Loxias | 51 Autour des programmes des examens et concours 2016 | I. Autour des programmes de l'agrégation de Lettres 2016
Sylvie Ballestra-Puech :
Sous le signe du taureau : variations sur le Minotaure dans « Le Minotaure ou la halte d’Oran » d’Albert Camus, « Le labyrinthe au bord de la mer » de Zbigniew Herbert et L’ombre infinie de César de Lawrence Durrell
Résumé
La mythologie du taureau constitue l’un des nombreux motifs que partagent les trois œuvres réunies sous l’intitulé « Inspirations méditerranéennes : aspects de l’essai » par la nouvelle question de littérature comparée à l’agrégation de Lettres modernes 2016. Il permet donc de confronter précisément les poétiques mises en œuvre par les trois écrivains autant que l’imaginaire personnel qui les nourrit. Si la mythologie grecque apparaît d’emblée comme une composante essentielle de l’inspiration méditerranéenne, elle révèle aussi certaines affinités avec l’écriture de l’essai qui peut trouver en elle un instrument privilégié pour « se plonge[r] profondément dans la chose », formule par laquelle Adorno caractérise la démarche de l’essayiste. En l’occurrence, le Minotaure permet d’interroger avec acuité la porosité de la frontière entre humanité et animalité.
Index
Mots-clés : Camus (Albert) , Durrell (Lawrence), essai, Herbert (Zbigniew), Minotaure, mythologie
Plan
- Migrations et métamorphoses de la mythologie du taureau
- À la cour du roi Minos
- Métamorphoses du culte du taureau dans le creuset provençal
- Le Minotaure d’Oran
- Sinuosité du mythe
- Le charme de la réécriture : Camus dans le sillage de Gide
- « Mon Minotaure à moi » : mythopoétique du souvenir d’enfance chez Zbigniew
- « The minotaur of man’s perfected lust » ou les méandres de l’anthropologie durrellienne
Texte intégral
Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions. Qu’un seul homme au monde réponde à leur appel, et ils nous offrent leur sève intacte1.
1Zbigniew Herbert et Lawrence Durrell auraient pu souscrire, à divers titres, à ces lignes d’Albert Camus et la présence de la mythologie dans les recueils d’essais que le programme de l’agrégation de Lettres modernes 2016 réunit sous l’intitulé « Inspirations méditerranéennes : aspects de l’essai au XXe siècle » n’a rien de surprenant. La lecture des œuvres n’en révèle pas moins des modalités spécifiques d’appropriation de cette mythologie dont le traitement de la figure du Minotaure, qui joue un rôle important chez les trois auteurs, est particulièrement révélateur.
2Comme le montre bien le panorama synthétique d’André Peyronie, le Minotaure a longtemps été relégué dans l’ombre de son meurtrier, simple faire-valoir de l’héroïsme de Thésée, figure d’une monstruosité univoque ou simple allégorie de la bestialité. Si la toile du peintre victorien George Frederic Watts qui lui est entièrement consacrée2 en fait rétrospectivement pour nous « un guetteur à la lisière du siècle à venir », c’est parce que l’œuvre a totalement échappé à l’intention qui avait présidé à sa création, incarnant « non pas le moloch de la luxure (comme celui-ci l’avait voulu), mais l’attente animale et pathétique du nouveau3 ». De fait, c’est bien la mélancolie qui s’impose au spectateur comme la caractéristique majeure de ce Minotaure contemplatif qui a inspiré la nouvelle de Jorge Luis Borges « La demeure d’Astérion », une mélancolie présente dans les évocations de Camus, Herbert et Durrell, qui en déclinent toutes les facettes pour redonner vie au mythe, c’est-à-dire pour réveiller la puissance heuristique qui est la sienne. En l’occurrence, la figure du Minotaure permet d’interroger avec une acuité particulière la porosité de la frontière entre humanité et animalité que la pensée contemporaine ne cesse de redécouvrir4.
Migrations et métamorphoses de la mythologie du taureau
3Les œuvres de notre corpus permettent de suivre la diffusion dans tout le bassin méditerranéen d’une mythologie du taureau dont les racines semblent étroitement liées au culte de Poséidon. La présence du taureau comme animal sacrificiel dans l’évocation platonicienne de l’Atlantide, présentée comme l’île de Poséidon, est l’un des arguments en faveur de l’identification de l’Atlantide à la Crète, à laquelle Herbert consacre la sixième section de son essai5. Durrell aurait d’ailleurs pu invoquer aussi, à l’appui de sa thèse sur l’origine sacrificielle de la corrida6, le rituel que décrit Platon :
Des taureaux étaient libérés dans l’enceinte du sanctuaire de Poséidon ; les dix rois y étaient seuls et priaient le dieu de capturer la victime qui lui serait agréable ; sans armes de fer, avec des épieux et des lacs, ils se mettaient en chasse. Celui des taureaux qu’ils avaient capturé, ils le conduisaient à la colonne et l’égorgeaient à son sommet, contre l’inscription7.
4La naissance du Minotaure résulte, elle, du refus du roi Minos de sacrifier le taureau blanc que Poséidon avait, à sa demande, fait surgir des flots pour manifester aux yeux de son peuple sa légitimité. En conservant pour lui le don du dieu au lieu de le lui rendre, Minos a brouillé la frontière entre l’humain et le divin : le châtiment de son hybris s’incarne dans un être hybride qui transgresse une autre frontière, symétrique de la précédente pour les Grecs, celle qui sépare l’humain de l’animal8. Aussi la réhabilitation du Minotaure implique-t-elle souvent une remise en question de cette frontière.
À la cour du roi Minos
5C’est ce que l’on constate chez Herbert qui aborde le mythe dans son contexte originel, celui de la civilisation minoenne, et rappelle donc que l’on n’y rencontre aucune représentation du monstre mythologique :
Dans l’iconographie crétoise, il n’y a pas de représentation du Minotaure, en revanche le taureau est omniprésent mais il n’est jamais figuré comme un monstre nuisible, bien au contraire, plutôt comme une victime (sur le fameux sarcophage de Haghia Triada) ou comme un animal présent dans les jeux et les fêtes (la fresque de tauromachie pacifique [bezkrawa tauromachia] du palais de Cnossos)9.
6Ce passage est sous le signe de la dénégation et l’oxymore « tauromachie pacifique » condense le paradoxe sous le signe duquel se trouve placée la civilisation minoenne dans cette section, paradoxe qui ouvre d’ailleurs la citation de Moses I. Finley sur la page précédente. De l’épigraphe empruntée à André Malraux qui compare cette civilisation au « lagon étincelant d’un monde maori » (p. 55) à l’évocation récurrente d’« une enfance innocente de l’humanité » (p. 55), d’une « première civilisation européenne qui devait être toute de bonheur, de paix et de joie » (p. 58), à la dénonciation du mythe de Thésée comme une « légende grecque, anti-crétoise et, comme tout ce qui est seulement “anti”, abusive » (p. 59), Herbert a soigneusement préparé la réinterprétation très personnelle qu’il propose du mythe. La transition entre le discours savant et la subjectivité assumée du souvenir d’enfance, qui constitue manifestement le cœur de cette section et sans doute de l’essai lui-même, est assurée par la description d’une peinture de vases, la rencontre avec l’œuvre d’art étant toujours dans les essais de Herbert, et bien souvent aussi dans ses poèmes, le seul moyen de « jeter un pont par dessus l’abîme du temps entre nous et les hommes et les dieux d’il y a plusieurs millénaires » (p. 42) :
L’art grec ne représente pas non plus le Minotaure sous une forme repoussante ou effrayante. Je me souviens précisément d’une belle amphore de style attique, à figures noires, qui représente la lutte inégale entre Thésée et l’animal [zwierzęciem], la facile victoire de l’homme. Le Minotaure est à genoux. En un geste de lutteur, Thésée saisit de la main gauche le cou de son adversaire et y plonge une lame courte, de la main droite. Le Minotaure est beau et vulnérable. Il a le corps élancé d’un jeune homme et une tête de taureau. Une tresse de sang s’écoule de sa nuque jusqu’à terre. (p. 59-60)
7Sous l’apparente objectivité de la description d’une amphore à figures noires que Herbert a vue au Musée du Louvre10, c’est bien déjà l’interprétation du mythe comme celui de la « lutte inégale entre Thésée et l’animal » qui se donne à lire, retrouvant ainsi une thématique chère à Herbert dont son essai sur les peintures de Lascaux, dans son premier recueil, Un barbare dans le jardin, donnait déjà toute la mesure. Il y interprétait notamment la « différence frappante entre la représentation du corps de l’animal et celle du corps de l’homme » comme l’indice d’une nostalgie de l’homme pour son origine : « comme si le peintre aurignacien avait honte de son corps et qu’il regrettait la famille des animaux qu’il a dû quitter11 ».
