varlam Chalamov

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Pour citer cet article

Iryna Sobchenko, « Minimalisme de l’écriture concentrationnaire : les cas de Varlam Chalamov et de Jean Cayrol », paru dans Loxias, 54, mis en ligne le 16 septembre 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8485.


Auteurs

Iryna Sobchenko

Après avoir été assistante à l’Université nationale linguistique de Kyiv en Ukraine et fait un stage de recherche à l’Université de Genève, elle est actuellement doctorante du programme international Erasmus Mundus Joint Doctorates « Cultural Studies in Literary Interzones » et prépare une thèse de littérature comparée intitulée Minimalisme littéraire : écriture de l’extrême, en cotutelle entre l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l’Université de Perpignan Via Domitia et l’Université de Bergame, Italie.