Métamorphoses du culte du taureau dans le creuset provençal
8Il est assez frappant de retrouver dans le quatrième chapitre de L’Ombre infinie de César, intitulé « Le culte du taureau », plusieurs composantes présentes dans l’essai de Herbert, à commencer par cet équivalent de la « tauromachie pacifique » des fresques minoennes que constitue la course camarguaise pour laquelle la prédilection de Durrell se manifeste par la longueur de l’évocation qu’il en fait mais aussi par la prise en charge directe de cette évocation par le narrateur, alors que la corrida espagnole est défendue par la figure très ambivalente d’Aldo. La première est sous le signe du jeu, comme la civilisation minoenne selon Herbert, et de la beauté animale :
Les taureaux languedociens ne vont pas à la mort, ils sont seulement dépouillés de leurs cocardes et de leurs ficelles par les razeteurs, jeunes gladiateurs vêtus de blanc, dont la seule arme, une espèce de peigne métallique, se nomme le razet. Ces taureaux, plus légers, sont pleins de personnalité. En hiver, on les voit déambuler dans les champs avec l’air inconsolable des chômeurs : mais dès le retour du beau temps et l’annonce de la saison, ils revivent et sont prêts pour un court et rude dialogue avec n’importe quel jeune assez courageux pour les appâter. Toujours est-il qu’il arrive que l’idée d’une attaque feinte traverse l’esprit d’un chien facétieux et le taureau prend part au jeu avec plaisir. Il se peut aussi qu’un villageois légèrement éméché d’un coup de pied propulse un tonneau dans l’arène et, qu’après avoir taquiné l’animal, il l’oblige à s’associer à une partie de football imprévue. Mais quand aucune course ne les rassemble, ces superbes créatures vagabondent, tels des messages venus de l’âge de pierre — on croirait voir la matérialisation des fresques de la grotte d’Aurignac qui se réincarneraient pour les festivités saisonnières. (p. 84)
9Seule la « course libre », expression qui figure en français dans le texte original, « appartient à l’essence de la Provence » (p. 88) et le portait contrasté que livre Durrell des taureaux camarguais et du taureau espagnol se prolonge en une série d’oppositions, entre gaieté et tragique, entre jeunesse et mort : « Le combat espagnol, avec ses lourds taureaux, son rituel solennel et ordonné, relève d’un esprit particulier, alors que la course libre, comme si elle jaillissait des profondeurs de la terre, respire toute la poésie et l’énergie de la jeunesse » (p. 89). La préférence de Durrell se voit confirmée enfin par le rapprochement avec le cricket villageois :
C’est vrai que le jeu camarguais est rapide et quelque peu dangereux pour l’homme, mais curieusement il s’en dégage une bonne humeur et un esprit sportif auxquels le taureau lui-même semble adhérer ; et, bien qu’un accident puisse survenir, parfois même mortel, il émane de la poésie de la course libre ce sentiment d’humanité inhérent à la vie rurale. C’est un sport, alors que la pratique espagnole revêt l’aspect d’un rituel, d’une expérience profonde qui souvent glace le sang. Peut-être pourrait-on le comparer au cricket villageois et à sa survivance mystérieuse à l’épreuve du temps – quoi qu’il soit préférable d’y assister à l’étranger pour en apprécier l’importance légendaire et l’étrange beauté – chorégraphie des Rajas transplantée au Caire ou à Corfou. (p. 89-90)
10Dans le premier volume du Quintette d’Avignon, Monsieur ou Le Prince des ténèbres, Durrell avait déjà évoqué la course camarguaise en la rapprochant explicitement de la civilisation minoenne : « Il y a aussi les fameuses courses à la cocarde comme elles viennent d’être récemment redécouvertes sur des vases crétois12. » Et de même que chez Herbert la description de la mise à mort du Minotaure contraste, par son registre pathétique, avec l’évocation de la « tauromachie pacifique crétoise », le chapitre de Durrell s’achève sur le tableau de la corrida introduit par une phrase significative : « Sans doute, le goût du sang que l’on perçoit en Espagne dans l’investissement des spectateurs de la corrida est aussi sinistre que révélateur » (p. 90). La parenthèse introduite au cours de la description — « (Pour en donner une illustration, Aldo réunit ses poings et laisse un espace entre les jointures de ses doigts) » (p. 91) — souligne la distance prise par l’auteur qui délègue la description à un personnage inquiétant, ce qui inscrit le spectacle évoqué dans la série des récits passablement horrifiques liés à cet héritier d’un château dans la cheminée duquel » jadis des hérétiques furent, de fait, rôtis vivants par les agents de l’Inquisition » (p. 38), qui a avoué dans le chapitre précédent son « intérêt morbide » pour « l’art d’embaumer » (p. 72) et la manière dont il l’exerça sur les cadavres de nouveau-nés qu’il dérobait dans la maternité où il exerçait en tant que médecin (p. 73-74). Pour le lecteur familier de l’œuvre romanesque de Durrell, Aldo convoque, en outre, le souvenir d’un autre châtelain provençal, Piers, dans Monsieur ou Le Prince des ténèbres, séduit par la gnose, et fasciné par la mort, censé être le dernier descendant du sinistre Guillaume de Nogaret. Dès lors, la description qui s’achève sur la phrase « Tout le mécanisme de mise à mort commence à se dérouler… » (p. 97) apparaît comme celle d’un rituel sacrificiel dans lequel l’ignorance initiale de la victime animale s’oppose aux manœuvres concertées de ses bourreaux jusqu’à ce qu’elle ait « compris et se cabre sous le choc physiologique et la douleur de l’attaque » (p. 97). Durrell est donc bien loin d’assumer directement l’apologie de la corrida qu’il fait prononcer à un personnage équivoque dans un chapitre éminemment dialogique.
Le Minotaure d’Oran
11C’est aussi sous le signe de la remise en question des idées reçues que Camus avait placé son essai « Le Minotaure ou la halte d’Oran » lors de sa première publication, en 1946, dans la revue L’Arche puisqu’il lui avait donné une épigraphe empruntée à l’essai de Gide, Un esprit non prévenu, publié en 1929 : « Je l’imagine à la cour du roi Minos, inquiet de savoir quelle sorte d’inavouable monstre peut bien être le Minotaure ; s’il est si affreux que cela ou s’il n’est pas charmant peut-être ». Écrit en 1939, ce premier essai de L’Été se rattache à bien des titres à ceux de Noces et peut, dans une certaine mesure, faire pendant à « L’Été à Alger ». Le paradoxe, dans l’acception littérale de rejet de la doxa, joue un rôle central dans ces essais de jeunesse et le choix de l’épigraphe gidienne s’y accorde manifestement, non seulement par la citation choisie mais aussi, bien sûr, par le titre de l’ouvrage dont elle est extraite. Elle renforce surtout pour le lecteur l’énigme d’un titre qui ne s’éclaire que dans la deuxième section de l’essai, intitulée « Le désert à Oran » : « Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui. » (p. 85). Ce qui peut apparaître à première lecture comme une simple traduction allégorique qui ne trouverait sa justification que dans le caractère labyrinthique de la ville et dans l’existence du syntagme « dévoré par l’ennui » réserve pourtant aux lecteurs des effets inattendus, tel ce combat de boxe qui se substitue à la lutte entre Thésée et le Minotaure :
Le Français, en effet, est allé au tapis et, désireux de regagner des points, s’est rué sur son adversaire. « Ça y est, a dit mon voisin, ça va être la corrida. » En effet, c’est la corrida. Couverts de sueur sous l’éclairage implacable, les deux boxeurs ouvrent leur garde, tapent en fermant les yeux, poussent des épaules et des genoux, échangent leur sang et reniflent de fureur. (p. 94)
12La volonté de l’écrivain de redonner vie à la métaphore lexicalisée de la corrida est patente dans la dernière phrase où la figure du taureau mugissant apparaît en filigrane sous celle de l’homme qui « renifle de fureur », tandis que le cri en espagnol quelques lignes plus loin (« Anda ! hombre ! ») contribue à cette ambiance de corrida.
13Symbole de la beauté et de l’innocence animale chez Herbert, oscillant entre la victime sacrificielle de la corrida et l’héritage camarguais de la « tauromachie pacifique » minoenne chez Durrell, le Minotaure révèle donc chez Camus l’animalité en l’homme, en une sorte d’intériorisation de l’hybridité mythologique originelle. Si ces trois variations ont pour point commun de susciter l’empathie envers la victime de Thésée et ses avatars, les trois essayistes se rejoignent aussi pour célébrer le jeu comme l’espace où l’homme et l’animal pourraient retrouver une originelle connivence.
Sinuosité du mythe
14La figure du Minotaure apparaît comme un signifiant disponible pour une nouvelle incarnation littéraire autant que pour une relecture critique. La diversité des métamorphoses auxquelles elle donne lieu chez Camus, Herbert et Durrell illustre cette « sinuosité » (Umständligkeit) qui caractérise le mythe selon le philosophe Hans Blumenberg. Art du détour par excellence, le mythe permet de mettre à distance par l’allusion des enjeux existentiels souvent trop intimes pour pouvoir être abordés directement sans sombrer dans un pathos que les trois écrivains refusent.
Le charme de la réécriture : Camus dans le sillage de Gide
15Chez Camus, la distance ludique est d’autant plus grande qu’elle est servie par un jeu allusif avec la réécriture très libre du mythe à laquelle se livre Gide au même moment. Celui-ci avait commencé dès 1912 à écrire des fragments sur Thésée mais c’est en 1944, alors qu’il est exilé à Alger et en relation étroite avec Camus – ils sont tous deux membres du comité éditorial de la revue L’Arche dans laquelle paraît l’essai de Camus en février 1946 –, qu’il rédige son Thésée, qui paraît aussi en 1946. Les circonstances rendent donc très probable la connaissance par Camus du Thésée de Gide ou du moins de ses grandes lignes avant même sa publication. Lorsqu’on compare les deux textes, on peut même supposer que l’influence de Gide n’est pas étrangère à la rencontre entre la peinture satirique d’Oran et la figure mythologique chez Camus. Ainsi il apparaît dès les notes des Carnets que c’est l’urbanisme d’Oran qui convoque l’image du labyrinthe et par conséquent le Minotaure :
Il n’y a pas un lieu que les Oranais n’aient souillé par quelque hideuse construction qui devrait écraser n’importe quel paysage. Une ville qui tourne le dos à la mer et se construit en tournant autour d’elle-même à la façon des escargots. On erre dans ce labyrinthe, cherchant la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans toutes ces rues disgracieuses et laides. À la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui13.
16Or l’une des principales singularités de la réécriture gidienne réside dans la conception du labyrinthe, que Dédale expose à Thésée :
Or, estimant qu’il n’est pas de geôle qui vaille devant un propos de fuite obstiné, pas de barrière ou de fossé que hardiesse et résolution ne franchissent, je pensai que, pour retenir dans le labyrinthe, le mieux était de faire en sorte, non point tant qu’on ne pût (tâche de me bien comprendre), mais qu’on n’en voulût pas sortir. Je réunis donc dans ce lieu de quoi répondre aux appétits de toutes sortes. Ceux du Minotaure ne sont ni nombreux ni divers ; mais il s’agissait aussi bien de tous et de quiconque entrerait dans le labyrinthe. Il importait encore et surtout de diminuer jusqu’à l’annihilation leur vouloir14.
17Dans l’essai de Camus, Oran est un labyrinthe qui, comme celui de Gide, ne retient ses occupants qu’en annihilant leur volonté d’en sortir et même en les pénétrant d’un irrésistible attrait pour le néant :
Mais l’innocence a besoin du sable et des pierres. Et l’homme a désappris d’y vivre. Il faut le croire du moins, puisqu’il s’est retranché dans cette ville singulière où dort l’ennui. Cependant, c’est cette confrontation qui fait le prix d’Oran. Capitale de l’ennui, assiégée par l’innocence et la beauté, l’armée qui l’enserre a autant de soldats que de pierres. Dans la ville, et à certaines heures, pourtant, quelle tentation de passer à l’ennemi ! quelle tentation de s’identifier à ces pierres, de se confondre avec cet univers brûlant et impassible qui défie l’histoire et ses agitations ! Cela est vain sans doute. Mais il y a dans chaque homme un instinct profond qui n’est ni celui de la destruction ni celui de la création. Il s’agit seulement de ne ressembler à rien. À l’ombre des murs chauds d’Oran, sur son asphalte poussiéreux, on entend parfois cette invitation. Il semble que, pour un temps, les esprits qui y cèdent ne soient jamais frustrés. Ce sont les ténèbres d’Eurydice et le sommeil d’Isis. (p. 106)
18Chez Gide, l’aliénation du labyrinthe se confond avec celle des paradis artificiels auxquels donnent accès les « fumées semi-narcotiques » concoctées par Dédale ; chez Camus aucun artifice n’est nécessaire, il suffit que se manifeste ce pouvoir de la pierre, déjà évoqué dans Noces, de réveiller en l’homme un attrait du néant, dont il emprunte la figure à la mythologie bouddhique avec l’évocation de Çakya-Mouni au désert (p. 107) avant de conclure :
« N’être rien ! » Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions d’hommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus mourir jusqu’ici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent encore sourdement contre les falaises compactes d’Oran. Tout le monde, dans ce pays, suit, sans le savoir, ce conseil. Bien entendu, c’est à peu près en vain. Le néant ne s’atteint pas plus que l’absolu. Mais puisque nous recevons, comme autant de grâces, les signes éternels que nous apportent les roses ou la souffrance humaine, ne rejetons pas non plus les rares invitations au sommeil que nous dispense la terre. Les unes ont autant de vérité que les autres. (p. 107-108)
19Le retour explicite au mythe qui s’opère alors relève sans doute doublement de la fonction métatextuelle : « Voilà, peut-être, le fil d’Ariane de cette ville somnambule et frénétique. On y apprend les vertus, toute provisoires, d’un certain ennui. Pour être épargné, il faut dire “oui” au Minotaure. C’est une vieille et féconde sagesse. » (p. 108). À première lecture, surtout lorsque la suppression de l’épigraphe a fait disparaître toute référence à Gide, il s’agit simplement de revendiquer une relecture du mythe qui résulte de la rencontre en Oran des deux figures que le texte n’a cessé de tresser depuis son incipit, le désert et le labyrinthe15. En revanche, la relation avec Gide instaurée par l’épigraphe lors de la première édition pouvait inciter le lecteur à voir dans cette phrase la revendication ludique d’un lien intertextuel avec Gide, « dire “oui” au Minotaure » étant précisément l’attitude que Dédale, chez Gide, réussit à provoquer chez ceux qui s’aventurent dans le labyrinthe.
« Mon Minotaure à moi » : mythopoétique du souvenir d’enfance chez Zbigniew
20La part du jeu n’est pas moins grande chez Herbert et implique aussi directement le lecteur qui se trouve d’abord confronté à une énigme lorsque, de manière inattendue, la description du combat de Thésée et du Minotaure sur une peinture de vase grec cède la place à l’évocation d’un souvenir d’enfance :
Macius, mon Minotaure à moi, y fut certainement pour quelque chose. Il résidait sous l’escalier de la cave et je lui apportais des friandises en offrande : du chocolat et des bonbons, sacrifice de ma gourmandise refrénée, vain comme les processions et les sonneries de cloches. Pour lui, je dus briser un sévère tabou parental, l’interdiction de m’approcher des animaux, porteurs de microbes, alors que c’est une maladie bien plus grave, une infirmité même, de réprimer notre besoin de vénérer, et d’accueillir l’inconnu, besoin ancré en nous depuis le paléolithique. C’est à Macius que je dois de ne pas avoir trouvé totalement absconse ma lecture ultérieure des mystiques ; il était pour moi inaccessible, rempli d’une vie étrangère, et répondait rarement par un murmure à mes litanies d’amour, à mes oraisons de ferveur, me regardant avec indifférence du haut de sa divinité féline. (p. 61)
21Macius, correspondant à Matthieu et signifiant donc aussi « don de Dieu », ne révèle sa véritable nature que dans les derniers mots du paragraphe, et encore de manière allusive puisque le mot « chat » ne figure pas dans le texte. Tout contribue à dépouiller l’animal de son caractère familier et domestique pour lui restaurer le statut de divinité qu’il possédait dans l’Égypte antique. Si Macius a bien pour le narrateur le statut du Minotaure, c’est parce qu’il procure à l’enfant une expérience de l’animalité qui ressemble singulièrement à celle de l’homme préhistorique telle que Herbert l’a appréhendée à Lascaux, comme on l’a vu16. De fait, le tabou parental instaure une distance supplémentaire avec l’animal qui contribue à le sacraliser si bien que la relation que l’enfant noue avec lui s’apparente rétrospectivement pour l’adulte qu’il est devenu à une expérience religieuse. Le vocabulaire choisi le souligne : offrande, litanies, oraisons. Et c’est bien le rituel religieux qui devient la cible de l’ironie avec la remarque : « vain comme les processions et les sonneries de cloches ». Le texte oscille donc entre l’autodérision et la gravité et conjure souverainement le péril de la mièvrerie.
22Si l’on rapproche l’ensemble de l’évocation des rares confidences que Herbert a faites sur son enfance, on voit apparaître en filigrane des enjeux plus personnels encore. Herbert prend soin de préciser que la découverte du Minotaure a pour origine un récit paternel (p. 61). Or dans un entretien, en réponse à la question : « Est-il vrai que votre père vous racontait l’Odyssée ? », l’écrivain répond : « Oui, c’est vrai, je devais avoir trois ans. Mon père ne s’est jamais intéressé à ses enfants mais de temps en temps, il nous organisait un séminaire humaniste de ce genre17 ». Probablement racontée à l’occasion d’un de ces « séminaires », l’histoire du Minotaure est donc proférée par un père distant avec lequel le contact ne peut s’établir que par le truchement de la littérature antique et de la mythologie. Et Macius paraît aussi indifférent que la figure paternelle dont, en tant que divinité, il est, dans une perspective freudienne, un substitut. Le « tabou » instauré par l’interdit parental – dont on ne sait s’il relève d’une phobie d’époque liée à la découverte encore récente des microbes ou d’une hantise plus strictement familiale – contribue non seulement à renforcer cette distance mais surtout à introduire dans ce récit une dimension de transgression et de clandestinité. Le culte de Macius est un culte interdit et secret, une hérésie, dans l’acception étymologique du terme – du grec airésis, choix – où l’on pourrait être tenté de voir une préfiguration de la sympathie de Herbert pour les Albigeois18 qui furent, comme le Minotaure selon Herbert, victimes « d’une histoire humaine qui [leur] était étrangère, pleine de fourberies et de haches »… et de bûchers. En écrivant cette page singulière, peut-être Herbert a-t-il voulu se représenter dans le tableau qu’il dresse de la civilisation minoenne, à la manière des peintres de la Renaissance qui se dissimulaient parmi les personnages historiques ou mythologiques qu’ils représentaient. La prédilection de Herbert pour les chats, attestée par nombre de photographies qui le montrent en leur compagnie19 contribue à cet effet de signature et prouve, si besoin était, qu’il ne renia jamais son « hérésie » enfantine.
23Mais le poème en prose » Historia Minotaura » du recueil Monsieur Cogito, publié en 1974, donc un an après la première parution de l’essai « Le Labyrinthe au bord de la mer », invite à aller plus loin et à se demander si l’on ne pourrait pas voir dans les variations de Herbert autour du Minotaure les éléments d’une mythobiographie telle que l’a définie et pratiquée Claude-Louis Combet20. La dimension ludique y est très ouvertement revendiquée :
Un document en linéaire A non encore déchiffré raconte la véritable histoire du prince Minotaure. Quoi qu’en disent les racontars ultérieurs, il était bien le fils du roi Minos et de Pasiphaé. L’enfant était né sain mais avec une tête anormalement grosse, ce que les devins prirent pour un signe de future intelligence. En fait, en grandissant, le Minotaure s’avéra être un demeuré, robuste et un peu mélancolique. Le roi décida d’en faire un prêtre. Mais les prêtres lui expliquèrent qu’ils ne pouvaient accepter un prince anormal dans leurs rangs, cela pourrait rabaisser l’autorité de la religion, déjà entamée par la découverte de la roue21.
24Si la mélancolie du Minotaure s’impose dans la littérature et l’art du XXe siècle22, celle que Herbert prête au sien pourrait bien avoir quelque rapport avec le deuil de son animalité perdue. On peut aussi être tenté d’établir un lien entre la carrière de prêtre que le roi Minos envisage pour ce fils demeuré et la manière dont Herbert évoque la carrière militaire à laquelle on le destinait :
On me destinait à la carrière militaire. Comme j’étais un nigaud et que saluer, c’est à la portée de tout le monde, on m’a fait entrer à l’école des cadets, grâce à des appuis. Je ne m’y suis pas plu car je voulais bien être militaire, mais général, tout de suite général, rien d’autre ne m’intéressait. Ma carrière s’est donc terminée rapidement et je suis entré au collège, en section sciences naturelles et mathématiques23.
25Le motif invoqué pour justifier le choix parental relève évidemment de l’autodérision qui triomphe dans ces lignes24 mais on devine derrière la litote « je ne m’y suis pas plu » que cette expérience de la prime adolescence n’eut rien de joyeux. Il se pourrait donc que cet élément autobiographique ait joué un rôle dans la réinterprétation très libre du mythe du Minotaure si l’on retient l’hypothèse que celle-ci relève de la mythobiographie, ce qui pourrait expliquer la place faite à l’apprentissage scolaire dans la suite du texte :
Minos fit alors venir un ingénieur à la mode en Grèce : Dédale, le créateur du fameux courant d’architecture pédagogique. C’est ainsi que le labyrinthe fut construit. Son système de couloirs, des plus simples aux plus compliqués, ses différences de niveaux et ses degrés d’abstraction devaient initier le prince Minotaure aux principes de la pensée conforme.
Le malheureux prince avançait, poussé par ses précepteurs à travers les couloirs de l’induction et de la déduction, il regardait les fresques démonstratives d’un œil hagard. Il n’y comprenait rien25.
26La violence pédagogique n’ayant pu avoir raison du Minotaure et de sa pensée non conforme mais ayant révélé au passage sa secrète connivence avec la violence totalitaire, elle cède la place à l’élimination pure et simple, ce qui permet à Herbert, comme il le souligne malicieusement au passage, de rejoindre le dénouement imposé :
Ayant épuisé tous les moyens, le roi Minos décida de se débarrasser du déshonneur de sa lignée. Il fit venir (toujours de Grèce, célèbre pour ses hommes talentueux) un habile meurtrier, Thésée. Et Thésée supprima le Minotaure. Sur ce point, le mythe et l’histoire coïncident.
Thésée revient par le labyrinthe, abécédaire devenu inutile. Il porte la grande tête sanglante du Minotaure aux yeux écarquillés, où subsiste un premier frémissement d’intelligence, d’ordinaire fruit de l’expérience.
27L’essai et le poème en prose s’éclairent réciproquement pour inscrire la réécriture du mythe du Minotaure dans le cadre plus large d’une relecture critique de la mythologie grecque que résume bien l’interprétation de « la légende de Thésée » fournie par l’essai : « son héros personnifie l’admiration caractéristique des Grecs pour l’astuce ou l’intelligence qui triomphe des forces des ténèbres, la victoire de l’ordre rationnel sur le chaos » (p. 59). Ainsi caractérisé, le mythe de Thésée et du Minotaure entre en résonance avec un autre mythe cher à Herbert, celui d’Apollon et Marsyas, auquel est consacré un poème qui parvient à exprimer, avec une puissance rarement atteinte en poésie sur ce sujet, l’horreur de la torture (p. 397-401). Le refrain qui scande les étapes de l’écorchement : « secoué d’un frisson de dégoût/ Apollon nettoie son instrument » suffit à camper en Apollon un bourreau « rationnel ».
28C’est le même visage terrifiant de la rationalité qu’incarnent Dédale et Thésée dans « Historia Minotaura » et dont on devine le reflet dans la phrase de l’essai qui introduit le souvenir d’enfance : « Pauvre Minotaure ! Depuis ma plus tendre enfance j’avais pour lui plus d’affection que pour Thésée, Dédale et autres futés. » (p. 61). À première lecture la digression autobiographique se referme aussi soudainement qu’elle s’est ouverte, et avec elle l’excursus mythologique : « Mais pour revenir au sujet, peut-on parler de l’histoire de la Crète antique, puisque les sources écrites font défaut […] » (p. 61) En réalité, c’est bien le mythe du Minotaure tel que l’interprète Herbert qui cristallise sa perception de la civilisation minoenne. L’un et l’autre répondent au besoin de croire « en une enfance innocente de l’humanité » (p. 55), insouciante comme il se doit : « comme si sur l’île de Minos, la vie était un amusement, un jeu un peu futile, superficiel, insouciant, dépourvu d’extase, de passion et de souffrance » (p. 57), sur laquelle « règne une puissante divinité de la nature, souveraine du monde, des hommes, des animaux, et des plantes, maîtresse du soleil et de la lune, de la terre, de la mer et de l’enfer : la Grande Mère » (p. 65). Incarnant l’innocence de l’animal et de l’enfant qui caractérisent la civilisation minoenne selon Herbert, le Minotaure succombe, comme elle, à une destruction soudaine et imméritée : « Le déchaînement des éléments fut trop grand et bien trop cruel, au regard de ce qu’il détruisit. Leurs ruines sont les ruines d’un berceau, les ruines d’une chambre d’enfant. » (p. 79).
« The minotaur of man’s perfected lust » ou les méandres de l’anthropologie durrellienne
29Dans L’Ombre infinie de César l’écriture essayistique se mêle indissolublement à l’écriture romanesque et poétique pour produire cet effet de stéréoscopie que Durrell revendique dès son Quatuor d’Alexandrie26 et dont l’œuvre ultime offre une dernière mise en œuvre. La corrida permet ainsi à l’écrivain de revenir sur un thème obsédant de son œuvre, ce « goût du sang » qu’il n’a cessé d’interroger. Le chapitre « Le culte du taureau » le décline dans tous les registres. Pour mesurer les implications de ces évocations de tonalité apparemment si différentes, il faut tenir compte du réseau intertextuel au sein duquel elles s’inscrivent dans l’ensemble de l’œuvre de Durrell et qui mettent en lumière la très forte ambivalence de chacune d’elle.
30Que penser, par exemple, de l’argumentation du châtelain provençal : « Aldo a tendance à défendre le style espagnol et sa somptuosité par ces propos : “Que celui qui n’a jamais demandé qu’on lui serve son bifteck bien saignant jette la première pierre”, et bien évidemment il est difficile de trouver quelqu’un pour relever le défi. » (p. 90) ? Le lecteur du Sourire du Tao sera enclin à voir dans la dernière phrase un clin d’œil complice car Jolan Chang, l’érudit chinois sexagénaire que Durrell prend d’abord pour un adolescent tant son allure et son agilité sont juvéniles, lorsqu’il vient lui rendre visite en Provence pour des échanges passionnés sur l’esprit du tao, rythmés par la préparation et la dégustation de plats végétariens, aurait évidemment pu relever ce défi. Considéré sous cet angle, l’argument spécieux d’Aldo, loin de banaliser le spectacle sanglant de la corrida a plutôt pour effet de lui associer en filigrane celui, banal mais occulté aujourd’hui, des abattoirs, que Durrell a évoqué à plusieurs reprises dans le Quintette d’Avignon. Et lorsque l’évocation de la corrida resurgit de manière inattendue dans le huitième chapitre, « Le dieu jaloux », les deux thèmes se trouvent explicitement mis en relation : « On peut imaginer qu’il [Julien l’Apostat] pense à l’abattage rituel. Dans le magicien qui se dissimule en chaque homme persiste l’attrait du sang noir que l’on verse ainsi que sa théurgie : la corrida baroque qui nous est familière aujourd’hui descend en droite ligne des sacrifices sanglants, c’est la mise à mort espagnole entourée de somptuosité flamboyante et chargée de rituels » (p. 201).
31Mais le retour du thème de la corrida dans ce chapitre consacré à la victoire du monothéisme sur le polythéisme romain éclaire aussi, toujours par le biais de ses échos intertextuels au sein de l’œuvre romanesque, le poème « Féria en Nîmes » (p. 83) du troisième chapitre27, qui fait du taureau mis à mort « The minotaur of man’s perfected lust », « le Minotaure de la luxure accomplie de l’homme ». Cette métaphore dont la force est singulièrement atténuée par la traduction28 condense une réflexion anthropologique qui constitue peut-être l’un des fils directeurs majeurs de l’œuvre de Durrell. Dans le huitième chapitre, l’évocation de la corrida est suivie, quelques pages plus loin, par celle des accusations émises à l’encontre des premiers chrétiens, laquelle donne lieu à une succession d’évocations passablement hétéroclites avec pour seul dénominateur commun apparent la notion de monstruosité :
On accusait fréquemment les chrétiens de convictions occultes, de banquets clandestins où les initiés à la nouvelle religion devaient goûter à la chair humaine. Tout cela rappelle les prétendus banquets thestésiens : selon la mythologie, Thyeste, après avoir séduit l’épouse de son frère, fut convié à un dîner où on lui servit le corps de ses fils. Le roman grec de Lollanios, connu sous le nom de Papyrus de Cologne, décrit également des repas rituels de chair humaine, des orgies impliquant des relations immorales et des meurtres sacrificiels. Les histoires de Livie [Histories of Livy], écrites sous le règne d’Auguste, nous en disent plus sur les orgies de ces groupes, les bacchanales, sur les accouplements hors normes de leurs membres, et sur les accès de danse extravagants et fanatiques dans les bois. (p. 205).
32Le lecteur de ce passage va de surprise en surprise et la traductrice elle-même semble avoir été plongée dans une perplexité telle qu’elle n’a pas reconnu Tite-Live dans Livy, pourtant mentionné à plusieurs reprises dans L’Ombre infinie de César. La traduction aberrante « histoires de Livie » résulte sans doute de la précision « écrites sous le règne d’Auguste » qui a pu convoquer le nom de Livie, l’impératrice. Mais cette précision, qui ne s’impose guère pour un auteur aussi connu que Tite-Live, déjà mentionné de surcroît, est sans doute bien là pour brouiller les pistes et occulter le fait que l’affaire des bacchanales longuement évoquée, en effet, par l’historien (livre XXXIX, ch. 8-19) s’était déroulée en 186 av. J. C. et ne concernait donc en rien les chrétiens. Comme souvent dans ce livre, les références historiques, mythologiques et littéraires constituent surtout un écran à travers lequel le lecteur familier de l’œuvre de Durrell reconnaît sans peine les chaînes associatives spécifiques de l’imaginaire de l’auteur. Ainsi le lien entre christianisme, cannibalisme et sadisme se voit assigné pour origine une expérience enfantine relatée notamment dans Le Sourire du Tao :
Un jour, passant devant la chapelle de l’école des Jésuites et trouvant la porte entr’ouverte, j’entrai sur la pointe des pieds, poussé, comme tous les enfants, par la curiosité. Dans les profondes ténèbres, mon regard tomba sur un Christ en croix grandeur nature, suspendu au-dessus de l’autel. Son corps, généreusement éclaboussé de sang, était troué de cent coups de pique ; sur la tête il avait une couronne d’épines. Un épouvantable sentiment d’horreur et de crainte me submergea. C’était donc devant cela que se prosternaient nos prêtres barbus et austères, dans ces épaisses ténèbres, parmi les cierges et les fleurs ! L’on ne peut pas dire que cet enchaînement d’impressions et de sentiments fût très logique – il s’agissait là, en fait, de réactions spontanées et totalement informulées. Mais l’horreur ne me quitta plus, et lorsque plus tard mon père décida de m’envoyer en Angleterre poursuivre mes études, j’eus l’impression qu’il me livrait aux mains de ces sadiques, de ces cannibales capables d’adorer la représentation brutale et cruelle d’un homme en croix29.
33Ce « jugement quelque peu catégorique et peut-être même absurde », de l’aveu même de Durrell30, n’en est pas moins resté intangible pour lui, associé à la nostalgie des « lamas de [s]on enfance » qui lui permet de conclure cette page sur un trait d’humour : « Lion, j’avais été jeté en pâture aux chrétiens ! », formule qui est aussi emblématique de ce « sentiment d’être [s]oi-même un sauvage31 » par lequel il définit son rapport à l’Occident chrétien.
34Quant au passage du cannibalisme à l’orgie, le contresens de la traductrice qui substitue Livie à Tite-Live l’éclaire dans une certaine mesure car Livia, personnage éponyme du second roman du Quintette d’Avignon, relie précisément les deux composantes, tout en se rattachant aussi à la thématique sanglante de la corrida dont elle explique peut-être également la résurgence surprenante dans ce huitième chapitre. À vrai dire, c’est dès le premier roman avec le personnage de Pia, reflet de Livia dans ce « roman gigogne32 » qu’est le Quintette d’Avignon, que « The minotaur of man’s perfected lust » se manifeste en un « tableau extraordinaire d’un point de vue pictural (Pictorially alone the scene was extraordinary) » :
D’énormes quartiers de bœuf étaient livrés à la maison de la Via Caravi, des bêtes entières coupées par le milieu. Au creux de ces litières sanglantes, ils s’étendaient et faisaient l’amour tandis que les hommes aux tabliers souillés de sang restaient plantés là à ricaner. Il revoyait la blanche Pia telle une Vénus Anadyomène dans une version strictement contemporaine de Botticelli, gisant épuisée dans un berceau de chair rouge avec le corps noir et luisant de Trash penché sur elle…33
35Cette vision sanglante, marquée « comme au fer rouge » dans l’esprit de Sutcliffe, l’un des nombreux personnages d’écrivains de l’univers romanesque de Durrell, s’apparente à l’empreinte laissée par la vision du Christ en croix de la chapelle jésuite. Elle cristallise « l’odieuse luxure et la non moins odieuse brutalité de l’esprit occidental » que dénonce Le Sourire du Tao (p. 33) et dont l’œuvre de Durrell ne cesse de décliner toutes les figures. Le lien entre cette image et le taureau de la corrida comme « Minotaure de la luxure accomplie de l’homme » se précise à travers les variantes que livrent de l’une et de l’autre le cycle romanesque et L’Ombre infinie de César avec, comme probable origine commune, l’usage répandu au XIXe siècle d’envoyer aux abattoirs les jeunes filles phtisiques pour y boire du sang, souvent évoqué dans la littérature fin-de-siècle34. Durrell lui consacre certaines pages de The Red Limbo Lingo35 et s’en inspire pour le personnage du « peintre Zoravis (jadis aussi célèbre que Picasso » dont « la seule exigence, pendant son séjour à Paris, était une coupe de sang de taureau qu’il vidait à longs traits et que la direction lui servait ponctuellement vers dix heures » (p. 93). C’est la lithographie de ce peintre, intitulée La Vérité suprême et représentant « l’exécution d’un taureau au cours d’une mise à mort espagnole » (p. 92) qui sert d’argument à Aldo pour défendre la corrida contre ses détracteurs. On notera au passage que l’auteur, loin d’assumer l’argumentation développée, l’attribue de nouveau à un personnage fictif :
Zoravis, quant à lui, parlait avec éloquence de la beauté du spectacle et de sa relation avec l’aspect sacramentel du sang, la représentation du père et son anéantissement. La mort du taureau ranimait une constellation de symboles freudiens ; tout un glossaire attaché à la puissance sexuelle (le rituel du sang) et à la destruction de l’autorité paternelle par le fils. Alors, par association, réapparaissait également la référence biblique de l’eau changée en vin. (p. 93)
36C’est aussi « dans de grands verrres à vin » que Livia et son amant boivent le sang d’une vache sur le point d’être abattue dans les abattoirs de La Villette36. Or si les personnages d’Aldo et de Zoravis restent ambivalents dans L’Ombre infinie de César, celui de Livia ne l’est nullement puisque Durrell en fait, de surcroît, une nazie. Il ne faut pas oublier non plus que la lithographie de Zoravis est placée sous le signe de Satan — « a whiff of the satanic » traduit par « odeur de souffre » (p. 94) — et que, d’une manière qui n’est pas sans évoquer la tradition du récit fantastique, le lecteur peut avoir le sentiment d’être happé par la représentation et projeté au cœur de l’arène. Comme l’a bien montré Isabelle Keller-Privat, « on passe ainsi symboliquement de l’exécution de la toile à celle du taureau37 ». Mais « le mécanisme de mise à mort » (p. 97) s’interrompt sur un poème conclusif, « Pourquoi s’attarder », qui crée un vif contraste car il est bien plus proche du Sourire du Tao, notamment lorsqu’il proclame : « L’essence de vérité repose dans le yoga et dans un doux soupir » (p. 98).
37
38La mythologie du taureau se prête donc chez Camus, Herbert et Durrell à de multiples jeux intertextuels, internes et externes. Comme le suggère l’essai de Camus mais aussi le roman de Durrell, Cefalû, dont le titre fut changé en The Dark Labyrinth lors de sa réédition38, c’est bien le lecteur qui doit chercher son chemin dans un labyrinthe textuel. Il s’agit cependant, dans la tradition humaniste des joca seria, de jeux sérieux par l’importance des enjeux anthropologiques qu’ils impliquent et la figure du Minotaure permet dans les trois cas d’interroger ce qu’on est tenté d’appeler, à la suite de Freud, un « malaise dans la civilisation ». Alors que dans le texte de Camus ce malaise prend la forme d’un ennui proche de la mélancolie, celui de Herbert dénonce plutôt une violence dissimulée sous le masque de la rationalité tandis que Durrell explore les abîmes de la cruauté humaine. Si le cycle romanesque du Quintette d’Avignon ne semble apporter d’autre réponse à l’énigme du mal que celle de la gnose, c’est-à-dire la conviction que le monde actuel est soumis au Prince des ténèbres, L’Ombre infinie de César nuance la noirceur de cette vision, notamment en opposant à la sanglante corrida la ludique course camarguaise, héritière selon Durrell de la « tauromachie pacifique » des Crétois que célèbre aussi Herbert. La partie animale du Minotaure n’est plus synonyme de bestialité39 mais d’innocence et de vulnérabilité, en un renversement comparable à celui qu’évoque Witold Gombrowicz dans son journal :
Je me promenais dans l’allée bordée d’eucalyptus, quand tout à coup surgit de derrière un arbre une vache.
Je m’arrêtai et nous nous regardâmes dans le blanc des yeux.
Sa vachéité surprit à ce point mon humanité – il y eut une telle tension dans l’instant où nos regards se croisèrent – que je me sentis confus en tant qu’homme, en tant que membre de l’espèce humaine. Sentiment étrange, que j’éprouvais sans doute pour la première fois : la honte de l’homme face à l’animal. Je lui avais permis de me voir, de me regarder, ce qui nous rendait égaux, et du coup j’étais devenu moi-même un animal, mais un animal étrange, je dirais illicite40.
Notes de bas de page numériques
1 Albert Camus, « Prométhée aux Enfers », L’Été, Paris, Gallimard, 1959, rééd. « Folio », 2014, p. 123. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition.Carnets 1935-1948, Cahier IV (janvier 1942-septembre 1945), Œuvres complètes, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, pour les deux premiers volumes, et sous celle de Raymond Gay-Crosier pour les deux suivants, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2006, p. 959. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition.
2 George Frederic Watts, The Minotaur, 1885, huile sur toile, Londres, Tate Gallery. Pour une reproduction de l’œuvre avec un commentaire d’Ed Atkins, voir http://www.tate.org.uk/context-comment/articles/george-frederic-wattss-minotaur/ed-atkins-parle-du-minotaure-de-george
3 André Peyronie, « Minotaure », Dictionnaire des mythes littéraires, éd. Pierre Brunel, Monaco, Éditions du Rocher, nouvelle édition augmentée, 1994, p. 1057.
4 Pour une approche plus large de cette question, voir l’ouvrage très stimulant de Bruno Sibona, Homo porosus. L’homme poreux et ses animaux intérieurs, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2014, ainsi que le volume collectif Notre animal intérieur et les théories de la créativité, éd. B. Sibona, Paris, L’Harmattan, 2009.
5 Zbigniew Herbert, Le Labyrinthe au bord de la mer [Labirynt nad morzem, 1998], trad. Brigitte Gautier, Paris, Le Bruit du temps, 2001, p. 67-77. Herbert y mentionne le sismologue grec Angelos Galanopoulos (p. 69), qui cosigna avec l’archéologue anglais Edward Bacon Atlantis, the Truth behind the Legend en 1969, ouvrage dont une traduction française parut immédiatement chez Albin Michel. Deux ans plus tard, Michel de Grèce reprit la même thèse dans La Crète, épave de l’Atlantide (Julliard, 1971) et la même année parut l’article de J. V. Luce, « Neues Licht auf Atlantis », Antike Welt. Zeitschrift für Archäologie und Urgeschichte, 1971, II, 2, p. 13-21. Celui-ci y rappelait notamment que l’identification de l’Atlantide à la Crète avait été proposée dès le début du XXe siècle.
6 Lawrence Durrell, L’Ombre infinie de César. Regards sur la Provence [Caesar’s Vast Ghost. Aspects of Provence, 1990], trad. Françoise Kestsman, Paris, Gallimard, 1994, rééd. Folio, 1996, p. 85. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition.
7 Platon, Critias, 119e, éd. bilingue Jean-François Pradeau, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 1997, p. 77.
8 Cette symétrie est présente aussi bien dans la mythologie, qui abonde en métamorphoses animales à fonction punitive, que dans le discours philosophique, notamment aristotélicien. Mais on peut la considérer comme une rationalisation secondaire qui viendrait se substituer à une identification plus ancienne entre divin et animal et dont témoigneraient les nombreuses figurations animales des dieux. C’est, par exemple, le point de vue de Georges Bataille dans Lascaux ou la naissance de l’art, Œuvres complètes, IX, Paris, Gallimard, 1979, p. 71. Voir aussi Bruno Sibona, Homo porosus. L’homme poreux et ses animaux intérieurs, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2014, p. 6.
9 Zbigniew Herbert, Le Labyrinthe au bord de la mer [Labirynt nad morzem, 2000], trad. Brigitte Gautier, Paris, Le Bruit du temps, 2011, p. 59. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition.
10 Une photographie du détail de la scène est visible sur le site du musée : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite ?srv =obj_view_obj&objet =cartel_6944_8958_gv016240.002.jpg_obj.html&flag =false
11 Zbigniew Herbert, Un barbare dans le jardin [Barbarzynca w ogrodzie, 1962], trad. Jean Lajarrige revue par Laurence Dyèvre, Paris, Le Bruit du temps, 2014, p. 26.
12 Lawrence Durrell, Monsieur ou Le Prince des ténèbres [Monsieur or the Prince of Darkness, 1974], trad Henri Robillot, Paris, Gallimard, 1976, p. 256.
13 Albert Camus, Carnets, Œuvres complètes, t. II, p. 938.
14 André Gide, Thésée, Paris, Gallimard, 1946, rééd. « Folio », 1991, p. 57-58.
15 C’est la même rencontre qu’on trouve de manière très explicite dans la nouvelle de Jorge Luis Borges, « Les deux rois et les deux labyrinthes » [« Leyenda arábiga (historia de los dos reyes y los dos laberintos, como nota de Burton »], nouvelle parue dans le quotidien El Hogar le 16 juin 1939, L’Aleph, trad. Roger Cailllois et René L. F. Durand, Paris, Gallimard, 1967, rééd. « L’imaginaire », 1981, p. 169-170.
16 Voir supra note 11.
17 Zbigniew Herbert, L’Aventure des lettres. Entretien avec Monika Muskala [1976], trad. B. Gautier, Œuvres Poétiques Complètes III, Paris, Le Bruit du temps, 1994, p. 10.
18 Voir l’essai « Albigeois, inquisiteurs et troubadours » dans le recueil Un barbare dans le jardin, p. 175-222.
19 Voir, par exemple, la photographie de 1955 reproduite en tête du premier volume des Œuvres poétiques complètes, trad. Brigitte Gautier, Paris, Le Bruit du temps, 2011, p. 9. Pour une variation humoristique sur la question, voir http://bookhaven.stanford.edu/tag/patrick-kurp/
20 Claude-Louis Combet, entretien avec Alain Poirson, France-Nouvelle, 1980 : « L’autobiographie doit se développer sur le territoire des mythes, des rêves, des fantasmes. Elle réalise, en ce sens, un projet anthropologique. Le narrateur cesse de raconter sa vie. Il s’efforce seulement de la déchiffrer dans les miroirs des songes collectifs ou individuels. C’est ce que j’ai appelé une mythobiographie. ». Voir aussi Claude-Louis Combet, Le Recours au mythe, Paris, Corti, 1998 et la synthèse très éclairante de Marie Miguet-Ollanier, « Claude-Louis Combet : un moi éclairé par le mythe », Les Voisinages du moi, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1999, p. 71-98.
21 Zbigniew Herbert, « Historia Minotaura », Monsieur Cogito, Œuvres poétiques complètes II, trad. Brigitte Gautier, Paris, Le Bruit du temps, 2012, p. 219.
22 Aux exemples déjà cités de Watts et de Borges, on pourrait ajouter celui du peintre André Masson avec sa Mélancolie du Minotaure (1938).
23 Zbigniew Herbert, L’Aventure des lettres. Entretien avec Monika Muskala [1976], trad. B. Gautier, Œuvres Poétiques Complètes III, Paris, Le Bruit du temps, 1994, p. 10-11.
24 En réalité, le Corps des cadets, fondé en 1765 par le roi de Pologne pour l’instruction des fils de la noblesse à Varsovie, gardait le prestige de ses origines et entrer dans le premier des trois corps, créés en 1918 lors de la renaissance de la Pologne, qui avait été transféré dans la ville natale de Herbert en 1921, était évidemment un privilège convoité.
25 Zbigniew Herbert, « Historia Minotaura », p. 219.
26 Lawrence Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie [1957-1960], trad. Roger Giroux, préface de Vladimir Volkoff, postface et annotation par Christine Savinel, Paris, Librairie Générale Française, « La Pochothèque », 1992, Cléa, p. 862-863 : « Un continuum, ma foi, incarnant non pas un temps retrouvé mais un temps libéré. La courbure de l’espace te donnerait un récit de forme stéréoscopique, tandis que la personnalité humaine vue à travers un continuum deviendrait peut-être prismatique ? ».
27 Sur le subtil réseau de relations qui unit le texte du poème au récit dans lequel il s’insère, voir l’analyse très éclairante d’Isabelle Keller-Privat, « Caesar’s Vast Ghost : Aspects of Provence. La mosaïque infinie des formes durrelliennes » in Lignes de Fuite, Jean Viviès (éd.), Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 165
28 « et ses mugissements/De minotaure illustrent l’humaine luxure » (p. 83). Isabelle Keller-Privat propose une autre traduction de l’expression comme simple rappel mythologique du fait que le Minotaure est le fruit des amours du taureau et de Pasiphaé : « Minotaure né de la luxure consommée de l’homme » (« Caesar’s Vast Ghost : Aspects of Provence. La mosaïque infinie des formes durrelliennes », p. 165). Il s’agit dans les deux cas de traductions explicitantes qui me semblent réduire la portée de l’expression de Durrell qui érige le Minotaure en emblème de la luxure, détournant d’ailleurs peut-être à son usage l’interprétation qu’en avait proposée George Frederic Watts (voir supra note 2).
29 Lawrence Durrell, Le Sourire du Tao [A Smile in the Mind’s Eye, 1980], trad. Paule Guivarch, Paris, Gallimard, 1982, p. 46-47.
30 Durrell y insiste dans une note infrapaginale : « Oui, absurde, car en entrant par hasard dans un temple tantrique, j’y avais vu des fresques murales représentant de joyeuses scènes de cannibalisme dans lesquelles des revenants buvaient du sang dans des crânes et déchiquetaient des corps humains avant de les manger. J’aurais donc pu avoir un choc dans un sens opposé ».
31 Lawrence Durrell, Le Sourire du Tao, p. 68.
32 Lawrence Durrell, Livia ou Enterrée vive [Livia or Buried Alive, 1978], trad. Henri Robillot, Paris, Gallimard, 1980, p. 18.
33 Lawrence Durrell, Monsieur ou Le Prince des ténèbres, p. 208.
34 Voir les divers exemples étudiés par Mireille Dottin-Orsini dans la section « Le “lait rouge” », formule empruntée à Jean Lorrain, de Cette femme qu’ils disent fatale. Textes et images de la misogynie fin-de-siècle, Paris, Grasset, 1993, p. 297-298.
35 Lawrence Durrell, The Red Limbo Lingo, Londres, Faber, 1971, p. 18. Sur cette œuvre poétique importante, voir Isabelle Keller-Privat, Between the lines. L’écriture du déchirement dans la poésie de Lawrence Durrell, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2015, ch. 6.
36 Lawrence Durrell, Livia ou Enterrée vive, p. 45.
37 Isabelle Keller-Privat, « Caesar’s Vast Ghost: Aspects of Provence. La mosaïque infinie des formes durrelliennes », p. 163.
38 Lawrence Durrell, Cefalû, Londres, Poetry, 1947 ; rééd. sous le titre The Dark Labyrinth, Londres, Faber and Faber, 1961. La traduction française a conservé le titre initial : Cefalû, trad. Roger Giroux, Paris, Buchet-Chastel, 1961 ; rééd. Librairie Générale Française, « Le Livre de poche Biblio », 1983. Dans ce récit qui multiplie prolepses et analepses narratives, la visite touristique d’un labyrinthe crétois se transforme en épreuve initiatique pour le groupe de voyageurs.
39 Comme elle l’est, par exemple, chez Dante qui fait du Minotaure, « l’opprobre de Crète » et des Centaures les gardiens du septième cercle, le cercle des violents, parce que les pécheurs y sont punis pour leur bestialité (Enfer, XII, v. 1-48).
40 Witold Gombrowicz, Journal, Tome II, 1957-1960, trad. du polonais par Christophe Jezewski et Dominique Autrand, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 36.
Bibliographie
Textes
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Blumenberg Hans, La Raison du mythe, trad. S. Dirschauer, Paris, Gallimard, 2005
Borges Jorge Luis L’Aleph, trad. Roger Cailllois et René L. F. Durand, Paris, Gallimard, 1967, rééd. « L’imaginaire », 1981
Camus Albert, Œuvres complètes, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, pour les deux premiers volumes, et de Raymond Gay-Crosier pour les deux suivants, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006-2008
Combet Claude-Louis, Le Recours au mythe, Paris, Corti, 1998
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Pour citer cet article
Sylvie Ballestra-Puech, « Sous le signe du taureau : variations sur le Minotaure dans « Le Minotaure ou la halte d’Oran » d’Albert Camus, « Le labyrinthe au bord de la mer » de Zbigniew Herbert et L’ombre infinie de César de Lawrence Durrell », paru dans Loxias, 51, mis en ligne le 19 décembre 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/docannexe/fichier/1245/index.html?id=8217.
Auteurs
Sylvie Ballestra-Puech est professeur de littérature comparée à l’Université Nice Sophia Antipolis où elle dirige actuellement le Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants (C.T.E.L.). Elle a notamment publié Lecture de La Jeune Parque (Klincksieck, 1993), Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la littérature occidentale (Éditions Universitaires du Sud, 1999), Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale (Droz, 2006) et Templa Serena : Lucrèce au miroir de Francis Ponge (Droz, 2013).